Dominique Meeùs
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Wir müssen bei den voraussetzungslosen Deutschen damit anfangen, daß wir die erste Voraussetzung aller menschlichen Existenz, also auch aller Geschichte constatiren, nämlich die Voraussetzung daß die Menschen im Stande sein müssen zu leben, um „Geschichte machen“ zu können. Zum Leben aber gehört vor Allem Essen & Trinken, Wohnung, Kleidung & noch einiges Andere.
Avec les Allemands dépourvus de présupposition, il nous faut commencer par constater la première présupposition de toute existence humaine, donc de toute histoire, c’est-à-dire la présupposition selon laquelle il faut que les humains soient en mesure de vivre pour pouvoir « faire l’histoire ». Font partie de la vie surtout le fait de boire et de manger, le logement, les vêtements et quelques autres choses encore.
Le point de vue du matérialisme historique, le point de départ, la première présupposition, c’est que les êtres humains1, comme tous les autres animaux, doivent vivre et se reproduire. Les animaux ont besoin d’eau et d’énergie. Il ne peut y avoir de reproduction si tous les individus meurent d’inanition avant l’âge de procréer. Boire et manger, etc. est donc tout aussi fondamental que se reproduire, l’un ne va pas sans l’autre. (C’est la question classique — et c’est ici bien le cas de le dire — de la poule et l’œuf.) L’animal humain se distingue par la production de moyens d’existence. À de nombreuses reprises dans l’Idéologie allemande, Marx et Engels parlent de produire :
Die erste geschichtliche That ist also die Erzeugung der Mittel zur Befriedigung dieser Bedürfnisse, die Produktion des materiellen Lebens selbst, & zwar ist dies eine geschichtliche That, eine Grundbedingung aller Geschichte, die noch heute, wie vor Jahrtausenden, täglich & stündlich erfüllt werden muß, um die Menschen nur am Leben zu erhalten.
Le premier acte historique est donc l’engendrement des moyens permettant de satisfaire ces besoins, la production de la vie matérielle elle-même, et c’est là un acte historique, une condition fondamentale de toute histoire qui doit nécessairement être remplie aussi bien qu’il y a des millénaires, chaque jour et à chaque heure, afin simplement de maintenir les humains en vie.
et de se reproduire2 :
… les humains, qui renouvellent quotidiennement leur propre vie, commencent à faire d’autres humains, à se reproduire — le rapport entre homme et femme, parents et enfants, la famille.
En 1884, un an après la mort de Marx, dans un regard rétrospectif sur leur conception de l’histoire depuis le début, Engels reprend toujours les deux aspects :
Selon la conception matérialiste, le facteur déterminant, en dernier ressort, dans l’histoire, c’est la production et la reproduction de la vie immédiate. Mais, à son tour, cette production a une double nature. D’une part, la production de moyens d’existence, d’objets servant à la nourriture, à l’habillement, au logement, et des outils qu’ils nécessitent ; d’autre part, la production des humains mêmes, la propagation de l’espèce. Les institutions sociales sous lesquelles vivent les humains d’une certaine époque historique et d’un certain pays sont déterminées par ces deux sortes de production : par le stade de développement où se trouvent d’une part le travail, et d’autre part la famille.
Les animaux doivent manger et ils savent comment on fait. Pour Marx, dans l’Idéologie allemande, c’est dans « leur organisation physique » et il en est de même pour les humains. Certains animaux trouvent la nourriture individuellement, d’autres collectivement. Mais les humains ont dans « leur organisation physique » le fait de produire (Idéologie allemande, 2014:271-275) (et pas juste ramasser) et de le faire « sous un mode déterminé » (Idéologie allemande, 2014:67-69) : socialement.
Dans les espèces sexuées, il n’y a pas seulement des femelles et des mâles avec des organes appropriés (et qui savent comment on fait), mais aussi des règles sociales : qui a une relation sexuelle avec qui, quand, selon quels rites3. Les diverses espèces du genre Homo ne peuvent pas ne pas avoir eu au départ aussi, pour ces règles sociales sexuelles, quelque chose de « leur organisation physique », comme dit Marx. Mais de toute manière, le gros cerveau des Homo sapiens fait que, chez eux, le culturel4 compte pour beaucoup à côté de « leur organisation physique ».
La production de la vie, aussi bien de sa propre vie dans le travail que de celle d’un ou d’une autre dans la procréation, apparaît donc déjà dès maintenant comme un rapport double — d’une part comme un rapport naturel, d’autre part comme un rapport social, …
La difficulté du matérialisme historique, c’est l’imbrication des divers aspects : rapport à la nature et rapports sociaux ; reproduction de la vie et production des moyens d’existence.
Marx et Engels ont bien inauguré cette vision matérialiste de l’histoire, mais ne sont pas allés beaucoup plus loin. Marx a passé sa vie à élucider le mode de production capitaliste et Engels a aider Marx. Ils ont lu beaucoup en histoire, ils ont fait des considérations sur l’histoire, ils n’ont pas fait œuvre d’historien. Ils ont encore moins fait la théorie du matérialisme historique5. En fin de compte, le matérialisme historique, ce sont quelques principes de départ qu’il faut garder à l’esprit quand on réfléchit à l’histoire, qui peuvent jeter une lumière sur ce qui a conduit à des changements dans l’histoire.
Base et superstructurePar ailleurs, nous, humains, matériels, dans le monde, nous avons des idées. Après le monde, un autre aspect du matérialisme, concernant les idées, c’est que les idées ne tombent pas du ciel. « Ce n’est pas la conscience qui… », écrit Marx en 1845 ou 1846 dans l’Idéologie allemande (et il le reprend en 1859 dans la fameuse Préface…). Les idées sont avant tout les représentations qu’on se fait de ces réalités matérielles que sont les différentes pratiques, en particulier de production, et les rapports sociaux dans lesquels ces pratiques s’exercent.
En ce qui concerne l’histoire, on est en droit de dire que les idées changent le monde. L’histoire de l’humanité, c’est ce que les humains font et il faut qu’ils aient l’idée de le faire. Le matérialisme historique, c’est prendre en compte que ces idées ne sont pas arbitraires, caprice ou trait de génie, que le changement historique n’est « nullement le résultat d’une certaine doctrine qui partait d’un principe théorique déterminé (« Die moralisierende Kritik… »,1847) ». Les idées ne sont pas premières. Les idées des humains leur sont inspirées par la réalité qu’ils vivent. En gros, schématiquement, sont les circonstances qui font les idées, même si, bien sûr, les idées ont une action en retour sur les circonstances6.
Dans La Sainte famille, Marx en tire des conséquences éthiques : « … il ne faut pas châtier le crime dans l’individu, mais détruire les foyers antisociaux du crime. […] Si l’homme est formé par les circonstances, il faut former les circonstances humainement. »
Marx exprime cette relation entre les circonstances et les idées en appelant base7 la production et la reproduction, et les relations sociales dans lesquelles elles se font. Par rapport à cela, les idées et les institutions qui en émanent sont qualifiées de superstructure8.
Cela se fait jour dès L’Idéologie allemande : « l’organisation sociale qui se développe immédiatement à partir de la production et du commerce, organisation qui forme de tout temps la base de l’État et du reste de la superstructure idéaliste ». Dans le 18-Brumaire, Marx introduit l’idée de rémanence d’éléments superstructurels hérités du passé.
On connait surtout la systématisation de la Préface de 1859 et il défend ces notions de base et de superstructure dans une note du Livre I du Capital.
Pour boucler la boucle, Engels résume ça dans une lettre à Joseph Bloch en 1890 et dans une autre à Borgius en 1894.
PréhistoireMarx a vu le grand intérêt du travail de Morgan et il en a pris des notes. Après sa mort, Engels est parti de là. C’était nouveau. Avec aussi peu de moyens, c’était héroïque de leur part.
Nous descendons d’un ancêtre commun aux quelques espèces survivantes de grands singes (nous ne descendons pas du singe), dans une évolution génétique et, de plus en plus, culturelle à la fois, d’espèces qui divergent et parfois se recroisent. S’agissant de nombreuses sociétés différentes d’espèces différentes sur plusieurs millions d’années et se répandant sur tous les continents9, espèces qui parfois ne divergent que légèrement, ce qui leur permet de se remélanger quand elles se retrouvent. Aucune affirmation n’a donc de sens si elle prétend porter en général sur un état « originel », « primitif » de l’humanité, sur « la société préhistorique » au singulier. Nous savons mieux que du temps de Marx et d’Engels10 la complexité préhistorique11.
En outre, dans le genre Homo et dans l’espèce Homo sapiens, la culture finit par l’emporter sur l’héritage phylogénétique. Avec notre grande diversité, nous avons dû présenter un très large éventail de types de société. On a observé des sociétés humaines matrilocales et certaines où les femmes avaient une position moins mauvaise, mais cela semble rester des exceptions (Darmangeat). Mais ce n’est pas un lointain passé qui détermine notre avenir. — On verra, à propos du féminisme, que le capitalisme, cassant tout sur son passage, il casse aussi, en principe (même si ce n’est pas évident), la domination masculine.
Matérialisme historique réductionniste, simplisteLes textes importants de Marx des années quarante de son siècle, que j’ai mentionnés en commençant, ne sont pas les plus lus ; dans l’Idéologie allemande, il faut extraire les considérations sur le matérialisme historique d’une critique de l’ensemble de la philosophie de Hegel et des nouveaux hégéliens. Alors d’autres ont systématisé le matérialisme historique et la plupart des nouveaux venus au marxisme commencent par ces sources secondaires12 ; certains liront tout au plus le passage mille fois cité de la préface à la Contribution.
Il en résulte souvent un réductionnisme à plusieurs niveaux.
Il y a d’abord la réduction de l’histoire au seul capitalisme. On sait bien sûr qu’il y a une histoire, mais l’histoire est conçue comme une suite de boîtes étanches. On admet qu’il y a un passage de l’une à l’autre. Le capitalisme, en particulier, est issu de l’Ancien Régime, de l’époque féodale. Mais ce qui est fait est fait. On a quitté la boîte féodalité ; on est maintenant dans la boîte capitalisme. Puisqu’on en est au capitalisme, il faut que tout s’explique à l’intérieur de cette boîte que nous habitons (et pas une autre13), donc par le capitalisme.
À cela s’ajoute une conception schématique du monde de production comme base et superstructure14, avec détermination par la base, un réductionnisme selon lequel tout devrait être en fin de compte économique. (Erreur qu’Engels dénonce dans sa lettre de 1890 à Joseph Bloch.) Ensuite, puisque la superstructure est déterminée par la base, il faut que tout s’explique en termes de valeur, de plus-value, etc. On pourrait dire que c’est en fait deux fois le même réductionnisme. Il est juste de chercher à lier la superstructure aux conditions matérielles. Le second réductionnisme, la réduction à l’économie capitaliste, vient en grande partie du premier, la négligence de la dimension historique, de ce qu’on n’envisage pas la possibilité que certains éléments de la superstructure soient liés à des conditions matérielles passées. Marx souligne le poids dans la superstructure de l’héritage du passé dans deux passages du 18-Brumaire15.
Je me suis rappelé que dans les années 60 et 7016, beaucoup de jeunes devenaient rapidement marxistes, et parfois communistes, avec une formation des plus rudimentaires17. Je pense que beaucoup de jeunes de l’époque ne connaissaient Marx, sans l’avoir lu, qu’à travers des formations élémentaires et des textes de vulgarisation, en particulier sur les concepts de base du Livre I du Capital (valeur, plus-value). Il en résulte que beaucoup d’écrits théoriques écrits par des jeunes à cette époque souffrent de cette limitation18.