Dominique Meeùs
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Postface de la deuxième édition allemande

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Londres, 24 janvier 1873. Livre I, p. 9-18. En ligne, extraits (!) en www.marxists.org/francais/marx/works/1867/Capital-I/kmcapI-post.htm. Texte intégral en allemand en www.mlwerke.de/me/me23/me23_018.htm et MEW 23:18.

C’est Marx lui-même qui, pour l’édition de la traduction Roy, a extrait de la postface de la deuxième édition allemande ce qui lui semblait intéresser le lecteur français. Dans l’édition allemande de 1890, Engels ne donnait pas non plus les quatre premiers alinéas, mais ils ont été rétablis dans des éditions ultérieures.

Je donne ci-dessous les parties de la postface de la deuxième édition allemande qui ont trait au développement de l’économie politique en Allemagne et à la méthode employée dans cet ouvrage.

Avis au lecteur, Capital I, 1983:20.

Cela explique que dans toutes les rééditions françaises de ce que j’ai appelé la version 2A, on ne trouve pas la postface complète, mais seulement cet extrait. On trouve bien sûr la postface dans les éditions en d’autres langues et en français dans la traduction de la version 4 aux Éditions sociales en 1983 (et à partir de 1993 aux PUF) et en 2016.

Au début du capitalisme moderne, il y a encore une économie classique bourgeoise scientifique. Dès que la lutte de classe se développe, il y a refoulement (pour prendre un terme freudien) : la bourgeoisie devient incapable de science économique (p. 11-13).

p. 11À partir de 1848, la production capitaliste a connu un développement très rapide en Allemagne, et elle en est déjà aux floraisons factices. Mais le sort n’en a pas moins continué d‘être défavorable à nos spécialistes. Tout le temps où ils purent pratiquer leur économie politique en toute ingénuité, c’étaient les rapports économiques modernes qui n’existaient pas dans la réalité allemande. Et maintenant que ces rapports ont vu le jour, c’est dans des circonstances telles qu’il ne leur est plus loisible de poursuivre leurs belles études comme avant, au sein même de la vision bourgeoise des choses.

Dans la mesure même où elle est bourgeoise, c’est-à-dire où, au lieu de concevoir l’ordre capitaliste comme un stade de développement historiquement transitoire, elle en fait au contraire la figure absolue et ultime de la production sociale, l’économie politique ne peut demeurer une science qu’aussi longtemps que la lutte des classes demeure latente, ou ne se révèle que dans des manifestations isolées.

Prenons l’Angleterre. L’économie politique classique y coïncide avec la période où la lutte des classes n’est pas développée. (C’est Ricardo, son dernier grand représentant, qui fait enfin consciemment de l’opposition des intérêts de classe, du salaire et du profit, du profit et de la rente foncière, le tremplin de ses recherches, en concevant naïvement cette opposition comme une loi naturelle de la société. Mais la science bourgeoise de l’économie avait touché là sa limite infranchissable. Du vivant même de Ricardo, et contre lui, on vit la critique se dresser devant elle, en la personne de Sismondi.

p. 12[…] L’année 18301 enfin vit éclater la crise vraiment décisive.

La bourgeoisie avait conquis le pouvoir politique en France et en Angleterre. La lutte de classe prit alors, dans la pratique et dans la théorie, des formes de plus en plus explicites et menaçantes. Elle sonna le glas de l’économie bourgeoise scientifique. La question n’était plus de savoir si tel ou tel théorème était vrai, mais s’il était utile ou nuisible au capital, s’il lui causait de l’agrément ou du désagrément, s’il était contraire ou non aux règlements de police. La recherche désintéressée fit place au mercenariat, à l’innocente investigation scientifique succédèrent la mauvaise conscience et les mauvaises intentions des apologistes. […]

La révolution continentale de 1848 retentit également sur l’Angleterre. Un certain nombre d’économistes, qui prétendaient p. 13encore à l’importance scientifique et voulaient être plus que de simples sophistes et sycophantes des classes dominantes s’efforcèrent de mettre en harmonie l’économie politique du capital et plusieurs revendications du prolétariat qu’il n’était plus possible d’ignorer plus longtemps. D’où un syncrétisme plat, dont John Stuart Mill est le meilleur représentant. En réalité, c’était une vraie déclaration de faillite de l’économie « bourgeoise », ainsi que l’a magistralement mis en lumière le grand savant et critique russe N. Tchernychevsky dans son Tableau de l’Économie politique après Mill.

Le mode de production capitaliste est donc parvenu à maturité en Allemagne après qu’il eut déjà bruyamment manifesté son caractère antagonique en France et en Angleterre à la suite de luttes historiques, alors que le prolétariat allemand avait déjà une conscience de classe théorique bien plus résolue que celle de la bourgeoisie allemande. En sorte qu’à peine une science bourgeoise de l’économie politique semblait être enfin possible ici, qu’elle était déjà redevenue impossible.

Pour définir la méthode dialectique, Marx fait appel à la citation d’un critique 2. (Dans la citation de « cet auteur », les notes flottant à droite sont de moi.)

« Mais, dira-t-on, les lois générales de la vie économique sont unes et toujours les mêmes ; […] C’est précisément ce que Marx conteste. Selon lui de telles lois abstraites n’existent pas… » C’est à rapprocher de ce que Marx rétorque à Mikhaïlovski : qu’on ne fait pas de l’histoire avec une théorie philosophique. C’est à rapprocher aussi de ce que Lénine dit de « l’analyse concrète d’une situation concrète ».

Marx situe alors sa méthode dialectique par rapport à la dialectique chez Hegel.

Il joue un peu sur les mots pour accuser la symétrie inverse entre Hegel et lui-même. L’Idée qui, chez Hegel, « est le démiurge du réel », et chez lui sa transposition, n’est pas la même idée. En d’autre termes, en même temps que s’inverse le rapport entre idée et réel, le contenu du mot idée a changé aussi. Chez Hegel, l’Idée est « un sujet autonome » ; chez Marx, il s’agit des idées que les hommes ont de la réalité qui les entoure, idées qu’ils tirent de cette réalité.

À la fin du deuxième des trois alinéas cités ci-dessus, on trouve dans certaines éditions la phrase : « Chez lui [Hegel] elle [la dialectique] marche sur la tête ; il suffit de la remettre sur les pieds pour lui trouver la physionomie tout à fait raisonnable. » C’est une fantaisie de la traduction Roy. Ce défaut est corrigé dans la traduction de 1983 de la version 4.

On voit en allemand ci-dessus ou dans une traduction plus littérale que la phrase sur le retournement fait écho à la « mystification » de la phrase qui précède et à la « forme mystifiée » de la phrase qui suit. Cet écho est perdu avec « la physionomie tout à fait raisonnable » de la traduction Roy. Ce n’est qu’en découvrant une traduction autre que celle de Roy que j’ai pu découvrir qu’Engels reprend littéralement la formulation de Marx lorsqu’il parle de « dégager de cette enveloppe mystique » dans la préface de la deuxième édition de l’Anti-Dühring, p. 41. Ce n’est qu’alors aussi que j’ai vu que c’est à la même phrase de Marx que Staline se réfère au tout début de Matérialisme dialectique et matérialisme historique en parlant de « noyau rationnel ». (En fait Marx utilisait déjà le même vocabulaire dans une lettre de 1858, quinze ans avant.)

Pas innocente non plus l’expression « il suffit de… ». La question du retournement est des plus difficiles5. (Je suis plutôt d’avis qu’elle n’a jamais été résolue, ni par Marx, ni par ses commentateurs.) Cette phrase en il-n’y-a-qu’à désinvolte a pu contribuer à l’illusion que ce serait chose simple. Autre chose est de dire « Man muß… », « Il faut… »

On trouve déjà chez Feuerbach une idée de retournement de l’idéalisme de Hegel : « Nous n’avons qu’à faire du prédicat le sujet, et de ce sujet l’objet et le principe, nous n’avons donc qu’à renverser la philosophie spéculative pour avoir la vérité dévoilée, la vérité toute nue. » (Cité par Isabelle Garo dans Marx, une critique de la philosophie, p. 34-35.)

(De ma lecture de la dialectique chez Marx et Engels, j’ai fait une tentative de synthèse.)

Notes
1.
Si je comprends bien (D. M.) : la révolution bourgeoise commence au milieu du 17e en Angleterre et fin du 18e en France, mais la bourgeoisie n’a vraiment le pouvoir politique qu’en 1830.
2.
Marx donne le journal — russe — (traduit en français comme Messager européen) mais pas le nom du critique. Le nom est mentionné sans plus en note 2**, p. 15, dans la traduction Lefevre du Capital. J’ai d’abord trouvé le nom p. 108 dans Rosenthal, Les problèmes de la dialectique dans Le Capital de Marx. Lénine en parle aussi, dans Ce que sont les « amis du peuple »…, p. 182 et les éditeurs des Œuvres ont mis la référence en note 40, p. 558. Il s’agit de I. I. Kaufmann (écrit parfois J. J. Kaufmann en français), « Le point du vue de la critique de l’économie politique chez K. Marx », Вестник Европы (Vestnik Evropy, Messager européen, de Saint-Pétersbourg), no 5 (1872), p. 427-436.
3.
Chez Roy (aux Éd. sociales, tome 1, p. 29) « le mouvement de la pensée n’est que la réflexion du mouvement du réel ».
4.
Rosenthal, p. 260, insiste sur le mot « transposé ». La pensée n’est pas simple reflet du monde, c’est une représentation du monde basée sur le reflet.
5.
C’est Une introduction à la philosophie marxiste de Lucien Sève (note 35, p. 595, appelée p. 66) qui m’a alerté sur la faiblesse de la traduction Roy. Dans cette note, Sève renvoie à son chapitre 6 où il développe « les malentendus auxquels cette traduction a donné lieu » et où il tente longuement, dans une analyse très fouillée, de résoudre ce problème non trivial sur lequel Marx a donné aussi peu d’indications que possible.
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