Dominique Meeùs
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Chapitre 13. Dialectique : négation de la négation

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P. 161 et suivantes
[ Négation de la négation : l’expropriation des expropriateurs ] (D. M.)

P. 161, ½Dühring accuse Marx de fonder l’expropriation des expropriateurs sur des « fariboles hégéliennes ». « Quel rôle joue chez Marx la négation de la négation ? », demande Engels p. 204. Aucune. Chez Marx, l’expropriation des expropriateurs est le résultat d’une « étude qui occupe les cinquante pages précédentes » du Capital.

P. 165, ⅕Marx démontre simplement par l’histoire, et ici résume brièvement les faits que voici : de même qu’autrefois la petite entreprise par son évolution a nécessairement engendré les conditions de son anéantissement, c’est-à-dire de l’expropriation des petits propriétaires, de même aujourd’hui le mode de production capitaliste a engendré également lui-même les conditions matérielles qui le feront nécessairement périr. Le processus est un processus historique, et s’il est en même temps dialectique, ce n’est pas la faute de Marx […]

p. 165, ½Donc, en caractérisant le processus comme négation de la négation, Marx ne pense pas à en démontrer par là la nécessité historique. Au contraire : c’est après avoir démontré par l’histoire comment, en fait, le processus en partie s’est réalisé, en partie doit forcément se réaliser encore, que Marx le désigne, en outre, comme un processus qui s’accomplit selon une loi dialectique déterminée. C’est tout.

Bref, pour Engels, comme pour Ollman, la loi de la quantité et de la qualité (au chapitre 12) et la loi de la négation de la négation ne prouvent rien, ne servent à rien, sinon à faire un commentaire a posteriori.

[ Dialectique dans les grandeurs variables ] (D. M.)

P. 166Pour Engels, le calcul infinitésimal est essentiellement l’application de la dialectique. Il distingue la mathématique élémentaire, celle des grandeurs constantes, basée sur la logique formelle et, par là limitée, selon lui ; de la mathématique supérieure, celle des grandeurs variables et du calcul différentiel, qui serait dialectique. Selon lui, les preuves de la mathématique supérieure sont fausses en mathématique élémentaire parce qu’on ne peut les établir en logique formelle, mais seulement « sur le plan de la dialectique ». Cela appelle deux observations : (i) Engels ne sait pas de quoi il parle quand il parle de mathématiques et de logique, toute sa « mathématique supérieure » est bien sûr basée sur la logique formelle tout autant et bien plus encore que l’ « élémentaire » ; (ii) immédiatement après avoir admis que la dialectique ne prouve rien, il retombe dans l’illusion que la dialectique pourrait fonder quelque chose (par exemple le calcul différentiel) au lieu d’être simplement une source d’inspiration ou une méthode. Parce qu’il voit quelque chose de dialectique dans le calcul différentiel, il croit pouvoir dire que le calcul différentiel vient de la dialectique.

[ Négation de la négation : le grain d’orge et la plante ; le tubercule et la fleur ; l’œuf et l’insecte ; la géologie ] (D. M.)

P. 166, ⅘, et 167Après ces considérations générales sur la dialectique, il revient à la négation de la négation avec l’exemple sans intérêt parce que trivial de la graine et de la plante. p. 167, ½ Il montre que dans le végétal et dans l’animal, « la négation de la négation se présente réellement ». Mais pour moi, ce qui « se présente réellement » ce sont différents phénomènes naturels biologiques spécifiques. On peut commenter ces phénomènes en termes de « négation de la négation », mais il faut se demander si une telle généralité apporte quelque chose, dans ces exemples-ci comme dans les suivants.

P. 167, ⅕Au passage, il semble attribuer à « l’art de l’horticulteur » des vertus lamarckiennes, plutôt même mitchouriniennes avant la lettre.

[ Négation de la négation : le carré de − a ; la différentiation et l’intégration ] (D. M.)

P. 167, bas, et 168Les illustrations mathématiques suivantes sont de nouveau très mauvaises. Il manipule d’abord l’arithmétique pour lui faire dire ce qu’il veut. Il consacre tout le reste de la page 168 à des considérations très poétiques mais totalement non scientifiques sur le calcul différentiel et intégral.

[ Négation de la négation : propriété privée et propriété publique ] (D. M.)

p. 168, bas, et 169En histoire, il reprend à peu près la même discussion qu’avec l’expropriation.

[ Négation de la négation : la fin de la philosophie ] (D. M.)

Le matérialisme primitif est nié par le monothéisme et l’idéalisme. Celui-ci est nié à son tour par le matérialisme dialectique. Mais ce n’est pas un simple retour en arrière.

P. 169, ½Le matérialisme antique fut donc nié par l’idéalisme. Mais dans le développement ultérieur de la philosophie, l’idéalisme à son tour devint insoutenable et fut nié par le matérialisme moderne. Celui-ci, négation de la négation, n’est pas la simple réinstallation de l’ancien matérialisme, mais ajoute aux fondements persistants de celui-ci tout le contenu de pensée d’une évolution deux fois millénaire de la philosophie et des sciences de la nature, ainsi que de ces deux millénaires d’histoire eux-mêmes. Après tout ce n’est plus une philosophie, mais une simple vue du monde qui n’a pas à faire ses preuves et à se mettre en œuvre dans une science des sciences à part, mais dans les sciences réelles.

On trouve ici une concentration de plusieurs erreurs : (i) que le matérialisme moderne contient tout le savoir de l’humanité ; (ii) que la philosophie pourrait se réduire à une science des sciences ; (iii) que même ça n’est plus nécessaire, la philosophie disparaît, ce sont les sciences de la nature elles-mêmes qui prennent le relais.

Les conséquences de ces erreurs peuvent être catastrophiques. Qu’est-ce que c’est ce « matérialisme moderne » qui contient tout le savoir de vingt siècles ? Si on pense que le « matérialisme moderne » ce sont les écrits de Marx et Engels, on en arriverait à penser que quand on a lu Marx et Engels, on connaît tout. De toute manière, les sciences ne peuvent remplacer la philosophie et la philosophie n’est pas une science. Ce n’est pas parce qu’on est matérialiste qu’on peut réduire la philosophie aux sciences. Même si elle est encouragée par le développement des sciences, la position matérialiste est une conviction et une prise de parti qui est philosophique et pas scientifique, qui se trouve logiquement en dehors de la science puisqu’elle est à la base de l’affirmation de la possibilité même de la science. Porter un jugement sur la matérialité du monde et sur la possibilité de le connaître, c’est du domaine de la philosophie.

[ Négation de la négation : théorie de l’égalité de Rousseau ] (D. M.)

p. 169, bas, et 170-171Rousseau faisait de la dialectique sans le savoir.

[ Négation de la négation, en quoi elle fait abstraction de toute science spéciale ] (D. M.)
  • Was ist also die Negation der Negation? Ein äußerst allgemeines und eben deswegen äußerst weitwirkendes und wichtiges Entwicklungsgesetz der Natur, der Geschichte und des Denkens; ein Gesetz, das, wie wir gesehn, in der Tier- und Pflanzenwelt, in der Geologie, in der Mathematik, in der Geschichte, in der Philosophie zur Geltung kommt […]. Es versteht sich von selbst, daß ich über den besondern Entwicklungsprozeß, den z.B. das Gerstenkorn von der Keimung bis zum Absterben der fruchttragenden Pflanze durchmacht, gar nichts sage, wenn ich sage, es ist Negation der Negation. Denn da die Integralrechnung ebenfalls Negation der Negation ist, würde ich mit der entgegengesetzten Behauptung nur den Unsinn behaupten, der Lebensprozeß eines Gerstenhalms sei Integralrechnung oder meinetwegen auch Sozialismus. Das ist es aber, was die Metaphysiker der Dialektik fortwährend in die Schuhe schieben. Wenn ich von all diesen Prozessen sage, sie sind Negation der Negation, so fasse ich sie allesamt unter dies eine Bewegungsgesetz zusammen, und lasse ebendeswegen die Besonderheiten jedes einzelnen Spezialprozesses unbeachtet. Die Dialektik ist aber weiter nichts als die p. 132Wissenschaft von den allgemeinen Bewegungs- und Entwicklungsgesetzen der Natur, der Menschengesellschaft und des Denkens.

  • p. 171 ⅔Qu’est-ce donc que la négation de la négation ? Une loi de développement de la nature, de l’histoire et de la pensée extrêmement générale et, précisément pour cela, revêtue d’une portée et d’une signification extrêmes ; loi qui, nous l’avons vu, est valable pour le règne animal et végétal, pour la géologie, les mathématiques, l’histoire, la philosophie […] Il va de soi que je ne dis rien du tout du processus de développement particulier suivi, par exemple, par le grain d’orge, depuis la génération jusqu’au dépérissement de la plante qui porte fruit, quand je dis qu’il est négation de la négation. En effet, comme le calcul différentiel est également négation de la négation, je ne ferais, en renversant la proposition, qu’affirmer ce non-sens que le processus biologique d’un brin d’orge est du calcul différentiel ou même, ma foi, du socialisme. Voilà pourtant ce que les métaphysiciens mettent continuellement sur le dos de la dialectique. Si je dis de tous ces processus qu’ils p. 172sont négation de la négation, je les comprends tous ensemble sous cette loi unique du mouvement et, de ce fait, je ne tiens précisément pas compte des particularités de chaque processus spécial pris à part. En fait la dialectique n’est pas autre chose que la science des lois générales du mouvement et du développement de la nature, de la société humaine et de la pensée.

  • Wat is dus de negatie van de negatie? Een uiterst algemene en juist daarom uiterst vérstrekkende, belangrijke ontwikkelingswet van de natuur, van de geschiedenis en van het denken. Een wet die zich zoals wij gezien hebben, in de dieren- en plantenwereld, in de geologie, in de wiskunde, in de geschiedenis, in de filosofie doet gelden […]. Het spreekt vanzelf dat ik over het speciale ontwikkelingsproces, dat de gerstekorrel bv. van het ontkiemen tot het afsterven van de vruchtdragende plant doormaakt, in het geheel niets zeg, wanneer ik zeg dat het negatie van de negatie is. Want aangezien de integraalrekening ook negatie van de negatie is, zou ik met de tegenovergestelde bewering slechts de onzin beweren dat het levensproces van de gerstehalm integraalrekening of voor mijn part zelfs socialisme zou zijn. Dit is echter wat de metafysici de dialectiek voortdurend in de schoenen schuiven. Wanneer ik van al deze processen zeg dat zij negatie van de negatie zijn, dan vat ik ze alle onder deze ene bewegingswet samen en laat daarom juist de bijzonderheden van elk afzonderlijk speciaal proces buiten beschouwing. De dialectiek echter is niets anders dan de wetenschap van de algemene bewegings- en ontwikkelingswetten van de natuur, van de menselijke samenleving en van het denken.

  • And so, what is the negation of the negation? An extremely general — and for this reason extremely far-reaching and important — law of development of nature, history, and thought; a law which, as we have seen, holds good in the animal and plant kingdoms, in geology, in mathematics, in history and in philosophy […]. It is obvious that I do not say anything concerning the particular process of development of, for example, a grain of barley from germination to the death of the fruit-bearing plant, if I say it is a negation of the negation. For, as the integral calculus is also a negation of the negation, if I said anything of the sort I should only be making the nonsensical statement that the life-process of a barley plant was integral calculus or for that matter that it was socialism. That, however, is precisely what the metaphysicians are constantly imputing to dialectics. When I say that all these processes are a negation of the negation, I bring them all together under this one law of motion, and for this very reason I leave out of account the specific peculiarities of each individual process. Dialectics, however, is nothing more than the science of the general laws of motion and development of nature, human society and thought.

Il me semble que le fait que cette loi est « extrêmement générale » ne lui confère aucunement « une portée et une signification extrêmes », parce qu’elle est trop générale pour dire quoi que ce soit de significatif. Engels semble entrevoir la difficulté en se défendant de dire rien de « particulier », mais il ne voit pas que, du fait précisément de sa généralité extrême, sa loi ne dit rien du tout. En fait il le voit et le défend même contre Dühring en particulier dans l’affaire de l’expropriation des expropriateurs.

Il est faux que cette loi « nous l’avons vu est valable pour le règne animal et végétal, pour la géologie, les mathématiques… » parce que tous les exemples cités sont idiots (faux ou triviaux) et que quelques exemples disparates (quand bien même ils seraient intéressants) ne fondent pas une induction légitime.

Cependant on a peut-être ici la clef de l’articulation pour Engels entre science (au sens habituel) et dialectique (éventuellement qualifiée de science). Ce sont les sciences spéciales (et pas la dialectique) qui prennent en compte dans leurs lois « les particularités de chaque processus spécial pris à part ». (On pourrait dire que dans la dernière phrase, en disant « la dialectique n’est pas autre chose que… », Engels nous avertit aussi de ce que la dialectique n’est pas.) Mais parce que le monde est (pour Engels) dialectique (au sens des « lois » — ce qui n’est pas le seul sens qu’Engels donne à « dialectique »), on doit nécessairement retrouver toujours — dans les processus naturels spéciaux et dans les lois scientifiques particulières — des motifs, des traits généraux récurrents qui sont ceux des lois de la dialectique. Les lois des sciences spéciales reflètent les lois de la nature qui régissent la manière dont le monde fonctionne (au niveau de la nature, de la société et de la pensée). Les lois de la dialectique régissent les traits généraux qu’on devrait nécessairement retrouver dans les lois scientifiques spéciales.

Il reste que ces lois n’en sont pas parce que

(i)
elles ne sont pas fondées comme loi, puisque qu’elles sont obtenues par une induction sans valeur (pour des lois) ;
(ii)
elles sont plusieurs et ce qu’on retrouve c’est tantôt l’une, tantôt l’autre ; aucune ne peut donc être une loi ; il n’y aurait alors qu’une seule loi de la dialectique : qu’en toute chose on doit retrouver certains traits dialectiques (certains de ceux repris dans les différentes « lois ») ; mais une affirmation générale aussi vague ne présente pas un grand caractère de légalité.

On se demande enfin à quoi peuvent servir de telles non-lois et pourquoi Engels y est tellement attaché. Il me semble que la réponse est à trouver chez Levins et Lewontin qui transforment ces soi-disant lois en conseils de prudence dans le travail scientifique : le monde présente souvent divers traits dialectiques ; si on n’y prête pas attention, cela peut mener à des erreurs ; il peut au contraire être fécond de les rechercher.

[Lors de ces lectures fragmentaires sur la dialectique, j’ai fait diverses critiques justifiées ou non (surtout sur Engels contre lequel je m’énerve parfois). À force, en mettant tout ça ensemble, j’y vois plus clair et j’ai tenté une synthèse. Les réflexions que m’inspirent telle ou telle citation sont ainsi maintenant parfois dépassées.]

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