Dominique Meeùs
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Préface

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Londres, janvier 1859.
En néerlandais, « Voorwoord tot de Bijdrage tot de kritiek op de politieke economie », https://www.marxists.org/nederlands/marx-engels/1859/1859voorwoordbijdrage.htm.

Marx parle ci-dessus du texte, dit Introduction…, de 1857, qui n’est donc pas une introduction au présent livre Contribution à la critique de l’économie politique. Le texte de 1857 présente un intérêt propre et un certain nombre d’éditeurs, parce qu’il faut bien le caser quelque part, l’ont mis en annexe d’éditions de la Contribution. (On le trouve aussi, sans doute plus à sa place, dans certaines éditions des Grundrisse.) Il y a donc un risque de confusion, par la parenté des titres, entre l’introduction de 1857 (indépendante de la Contribution) et la présente préface de la Contribution.

La confusion ne peut d’ailleurs se jouer qu’au niveau des titres. Il n’y a aucune comparaison entre un texte de pas loin de trente pages, comme l’Introduction… de 1857 et une simple préface de quatre pages et demie comme celle-ci. Quand il dit dans la présente préface qu’il renonce à l’Introduction… de 1857, ce n’est pas que ç’aurait pu constituer une préface alternative ; ce qu’il dit ici, c’est qu’il renonce à inclure ce texte dans le contenu du présent livre.

Suit un des textes les plus connus et les plus cités de Marx, celui où l’on trouve, entre autres : « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement… »

Ce que je cite ici de Marx est chez lui exactement un alinéa entier, continu. Pour mieux l’analyser, je le divise, après le passage introductif, en six morceaux (subdivision, avec intertitres, de moi).

Ce passage introductif pose déjà de sérieux problèmes.

D’une part le « résultat… auquel j’arrivai » peut tout aussi bien désigner « le stade où j’en suis arrivé de mes réflexions », en rien un point final définitif à prendre pour parole d’Évangile. Il faut d’ailleurs noter que c’est en traduction seulement que Marx « arrive à » un résultat (« auquel j’arrivai », « waartoe ik kwam », « at which I arrived »). Marx, quant à lui, dit seulement que ce résultat s’est présenté à lui (« sich mir ergab »). Il est pour le moins léger de comprendre dans l’expression « résultat général qui s’est présenté à moi » la déclaration du succès dans l’élaboration d’une théorie achevée.

D’autre part, on ne peut prendre ce qui suit comme exposé d’une théorie achevée, précisément pour les mêmes raisons que celles que donne Marx de ne pas publier son Introduction de 1857 : ne pas « anticiper sur des résultats qu’il faut d’abord démontrer ne peut être que fâcheux et le lecteur qui voudra bien me suivre devra se décider à s’élever du singulier au général ». Ci-après, Marx assène le « général », anticipant sur un « singulier » dont je ne sais pas si quelqu’un l’a jamais trouvé dans l’œuvre de Marx1.

[1. (D.M.) Rapports de production (en correspondance avec les forces productives), la base]

[2. (D.M.) La base conditionne la superstructure et la conscience]

[3. (D.M.) La contradiction entre les forces productives et les rapports de production]

[4. (D.M.) Un tel bouleversement doit examiné comme fait matériel et non jugé à partir de ce qu’en pensent les acteurs]

[5. (D.M.) Encore sur la correspondance entre forces productives et rapports de production]

[6. (D.M.) Dernière forme antagonique, sortie de la préhistoire de la société humaine] Concernant [1. (D.M.) Rapports de production (en correspondance avec les forces productives), la base]

Au mot superstructure on pourrait opposer celui d’infrastructure qui désigne la base d’une construction importante (d’un « ouvrage d’art ») ou les équipements de base d’un pays comme les routes, chemins de fer, gares, canaux, ports. Certains auteurs disent infrastructure pour base dans un sens marxiste ; cela me semble de nature à encourager la confusion, une conception de la base comme matérielle au sens étroit. Ici la base concrète de Marx, cette structure économique, on pourrait légitimement la qualifier de matérielle aussi (ça existe vraiment), mais ce n’est ni l’infrastructure (au sens qu’on a dit), ni les forces productives, ni la production ; ce sont les rapports sociaux de production. La base économique est donc chez Marx le lieu où des classes se font face et s’opposent. Ce qui se trouve dans la superstructure, ce sont les organisations de classe, la conscience de classe… Si on entend politique au sens grec ancien de ce qui structure la πόλις (sens ancien mais qui survit dans économie politique), la politique, en ce sens premier, plus fondamental, ferait partie de la base. Ce qui se trouve dans la superstructure, ce sont les formes de la politique.

Concernant [2. (D.M.) La base conditionne la superstructure et la conscience]

C’est un des passages les plus connus. La deuxième phrase ne me semble pas poser de problème. (Il y revient en [4.].) Quand on lit la première, il ne faut pas oublier que le mode de production de la vie matérielle, ce n’est pas la production seulement, mais les rapports sociaux de production, comme je l’ai fait remarquer à propos du [1.].

Concernant [3. (D.M.) La contradiction entre les forces productives et les rapports de production]

Ni les forces productives, ni les rapports sociaux (ou leur expression juridique) ne vont se mettre à faire eux-mêmes la révolution, qu’ils soient en contradiction ou non. Il revient donc à l’historien, en analysant tel ou tel tournant de l’histoire, à montrer dans le cas concret comment des difficultés entre les forces productives et les rapports sociaux ont conduit tel ou tel groupe social à mener une lutte qui transforme la société. À mon sens, la phrase « … deviennent des entraves. Alors s’ouvre… » doit être comprise comme un programme de recherche, pas comme une loi de l’histoire. Lui-même a annoncé ça seulement comme « fil conducteur ». (Cette idée était déjà dans le Manifeste. Il y revient en [5.].) Je ne sais s’il développe ça quelque part et s’il en donne des exemples historiques.

Concernant [4. (D.M.) Un tel bouleversement doit examiné comme fait matériel et non jugé à partir de ce qu’en pensent les acteurs]

Prolongement du [2.], particulièrement pour les événements révolutionnaires.

Concernant [5. (D.M.) Encore sur la correspondance entre forces productives et rapports de production]

Cela prolonge le [3.] Le passage [3.] dit qu’il y a révolution quand les relations sociales font entrave aux forces productives. Le [5.] dit que ça ne peut pas arriver avant. Cela appelle la même remarque que concernant [3.] : il n’existe pas de loi de l’histoire qu’on puisse appliquer a priori2, mais il y a des choses qu’il faut avoir en tête en examinant l’histoire. En particulier, on ne peut avoir des rapports sociaux qui dépassent les possibilités techniques.

Concernant [6. (D.M.) Dernière forme antagonique, sortie de la préhistoire de la société humaine]

Très belle conclusion, qui rappelle le Manifeste. On sait que le capitalisme casse toutes les traditions paralysantes des sociétés précédentes et engendre la classe travailleuse qui mettra fin à ce mode de production. En attendant, il perfectionne les techniques, dont le socialisme pourra tirer avantage.

En conclusion, ce texte est à lire avec prudence. On est dans une préface, le raccourci du « résultat général auquel j’arrivai et qui une fois acquis servit de fil conducteur à mes études ». Le point de départ est la critique de Hegel, qui le conduit à l’économie politique et à la critique de celle-ci. Ce qu’il a étudié de l’histoire lui a fait voir l’importance de la relation entre forces productives et rapports de production et il a résolu de toujours garder ça présent à l’esprit, comme fil conducteur, pour la suite. Marx n’est pas le genre de type qui prétend donner en trois phrases dans une préface le dernier mot d’une sorte de cause première de tous les grands tournants de l’histoire. Ailleurs, il a écrit justement qu’on ne fait pas de l’histoire avec des principes philosophiques et là précisément, il invoque l’exemple de la Rome antique, dont le déclin n’est certainement pas réductible à quelques simples « lois de l’histoire ». On a tendance à présenter (dans des formations élémentaires au marxisme, par exemple) comme une loi universelle, comme le moteur de l’histoire, que les forces productives à un certain stade de leur développement butent sur les entraves que constituent des rapports sociaux dépassés et qu’alors, et alors seulement, on brise ces entraves, les rapports sociaux3. Je pense que c’est prendre ce passage trop à la lettre et que la fidélité à la lettre trahit l’esprit de Marx.

En fin de compte, ce qui compte, ce sont les faits. Avant tout ceci, Marx écrit qu’on ne peut « anticiper sur des résultats qu’il faut d’abord démontrer ». Sur la thèse que j’ai marquée [3.] de la « contradiction » entre forces productives et rapports sociaux de production, la question qui se pose est : Est-ce que Marx ou un autre ont observé ça dans l’histoire et ont dit où et quand ? À ma connaissance non4. La civilisation athénienne n’a pas été victime du développement de ses forces productives, mais d’Alexandre de Macédoine puis des Romains. À leur tour, la République romaine puis l’Empire n’ont pas été victimes du développement des forces productives. Quand en janvier 1649 en Angleterre les tenants du parlement ont condamné à mort le roi Charles Ier et lui ont coupé le cou, on ne peut invoquer la thèse [3.] et, si c’était trop tôt pour la [3.], la révolution anglaise5 serait une réfutation poppérienne de la thèse [5]. On pourrait sans doute en dire autant de la Révolution française. Bref, il semble que personne n’a jamais vu la thèse [3.] se réaliser, jamais, nulle part.

Notes
1.
Martin Nicolaus en 1968, qui lui-même qualifie ça de « bold generalizations », dit qu’on trouverait des éléments de réponse dans les Grundrisse.
2.
Tariq Ali (Ali 2018:165) rapporte que les opposants aux thèses d’avril de Lénine en 1917 (c’est-à-dire presque tout le monde) n’avaient que cette phrase de Marx à la bouche (la première du passage que j’ai marqué [5.]). Bel exemple de l’usage dogmatique imprudent de ce texte schématique de Marx.
3.
Parfois on va jusqu’à dire que les forces productives brisent les rapports sociaux. Marx dit que « s’ouvre une époque de révolution sociale », qui est le fait des acteurs sociaux, pas des forces productives elles-mêmes.
4.
Relisant cette préface en mars 2021, j’ai été étonné par le ton catégorique de ces phrases archiconnues en particulier sur la « contradiction » entre forces productives et rapports sociaux de production (ce que j’ai marqué [3.]). Deux mois plus tard, je découvre que d’autres avant moi se sont fait cette réflexion, comme Ellen Meiksins Wood dans son livre de 1995 (et peut-être avant) et dans un article de 2002 sur la contradiction. Elle répond là à des questions que je me posais en mars : non, Marx n’a jamais développé ailleurs cette idée pour l’histoire en général ; non, ni Marx ni aucun historien n’a montré d’exemple de son fonctionnement dans le passé ; cependant, c’est bien une contradiction dans le capitalisme, un trait spécifique au capitalisme. (Le capitalisme donne à réfléchir sur le passage que j’ai marqué [5.]. : la libre entreprise favorise le développement des forces productives, mais cette anarchie devient d’autant plus un obstacle au développement des forces productives que la production se mondialise. Le frein dont question en [3.] n’est pas un terme qui annonce la révolution. Non seulement, il est présent dès le début dans le principe, mais très tôt il se fait sentir comme entrave. Cependant, les forces productives, certainement les techniques, connaissent toujours un développement et ça peut continuer un certain temps, et même un temps certain.)
5.
Le capitalisme, c’est aussi la libre entreprise. La multiplication de moulins à eau entraînant des machines textiles demandait sans doute une liberté politique et juridique que le régime de Charles Ier n’offrait pas. En écrivant les phrases que j’ai marquées [3.], Marx a une intuition juste qu’il y a une relation complexe entre forces productives et rapports sociaux de production, ainsi qu’avec le régime politique. Ce que je conteste, c’est la relation de causalité qu’a retenue une conception dogmatique, doctrinale du matérialisme historique marxiste.
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