Dominique Meeùs
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IV. [ Le matérialisme dialectique ]

Mots-clefs : ❦ Hegel ❦ dialectique des idées, comme reflet du mouvement dialectique du monde réel ❦ retournement de la dialectique hégélienne ❦ dialectique, comme lois générales du mouvement et du développement de la nature, de la société et de la pensée

Il me semble qu’Engels, critiquant Feuerbach, s’oppose à l’idée que la philosophie serait une super-science : « Mais la philosophie, la soit-disant science des sciences planant au-dessus de toutes les sciences particulières et en faisant la synthèse », […]

Feuerbach a eu le tort, en rejetant l’idéalisme de Hegel, de rejeter en même temps « la richesse encyclopédique du système de Hegel » et sa dialectique. Marx, lui, aurait récupéré la dialectique hégélienne. Engels commence par un raccourci de la pensée hegélienne quant au rapport de l’Idée à la nature pour en arriver à la fameuse problématique du « retournement » de la dialectique :

Je n’aime pas cette formulation simpliste dont Engels a abusé et que la plupart des auteurs marxistes répètent à l’envi, de la connaissance comme « reflets » des « objets ». Les perceptions peuvent être considérées en gros comme les reflets des objets, en tant qu’action du monde extérieur sur nos organes sensoriels, mais les objets de notre pensée ne se réduisent pas aux seuls objets matériels susceptibles de frapper nos sens. Il est juste que toute connaissance part de là en dernière instance, mais nos idées ne sont pas simplement ces « reflets » de tels « objets » sensibles. Notre cerveau construit des représentations des objets sensibles et aussi et surtout de relations entre eux, dont les liens de parenté ou de ressemblance qui nous permettent de fabriquer des concepts. Et nous faisons encore plus que de classer en concepts les objets sensibles selon leur air de famille, nous conceptualisons leurs relations elles-mêmes et nous construisons des théories sur le monde. Nous nous convainquons de la validité de nos théories sur le monde en les confrontant constamment au monde dans nos diverses pratiques. Au total, ça nous donne une connaissance du monde qui en est un assez bon reflet, mais on est vachement plus loin que de simples « reflets » des « objets ». Engels, et tous ceux qui le suivent comme des moutons sur ce point, semblent régresser au niveau des empiristes anglais. Bien que largement dépendante du monde réel, la « dialectique des idées » a sa dynamique propre, qui n’est en rien « le simple reflet conscient du mouvement dialectique du monde réel ».

Cette insistance sur le « reflet » vient de la volonté de se démarquer de l’idéalisme. C’est une manière maladroite de dire que notre connaissance nous vient en dernier ressort du monde et non de notre raison pure.

J’aime encore moins la dialectique comme « lois générales du mouvement ». C’est quoi, sinon une conception magique, que ces lois dialectiques qui « ne se fraient leur chemin que d’une façon inconsciente, sous la forme de la nécessité extérieure, au milieu d’une série infinie de hasards apparents » ? Est-ce qu’un jour, la nature, ayant lu Engels, prendra conscience d’obéir à ses lois ? Quel charabia. Engels touche ici du doigt sans s’en rendre compte la faille de son système : si « le cerveau humain peut appliquer consciemment » les lois de la dialectique, c’est qu’elles sont des prescriptions méthodologiques. Ni Hegel, ni Engels, ni personne ne peuvent imposer ces « lois » « dans la nature ».

Après retournement matérialiste, « la dialectique se réduisait à » constater, grâce aux développements de la science du 19e siècle, que tout est mouvement. Cela est très juste. Ce qui est excessif, c’est d’appeler cette constatation « science des lois générales du mouvement ». D’une constatation aussi générale, on est en droit de faire une thèse philosophique, jamais une science ou une loi.

Mots-clefs : ❦ processus ❦ chose ❦ concept ❦ vrai ❦ faux ❦ identité ❦ différence ❦ nécessaire ❦ contingent ❦ métaphysique ❦ empirisme ❦ cellule, unité du vivant ❦ énergie, transformation de l’— ❦ énergie, conservation ❦ évolution ❦ science empirique ❦ philosophie de la nature ❦ science, comme remplacement de la philosophie

Le passage d’une « science des faits » à une « science du classement » me semble celle du passage d’un empirisme à un autre empirisme. Il est vrai qu’un empirisme de classement est un pas en avant vers la théorie. (Il parle aussi d’empirisme et de théorie dans la Dialectique de la nature.) Par ailleurs, il souligne avec grande clairvoyance l’apparition de sciences du développement qui sont « toutes filles de notre siècle ». Si la matière est mouvement, où mouvement veut dire déplacement, mais aussi et surtout changement, alors la science n’est plus seulement science des choses, mais science de ce qui se passe. Il ne faut plus regarder le monde comme constitué de choses, mais de processus :

La grande idée fondamentale selon laquelle le monde ne doit pas être considéré comme un complexe de choses achevées, mais comme un complexe de processus où les choses, en apparence stables, — tout autant que leurs reflets intellectuels dans notre cerveau, les concepts, se développent et meurent en passant par un changement ininterrompu au cours duquel, finalement, malgré tous les hasards apparents et tous les retours en arrière momentanés, un développement progressif finit par se faire jour — cette grande idée fondamentale a, surtout depuis Hegel, pénétré si profondément dans la conscience commune qu’elle ne trouve sous cette forme générale presque plus de contradicteurs. Mais la reconnaître en paroles et l’appliquer, dans la réalité, en détail, à chaque domaine soumis à l’investigation, sont deux choses différentes. Or, si l’on part constamment de ce point de vue dans la recherche, on cesse une fois pour toutes de demander des solutions définitives et des vérités éternelles ; on a toujours conscience du caractère nécessairement borné de toute connaissance acquise, de sa dépendance à l’égard des conditions dans lesquelles elle a été acquise ; on ne s’en laisse plus imposer non plus par l’opposition du vrai et du faux, du bien et du mal, de l’identique et du différent, du nécessaire et du contingent, oppositions irréductibles pour la vieille métaphysique qui a toujours cours ; on sait que ces oppositions n’ont qu’une valeur relative, que ce qui est maintenant reconnu comme vrai comporte un côté faux qu’on ne voit pas et qui apparaîtra plus tard, tout comme ce qui est actuellement reconnu comme faux a son côté vrai grâce auquel il a pu précédemment être considéré comme vrai ; que ce que l’on affirme nécessaire est composé de purs hasards et que le prétendu hasard est la forme sous laquelle la nécessité se dissimule — et ainsi de suite.

L’ancienne méthode de recherche et de pensée, que Hegel appelle la méthode « métaphysique » qui s’occupait de préférence de l’étude des choses considérées en tant qu’objets fixes donnés et dont les survivances continuent à hanter les esprits, a été, en son temps, très justifiée historiquement. Il fallait d’abord étudier les choses avant de pouvoir étudier les processus. Il fallait d’abord savoir ce qu’était telle ou telle chose avant de pouvoir observer les modifications qui s’opèrent en elle. Et il en fut ainsi dans la science de la nature. L’ancienne métaphysique, qui considérait les choses comme faites une fois pour toutes, était issue d’une science de la nature qui étudiait les choses mortes et vivantes en tant que choses faites une fois pour toutes. Mais lorsque cette étude fut avancée au point que le progrès décisif fût possible, à savoir le passage à l’étude systématique des modifications s’opérant dans ces choses au sein de la nature même, à ce moment sonna dans le domaine philosophique aussi le glas de la vieille métaphysique. Et, en effet, si, jusqu’à la fin du siècle dernier, la science de la nature fut surtout une science rassemblant des faits, une science de choses achevées, elle est essentiellement, dans notre siècle, une science de classement, une science des processus, de l’origine et du développement de ces choses et de l’enchaînement qui fait de ces processus naturels une grande totalité. La physiologie qui étudie les phénomènes des organismes végétaux et animaux, l’embryologie qui étudie le développement de chaque organisme depuis l’embryon jusqu’à la maturité, la géologie qui étudie la formation progressive de la surface terrestre, sont toutes filles de notre siècle.

Mais ce sont surtout trois grandes découvertes qui ont fait progresser à pas de géant notre connaissance de l’enchaînement des processus naturels : premièrement, la découverte de la cellule en tant qu’unité à partir de laquelle se développe, par multiplication et différenciation, tout l’organisme végétal et animal ; en conséquence non seulement il a été reconnu que le développement et la croissance de tous les organismes supérieurs s’opèrent selon une loi universelle unique, mais encore que la capacité de transformation de la cellule indique la voie par laquelle les organismes peuvent modifier leur espèce, et, par-là, connaître un développement plus qu’individuel. Deuxièmement, la découverte de la transformation de l’énergie, qui nous a montré que toutes les prétendues forces qui agissent tout d’abord dans la nature inorganique, la force mécanique et son complément, l’énergie dite potentielle, la chaleur, le rayonnement, (lumière ou chaleur rayonnante), l’électricité, le magnétisme, l’énergie chimique constituent autant de manifestations différentes du mouvement universel, qui passent de l’une à l’autre selon certains rapports quantitatifs, de sorte que, pour une certaine quantité de l’une qui disparaît, réapparaît une certaine quantité d’une autre, et qu’ainsi tout le mouvement de la nature se réduit à ce processus ininterrompu de transformations d’une forme dans l’autre. Enfin, la démonstration d’ensemble faite pour la première fois par Darwin, selon laquelle tous les produits de la nature qui nous environnent actuellement, y compris les hommes, sont le produit d’un long processus de développement à partir d’un petit nombre de germes unicellulaires à l’origine, et que ces derniers sont, à leur tour, issus d’un protoplasme ou d’un corps albuminoïdal constitué par voie chimique.

Grâce à ces trois grandes découvertes et aux autres progrès formidables de la science de la nature, nous sommes aujourd’hui en mesure de montrer dans leurs grandes lignes non seulement l’enchaînement entre les phénomènes de la nature dans les différents domaines pris à part, mais encore la connexion des différents domaines entre eux, et de présenter ainsi un tableau d’ensemble de l’enchaînement de la nature sous une forme à peu près systématique, au moyen des faits fournis par la science empirique de la nature elle-même. C’était autrefois la tâche de ce que l’on appelait la philosophie de la nature de fournir ce tableau d’ensemble. Elle ne pouvait le faire qu’en remplaçant les rapports réels encore inconnus par des rapports imaginaires, fantastiques, en complétant les faits manquants par des idées, et en ne comblant que dans l’imagination les lacunes existant dans la réalité. En procédant ainsi, elle a eu maintes idées géniales, pressenti maintes découvertes ultérieures, mais elle a également, comme il ne pouvait en être autrement, donné le jour à pas mal de bêtises. Aujourd’hui, où il suffit d’interpréter les résultats de l’étude de la nature dialectiquement, c’est-à-dire dans le sens de l’enchaînement qui lui est propre, pour arriver à un « système de la nature » satisfaisant pour notre époque, où le caractère dialectique de cet enchaînement s’impose, qu’ils le veuillent ou non, même aux cerveaux de savants formés à l’école métaphysique, aujourd’hui, la philosophie de la nature est définitivement mise à l’écart. Toute tentative pour la ressusciter ne serait pas seulement superflue, elle serait une régression.

Il enterre la philosophie de la nature pour la remplacer par un « système de la nature ». Il a raison de voir la science grignoter le territoire de la philosophie. Mais il ne voit pas que son système présente les mêmes défauts. Que font ses « lois de la dialectique » sinon « remplacer les rapports réels encore inconnus par des rapports imaginaires, fantastiques ». Dire que la contradiction interne est toujours et partout le moteur du mouvement ne fait que cacher qu’on ne connaît pas encore assez le moteur réel spécifique du mouvement dans la plupart des cas et c’est se payer de mots. Par contre, c’est une bonne recommandation méthodologique, heuristique que de rechercher un moteur réel qui présenterait le motif d’une contradiction interne. On peut dire de la dialectique d’Engels aussi : « elle a eu maintes idées géniales, pressenti maintes découvertes ultérieures, mais elle a également, comme il ne pouvait en être autrement, donné le jour à pas mal de bêtises ».

Mais ce qui est vrai de la nature, reconnue également de ce fait comme un processus de développement historique, l’est aussi de l’histoire de la société dans toutes ses branches et de l’ensemble de toutes les sciences qui traitent des choses humaines (et divines). Ici également, la philosophie de l’histoire, du droit, de la religion, etc., consistait à substituer à l’enchaînement réel, et qu’il fallait prouver, entre les événements, celui qu’inventait le cerveau du philosophe, à concevoir l’histoire, dans son ensemble comme dans ses différentes parties, comme la réalisation progressive d’idées, et naturellement toujours des seules idées favorites du philosophe lui-même. De la sorte, l’histoire s’efforçait inconsciemment, mais nécessairement à atteindre un certain but idéal fixé a priori qui était, par exemple chez Hegel, la réalisation de son Idée absolue, et la marche irrévocable vers cette Idée absolue constituait l’enchaînement interne des événements historiques. À l’enchaînement réel, encore inconnu, on substituait ainsi une nouvelle Providence mystérieuse, — inconsciente ou prenant peu à peu conscience d’elle-même. Il s’agissait par conséquent ici, tout comme dans le domaine de la nature, d’éliminer ces enchaînements fabriqués, artificiels, en dégageant les enchaînements réels ; ce qui revient, en fin de compte à découvrir les lois générales du mouvement qui, dans l’histoire de la société humaine, s’imposent comme lois dominantes.

Or l’histoire du développement de la société se révèle, sur un point, essentiellement différente de celle de la nature. Dans la nature — dans la mesure où nous laissons de côté la réaction exercée sur elle par les hommes — ce sont uniquement des facteurs inconscients et aveugles qui agissent les uns sur les autres et c’est dans leur jeu changeant que se manifeste la loi générale. De tout ce qui se produit — des innombrables hasards apparents, visibles à la surface, comme des résultats finaux qui confirment l’existence d’une loi au sein de ces hasards — rien ne se produit en tant que but conscient, voulu. Par contre, dans l’histoire de la société, ceux qui agissent sont exclusivement des hommes doués de conscience, agissant avec réflexion ou avec passion et poursuivant des buts déterminés ; rien ne se produit sans dessein conscient, sans fin voulue. Mais cette différence, quelle que soit son importance pour l’investigation historique, surtout d’époques et d’événements pris isolément, ne peut rien changer au fait que le cours de l’histoire est sous l’empire de lois générales internes. Car, ici aussi, malgré les buts consciemment poursuivis par tous les individus, c’est le hasard qui, d’une façon générale, règne en apparence à la surface. Ce n’est que rarement que se réalise le dessein formé ; dans la majorité des cas, les nombreux buts poursuivis s’entrecroisent et se contredisent, ou bien ils sont eux-mêmes a priori irréalisables, ou bien encore les moyens pour les réaliser sont insuffisants. C’est ainsi que les conflits des innombrables volontés et actions individuelles créent, dans le domaine historique, une situation tout à fait analogue à celle qui règne dans la nature inconsciente. Les buts des actions sont voulus, mais les résultats que donnent réellement ces actions ne le sont pas, ou s’ils semblent, au début, correspondre malgré tout au but poursuivi, ils ont finalement des conséquences autres que celles qui ont été voulues. Ainsi les événements historiques apparaissent en gros également dominés par le hasard. Mais partout où le hasard semble jouer à la surface, il est toujours sous l’empire de lois internes cachées, et il ne s’agit que de les découvrir.

En parlant de « lois générales du mouvement qui, dans l’histoire de la société humaine, s’imposent comme lois dominantes », il oublie que Marx a dit qu’on ne fait pas de l’histoire avec des « lois générales du mouvement » et qu’il a lui-même, Engels, défendu Marx sur se point contre DÜhring.