Dominique Meeùs
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Base et superstructure

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Par ailleurs, nous, humains, matériels, dans le monde matériel, nous avons des idées. Outre la matérialité du monde1, un élément important d’une conception matérialiste, concernant les idées, c’est que les idées ne tombent pas du ciel. « Ce n’est pas la conscience qui… », écrit Marx dès 1845 ou 1846 dans l’Idéologie allemande (et il le reprend en 1859 dans la fameuse Préface…). Les idées sont avant tout les représentations qu’on se fait de ces réalités matérielles que sont les différentes pratiques, en particulier de production, et, plus encore, des rapports sociaux dans lesquels ces pratiques s’exercent.

En ce qui concerne l’histoire, on est en droit de dire que les idées changent le monde. L’histoire de l’humanité, c’est ce que les humains font et, pour faire, il faut qu’ils aient l’idée de le faire. Une conception matérialiste de l’histoire impose cependant de prendre en compte que ces idées ne sont pas arbitraires, caprice ou trait de génie, que le changement historique n’est « nullement le résultat d’une certaine doctrine qui partait d’un principe théorique déterminé ». (« Die moralisierende Kritik… »,1847.) Les idées ne sont pas premières. Les idées des humains leur sont inspirées par la réalité qu’ils vivent. En gros, schématiquement, ce sont les circonstances qui font les idées, même si, bien sûr, les idées ont une action en retour sur les circonstances. (Dans La Sainte famille, Marx en tire des conséquences éthiques : « … il ne faut pas châtier le crime dans l’individu, mais détruire les foyers antisociaux du crime. […] Si l’homme est formé par les circonstances, il faut former les circonstances humainement. »2)

Parlant de cette relation entre les circonstances et les idées, Marx appelle base3 la production et la reproduction, et surtout les relations sociales dans lesquelles elles se font4. Par rapport à cela, les idées qui en émanent sont qualifiées de superstructure5.

Cela se fait jour dès L’Idéologie allemande : « l’organisation sociale qui se développe immédiatement à partir de la production et du commerce, organisation qui forme de tout temps la base de l’État et du reste de la superstructure idéaliste ». (Il y a donc dans la superstructure aussi l’État, la politique.) La superstructure est liée à la base, mais pas seulement à la base présente : dans le 18-Brumaire, Marx introduit l’idée de rémanence d’éléments superstructurels hérités du passé.

On connait surtout la systématisation de la Préface de 1859 et, dans une note du Livre I du Capital, Marx défend sa catégorie de base contre l’idée qu’elle ne serait applicable qu’au capitalisme.

Pour boucler la boucle, Engels résume ça dans une lettre à Joseph Bloch en 1890 et dans une autre à Borgius en 1894.

Notes
1.
Dans l’expression conception matérialiste de l’histoire, il y a matérialiste. Tout ceci se passe dans un monde qui existe réellement, qui n’est pas le rêve d’un pur esprit. Marx affirme surtout la primauté du monde réel sur les idées qu’on s’en fait. Rares sont les gens qui mettent en doute l’existence même du monde. Ce n’était sans doute pas un problème prioritaire pour Marx. Ce l’est devenu bien après, pour Lénine. Dans Matérialisme et empiriocriticisme, contre des idéalistes subjectifs, il doit réaffirmer un autre aspect du matérialisme : oui, il existe vraiment un monde matériel. Certains philosophes préfèrent, dans ce sens, le terme réalisme. Serait-ce que matérialisme est trop connoté marxisme ? Que cela ferait penser à communisme ? (Lequel n’a pas bonne presse.) Matérialisme, c’est plus que réalisme. Platon est réaliste. Les idées dont il parle, pour lui, existent réellement, pas seulement dans sa tête. C’est une réalité. (Il est un idéaliste objectif, pas un des, très rares, idéalistes subjectifs.) Pour lui, le monde de la vie de tous les jours n’est qu’un pâle reflet, très imparfait, du monde, réel à ses yeux, des idées. Pour les matérialistes, le monde, non seulement existe (comme Platon le disait des idées), mais il n’est pas fait d’idées ; il est matériel au sens qu’on peut le toucher. Certaines choses sont dures, on peut les cogner. (Nous savons maintenant que l’air est de même nature, même si on passe au travers.) Depuis que les espèces du buisson évolutif conduisant à l’Homo sapiens ont un cerveau assez gros pour se poser la question, ils ont pu et dû se forger une conviction matérialiste en collectant, en chassant, en mangeant et buvant, en taillant des silex. Ça ne demande pas d’avoir une définition absolue de matière en philosophie ou en physique théorique. (Encore que les progrès de la physique, de la chimie, de la biologie nous encouragent, s’il en était besoin, dans la conviction de l’existence et de l’unité de la matière.)
2.
Cette phrase est parfois, à tort, attribuée à Saramago.
3.
En allemand, Basis ou parfois Grundlage. Ce sont bien sûr des mots très généraux, qui, dans les œuvres de Marx et Engels, interviennent aussi dans de tout autres contextes, ce qui rend difficile de rechercher le nombre d’occurrences de chacun dans le contexte qui nous occupe.
4.
Attention que la base, ce n’est pas la production et la reproduction seules, mais d’abord les relations sociales. On pourrait dire mieux : la base, c’est les relations sociales (dans lesquelles se font la production et la reproduction).
En français, on dit aussi parfois infrastructure, que je n’aime pas parce que ça se dit d’abord des canaux, des routes, des ponts, des voies ferrées. Ce sens premier, conduit, quand on dit infrastructure pour base au sens marxiste, à perdre de vue les rapports sociaux.
5.
En allemand, Überbau. On compte sur les doigts d’une seule main les occurrences de Superstruktur dans l’ensemble des œuvres de Marx et Engels.
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