Dominique Meeùs
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Préface à la deuxième édition

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P. 38-44. Signé de Londres, 23 septembre 1885. https://www.marxists.org/francais/engels/works/1878/06/fe18780611b.htm.

En 1877 ou 78, il y avait urgence à mener la polémique contre Dühring. En 1885, Dühring est oublié, mais l’Anti-Dühring est aussi le premier livre synthétisant les conceptions marxistes sur des questions générales (comme, entre autres, la dialectique), au-delà du Manifeste et du Capital. C’est à ce titre, comme manuel de marxisme, qu’il y a une demande pour une réédition (p. 38).

Il est conscient des limites de ses connaissances scientifiques et, dans cette préface de 1885 du livre de 1878, il introduit des réserves à ce sujet.

p. 40 ⅖Deuxièmement, j’aurais voulu changer la partie qui traite de la science théorique de la nature. Il règne là une grande maladresse d’exposition, et plus d’un point pourrait être exprimé aujourd’hui sous une forme plus claire et plus précise.

[…]

p. 40 ⅗Marx était un mathématicien accompli, mais nous ne pouvions suivre les sciences de la nature que d’une manière fragmentaire, intermittente, sporadique. […] il n’est que trop naturel que je ne trouve pas toujours l’expression technique exacte et que j’évolue en général avec une certaine lourdeur dans le domaine de la science théorique de la nature.

P. 40

Je ne sais pas ce qu’il entend par « théorique » lorsqu’il parle ici, et cela revient ailleurs, de « science théorique de la nature ». Voir cependant ce qu’il dit dans le Feuerbach, au chapitre 4, d’états empiriques de la science1. Mais pourquoi alors le singulier ? Peut-être un singulier générique.

Il fait surtout l’exposé positif du projet.

p. 40 ½Marx et moi, nous fûmes sans doute à peu près seuls à sauver de la philosophie idéaliste allemande la dialectique consciente pour l’intégrer dans la conception matérialiste de la nature et de l’histoire. […]

p. 41 ⅛Il s’agissait évidemment pour moi, en faisant cette récapitulation des mathématiques et des sciences de la nature, de me convaincre dans le détail — alors que je n’en doutais aucunement dans l’ensemble — que dans la nature s’imposent, à travers la confusion des modifications sans nombre, les mêmes lois dialectiques du mouvement qui, dans l’histoire aussi, régissent l’apparente contingence des événements ; les mêmes lois qui, formant également le fil conducteur dans l’histoire de l’évolution accomplie par la pensée humaine, parviennent peu à peu à la conscience des hommes pensants : lois que Hegel a développées pour la première fois d’une manière étendue, mais sous une forme mystifiée, et que nous nous proposions, entre autres aspirations, de dégager de cette enveloppe mystique et de faire entrer nettement dans la conscience avec toute leur simplicité et leur universalité. Il allait de soi que la vieille philosophie de la nature, malgré tout ce qu’elle contenait de valeur réelle et de germes féconds, ne pouvait nous satisfaire. Comme je l’ai exposé en détail dans cet ouvrage, elle avait, p. 42surtout sous sa forme hégélienne, le défaut de ne pas reconnaître à la nature d’évolution dans le temps, de succession, mais seulement une juxtaposition. Cela tenait d’une part au système hégélien lui-même, qui n’accordait qu’à l’ « esprit » un développement historique, mais, d’autre part aussi, à l’état général des sciences de la nature à cette date. Hegel retombait ainsi loin en arrière de Kant, qui avait proclamé déjà, par sa théorie de la nébuleuse, la naissance du système solaire et, par sa découverte du freinage de la rotation de la terre par la marée, la fin de ce système. Enfin, il ne pouvait s’agir pour moi de faire entrer par construction les lois dialectiques dans la nature, mais de les y découvrir et de les en extraire.

Il semblerait indiquer

  1. que ce sont des « lois dialectiques du mouvement » qui, dans l’histoire, « régissent l’apparente contingence des événements » ;
  2. qu’il avait a priori l’intuition et la conviction (« je n’en doutais aucunement dans l’ensemble ») qu’elles devaient être vraies aussi pour la nature (« s’imposent ») ;
  3. qu’il s’agissait « de les y découvrir et de les en extraire » ou même simplement de les confirmer : « de m’en convaincre dans le détail » ;
  4. que ces lois forment le fil conducteur de l’évolution de la pensée.

Le mouvement dans ceci c’est essentiellement le changement : pour la nature, les « modifications sans nombre » ; pour l’histoire, les « événements ». Ce changement, c’est surtout le changement historique, l’évolution, que Kant avait entrevue. Bref, la nature, la société et la pensée ne sont pas le lieu de changements en sens divers ; ces changements constituent une évolution (et non une « confusion ») ; ils obéissent à des lois (ils ne sont pas « contingents ») ; ces lois sont celles de la dialectique (ces lois « régissent »).

Il me semble qu’il y a alors une tension, un conflit de compétence entre les lois générales (ce sont les mêmes pour la nature, la société et la pensée), plutôt philosophiques, de la dialectique et les lois de la nature et de l’histoire, telles qu’ils revient aux sciences de la nature et de la société de les dégager et qui sont spécifiques à divers niveaux de complexité du réel : physique, biologie, neurologie et sciences cognitives, histoire, économie, histoire de la pensée… Engels a conscience de conflit de compétence et il y reviendra au chapitre 12 et au chapitre 13 (et moi aussi à cette occasion). On doit retenir déjà ici qu’ « il ne pouvait s’agir pour moi de faire entrer par construction les lois dialectiques dans la nature ». Il exprime ici déjà pleinement l’ambiguïté de sa position : à la fois la « légalité » des lois de la dialectique (qui « s’imposent », « régissent ») et le respect de la réalité (ne pas les imposer a priori, « par construction » à la nature). (On pourrait dire que « s’imposent » à nous comme évidents des traits récurrents des lois de la nature découvertes par la science, ce qui serait une expression prudente, acceptable, mais des lois qui « régissent » l’histoire, c’est une expression plus forte.) La démarche serait donc de découvrir par le travail scientifique les lois de la nature et les lois de l’histoire (sans y « faire entrer par construction les lois dialectiques ») et de voir apparaître dans toutes ces lois particulières ces motifs généraux récurrents que sont les lois de la dialectique. Mais si les lois dialectiques sont a posteriori, comment peut-on être convaincu par avance de leur validité ? En quoi plusieurs motifs généraux qu’on voit apparaître régulièrement, mais tantôt l’un, tantôt un autre et pas tous ensemble, peuvent-ils être chacun qualifiés de « loi » ? (De ma lecture de la dialectique chez Marx et Engels, j’ai fait une tentative de synthèse.)

Une autre difficulté est de savoir exactement ce que Marx et Engels ont trouvé de si important à récupérer de dialectique chez Hegel, si la dialectique c’est surtout l’évolution, et si cet aspect manquait chez Hegel, en dehors de l’histoire humaine. Il faut alors comprendre qu’on récupère de Hegel la dialectique de l’histoire et qu’on l’étend, en se fondant sur la science, à la nature.

L’expression « dégager de cette enveloppe mystique » est une citation littérale de Marx.

En note, sur Hegel :

p. 41 ¾[…] En ce qui concerne spécialement Hegel, il est à bien des égards très en avance sur ses contemporains empiristes, qui croyaient avoir expliqué tous les phénomènes inexpliqués lorsqu’ils avaient supposé à leur base une force — force de pesanteur, force de flottabilité, force électrique de contact, etc. — ou, si c’était impossible, une substance inconnue, substance lumineuse, substance calorique, substance électrique, etc. Les substances imaginaires sont maintenant à peu près éliminées, mais le charlatanisme des forces combattu par Hegel continue allègrement à hanter par exemple le discours de Helmholtz à Innsbruck en 1869 (voir Helmholtz : Populäre Vorlesungen, 2e livraison 1871, p. 190). En face de la déification — héritée des Français du 18e siècle — de Newton, que l’Angleterre combla d’honneurs et de richesses, Hegel a souligné que Kepler, que l’Allemagne laissa mourir de faim, est le véritable fondateur de la mécanique moderne des corps célestes et que la loi newtonienne de la gravitation est déjà contenue dans les trois lois de Kepler, et même explicitement dans la troisième. Ce que dans sa Philosophie de la nature § 270 et appendices (Hegels Werke, 1842, 7e volume, p. 98 et 113 à 115), Hegel démontre à l’aide de quelques équations simples, réapparaît comme résultat de la mécanique mathématique la plus moderne chez Gustav Kirchhoff : Leçons de physique mathématique, 2e édition, Leipzig 1877, p. 10, et sous une forme mathématique simple essentiellement identique à celle qui fut exposée pour la première fois par Hegel. Les philosophes de la nature sont à la science de la nature consciemment dialectique ce que les utopistes sont au communisme moderne.

Tiens, l’instant d’avant, ce pauvre Hegel était limité par l’état de la science de son temps. Le voilà une page plus loin devenu plus malin que cet idiot de Kirchhoff en physique mathématique.

Sur l’introduction de forces et de substances ad hoc, voir le débat contemporain sur réalisme et antiréalisme. Il se peut que Hegel ait critiqué à juste titre l’inflation ontologique des forces et des substances dans un certain état de la physique, mais je crains qu’Engels ne soit un peu trop optimiste quant à la compétence scientifique de Hegel, un peu chauvin en ce qui concerne Kepler opposé à Newton et inutilement méprisant pour Helmholtz et Kirchhoff. Quant à l’affirmation que « la loi newtonienne de la gravitation est déjà contenue dans les trois lois de Kepler, et même explicitement dans la troisième », Engels s’est un peu laissé aller : Kepler est sûrement un des grands noms de l’astronomie ; Newton se place sur un terrain différent : il fonde une mécanique en général, une dynamique, qui rend compte en particulier des lois de Kepler sur le système solaire.

Alors qu’il se veut dialectique en histoire, Engels perd de vue qu’il y a également une histoire, dialectique elle aussi, de la pensée et de la science et que les concepts de la physique ont été élaborés lentement avec essais et erreurs. Il n’y a pas de sens à se gausser des tâtonnements des physiciens antérieurs. Il tombe dans le même travers dans de longs passages de la Dialectique de la nature ; il joue au donneur de leçons a posteriori sur des sujets qu’en plus il ne connaît pas toujours assez (ou pas du tout). Le fait que des savants soient trop mécanistes, qu’ils soient trop peu consciemment ou explicitement dialectiques (ils sont parfois en fait beaucoup plus dialectiques qu’Engels lui-même), n’en fait pas des idiots.

Il oppose au début du passage Hegel à l’empirisme et à la fin une science consciemment dialectique (encore Hegel ? ses propres espoirs d’écrire un jour une dialectique de la nature ?) aux philosophes de la nature (la science telle qu’elle se fait ? la science ancienne ?). Il pose peut-être ici le problème que la science légifère mais n’explique plus (Newton donne les lois de la gravitation mais renonce à dire ce que la gravitation est), tandis que la dialectique (qui prétend légiférer aussi) permettrait, elle, de redonner du sens. Cela introduit la possibilité de deux niveaux d’explication, le niveau scientifique et le niveau dialectique (?) peut-être plus complémentaires que concurrents.

Il y a peu de textes explicitement philosophiques de Marx et Engels. Cette préface est donc précieuse. Mais il est difficile de tirer de manière certaine des thèses philosophiques précises d’un texte qui n’est qu’une préface et qui est écrit comme une grande envolée littéraire, sur un ton plus rhétorique que logique. Il est dommage qu’Engels, après de grandes protestations de modestie ci-dessus, les oublie rien qu’une page plus loin pour écrire sur la science des considérations imprudentes.

p. 42 ⅗ Il est possible cependant que le progrès de la science théorique de la nature rende mon travail superflu pour la plus grande partie ou en totalité. Car telle est la révolution imposée à la science théorique de la nature par la simple nécessité de mettre en ordre les découvertes purement empiriques qui s’accumulent en masse, qu’elle oblige même l’empiriste le plus récalcitrant à prendre de plus en plus conscience du caractère dialectique des processus naturels. Les vieilles oppositions rigides, les lignes de démarcation nettes et infranchissables disparaissent de plus en plus.

La dialectique devenant mainstream, elle va de soi. On n’en parle que pour s’opposer à une vision empirique, dite « métaphysique ». À partir du moment où elle est le courant principal de la science, il n’est peut-être plus nécessaire de la nommer.

En effet, si la science dit comment le monde est ; si la science, ce faisant, donne son contenu matérialiste à la dialectique « retournée » : les grands traits de ce que le monde est ; alors tout scientifique qui cherche à coller à la réalité du monde (c’est ça la science) est nécessairement dialectique, qu’il le veuille ou non. Cependant, il peut toujours être fructueux dans l’orientation d’une réflexion d’avoir la dialectique présente à l’esprit pour ne pas oublier de prendre en compte la complexité. Dans le produit de la recherche, le problème ne se pose pas : si une théorie n’est pas assez dialectique, elle ne correspond pas au monde et sera rejetée dans la phase de confrontation entre la théorie et la réalité 2. Si ça va de soi en science, il est par contre important en politique, qui n’est pas une science « exacte » et où la complexité est très grande, de rester toujours consciemment, volontairement dialectique.

p. 43 ¾[…] ce sont précisément les oppositions diamétrales représentées comme inconciliables et insolubles, les lignes de démarcation et les différences de classes fixées de force qui ont donné à la science théorique de la nature aux temps modernes son caractère métaphysique borné. Reconnaître que ces oppositions et ces différences existent certes dans la nature, mais seulement avec une validité relative ; que, par contre, cette fixité et cette valeur absolues qu’on leur imputait ne sont introduites dans la nature que par notre réflexion, tel est l’essentiel de la conception dialectique de la nature.

Il est vrai que dans certaines sciences, les concepts ont des frontières floues. Mais je pense que de nombreux savants n’ont pas attendu Engels pour en prendre conscience. La pensée, la science, évoluent, progressent graduellement. En opposant radicalement deux écoles, l’une plus analytique, empiriste, taxée de métaphysique, et une autre, dialectique, Engels pèche précisément par ce qu’il reproche : il fixe une frontière qui n’existe pas. Même schématisme page 44 avec la « méthode de pensée bornée, héritage de l’empirisme anglais ».

Notes
1.
Encore de mon temps à l’école, fin des années 50 du vingtième siècle, à côté d’un peu (très peu) de physique et de chimie, on avait « sciences naturelles », encore très cabinet de curiosités — le collège des jésuites avait d’ailleurs un « musée ».
2.
Le seul critère en science est la confrontation au monde réel, jamais, comme du temps de Lyssenko ou dans d’autres controverses de cette époque, la confrontation à « la dialectique ».
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