Dominique Meeùs
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La Sainte Famille
ou Critique de la critique critique contre Bruno Bauer et consorts

Literarische Anstalt (J. Rütten), 1845.
Karl Marx et Friedrich Engels, La Sainte famille, 1844-45. Publié en février 1945. En ligne : www.marxists.org/francais/marx/works/1844/09/kmfe18440900.htm. Disponible en streaming en anglais. Aussi dans MECW 4.
Avant-proposPréfaceI. « La Critique critique sous les traits d’un maître relieur », ou la Critique critique personnifiée par M. Reichardt
(Engels)
II. « La Critique critique sous les traits d’un minotier » ou la Critique critique personnifiée par M. Jules Faucher
(Engels)
III. « La profondeur de la Critique critique » ou la Critique critique personnifiée par M. J. (Jungnitz ?)
(Engels)
IV. « La Critique critique sous les traits du calme de la connaissance », ou la Critique critique personnifiée par M. Edgar 1. L’ « Union Ouvrière » de Flora Tristan
(Engels)
2. Béraud à propos des filles de joie
(Engels)
3. L’Amour
(Marx)
4. Proudhon
(Marx)
V. « La Critique critique sous les traits du marchand de mystères » ou la Critique critique personnifiée par M. Szeliga
(Marx)
1. « Le mystère de la barbarie dans la civilisation » et « le mystère de l’absence de droit dans l’État. »

2. Le mystère de la construction spéculative.

Quand, opérant sur des réalités, pommes, poires, fraises, amandes, je me forme l’idée générale de « fruit » ; quand, allant plus loin, je m’imagine que mon idée abstraite « le fruit », déduite des fruits réels, est un être qui existe en dehors de moi et, bien plus, constitue l’essence véritable de la poire, de la pomme, etc., je déclare — en langage spéculatif — que « le fruit » est la « substance » de la poire, de la pomme, de l’amande, etc. Je dis donc que ce qu’il y a d’essentiel dans la poire ou la pomme, ce n’est pas d’être poire ou pomme. Ce qui est essentiel dans ces choses, ce n’est pas leur être réel, perceptible aux sens, mais l’essence que j’en ai abstraite et que je leur ai attribuée, l’essence de ma représentation : « le fruit ». Je déclare alors que la pomme, la poire, l’amande, etc., sont de simples formes d’existence, des modes « du fruit ». Mon entendement fini, appuyé par mes sens, distingue, il est vrai, une pomme d’une poire et une poire d’une amande ; mais ma raison spéculative déclare que cette différence sensible est inessentielle et sans intérêt. Elle voit dans la pomme la même chose que dans la poire, et dans la poire la même chose que dans l’amande, c’est-à-dire « le fruit ». Les fruits particuliers réels ne sont plus que des fruits apparents, dont l’essence vraie est « la substance », « le fruit ».

On n’aboutit pas, de cette façon, à une particulière richesse de déterminations. Le minéralogiste, dont toute la science se bornerait à déclarer que tous les minéraux sont en fait le minéral, ne serait minéralogiste… que dans son imagination. Or en présence de tout minéral le minéralogiste spéculatif dit : « le minéral », et sa science se borne à répéter ce mot autant de fois qu’il y a de minéraux réels.

Après avoir, des différents fruits réels, fait un « fruit » de l’abstraction — le « fruit » — la spéculation, pour arriver à l’apparence d’un contenu réel, doit donc essayer, d’une façon ou d’une autre, de revenir du « fruit », de la substance, aux réels fruits profanes de différentes espèces : la poire, la pomme, l’amande, etc. Or, autant il est facile, en partant des fruits réels, d’engendrer la représentation abstraite du « fruit », autant il est difficile, en partant de l’idée abstraite du « fruit », d’engendrer des fruits réels. Il est même impossible, à moins de renoncer à l’abstraction, de passer d’une abstraction au contraire de l’abstraction.

Le philosophe spéculatif va donc renoncer à l’abstraction du « fruit », mais il y renonce de façon spéculative, mystique, en ayant l’air de ne pas y renoncer. Aussi n’est-ce réellement qu’en apparence qu’il dépasse l’abstraction. Voici à peu près comment il raisonne :

Si la pomme, la poire, l’amande, la fraise ne sont, en vérité, que « la substance », « le fruit », comment se fait-il que « le fruit » m’apparaisse tantôt comme pomme, tantôt comme poire, tantôt comme amande ? D’où vient cette apparence de diversité, si manifestement contraire à mon intuition spéculative de l’unité, de « la substance », « du fruit » ?

La raison en est, répond le philosophe spéculatif, que « le fruit » n’est pas un être mort, indifférencié, immobile, mais un être doué de mouvement et qui se différencie en soi. Cette diversité des fruits profanes est importante non seulement pour mon entendement sensible, mais pour « le fruit » lui-même, pour la raison spéculative.

Les divers fruits profanes sont diverses manifestations vivantes du « fruit unique » ; ce sont des cristallisations que forme « le fruit » lui-même. C’est ainsi, par exemple, que dans la pomme « le fruit » se donne une existence de pomme, dans la poire une existence de poire. Il ne faut donc plus dire, comme quand on considérait la substance : la poire est « le fruit », la pomme est « le fruit », l’amande est « le fruit » ; mais bien : « le fruit » se pose comme poire, «le fruit » se pose comme pomme, « le fruit » se pose comme amande, et les différences qui séparent pommes, poires, amandes, ce sont les autodifférenciations « du fruit », et elles font des fruits particuliers des chaînons différents dans le procès vivant « du fruit ». « Le fruit » n’est donc plus une unité vide, indifférenciée ; il est l’unité en tant qu’universalité, en tant que « totalité » des fruits qui forment une « série organiquement articulée ». Dans chaque terme de cette série, « le fruit » se donne une existence plus développée, plus prononcée, pour finir, en tant que « récapitulation » de tous les fruits, par être en même temps l’unité vivante qui tout à la fois contient, dissout en elle-même chacun d’eux et les engendre, de la même façon que toutes les parties du corps se dissolvent sans cesse dans le sang et sont sans cesse engendrées à partir du sang.

On le voit : alors que la religion chrétienne ne connaît qu’une incarnation de Dieu, la philosophie spéculative a autant d’incarnations qu’il y a de choses ; c’est ainsi qu’elle possède ici, dans chaque fruit, une incarnation de la substance, du fruit absolu. Pour le philosophe spéculatif, l’intérêt principal consiste donc à engendrer l’existence des fruits réels profanes et à dire d’un air de mystère qu’il y a des pommes, des poires, des amandes et des raisins de Corinthe. Mais les pommes, les poires, les amandes et les raisins de Corinthe que nous retrouvons dans le monde spéculatif, ne sont plus que des apparences de pommes, de poires, d’amandes et de raisins de Corinthe, puisque ce sont des moments de la vie « du fruit », cet être conceptuel abstrait ; ce sont donc eux-mêmes des êtres conceptuels abstraits. La joie spéculative consiste donc à retrouver tous les fruits réels, mais en tant que fruits ayant une signification mystique supérieure, sortis de l’éther de votre cerveau et non pas du sol matériel, incarnations « du fruit », du sujet absolu. En revenant donc de l’abstraction, de l’être conceptuel surnaturel, « du fruit », aux fruits naturels réels, vous donnez aussi en compensation aux fruits naturels une signification surnaturelle et vous les métamorphosez en autant d’abstractions. Votre intérêt principal, c’est précisément de démontrer l’unité « du fruit » dans toutes ces manifestations de sa vie, pomme, poire, amande, de démontrer par conséquent l’interdépendance mystique de ces fruits et comment, en chacun d’eux, « le fruit » se réalise graduellement et passe nécessairement, par exemple, de son existence en tant que raisin de Corinthe à son existence en tant qu’amande. La valeur des fruits profanes consiste donc non plus en leurs propriétés naturelles, mais en leur propriété spéculative, qui leur assigne une place déterminée dans le procès vital « du fruit absolu ».

L’homme du commun ne croit rien avancer d’extraordinaire, en disant qu’il existe des pommes et des poires. Mais le philosophe, en exprimant ces existences de façon spéculative, a dit quelque chose d’extraordinaire. Il a accompli un miracle : à partir de l’être conceptuel irréel, « du fruit », il a engendré des êtres naturels réels : la pomme, la poire, etc. En d’autres termes : de son propre entendement abstrait, qu’il se représente comme un sujet absolu en dehors de lui-même, ici comme « le fruit », il a tiré ces fruits, et chaque fois qu’il énonce une existence il accomplit un acte créateur.

Le philosophe spéculatif, cela va de soi, ne peut accomplir cette création permanente qu’en ajoutant furtivement, comme déterminations de sa propre invention, des propriétés de la pomme, de la poire, etc., universellement connues et données dans l’intuition réelle, en attribuant les noms des choses réelles à ce que seul l’entendement abstrait peut créer, c’est-à-dire aux formules abstraites de l’entendement ; en déclarant enfin que sa propre activité, par laquelle il passe de l’idée de pomme à l’idée de poire, est l’activité autonome du sujet absolu, du « fruit ».

Cette opération, on l’appelle en langage spéculatif : concevoir la substance en tant que sujet, en tant que procès interne, en tant que personne absolue, et cette façon de concevoir les choses constitue le caractère essentiel de la méthode hégélienne.

Il serait bon de relire les « lois » de la dialectique et les mots avec lesquels elles sont formulées (mouvement, qualité, contradiction…) pour se demander si ce ne sont pas des abstractions abusives comme celles que Marx condamne ici.

3. « Le mystère de la société cultivée.»4. « Le mystère de l’honnêteté et de la dévotion »5. « Le mystère est raillerie »6. Rigolette7. Le monde des « mystères de Paris »VI. « La Critique critique absolue » ou « la Critique critique » personnifiée par M. Bruno 1. Première campagne de la critique absolue
(Marx)
a. L’« Esprit » et la « Masse »b. La question juive no 1. Comment se posent les questions.c. Hinrichs no 1. Mystérieuses allusions touchant à la politique, au socialisme et à la philosophie.2. Deuxième campagne de la critique absoluea. Hinrichs no 2. La « Critique » et « Feuerbach ». Damnation de la philosophie
(Engels)
b. La Question juive no 2. Découvertes critiques sur le socialisme, le droit et la politique (la nationalité)
(Marx)
3. Troisième campagne de la critique absolue
(Marx)
a. Auto-apologie de la Critique absolue. Son passé « politique »

b. La question juive no 3

Il s’agit d’une question qui est « aussi une question religieuse », mais dont la base est dans le monde.

c. Bataille critique contre la Révolution française

d. Bataille critique contre le matérialisme français

Dans sa physique, Descartes avait prêté à la matière une force créatrice spontanée et conçu le mouvement mécanique comme son acte vital. Il avait complètement séparé sa physique de sa métaphysique. À l’intérieur de sa physique, la matière est l’unique substance, le fondement unique de l’être et de la connaissance.

Le matérialisme mécaniste français s’est rattaché à la physique de Descartes, par opposition à sa métaphysique. Ses disciples ont été antimétaphysiciens de profession, c’est-à-dire physiciens.

Le véritable ancêtre du matérialisme anglais et de toute science expérimentale moderne, c’est Bacon. La science basée sur l’expérience de la nature constitue à ses yeux la vraie science, et la physique sensible en est la partie la plus noble. Il se réfère souvent à Anaxagore et ses homoioméries, ainsi qu’à Démocrite et ses atomes. D’après sa doctrine, les sens sont infaillibles et la source de toutes les connaissances. La science est la science de l’expérience et consiste dans l’application d’une méthode rationnelle au donné sensible. Induction, analyse, comparaison, observation, expérimentation, telles sont les conditions principales d’une méthode rationnelle. Parmi les propriétés innées de la matière, le mouvement est la première et la plus éminente, non seulement en tant que mouvement mécanique et mathématique, mais plus encore comme instinct, esprit vital, force expansive, tourment de la matière (pour employer l’expression de Jacob Boehme). Les formes primitives de la matière sont des forces essentielles vivantes, individualisantes, inhérentes à elle, et ce sont elles qui produisent les différences spécifiques.

Dans la suite de son évolution, le matérialisme devient étroit. C’est Hobbes qui systématise le matérialisme de Bacon. Le monde sensible perd son charme original et devient le sensible abstrait du géomètre. Le mouvement physique est sacrifié au mouvement mécanique ou mathématique ; la géométrie est proclamée science principale. […]

Partant de Bacon, Hobbes procède […]. On ne peut séparer la pensée d’une matière qui pense. Elle est le sujet de tous les changements.

Attention, Marx fait l’historique de la conception des matérialistes sur les relations entre pensée et matière. Il résume par ces mots l’étape Hobbes, qui n’est qu’un moment de l’évolution de cette conception. C’est bien Marx qui écrit dans le dernier alinéa, mais il écrit pour Hobbes ; on ne peut citer cette phrase de Marx comme sa position à lui sur cette question. Engels cite ce passage, plus complètement que moi ici, dans l’introduction à la première édition anglaise de Socialisme utopique et socialisme scientifique. Dans la citation par Engels en contexte, il est bien clair que c’est le point de vue de Hobbes, et Engels, pour que ce soit tout à fait clair, ajoute : « Voilà ce qu’écrivait Marx à propos de l’origine britannique du matérialisme moderne. » Staline, dans Le matérialisme dialectique et le matérialisme historique est un peu court quand il extrait de la citation par Engels le passage que j’ai repris ci-dessus et l’attribue à Marx.

Quand on étudie les doctrines matérialistes de la bonté originelle et des dons intellectuels égaux des hommes, de la toute-puissance de l’expérience, de l’habitude, de l’éducation, de l’influence des circonstances extérieures sur l’homme, de la grande importance de l’industrie, de la légitimité de la jouissance, etc., il n’est pas besoin d’une grande sagacité pour découvrir les liens qui le rattachent nécessairement au communisme et au socialisme. Si l’homme tire toute connaissance, sensation, etc., du monde sensible et de l’expérience au sein de ce monde, ce qui importe donc, c’est d’organiser le monde empirique de telle façon que l’homme y fasse l’expérience et y prenne l’habitude de ce qui est véritablement humain, qu’il y fasse l’expérience de sa qualité d’homme. Si l’intérêt bien compris est le principe de toute morale, ce qui importe, c’est que l’intérêt privé de l’homme se confonde avec l’intérêt humain. Si l’homme n’est pas libre au sens matérialiste, c’est-à-dire s’il est libre, non par la force négative d’éviter telle ou telle chose, mais par la force positive de faire valoir sa vraie individualité, il ne faut pas châtier le crime dans l’individu, mais détruire les foyers antisociaux du crime et donner à chacun l’espace social nécessaire à la manifestation essentielle de son être. Si l’homme est formé par les circonstances, il faut former les circonstances humainement1. Si l’homme est, par nature, sociable, il ne développera sa vraie nature que dans la société et le pouvoir de sa nature doit se mesurer non à la force de l’individu singulier, mais à la force de la société.

Les circonstances qui font les hommes, cela fait penser à une phrase de L’Idéologie allemande. Ici dans la Sainte Famille, il s'agit d'améliorer les circonstances, tandis que dans la L’Idéologie allemande, c'est plus généralement le matérialisme historique, que « donc ce sont tout autant les circonstances qui font les hommes que les hommes qui font les circonstances ».

e. Défaite finale du socialisme.

f. Le cycle spéculatif de la Critique absolue et la philosophie de la Conscience de soi.

Feuerbach, le premier, a parachevé et critiqué Hegel au point de vue hégélien en résolvant l’esprit absolu métaphysique en « l’homme réel sur la base de la nature » ; le premier, il a achevé la critique de la religion en esquissant en même temps de main de maître les grands principes de la critique de la spéculation hégélienne et, par suite, de toute métaphysique.

VII. La correspondance de la Critique critique1. La Masse critique
(Marx)
2. La « masse non critique » et la « Critique critique »a. La Masse « entêtée » et la Masse « insatisfaite »
(Marx)
b. La Masse « au cœur sensible » et « qui a besoin de rédemption »
(Engels)
c. L’irruption de la grâce dans la Masse
(Marx)
3. La masse critique non-critique ou « la critique » et la « coterie berlinoise »
(Marx)
VIII. « Vie terrestre et transfiguration de la critique critique », ou la critique critique personnifiée par Rodolphe, prince de Gerolstein
(Marx)
1. Métamorphose critique d’un boucher en chien, ou le chourineur2. Révélation du mystère de la religion critique, ou Fleur-de-Mariea. La « Fleur-de-Marie » spéculativeb. Fleur-de-Marie3. Révélation des mystères du Droita. Le Maître d’école ou la nouvelle théorie pénale. Le mystère dévoilé du système cellulaire. Mystères médicaux b. Récompense et châtiment. La double justice, avec tableau c. Abolition de la barbarie au sein de la civilisation et de l’absence de droit dans l’État 4. Révélation du mystère du « point de vue »5. Révélation du mystère de l’utilisation des instincts humains, ou Clémence d’Harville6. Révélation du mystère de l’émancipation de la femme, ou Louise Morel7. Révélation des mystères de l’économie politiquea. Révélation théorique des mystères de l’économie politiqueb. « La Banque des pauvres »c. L’exploitation modèle de Bouqueval8. Rodolphe, ou la révélation du mystère des mystèresIX. Le jugement dernier critique.
(Marx)
Notes
1.
Cette phrase sur l’homme formé par les circonstances a été citée par José Saramago.

A nossa grande tarefa está em conseguirmo-nos tornar mais humanos. Marx e Engels, num livro intitulado A Sagrada Família, têm uma frase que é essencial pôr em prática : « Se o homem é formado pelas circunstâncias, então é preciso formar as circunstâncias humanamente. »

Mentionné en www.josesaramago.org/folha-de-sala-da-exposicao-a-semente-e-os-frutos, comme Saramago, 1999, sans référence plus précise. Mais il semble que Saramago aimait cette phrase et l’a citée plus d’une fois.
J'ai vu plusieurs fois cette phrase attribuée à Saramago lui-même. Pourtant, Saramago est tout à fait clair dans sa référence à A Sagrada Família. (Sont-ce des gens qui lisent Facebook beaucoup plus souvent que Saramago ou que Marx ?)