Dominique Meeùs
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Gloses marginales au programme du parti ouvrier allemand — I

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1. Le travail est la source de toute richesse et de toute civilisation, et comme il n’y a de travail utile possible que dans la société et par la société, tous les membres de la société peuvent bénéficier par droit égal à l’intégralité de l’apport du travail.

Première partie du paragraphe : « Le travail est la source de toute richesse et de toute civilisation. »

(*) Capital, Livre I, chap. 1, par. 2, Éditions sociales, Paris, 1966, vol. 1, p. 58. « Le travail n’est donc pas l’unique source des valeurs d’usage qu’il produit, de la richesse matérielle. Il en est le père, et la terre, la mère, comme dit William Petty. » Le travail n’est pas la source de toute richesse (*). La nature est tout autant la source des valeurs d’usage (et ce sont bien elles qui constituent de fait la richesse réelle ?) que le travail, qui n’est lui-même que l’expression d’une force naturelle, la force de travail humaine. Cette phrase relève du b.a.-ba, et elle n’est exacte dans la mesure où l’on sous-entend que le travail s’effectue avec les objets et les moyens appropriés. Mais un programme socialiste ne doit pas permettre à ce type de rhétorique bourgeoise de passer sous silence les conditions qui, seules, lui donnent sens. Ce n’est que dans la mesure où l’être humain se comporte dès l’abord comme propriétaire de la nature, source première de tous les moyens et de tous les objets du travail, ce n’est que s’il se comporte comme si elle lui appartenait, que son travail devient la source des valeurs d’usage, et donc également de la richesse. Les bourgeois ont d’excellentes raisons d’attribuer au travail une puissance de création surnaturelle ; car c’est précisément du fait que le travail dépend de la nature que l’être humain, qui ne possède d’autre propriété que sa force de travail, est nécessairement dans toute société et dans toute culture esclave des autres hommes qui se seront faits les possesseurs des conditions objectives du travail. Il ne peut travailler qu’avec leur permission, et donc vivre qu’avec leur permission.

Mais laissons aller cette proposition, ou plutôt laissons la clopiner. Quelle conclusion en devrait-on attendre ? Évidemment celle-ci :

« Puisque le travail est la source de toute richesse, nul dans la société ne peut s’approprier de richesse qui ne soit un produit du travail. Si on ne travaille pas soi-même, on vit du travail d’autrui, et on acquiert jusqu’à sa culture au prix du travail d’autrui. »

Au lieu de cela, les mots chevilles et comme introduisent une seconde proposition, de façon à tirer de la seconde, et non de la première, la conséquence finale.

2. Dans la société actuelle, les moyens de travail sont le monopole de la classe capitaliste ; la dépendance qui en résulte pour la classe ouvrière est la source de la misère et de l’asservissement sous toutes ses formes.

[…]

Dans la société actuelle, les moyens de travail sont le monopole des propriétaires fonciers (le monopole de la propriété foncière est même la base du monopole capitaliste) et des capitalistes.

3. L’émancipation du travail exige d’élever les moyens de travail au statut de bien commun de la société, et de régler l’ensemble du travail sur un mode coopératif, avec répartition équitable de l’apport du travail.

[…]

Qu’est-ce que c’est que l’ « apport du travail » ? Ce que produit le travail ou bien sa valeur ? Et dans ce dernier cas, s’agit-il de la valeur totale du produit ou seulement de la fraction de valeur que le travail a ajouté à la valeur des moyens de production utilisés ?

[…]

Qu’est-ce qu’une répartition « équitable » ?

[…]

Si nous prenons les termes « apport du travail » au sens de « produit du travail », alors l’apport coopératif du travail est la totalité de ce qui est produit en société.

Il faudra en défalquer :

Premièrement : ce qui couvre le remplacement des moyens de production utilisés ;

Deuxièmement : une fraction supplémentaire pour étendre la production ;

Troisièmement : un fonds de réserve ou d’assurance contre les accidents, les perturbations dues à des phénomènes naturels, etc.

Ces défalcations sur le « produit intégral du travail » sont une nécessité économique, et leur importance doit être estimée en fonction des moyens et des forces présentes. On peut les calculer partiellement grâce au calcul des probabilités, mais en aucune façon sur la base de la justice.

Reste l’autre partie du produit total qui est destinée à servir de moyen de consommation.

Mais avant de procéder à la répartition individuelle, il faut encore retrancher :

Premièrement les frais généraux de gestion qui ne relèvent pas directement de la production.

Cette partie-là se trouve d’emblée considérablement réduite par rapport à ce qui se passe dans la société actuelle, et elle diminue à mesure que se développe la société nouvelle.

Deuxièmement : ce qui est destiné à la satisfaction des besoins de la communauté, comme les écoles, les institutions sanitaires, etc.

Cette fraction gagne d’emblée en importance par rapport à ce qui se passe dans la société actuelle, et cette importance s’accroît à mesure que se développe la société nouvelle.

Troisièmement : le fonds pour ceux qui ne sont pas en mesure de travailler, etc., en bref ce qui relève aujourd’hui de l’assistance officielle aux pauvres.

C’est qu’après cela qu’on peut en venir à la seule « répartition » que le programme, sous l’influence lassallienne, envisage de façon bornée, c’est-à-dire à cette fraction des moyens de consommation qui est répartie entre les individus producteurs de la collectivité.

L’ « apport intégral du travail » s’est d’orès et déjà insidieusement transformé en apport réduit, bien que ce qui est enlevé au producteur en sa qualité d’individu lui revienne directement ou indirectement en sa qualité de membre de la société.

[…]

[…]

Mais un individu l’emporte physiquement ou moralement sur un autre, il fournit donc dans le même temps plus de travail ou peut travailler plus de temps ; et pour que le travail puisse servir de mesure, il faut déterminer sa durée ou son intensité, sinon il cesserait d’être unité. Ce droit égal est un droit inégal pour un travail inégal. Il ne reconnaît aucune distinction de classe, parce que tout homme n’est qu’un travailleur comme un autre ; mais il reconnaît tacitement l’inégalité des dons individuels et, par suite, de la capacité de rendement comme des privilèges naturels. C’est donc, dans sa teneur, un droit fondé sur l’inégalité, comme tout droit. Le droit par sa nature ne peut consister que dans l’emploi d’une même unité de mesure ; mais les individus inégaux (et ce ne seraient pas des individus distincts, s’ils n’étaient pas inégaux) ne sont mesurables d’après une unité commune qu’autant qu’on les considère d’un même point de vue, qu’on ne les saisit que sous un aspect déterminé, par exemple, dans le cas présent, qu’on ne les considère que comme travailleurs et rien de plus, et que l’on fait abstraction de tout le reste. D’autre part : un ouvrier est marié, l’autre non ; l’un a plus d’enfants que l’autre, etc., etc. À égalité de travail et par conséquent, à égalité de participation au fonds social de consommation, l’un reçoit donc effectivement plus que l’autre, l’un est plus riche que l’autre, etc. Pour éviter tous ces inconvénients, le droit devrait être non pas égal, mais inégal.

Ce à quoi nous avons affaire ici, c’est à une société communiste non pas telle qu’elle s’est développée sur les bases qui lui sont propres, mais au contraire, telle qu’elle vient de sortir de la société capitaliste ; une société par conséquent, qui, sous tous les rapports, économique, moral, intellectuel, porte encore les stigmates de l’ancienne société des flancs de laquelle elle est issue. Le producteur reçoit donc individuellement — les défalcations une fois faites — l’équivalent exact de ce qu’il a donné à la société. Ce qu’il lui a donné, c’est son quantum individuel de travail. Par exemple, la journée sociale de travail représente la somme des heures de travail individuel ; le temps de travail individuel de chaque producteur est la portion qu’il a fournie de la journée sociale de travail, la part qu’il y a prise. Il reçoit de la société un bon constatant qu’il a fourni tant de travail (défalcation faite du travail effectué pour les fonds collectifs) et, avec ce bon, il retire des stocks sociaux d’objets de consommation autant que coûte une quantité égale de son travail. Le même quantum de travail qu’il a fourni à la société sous une forme, il le reçoit d’elle, en retour, sous une autre forme.

[…] Die individuelle Arbeitszeit des einzelnen Produzenten ist der von ihm gelieferte Teil des gesellschaftlichen Arbeitstags, sein Anteil daran. Er erhält von der Gesellschaft einen Schein, daß er soundso viel Arbeit geliefert (nach Abzug seiner Arbeit für die gemeinschaftlichen Fonds), und zieht mit diesem Schein aus dem gesellschaftlichen Vorrat von Konsumtionsmitteln soviel heraus, als gleich viel Arbeit kostet. Das selbe Quantum Arbeit, das er der Gesellschaft in einer Form gegeben hat, erhält er in der andern zurück.

[…] Le temps de travail individuel du producteur pris séparément est la partie de la journée sociale de travail qu’il a fournie, la part qu’il y a prise. Il reçoit de la société une attestation disant qu’il a fourni tant et tant de travail (après décompte du travail effectué pour les fonds communautaires) et, avec cette attestation, il retire aux stocks sociaux de moyens de consommation l’équivalent de ce que coûte sa quantité de travail. Le quantum de travail qu’il a donné à la société sous une forme, il le reçoit en retour de la société sous une autre forme

[…]

[…]

In einer höheren Phase der kommunistischen Gesellschaft, nachdem die knechtende Unterordnung der Individuen unter die Teilung der Arbeit, damit auch der Gegensatz geistiger und körperlicher Arbeit verschwunden ist ; nachdem die Arbeit nicht nur Mittel zum Leben, sondern selbst das erste Lebensbedürfnis geworden ; nachdem mit der allseitigen Entwicklung der Individuen auch ihre Produktivkräfte gewachsen und alle Springquellen des genossenschaftlichen Reichtums voller fließen — erst dann kann der enge bürgerliche Rechtshorizont ganz überschritten werden und die Gesellschaft auf ihre Fahne schreiben : Jeder nach seinen Fähigkeiten, jedem nach seinen Bedürfnissen !

Dans une phase supérieure de la société communiste, quand aura disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail, et avec elle l’opposition entre travail intellectuel et travail manuel ; quand le travail ne sera pas seulement un moyen de vivre, mais sera devenu le premier besoin vital ; quand avec le développement des individus à tous égards, leurs forces productives se seront également accrues et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance, alors seulement l’horizon borné du droit bourgeois pourra être entièrement dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ! »

MEW, Band. 19, S. 20-21

L’expression « selon ses capacités » vise certainement des capacités physiques variables, y compris le cas des personnes malades ou handicapées. Mais Marx parle dans le même alinéa du « développement des individus à tous égards » et il a insisté à plusieurs reprises sur l’épanouissement des facultés des travailleurs sous le socialisme et le communisme. Il y a sans doute ça aussi dans « selon ses capacités », d’autant plus que le mot allemand me semble pouvoir viser la compétence au moins autant que la capacité physique — comme le mot faculté en français.

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