Dominique Meeùs
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Auteurs : A, B, C, D, E, F, G, H, I, J, K, L, M, N, O, P, Q, R, S, T, U, V, W, X, Y, Z,
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J’ai commencé par prendre des notes de lecture brutes et les commenter. Cela constitue une autre page. Ici je donne une critique plus structurée. (Il reste à revoir peut-être certaines longueurs et à donner plus de citations et de numéros de page — et à nettoyer le code XML.)
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La machine à vapeur est associée à juste titre à la révolution industrielle en Grande-Bretagne, mais on ne peut réduire la révolution industrielle à la machine à vapeur. Andreas Malm2 rappelle que l’industrie textile, l’une des plus importantes aux 18e et 19e siècles, a été mue d’abord par des moulins à eau. On le savait, Marx le mentionne3, mais je n’avais pas lu ce passage ou je n’y avais pas prêté attention. Pour sa thèse de doctorat, Malm a remué une énorme documentation et il y a dans son livre une dimension informative indéniable. J’y ai beaucoup appris.
Quand on pense moulin à eau aujourd’hui, on pense à l’image bucolique d’une roue attachée à une ruine au bord d’un petit ruisseau. Je pense que je n’étais pas le seul à ignorer ou à perdre de vue les puissantes installations qui ont lancé l’industrie du coton en Grande-Bretagne et qui ont continué à jouer un rôle significatif jusqu’à la fin du 19e, surtout en Amérique du Nord où les ressources hydrauliques étaient encore plus importantes. Cette aventure de l’hydraulique comme prime mover de l’industrie est décrite dans les passionnants chapitres 5 et 6. On mentionne ainsi à Catrine en Écosse en 1828 un ensemble de deux grandes roues à aubes en métal appelées The Lions of Catrine (p. 85), d’une puissance combinée de 240 hp4, soit un peu moins de 180 kW. À Deanston (p. 86), on avait prévu un ensemble de huit roues. En 1832, trois roues développaient 320 hp ou presque 240 kW. L’installation aurait été appelée Hercules5.
Malm décrit cette aventure passionnante du développement de l’industrie le long des rivières. Il ne s’agit pas seulement de roues, en bois puis en fer, de plus en plus grandes, mais aussi de canaux, de bassins, pour régulariser l’approvisionnement. Un personnage paradigmatique est Robert Thom (p. 96) qui règle de manière exemplaire la gestion de l’eau autour de son usine de Rothesay, puis applique son savoir-faire à Greenock et est pressenti pour d’autres projets.
L’histoire de ces moulins à eau, c’est aussi l’histoire de la mécanisation. Les premières machines ne sont que des outils un peu plus complexes. Le tour de potier ajoute la rotation et donc une meilleure symétrie du produit, mais c’est la main de l’homme ou de la femme qui fait le pot. Avec le rouet, c’est toujours la main de l’homme ou de la femme qui file. Par contre, la machine à filer, c’est elle qui file ; il lui faut encore des hommes, des femmes ou des enfants comme servants, mais ce ne sont plus eux qui filent. On fera ensuite de même avec la machine à tisser. Il s’agit de machines au plein sens du mot ; elles remplacent le savoir-faire du métier. Elles permettent de produire plus, plus vite, avec une qualité plus uniforme, mais la motivation des capitalistes n’est pas que technique.
Le chapitre 4 montre comment les différentes opérations qui conduisent de la fibre de coton au tissu ont été automatisées dans un contexte de crise économique et de luttes sociales, alors que parfois encore le travail manuel traditionnel à domicile est moins cher (et de moins en moins cher à cause de la crise qui permet d’imposer aux travailleurs un prix à la pièce toujours plus bas), mais où les capitalistes passent cependant à la mécanisation, plus chère, pour s’assurer une plus grande régularité de la production, pour limiter le gaspillage de manière première, en fin de compte pour contrôler les travailleurs et les astreindre au rythme de la machine.
Il faut à de telles machines un moteur plus puissant, plus régulier que l’énergie humaine, que l’énergie animale. Aujourd’hui toute machine a son moteur, presque toujours électrique. Dans l’usine mue par un moulin à eau, il y a un moteur unique, la roue à aubes, dont le mouvement rotatif est transmis à toutes les machines par un réseau d’axe et de courroies à travers tout le bâtiment. C’est ce qu’on a appelé en anglais le prime mover6, le moteur central, unique qui met tout le reste en mouvement.
Cependant, cette aventure de l’eau a aussi des implications sociales. Quand commence une toute petite usine au bord de l’eau dans un village, on peut trouver de la main-d’œuvre dans le village et dans les villages suffisamment rapprochés. Au-delà, le recrutement devient un problème. On a imaginé de confier « en apprentissage » « aux bons soins » des industriels les enfants des orphelinats (p. 131), avec peu de contrôle, donc dans une situation de quasi-esclavage. Mais l’esclavage des enfants présente des limites connues de tout esclavage. Comme on ne paie pas de salaire, on ne peut punir par des retenues sur salaire, ni faire miroiter des augmentations. Même sous le fouet, des enfants non motivés, sous-alimentés et manquant de sommeil sont d’un faible rendement. Pour attirer en nombre des travailleurs adultes ordinaires, au-delà des capacités d’accueil du village, les industriels ont dû construire des cités ouvrières, dites « colonies » (p. 127), avec souvent même une église, des boutiques et une école. Il se peut que les loyers remboursent bien l’investissement, mais dans l’immédiat, c’est une grosse avance de capital qui ne s’amortit que lentement.
Les moulins à eau sont très anciens. Avec Watt7, on a vers la fin des années 1780 une machine qui pourrait aussi servir de prime mover à une usine. Cela présente une structure de coût très différente du moulin à eau, parce que celui-ci constitue un investissement considérable, mais l’eau est gratuite. Une machine à vapeur n’est pas gratuite, mais c’est un investissement moindre. Par contre elle est chère par sa consommation de charbon. Son rendement va continuer à s’améliorer, et le prix du charbon va baisser, mais au total, l’énergie de la vapeur reste longtemps plus chère que l’énergie hydraulique. Or celle-ci ne manque pas. Malm cite (p. 82) des inventaires des gigantesques ressources hydrauliques potentielles, dont seulement quelques pourcents sont exploités. Il y a d’autres avantages et inconvénients, qui ont un coût aussi, et que Malm analyse. Il nous dit ainsi pourquoi l’énergie hydraulique abondante et pas chère au premier abord a été remplacée graduellement par l’énergie de la vapeur dans une transition qu’il étend de 1820 à 18408.
L’inconvénient de l’énergie hydraulique, c’est qu’il faut la prendre là où elle est, généralement dans une vallée à la campagne et non au centre des villes. C’est à cela que répondait le lourd investissement des colonies. Il faut avoir ce capital de départ supplémentaire, alors que le moulin lui-même a déjà demandé une grosse immobilisation. Dans la colonie, les ouvriers sont pieds et poings liés au seul employeur des environs, mais le capitaliste est dans une certaine mesure aussi à la merci d’un mécontentement : il ne peut pas rapidement mobiliser d’autres travailleurs. Les forces de travail libérées à la campagne se réfugient dans les villes où les capitalistes de la vapeur les trouvent en abondance. Les patrons d’usines en ville ne doivent pas loger leurs ouvriers. Il y aura bien des propriétaires marchands de sommeil pour organiser les taudis nécessaires. En outre, le débit des rivières est irrégulier. Il y a des jours où il ne suffit pas et où la production est inférieure à la normale. Les patrons imposent alors aux ouvriers, dans des périodes avec plus d’eau, des heures supplémentaires pour rattraper le retard de production. Lorsqu’on commence à légiférer sur la durée maximale de la journée de travail, tous les capitalistes se plaignent, mais ceux des moulins à eau en souffrent beaucoup plus. On pourrait diminuer l’irrégularité et construisant plus de barrages de retenue et de canaux, mais il s’agirait d’équipements collectifs, encore un lourd investissement de plus et qui suppose une entente difficile à atteindre de capitalistes concurrents.
Ainsi pour diverses raisons, tout bien compté, malgré la gratuité de l’eau, la machine à vapeur se révèle plus avantageuse et l’a emporté dans la transition.
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Malm est un grand écrivain. Il a le sens des images fortes, des raccourcis qui font mouche9. Il ferait un excellent avocat d’assises. Si on se laisse bercer par son discours, si on le lit comme un roman, ce pourrait être un livre passionnant, plein de suspense qui tient le lecteur en haleine.
Par contre, si on le prend pour ce qu’il prétend être, il est franchement pénible. On a vu qu’il expose de manière plus ou moins correcte et complète les avantages et inconvénients des moulins à eau et des machines à vapeur dans le contexte économique, social et politique de l’époque. Il ne faut pas croire qu’il les expose sobrement et en fait la balance en quelques dizaines de pages. Il faut se farcir plus de deux cents pages de jérémiades. Sa technique, c’est de créer le mystère en faisant de la rétention d’information. L’eau a tous les avantages. Pourquoi diable les capitalistes sont-ils quand même passés à la vapeur ? « La transition de l’eau à la vapeur dans l’industrie britannique du coton n’a pas eu lieu parce que l’eau était rare, plus chère ou technologiquement moins capable — au contraire, la vapeur l’a emporté malgré que l’eau soit abondante, meilleur marché et au moins aussi puissante régulière et efficace (p. 93). » Mystère, que Malm met en scène et va élucider pour nous.
Il y a un mystère parce que, selon Malm, l’explication n’est pas celle que l’on croit. Les historiens et économistes, en majorité, pensent que la machine à vapeur répondait à un manque d’énergie. Ils ont tort, puisqu’on l’a vu, il y avait abondance d’énergie hydraulique dont seuls quelques pourcents étaient utilisés. Ces historiens et économistes, Malm, le redresseur de torts, les classe comme ricardo-malthusiens et même Marx ne trouve pas grâce à ses yeux, on y reviendra. Quant à l’énergie thermique, même erreur si l’on prétend qu’il manquait de bois : en réalité les forêts se sont bien maintenues au 19e. (Si, au lieu de charbon, on avait brûlé les forêts, il n’en serait pas resté grand-chose, serions-nous tentés de penser avec les « ricardo-malthusiens », mais cela ne semble pas avoir traversé l’esprit de Malm.) Il qualifie de ricardo-malthusien aussi l’argument de la rareté du sol : une économie qui se développe finit par rencontrer la limite des sols disponibles pour les cultures ou pour les bois. En utilisant du charbon de terre, on échappe à ce goulot d’étranglement. De manière plus générale, pour l’école ricardo-malthusienne le progrès technique serait toujours de fruit de la rareté, pas de la prospérité. Malm considère que c’est à côté de la question, parce que l’énergie que la machine à vapeur remplace n’est pas une biomasse dépendant de la surface arable disponible, mais les moulins à eau.
Malm fait de la rétention d’information. L’énergie hydraulique a toutes les qualités et la vapeur tous les défauts. Donc la transition dans laquelle la vapeur l’emporte est un mystère. Il introduit ensuite longuement, au compte-gouttes et comme à regret d’autres éléments du tableau, mais entretient le climat de mystère qu’il a d’abord créé. Les facteurs qui entrent en compte, il leur donne aussi une coloration. Les avantages, et même les inconvénients, de l’énergie hydraulique sont naturels. Fondamentalement, la vapeur est inférieure, mais elle l’emporte pour des raisons marginales, plus sociales que techniques ou économiques, pour des raisons tordues, contre nature, pour mieux exploiter les travailleurs, bref des raisons méchamment capitalistes. Bien sûr les patrons des moulins à eau imposent une flexibilité extrême, mais ce n’est pas de leur faute. Bref, Malm apparaît comme le champion des capitalistes des moulins à eau, alors qu’il n’est pas des leurs, et se lamente de ce que son camp a perdu. (Mais le football nous apprend qu’on peut perdre et être mauvais perdant sans avoir jamais touché un ballon.)
Ce biais est lié au but du livre, qui n’est pas de faire de l’histoire, mais de tirer de l’histoire de la transition un certain mystère qu’on pourrait transposer à l’attitude actuelle du capitalisme au sujet de la menace climatique.
Malm préfère le paradoxe à la dialectique, comme l’illustre la phrase citée plus haut. L’énergie hydraulique a tout bon et la vapeur tout mauvais ; pourtant c’est cette dernière qui l’emporte. En fait les deux formes d’énergie ont des avantages et inconvénients. Quand on met dans la balance tous les avantages et inconvénients de l’eau et de la vapeur, la balance penche en faveur de la vapeur. Or, à l’un ou l’autre tournant de sa narration, Malm finit par donner tous ces avantages et inconvénients. D’où vient alors le paradoxe ?
Il y paradoxe parce que derrière les catégories métaphysiques de Malm, comme « flux » et « stock », « spatialité » et « temporalité », il y a une catégorie métaphysique implicite de niveau supérieur, le « naturel ». Ce qui est capitaliste est antinaturel. Le capitalisme n’est pas une étape comme une autre du développement de la civilisation humaine, c’est une maladie, une perversion, une aberration. Toute l’histoire de l’humanité est « naturelle » jusqu’à la révolution industrielle et au capitalisme. De ce point de vue de ce qui est « naturel », les moulins à eau (même capitalistes) l’emportent haut la main. Le paradoxe vient de ce que la vapeur l’emporte en fonction d’avantages antinaturels : essentiellement de faciliter l’exploitation de la classe ouvrière. Les moulins à eau ont des avantages honnêtes et on s’attendrait à ce qu’ils gagnent. C’est cependant la machine à vapeur qui gagne et Malm finit quand même par expliquer quels sont les avantages qui la font gagner, mais le paradoxe reste : l’eau méritait de gagner parce que les avantages de la vapeur sont contre nature ; ce sont des avantages sociaux, qui ne valent que dans les rapports d’exploitation capitaliste, qui n’ont pas valeur de « nature ».
Avant le capitalisme, lorsque l’énergie était principalement l’eau, les sociétés avaient une organisation de l’irrigation qui évitait les situations conflictuelles. Les gens étaient liés dans une « communauté de l’eau » et les autorités arbitraient les conflits si nécessaire. Avant le capitalisme, l’humanité vivait, relativement pacifique, dans un esprit des « commons », où les producteurs se savaient liés par des intérêts communs10. Malm le prouve par quelques exemples (Andalousie arabe, Égypte ottomane, Yémen, Pérou, Népal), mais il pourrait en citer « des centaines » d’autres. Malm se réfère entre autres aux travaux d’Ellinor (sic11) Ostrom. D’autres ont critiqué mieux que je ne pourrais le faire la tendance d’Ostrom à négliger les rapports sociaux dans son travail sur les commons12,13. C’est l’individualisme du capitalisme (la libre entreprise) qui rompt ces équilibres sociaux, qui empêche donc de continuer avec une énergie de « flux » comme l’eau et impose le passage à une économie « fossile ».
Puisque, tout compté, la vapeur est plus pratique que le moulin à eau, non seulement les capitalistes l’ont adoptée, mais ils se sont félicités de son adoption. Ils ont érigé des statues à la gloire de Watt et ont produit des écrits dithyrambiques sur la machine à vapeur. Malm qualifie cela de steam fetishism. Mais les écrits des capitalistes disent aussi les avantages réels qui ont fondé leur décision rationnelle. En reprenant cela dans le chapitre 9 sur l’idéologie bourgeoise, Malm en arrive à présenter comme fétichiste, idéologique, irrationnel le choix de la vapeur. La bourgeoisie se serait ainsi enfermée dans une idéologie « fossile », fossilisée au point de se maintenir aujourd’hui et de fournir à Malm un éclairage sur les enjeux climatiques actuels.
Il me semble que le principal fétichisme dans cette affaire, c’est le fétichisme de la nature de Malm, tel qu’on l’a vu ci-dessus, qui s’exprime aussi négativement dans son usage de l’adjectif « fossile ». On a ainsi non seulement des combustibles fossiles, mais une énergie « fossile », un capital « fossile », une économie « fossile » (qui fait suite à une économie « proto-fossile »), un « espace abstrait fossile », un taux de « composition fossile » du capital, un sujet « fossile » devant un appareil idéologique d’État « fossile ». Je trouve ce mot 513 fois dans le livre14. Par cette logorrhée de « fossile », Malm veut nous communiquer son fétichisme : le caractère noir, néfaste, diabolique de la machine à vapeur, et y trouver une explication de la faiblesse des autorités face à la menace climatique. Notre problème n’est pas tant l’exploitation capitaliste que le capitalisme « fossile ».
Une opposition traverse le livre entre le fétichisme de ce qui est bon, humain, naturel et donc recevable, et ce qui est capitaliste « fossile ». Ce jugement éthique structure en fait le livre. C’est pour cela que Malm rechigne à expliquer simplement la transition, qu’il la distille à regret comme un grand mystère.
Que les capitalistes soient comme les Martiens de Welles, des gens totalement étrangers à notre histoire (« mistaking capitalists for Humans », dit-il), c’est la base de sa critique de l’Anthropocène. Ces dégâts causés à la nature ne sont pas ceux de l’humanité, ce sont seulement ceux des capitalistes et il faudrait dire Capitalocène. C’est de nouveau une incapacité de dialectique. Bien sûr, il faut « faire payer la crise aux riches » : les capitalistes se sont enrichis sur notre dos tout en polluant ; à eux de payer maintenant. Cela ne retire rien au fait que cela fait partie de l’histoire de l’humanité. L’humanité a accédé à un stade industriel, qui constitue un progrès évident ; cela s’est fait sous le capitalisme, ça ne pouvait pas se faire autrement et cela pèse lourdement sur le reste de la nature. La marque dans la nature n’est peut-être pas encore une couche géologique qui mérite un nom en géologie comme Anthropocène15, mais c’est bien la marque de l’humanité.
Paul Crutzen propose de dater l’Anthropocène en référence à la machine de Watt16. Pour Malm, cela participe du mythe que la machine à vapeur serait un tournant et cela renforce le mythe. Malm étend sa critique de l’Anthropocène à une certaine conception marxiste du progrès. Il conteste qu’on puisse parler de progrès pour l’humanité. La machine à vapeur n’est pas, selon lui, un progrès pour l’espèce humaine : elle a été imposée par quelques personnes pour asseoir leur pouvoir sur les autres.
Malm, qui semble pourtant avoir bien lu Marx, n’a pas l’air de comprendre que c’est toujours ainsi que se fait le progrès. Le progrès de l’humanité passe par divers stades historiques. À part un stade primitif très animal, l’humanité n’a pas d’histoire, ni donc de progrès, qui ne soit aussi l’histoire de classes dirigeantes et profiteuses. Marx tout en soulignant dans le Manifeste le caractère destructeur du capitalisme, lui reconnaît le mérite d’une accélération du progrès. Ce grand progrès ouvre la possibilité du socialisme (et le caractère destructeur du capitalisme rend ce passage au socialisme urgent).
Malm considère le capitalisme comme un corps étranger, une parenthèse, un accident malheureux, dans l’histoire de l’homme et de sa civilisation. Mais il n’y a pas d’histoire de l’humanité en dehors des rapports sociaux et l’histoire de l’humanité passe par le capitalisme ; tout ça fait partie du patrimoine de l’humanité. Comme Malm est imperméable à la dialectique, pour lui le capitalisme est totalement négatif. Non seulement il exploite le prolétariat, mais, pire encore, il est « fossile ». L’histoire du capitalisme n’a donc rien à voir avec l’histoire de l’humanité. Le capitalisme est un corps étranger, une imposture, une perversion, une anomalie temporaire. Cela apparaît déjà au chapitre 9 sur le steam fetishism : la révolution industrielle ne serait révolution que des seuls capitalistes et dans leur seul intérêt. Il y revient lourdement au chapitre 12 : on aurait tort de prendre les capitalistes pour des êtres humains. Leur histoire n’est pas notre histoire.
Outre la question du progrès, il y a chez Malm des considérations sur l’accumulation et la croissance qui témoignent une fois de plus de son incompréhension de la vision marxiste de l’histoire. Pour Malm, l’accumulation étant une maladie propre au capitalisme, la croissance est une anomalie, un symptôme également propre au capitalisme. Mais c’est le contraire qui est vrai : la croissance est une constante du genre humain. D’abord cette accumulation et cette croissance en grand ont toujours existé en petit. Tailler des silex pour en faire des outils, c’est déjà « détourner » du travail de la subsistance quotidienne en vue d’un futur avec plus d’aliments et une plus grande population. Sans une certaine croissance, nous serions toujours avant l’âge de la pierre. Elle a été minime pendant des centaines de milliers d’années. Elle s’est quelque peu accélérée à partir du néolithique. Elle ne décolle vraiment que sous le capitalisme, où elle passe par la forme particulière qu’est l’accumulation capitaliste. C’est effectivement nouveau. Les classes dirigeantes antérieures elles aussi s’appropriaient un surplus du travail, mais l’affectaient surtout à des dépenses improductives. Les capitalistes accumulent pour investir dans la production. Ils accumulent comme des forcenés le fruit de la sueur et du sang des travailleurs, dans leur seul intérêt, au mépris de l’environnement. Il en résulte une grande abondance de valeurs d’usage17 et de valeurs d’usage nouvelles, pas seulement pour les capitalistes. Sans cette accumulation capitaliste, Malm n’aurait pas eu d’ordinateur pour écrire son livre ni moi pour écrire ma critique. Sous le socialisme, on aurait une accumulation socialiste et une croissance socialiste, toujours dans la continuité du genre humain, mais dans les mains des travailleurs eux-mêmes et, est-on en droit d’espérer, avec plus de souci de l’environnement.
Malm attribue à Marx une théorie de l’histoire dans laquelle la technique engendre les rapports sociaux et, à l’appui de sa théorie ou en conséquence, l’affirmation dans sa Misère de la philosophie du fait, en particulier, que la machine à vapeur engendre le capitalisme. Or le capitalisme moderne, avec industrie mécanisée, est antérieur à la généralisation de la machine de Watt et Marx s’en rend compte en mentionnant ailleurs que l’industrie moderne a commencé avec les moulins à eau18. Dans les faits le lien de causalité est exactement l’inverse de celui avancé (selon Malm) par Marx : le capitalisme engendre la machine de Watt et non le contraire. Marx a donc bien vu que sa théorie (enfin… celle que Malm lui impute) était réfutée19. On aurait alors pu s’attendre à ce qu’il reconnaisse son erreur et rectifie sa théorie en inversant le lien de causalité. Il n’a cependant pas pu s’y résoudre20. À cause de ce manque de courage de Marx, les marxistes ont continué à croire en cette détestable théorie des forces productives.
D’abord, on ne peut réduire Marx à la Misère de la philosophie. Ensuite, même là, Marx dit plutôt le contraire : « Die Handmühle ergibt eine Gesellschaft mit Feudalherren, die Dampfmühle eine Gesellschaft mit industriellen Kapitalisten. » De même qu’il n’y a pas de fumée sans feu, donc que la fumée vous donne le feu (vous le signale, sans pour autant en être la cause, vous donne l’information), le « moulin à vapeur » vous donne le capitaliste industriel. En effet, sans capitalisme, pas de machine de Watt, donc la présence d’une machine de Watt vous assure qu’on est bien au temps de l’industrie capitaliste. Malm ne comprend pas la logique de la phrase ; il y voit exactement le contraire de ce qu’elle dit : « In his maxim, Marx spells out an unequivocal and, within the wider Marxist tradition, highly influential hypothesis on the arrow of causation in an industrialising economy such as Britain’s: steam begets capital — not the other way around. » (P. 33.) C’est avec ça qu’il condamne Marx. Beaucoup de gens se trompent entre le nécessaire et le suffisant, dans le « pas de fumée sans feu » et ailleurs ; Malm est de ceux-là.
Le seul défaut de Malm n’est pas d’être incapable de faire la différence entre nécessaire et suffisant. En fait, il a tort aussi de réduire le problème à la direction d’une causalité, alors que Marx pense en termes de relations dialectiques et non de causalité unilatérale à la Malm. Quand Marx écrit la préface (1859) de la Contribution à la critique de l’économie politique, ses lectures et ses études lui permettent de conclure dans les grandes lignes que « les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles ». Cette idée apparaît plus d’une fois dans ses écrits, ainsi que la détermination en dernière instance de la superstructure par cette base économique. Marx montre qu’il y de nombreux liens dialectiques complexes entre l’évolution de la technique, l’évolution des rapports sociaux, les changements de régime politique. Marx n’a cependant jamais développé formellement une théorie générale et causale de l’histoire. En outre, la dialectique est la prise en compte du concret, de tous les aspects de chaque situation concrète ; ce n’est pas une théorie métaphysique du monde, avec des lois ou autres vérités éternelles ; Marx conteste la possibilité d’une « théorie historico-philosophique de la marche générale, fatalement imposée à tous les peuples, quelles que soient les circonstances historiques où ils se trouvent placés21 ». Malm reproche à Marx la fausseté d’une théorie « de Marx », théorie qui, pour Marx, ne peut même pas exister22.
Malm a un manque de sens de l’histoire étrange pour un marxiste. On l’a vu déjà à propos du Manifeste et de l’Anthropocène. Il est possible qu’il soit nouveau venu au marxisme et qu’il n’en ait qu’une connaissance superficielle.
Malm se donne un vernis théorique en disant le particulier par le général. Je ne vois pas bien l’intérêt d’introduire (au chapitre 3) les catégories qu’il appelle « flux » (l’énergie solaire et ce qui en dépend de manière relativement directe, en temps réel, comme le courant des rivières) et « stock » (des réserves accumulées, comme le charbon)23. Flux et stock sont repris à d’autres auteurs mais sont ici de fausses généralités. En effet, il s’agit dans ce livre, pour l’essentiel, d’opposer non pas des catégories, mais deux singuliers : le moulin à eau et la machine de Watt. Avec flux et stock, il veut induire l’idée d’une gentille nature opposée au méchant charbon du marché, mais ça tombe à plat dans la mesure où, comme il le fait remarquer lui-même, le charbon extrait est beaucoup plus fluent, liquide, que la rivière qui coule mais qu’on ne peut transporter ailleurs.
C’est, on le verra, une caractéristique du livre, de théoriser beaucoup, mais à bon compte. Quelques lignes plus loin, il parle de la « spatialité » des animaux et de leur « temporalité » pour dire que ça prend de la place et que ça fatigue en quelques heures.
Marx examine dans le Livre 2 de son Capital la circulation du capital. Malm entreprend en son chapitre 13 la théorie de la circulation du charbon.
Il part de la formule du cycle du capital chez Marx, A — M . . . P . . . M′ — A′, où du capital en monnaie (A, argent dans le sens de monnaie) achète du capital en marchandises M pour se transformer (P, capital productif 24) en un plus grand capital marchandises M prime, qui, par la vente, redevient de la monnaie, un plus grand capital monnaie A prime. Avec ce capital plus grand, le capitaliste reprend un nouveau cycle, sur un plus grand pied, conduisant à un capital encore plus grand. On a donc dans le système capitaliste toujours plus de capital (accumulation du capital) et toujours plus de marchandises (croissance). (Pour Malm, c’est une bizarrerie de l’histoire, « a quirk of history, an eccentricity of the present » et ce serait ce que Marx lui-même dirait dans ses bons moments, quand il n’est « pas trop déterministe ».)
De la formule générale de Marx, Malm passe à sa propre « formule générale du capital fossile ». Il fait remarquer à la suite de Marx que le capital marchandise M se compose de force de travail et de moyens de production. Dans les moyens de production, il y a toujours du combustible fossile. Donc, dans son essence, le capitalisme, plus encore qu’accumulation de capital, serait accumulation de « fossile » malmien, impliquerait intrinsèquement des quantités toujours plus grandes de combustible fossile et un rejet toujours plus grand de CO2.
On pourrait ainsi repenser entièrement l’histoire du capital comme histoire de l’économie « fossile ». De même qu’il a fallu au capitalisme un capital de départ — c’est la question de l’accumulation « initiale » (dite aussi « primitive ») —, il faut bien pour commencer l’exploitation minière un certain développement préalable du capitalisme qui puisse fournir les équipements nécessaires : ce capitalisme primitif, « préfossile » en tant qu’il est condition de départ du capitalisme « fossile », c’est pour Malm l’ « accumulation initiale du capital fossile ». La parodie est complète.
Le chapitre 1 sert d’introduction. (Il n’y en a pas d’autre.) Nous sommes confrontés au réchauffement climatique, au CO2. Malm estime qu’il faut relire l’histoire à la lumière de cet élément nouveau, que sous cet éclairage, l’histoire du 19e siècle prend une signification nouvelle. Une meilleure compréhension de cette histoire serait indispensable pour comprendre l’immobilisme actuel en matière de climat : « Only thus can we retain at least a hypothetical possibility of changing course. » Plus précisément, l’étude des raisons qui ont conduit alors à l’usage industriel du charbon pourrait nous aider à comprendre les raisons pour lesquelles le capitalisme ne pourrait continuer à exister sans continuer à brûler du carbone. Après l’histoire des techniques (chapitres 2 à 12) et les théories de la circulation du charbon et autres (chapitre 13), le livre passe abruptement à un chapitre sur le capitalisme « fossile » en Chine (chapitre 14) puis revient au climat (chapitres 15 et 16). Je ne trouve pas de conclusion du travail des chapitres 2 à 13 et je ne trouve donc pas explicitement la « nouvelle signification » annoncée. Malm pense-t-il que la conclusion saute aux yeux ?
Sans doute devons-nous donc conclure nous-mêmes que, le charbon étant un élément essentiel, intrinsèque à l’accumulation capitaliste (« formule générale du capital fossile », chapitre 13), le capitalisme, « fossile » dans son essence (sans jeu de mots), ne pouvant abandonner ce charbon intrinsèque (ou plus largement le carbone, donc aussi le pétrole et le gaz), ne peut pas sortir de la crise climatique ; il faut passer à un autre mode de production.
Quelqu’un m’a suggéré aussi l’interprétation possible, moins essentialiste, que de même que les capitalistes du 19e avaient préféré pour l’exploitation des travailleurs la liquidité du charbon à la rigidité de la rivière, de même au 21e les capitalistes continuent à voir dans les énergies de sources fossiles une souplesse d’exploitation des travailleurs qu’ils craindraient de perdre avec les énergies de sources renouvelables.
On a connu quarante ans après des turbines à eau de marque Hercules créées par John B. McCormick aux États-Unis. On en parle au passage dans en.wikipedia.org/wiki/John_B._McCormick_House. Chez Malm, Hercules est le nom donné à l’époque à l’ensemble des nouvelles roues de Deanston. Dans d’autres sources ce serait le nom d’une des roues, une autre étant appelée Samson. On trouve une image des roues de 1831 en canmore.org.uk/collection/1096138.
La première turbine moderne serait celle de Fourneyron en France (prototype 1827, première réalisation industrielle 1832). Elle n’a pas pénétré en Angleterre. (Joseph Gordon Stuart, « Description of a Water-wheel with Vertical Axle : On the Plan of the Turbine of Fourneyron, Erected at Balgonie Mills, Fifeshire », Edinburgh New Philosophical Journal, 1846.) La turbine la plus fameuse, toujours utilisée aujourd’hui, est la turbine Francis de 1849 aux États-Unis. Mais sans doute les turbines arrivent-elles trop tard pour sauver du déclin l’industrie à prime mover hydraulique ; quand on cherche sur l’histoire des turbines, elles sont presque toujours associées à l’hydroélectricité.