Dominique Meeùs
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Misère de la Philosophie (1847)

Karl Marx, Misère de la Philosophie : Réponse à la Philosophie de la misère de M. Proudhon A. Franck, Paris, et C. G. Vogler, Bruxelles, 1847, vi + 178 pages. Un exemplaire de l’université de Gand est digitalisé dans l’Internet Archive. (C’est cette édition que j’utilise.)
Avec une préface de Friedrich Engels, V. Giard et E. Brière, Paris, 1886, digitalisée dans l’Internet Archive.
Nouvelle édition, avec une préface de Friedrich Engels, V. Giard et E. Brière, Paris, 1908, digitalisée à la BnF. Aussi en Wikisource.
Éditions sociales, Paris, 19461, aussi 1947, enfin 1977. En ligne : www.marxists.org/francais/marx/works/1847/06/km18470615.htm.
3 Chapitre premier. Une découverte scientifique.Ib. § Ier. Opposition de la valeur d’utilité et de la valeur d’échange.

p. 34 ⅔Nous aussi nous commencerons par la fin, et pour disculper les économistes des accusations de M. Proudhon, nous laisserons parler deux économistes assez importants.

Sismondi :

C’est l’opposition entre la valeur usuelle et la valeur échangeable à laquelle le commerce a réduit toute chose, etc.

Sismondi : Études, tome II, page 162, édition de Bruxelles.

Lauderdale :

En général, la richesse nationale [la valeur utile] diminue à proportion que les fortunes individuelles s’accroissent par l’augmentation de la valeur vénale ; et à mesure que celles-ci se réduisent par la diminution de cette valeur, la première augmente généralement.

Lauderdale : Recherches sur la nature et l’origine de la richesse publique ; traduit par Largentie de Lavaïsse, Paris, 1808.

18 § II. La valeur constituée ou la valeur synthétique.62 § III. Application de la loi des proportionnalités de valeur.Ib. A) La monnaie.75 B) L’excédant du travail.92 Chapitre II. La métaphysique de l’économie politique.Ib. § Ier. La méthode.93 Première observation.

Les matériaux des économistes, c’est la vie active et agissante des hommes ; les matériaux de M. Proudhon, ce sont les dogmes des économistes. Mais du moment qu’on ne poursuit pas le mouvement historique des rapports de la production, dont les catégories ne sont que l’expression théorique, du moment que l’on ne veut plus voir dans ces catégories que des idées, des pensées spontanées, indépendantes des rapports réels, on est bien forcé d’assigner comme origine à ces pensées le mouvement de la raison pure. Comment la raison pure, éternelle, impersonnelle fait-elle naitre ces pensées ? Comment procède-t-elle pour les produire ?

Si nous avions l’intrépidité de M. Proudhon en fait de hegelianisme, nous dirions : Elle se distingue en elle-même d’elle-même. Qu’est-ce à dire ? La raison impersonnelle n’ayant en dehors d’elle ni terrain sur lequel elle puisse se poser, ni objet auquel elle puisse s’opposer, ni sujet avec lequel elle puisse composer, elle se voit forcée de faire la culbute en se posant, en s’opposant et en composant — position, opposition, composition. Pour parler grec, nous avons la thèse, l’antithèse et la synthèse. Quant à ceux qui ne connaissent pas le langage hegelien, nous leur dirons la formule sacramentelle : affirmation, négation, négation de la négation. Voilà ce que parler veut dire. Ce n’est certes pas de l’hébreu, n’en déplaise à M. Proudhon ; mais c’est le langage de cette raison si pure, séparée de l’individu. Au lieu de l’individu ordinaire, avec sa manière ordinaire de parler et de penser, nous n’avons autre chose que cette manière ordinaire toute pure, moins l’individu.

Ainsi, si on s’écarte du concret, ou d’une science qui a pour objet un certain niveau du monde matériel, on ne peut plus que se payer de mots (« Voilà ce que parler veut dire »). J’apprécie beaucoup l’expression de « formule sacramentelle » de Marx ironisant sur la triade hégélienne. Je crains que souvent on utilise les soi-disant « lois de la dialectique » comme des formules sacramentelles. Après tout, non, on ne les utilise pas puisqu’elles ne peuvent mener à rien (qui a jamais vu utiliser une « loi de la dialectique » ?) ; on les commente, on les enseigne et on prétend les utiliser comme des formules sacramentelles.

Faut-il s’étonner que toute chose, en dernière abstraction, car il y a abstraction et non pas analyse, se présente à l’état de catégorie logique ? Faut-il s’étonner qu’en laissant tomber peu à peu tout ce qui constitue l’individualisme d’une maison, qu’en faisant abstraction des matériaux dont elle se compose, de la forme qui la distingue, vous arriviez à n’avoir plus qu’un corps, — qu’en faisant abstraction des limites de ce corps vous n’ayez bientôt plus qu’un espace, — qu’en faisant enfin abstraction des dimensions de cet espace, vous finissiez par ne plus avoir que la quantité toute pure, la catégorie logique. À force d’abstraire ainsi de tout sujet, tous les prétendus accidents, animés ou inanimés, hommes ou choses, nous avons raison de dire qu’en dernière abstraction on arrive à avoir comme substance les catégories logiques. Ainsi les métaphysiciens qui, en faisant ces abstractions, s’imaginent faire de l’analyse, et qui, à mesure qu’ils se détachent de plus en plus des objets, s’imaginent s’en approcher au point de les pénétrer, ces métaphysiciens ont à leur tour raison de dire que les choses d’ici-bas sont des broderies, dont les catégories logiques forment le canevas. Voilà ce qui distingue le philosophe du chrétien. Le chrétien n’a qu’une seule incarnation du Logos, en dépit de la logique ; le philosophe n’en finit pas avec les incarnations. Que tout ce qui existe, que tout ce qui vit sur la terre et sous l’eau, puisse, à force d’abstraction, être réduit à une catégorie logique ; que de cette façon le monde réel tout entier puisse se noyer dans le monde des abstractions, dans le monde des catégories logiques, qui s’en étonnera ?

Il montre bien comment en « dernière abstraction » on perd tout contact avec le monde. Mais Marx lui-même recourt constamment à l’abstraction et le dit et s’en justifie : c’est son instrument de laboratoire, comme le microscope pour d’autres. Il faudrait donc bien étudier ce qui fait la différence entre une abstraction métaphysique et une abstraction légitime.

Tout ce qui existe, tout ce qui vit sur la terre et sous l’eau, n’existe, ne vit que par un mouvement quelconque. Ainsi, le mouvement de l’histoire produit les rapports sociaux, le mouvement industriel nous donne les produits industriels, etc.

Ainsi, tout est mouvement, mais il insiste immédiatement sur la spécificité du mouvement. De son point de vue, des « lois générales du mouvement de la matière, de la société et de la pensée », ce serait nécessairement une « formule sacramentelle ». Le « mouvement » même, pris dans l’absolu, serait une notion métaphysique. Marx ne dit pas « le mouvement » dans l’abstrait, mais pour chaque chose « un mouvement quelconque ». Il développe cette critique :

De même qu’à force d’abstraction nous avons transformé toute chose en catégorie logique, de même on n’a qu’à faire abstraction de tout caractère distinctif des différents mouvements, pour arriver au mouvement à l’état abstrait, au mouvement purement formel, à la formule purement logique du mouvement. Si l’on trouve dans les catégories logiques la substance de toute chose, on s’imagine trouver dans la formule logique du mouvement la méthode absolue, qui non-seulement explique toute chose, mais qui implique encore le mouvement de la chose.

C’est cette méthode absolue dont Hegel parle en ces termes : « La méthode est la force absolue, unique, suprême, infinie, à laquelle aucun objet ne saurait résister ; c’est la tendance de la raison à se reconnaître elle-même en toute chose. » (Logique, tome III.)

[…]

Ainsi, qu’est-ce donc que cette méthode absolue ? L’abstraction du mouvement. Qu’est-ce que l’abstraction du mouvement ? Le mouvement à l’état abstrait. Qu’est-ce que le mouvement à l’état abstrait ? La formule purement logique du mouvement ou le mouvement de la raison pure. En quoi consiste le mouvement de la raison pure ? À se poser, à s’opposer, à se composer, à se formuler comme thèse, antithèse, synthèse, ou bien encore à s’affirmer, à se nier, à nier sa négation.

Comment fait-elle, la raison, pour s’affirmer, pour se poser en catégorie déterminée ? C’est l’affaire de la raison elle-même et de ses apologistes.

Mais une fois qu’elle est parvenue à se poser en thèse, cette thèse, cette pensée, opposée à elle-même, se dédouble en deux pensées contradictoires, le positif et le négatif, le oui et le non. La lutte de ces deux éléments antagonistes, renfermés dans l’antithèse, constitue le mouvement dialectique. Le oui devenant non, le non devenant oui, le oui devenant à la fois oui et non, le non devenant à la fois non et oui, les contraires se balancent, se neutralisent, se paralysent. La fusion de ces deux pensées contradictoires constitue une pensée nouvelle, qui en est la synthèse. Cette pensée nouvelle se déroule encore en deux pensées contradictoires qui se fondent à leur tour en une nouvelle synthèse. De ce travail d’enfantement naît un groupe de pensées. Ce groupe de pensées suit le même mouvement dialectique qu’une catégorie simple, et a pour antithèse un groupe contradictoire. De ces deux groupes de pensées naît un nouveau groupe de pensées, qui en est la synthèse.

De même que du mouvement dialectique des catégories simples naît le groupe, de même du mouvement dialectique des groupes naît la série, et du mouvement dialectique des séries naît le système tout entier.

La critique est vraiment féroce, aussi sur la contradiction et la négation de la négation. Mais cela nous met devant une grande responsabilité. Plus tard, Marx a souligné qu’on ne pouvait pas jeter Hegel avec l’eau du bain. Pour Marx, la dialectique de Hegel était récupérable à condition de la remettre sur ses pieds. Ici la critique porte sur la contradiction et la négation de la négation qui n’ont leur origine que dans la dynamique de l’idée. Y a-t-il contradiction ou négation de la négation dans la matière ? Cela nous impose de comprendre tout ce que Marx met dans le retournement. Je crains que certains ne croient que depuis que Marx a écrit avoir remis la dialectique de Hegel sur ses pieds, il suffit de se reposer sur le fait que Marx l’a dit (sans très bien savoir ce qu’il a voulu dire au juste) et qu’on peut impunément reprendre à la lettre, telle quelle, la dialectique de Hegel pourvu qu’on rappelle par ailleurs qu’on est matérialiste. L’ennui c’est qu’on ne fait alors que reprendre des formules, que ce n’est alors plus du matérialisme dialectique mais de la dialectique métaphysique comme celle que Marx démolit ici.

Je pense que l’essentiel, c’est ce que Marx dit vers le début du passage que je cite, sur la spécificité du mouvement. Le mouvement des photons c’est une chose. La révolution des corps célestes c’en est une autre. La révolution sociale encore une autre. Non seulement le mouvement de la matière et le mouvement de la société sont deux choses différentes, mais les expressions le « mouvement de la matière » et « le mouvement de la société », au singulier, sont illégitimes, à moins de les prendre comme un singulier générique, comme un pluriel : il faut étudier scientifiquement les différentes formes spécifiques du mouvement. Vouloir faire un usage effectif, direct des « lois les plus générales du mouvement de la matière, de la société et de la pensée », c’est de la métaphysique hégélienne. (Voir ma note sur la dialectique.)

[…] Ainsi, pour Hegel, tout ce qui s’est passé et ce qui se passe encore est tout juste ce qui se passe dans son propre raisonnement. Ainsi la philosophie de l’histoire n’est plus que l’histoire de la philosophie, de sa philosophie à lui. Il n’y a plus « l’histoire selon l’ordre des temps », il n’y a que « la succession des idées dans l’entendement ». Il croit construire le monde par le mouvement de la pensée, tandis qu’il ne fait que reconstruire systématiquement et ranger sous la méthode absolue, les pensées qui sont dans la tête de tout le monde.

« Ainsi, pour Hegel, tout ce qui s’est passé et ce qui se passe encore est tout juste ce qui se passe dans son propre raisonnement » et dans « l’histoire… de sa philosophie à lui » ; c’est un peu la critique qu’on retrouve chez Engels et chez Russel.

Pour des raisons incompréhensibles, on trouve aux Éditions sociales à partir de 1946 « le moulin à vapeur, la société avec le capitalisme industriel ». Selon l’édition de 1847, Marx a bien écrit « capitaliste ». C’est encore « capitaliste » dans l’édition de 1908. La « correction » des Éditions sociales est d’autant plus curieuse que, pour le reste, on n’y corrige pas le français de Marx dans le texte, mais dans de rares notes de bas de page.

120 2. La division du travail et les machines142 3. La concurrence et le monopole153 4. La propriété ou la rente

Mots-clefs : ❦ fertilité d’un terrain, change avec l’application de la chimie ❦ fertilité d’un terrain, dépend des rapports sociaux

167 § V. Les grèves et les coalitions des ouvriers.
Notes
1.
J’ai détecté aux Éditions sociales une curieuse « correction » du texte de Marx. C’est inquiétant dans la mesure où rien n’indique s’il y a d’autres interventions de ce genre ou si c’est seulement un lapsus calami.