Dominique Meeùs
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Mots-clefs : ❦ citations problématiques
Quelques citations assez répandues (et d’autres plus confidentielles), attribuées à Marx ou autres, appellent certaines réserves et précisions. — Un problème proche est celui des citations vraies, mais dans des traductions contestables ; voir à ce sujet l’examen critique de la version 2A et de la version 3A du Livre I du Capital. Voir aussi l’inversion en néerlandais (et de là en français) d’une phrase que Marx avait clairement voulue shakespearienne.
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wir wollen dir die wahre Parole des Kampfes zuschrein
nous allons te crier le vrai mot d’ordre du combat
we will give you the true slogan of struggle
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Dans une lettre à Arnold Ruge de septembre 1843, Marx déclare qu’il ne lui convient pas de jouer au donneur de leçon dans les Deutsch-französische Jahrbücher. Les mots cités ici ne représentent pas un message que Marx adresse au monde, mais précisément ce qu’il a résolu de ne pas dire. Souvent on les cite d’après Lénine, en leur donnant un sens positif, c’est à dire, du fait d’un contresens de Lénine, le contraire de l’intention de Marx.
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La richesse matérielle a pour père le travail et pour mère la terre.
Ce n’est pas de Marx, mais de William Petty, cité par Marx (dans la Contribution… de 1859 et dans le Capital. Comme Marx le cite approbativement, l’attribuer à Marx est incorrect comme citation, mais pas un contre-sens. De plus Marx reprend cette idée à son compte dans la Critique du programme de Gotha.
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Das Kapital hat einen horror vor Abwesenheit von Profit oder sehr kleinem Profit, wie die Natur vor der Leere. Mit entsprechendem Profit wird Kapital kühn. Zehn Procent sicher, und man kann es überall anwenden ; 20 Procent, es wird lebhaft ; 50 Procent, positiv waghalsig ; für 100 Procent stampft es alle menschlichen Gesetze unter seinen Fuss ; 300 Procent, und es existirt kein Verbrechen, das es nicht riskirt, selbst auf Gefahr des Galgens.
Le capital a horreur de l’absence de profit ou des très petits profits comme la nature a horreur du vide. Quand le profit est adéquat, le capital devient audacieux. Garantissez-lui 10 pour cent, et on pourra l’employer partout ; à 20 pour cent, il s’anime, à 50 pour cent, il devient carrément téméraire ; à 100 pour cent, il foulera aux pieds toutes les lois humaines ; à 300 pour cent, il n’est pas de crime qu’il n’osera commettre, même s’il encourt la potence.
Het kapitaal is bang voor afwezigheid van winst of voor kleine winst, gelijk de natuur voor het ledige. Met behoorlijke winst wordt het kapitaal dapper : 10 % vast en men kan het overal gebruiken ; 20 %, wordt het opgewekt ; 50 %, bepaald roekeloos ; voor 100 % treedt het alle menselijke wetten met den voet ; 300 %, en er is geen misdaad die het niet waagt, zelf op gevaar van de galg.
Capital eschews no profit, or very small profit, just as Nature was formerly said to abhor a vacuum. With adequate profit, capital is very bold. A certain 10 per cent. will ensure its employment anywhere ; 20 per cent. certain will produce eagerness ; 50 per cent., positive audacity ; 100 per cent. will make it ready to trample on all human laws ; 300 per cent., and there is not a crime at which it will scruple, nor a risk it will not run, even to the chance of its owner being hanged.
Ce n’est pas de Marx, mais de Dunning, cité par Marx. L’erreur vient d’un mauvais emploi des guillemets dans un certain nombre d’éditions du Capital, ce que j’explique ailleurs. Comme Marx le cite approbativement, l’attribuer à Marx est incorrect, mais pas un contre-sens.
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Il ne s’agit pas d’un article à proprement parler, mais d’un encadré accompagnant un article d’Henri Houben. L’encadré n’est cependant pas d’Henri Houben et on ne sait pas de qui1. On trouve ce texte cité, rarement, sans doute à des dates postérieures à celle de la parution dans Solidaire, qui apparaît donc (mais rien n’est moins sûr) comme la source originale. On ne sait pas du français et du néerlandais lequel est l’original, mais on retrouve ça peut-être plus souvent en néerlandais2. La date de 1867 renverrait à la première édition du Livre I3, mais on n’y trouve rien de semblable, ni dans aucune autre édition d’ailleurs. En fait les mots suraccumulation et overaccumulatie n’apparaissent nulle part dans les traductions du Capital I en français ou en néerlandais4. C’est dire la valeur de cette citation ! Il est curieux, dans un faux, qu’on se donne la peine d’introduire des […], comme pour faire sérieux. (Mais les […] ont pu être mis de bonne foi par les éditeurs de Solidaire, abrégeant ce qu’il ne savaient pas être un faux.) Ce qui dans Marx se rapproche le plus de cette mystérieuse « citation » se trouve au Livre III :
Der letzte Grund aller wirklichen Krisen bleibt immer die Armut und Konsumtionsbeschränkung der Massen gegenüber dem Trieb der kapitalistischen Produktion, die Produktivkräfte so zu entwickeln, als ob nur die absolute Konsumtionsfähigkeit der Gesellschaft ihre Grenze bilde.
La raison ultime de toute véritable crise demeure toujours la pauvreté et la la limitation de la consommation des masses, en face de la tendance de la production capitaliste à développer les forces productives comme si elles n’avaient pour limite que la capacité de consommation absolue de la société.
The ultimate reason for all real crises always remains the poverty and restricted consumption of the masses as opposed to the drive of capitalist production to develop the productive forces as though only the absolute consuming power of society constituted their limit.
mais c’est trop différent pour qu’on puisse se contenter de l’hypothèse d’une traduction approximative en néerlandais. (On pourrait parler tout au plus d’une tentative maladroite de paraphrase.) La première moitié seulement de la fausse citation ressemble. En outre cette ressemblance est trompeuse, la pauvreté de Marx est devenue la baisse des salaires dans l’imitation, ce qui est abusif. Ce qui est très curieux, c’est que la suspension […] fait penser qu’on a un extrait d’un texte existant. Il se pourrait que Solidaire cite de bonne foi un faux antérieur plus long, raccourci par […].
Quel que soit le niveau des salaires et quel que soit le sens de leur évolution, à la baisse ou à la hausse, la classe ouvrière est trop « pauvre » dans l’absolu du fait de l’exploitation. Cela est vrai même si les salaires augmentent et Marx, dans un passage du chapitre 20 du Livre II (qu’il faut lire entièrement pour bien comprendre ceci), met explicitement en garde contre la confusion entre pauvreté et baisse des salaires et contre l’explication de la crise par la baisse des salaires ; au contraire : « les crises sont chaque fois préparées justement par une période de hausse générale des salaires », alors que, selon le « “simple” (!) bon sens » (comme dans la théorie simpliste de la fausse citation considérée), une hausse des salaires « devrait au contraire éloigner la crise ».
Cette « citation » fabriquée déforme la pensée de Marx et peut conduire à des erreurs regrettables.
C’est au fond un très bel exemple de négation de la démarche scientifique, l’opposé de la méthode de Marx. Sur base de notions théoriques fragmentaires, on fabrique une explication spéculative ; parce que ça se tient à première vue et parce que ça a des accents de scientificité, on l’affirme comme une vérité. Ce qui est vrai, ce n’est pas ce qui nous semble logique, mais ce qui se passe dans le monde réel. Marx n’avance jamais rien qui ne s’appuie sur une analyse concrète de la réalité. Sur la méthode, voir la postface de la deuxième édition allemande.
Quant à la malhonnêteté de mettre « Karl Marx en 1867 » derrière une spéculation personnelle erronée, je ne trouve pas de mots assez forts pour dire ma réprobation.
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Lénine aurait-il vraiment dit ou écrit ce qui suit ? (Ça circule dans le Web.) Je pense plutôt que non.
Lénine a utilisé cette expression pour l’impérialisme dans son livre de 1917. Le titre du chapitre 8 est « Le parasitisme et la putréfaction du capitalisme ». En anglais, cette putréfaction est traduite par decay (https://www.marxists.org/archive/lenin/works/1916/imp-hsc/ch08.htm). Dans ce chapitre en anglais, on trouve, en dehors du titre, trois autres fois le mot decay, plus l’expression « a state of parasitic, decaying capitalism ».
Lénine meurt en 1924 et le mot fascisme est associé d’abord au mouvement de Mussolini qui n’arrive au pouvoir qu’en 1922. Je ne sais pas dans quelle mesure le fascisme était déjà alors une grande préoccupation.
R. Palme Dutt se réfère au livre Impérialisme de Lénine dans son article «The Question of Fascism and Capitalist Decay» au deuxième alinéa (le point 1. en retrait en https://www.marxists.org/archive/dutt/articles/1935/question_of_fascism.htm). Ça ne veut pas dire qu’il soit l’auteur de la phrase attribuée à Lénine ci-dessus. Cela montre seulement qu’il y avait à l’époque un débat sur le fascisme à la lumière de ce que Lénine disait de la putréfaction du capitalisme dans l’impérialisme.
Je pense que cette phrase n’est pas une bonne idée, parce que putréfaction a une connotation d’irréversibilité. Une poire blette ne va pas redevenir dure. Or, si l’impérialisme est une évolution historique profonde et irréversible, le fascisme est une modalité politique de la dictature de la bourgeoisie, de la domination capitaliste. En « temps normal », le capitalisme préfère la démocratie. En cas de crise, si la démocratie ne suffit plus, on recourt au fascisme. L’orage passé, la domination capitaliste peut redevenir démocratique. (Démocratie pouvant par ailleurs être plus ou moins autoritaire.) Bref, je pense que cette phrase est mauvaise. (Et j’espère ne pas me tromper en supposant que Lénine n’a jamais écrit ça.)
“De daling van de lonen en dus de beperking van de consumptie van de bevolking botst met de neiging van de kapitalistische productiecapaciteit voortdurend te groeien. Dat is de echte reden van de crisis van overproductie”, schreef Karl Marx in 1867. Verder schreef hij ook: “Uiteindelijk ontstaat er niet alleen overproductie, maar ook overaccumulatie van kapitaal”.