Manuel d’économie politique de l’Académie des sciences de l’URSS
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La combinaison du pillage impérialiste et des formes féodales d’exploitation des travailleurs est un trait caractéristique des méthodes d’exploitation coloniale qui assurent des bénéfices monopolistes au capital financier des métropoles.
Les progrès de la production marchande et l’extension des p. 272rapports monétaires, l’expropriation de terres appartenant à la population autochtone, la destruction de la petite production artisanale vont de pair avec le maintien factice de survivances féodales et l’implantation de méthodes de travail forcé. Avec le développement des rapports capitalistes, la rente en nature est remplacée par la rente en argent, les impôts en nature par des impôts en espèces, ce qui a pour effet de hâter la ruine des masses paysannes.
Les classes dominantes des colonies et des semi-colonies sont les propriétaires féodaux et les capitalistes des villes et des campagnes (les paysans riches). La classe des capitalistes se divise en bourgeoisie de compradores et bourgeoisie nationale. Les compradores sont les intermédiaires indigènes entre les monopoles étrangers et le marché colonial de produits importés et de matières premières exportées. Les propriétaires féodaux et la bourgeoisie des compradores sont les vassaux du capital financier étranger ; ils constituent une agence vénale pure et simple de l’impérialisme international, qui asservit les colonies et les semi-colonies. Avec le développement d’une industrie propre dans les colonies grandit une bourgeoisie nationale qui se trouve placée dans une situation ambiguë : d’une part, l’oppression de l’impérialisme étranger et des survivances féodales lui barre le chemin vers la domination économique et politique ; d’autre part, elle participe avec les monopoles étrangers à l’exploitation de la classe ouvrière et de la paysannerie. Étant donné que la lutte de libération nationale tend à renverser la domination de l’impérialisme, à conquérir l’indépendance nationale du pays et à liquider les survivances féodales qui entravent le développement du capitalisme, la bourgeoisie nationale participe, à une certaine étape, à cette lutte et joue un rôle progressiste.
La classe ouvrière grandit dans les colonies et les pays dépendants au fur et à mesure du développement de l’industrie et de l’extension des rapports capitalistes. Son avant-garde est constituée par le prolétariat industriel. Font également partie du prolétariat les masses des ouvriers agricoles, des ouvriers des manufactures capitalistes et des petites entreprises, ainsi que les manœuvres des villes, qui exécutent toutes sortes de travaux manuels.
La paysannerie forme la masse essentielle, au point de vue numérique, de la population des colonies et semi-colonies. Dans la plupart de ces pays, la population des campagnes est composée, dans son immense majorité, de paysans sans terre ou n’en possédant que peu — paysans pauvres et moyens. La nombreuse petite bourgeoisie des villes est formée de petits commerçants et d’artisans.
La concentration de la propriété foncière entre les mains des propriétaires terriens et des usuriers s’accompagne d’une mainmise des colonisateurs sur de vastes possessions territoriales. Dans une série de colonies, l’impérialisme a créé des plantations, grosses entreprises agricoles produisant diverses variétés de matières premières végétales (coton, caoutchouc, jute, café, etc.) p. 273Elles appartiennent principalement aux colonisateurs, ne disposent que de faibles moyens techniques et reposent sur le travail semi-servile d’une population privée de tous droits. Dans les colonies et les pays dépendants à population très dense, prédomine la petite économie paysanne, tout enserrée dans les vestiges du féodalisme et les servitudes usuraires. Dans ces pays la concentration de la propriété foncière va de pair avec le régime de la petite exploitation terrienne.
Les grands propriétaires fonciers mettent en location la terre par petites parcelles, à des conditions asservissantes. La sous-location parasitaire à plusieurs degrés est pratiquée en grand : entre le propriétaire terrien et le paysan travaillant la terre s’interposent plusieurs intermédiaires qui enlèvent au cultivateur une grande partie de sa récolte. Le métayage est prédominant. D’ordinaire le paysan se trouve entièrement sous le pouvoir du propriétaire foncier, dont il reste pour toujours débiteur. Dans certains pays subsistent pratiquement la corvée et les prestations en travail : les paysans sans terre sont tenus, à titre de loyer ou pour acquitter leurs dettes, de travailler plusieurs jours par semaine au profit du propriétaire. L’extrême misère force le paysan à s’endetter, à se laisser asservir et parfois à devenir l’esclave de l’usurier ; il arrive que le paysan vende les membres de sa famille comme esclaves.
Avant la domination britannique dans l’Inde, l’État recevait sous forme d’impôt une partie des produits cultivés par les paysans. Après leur mainmise sur l’Inde, les autorités britanniques ont fait des anciens collecteurs d’impôts d’État de gros propriétaires fonciers, possédant des domaines de centaines de milliers d’hectares. Près des trois quarts de la population rurale de l’Inde ont été pratiquement dépouilles de leurs terres. Le paysan était tenu de payer à titre de fermage de la moitié aux deux tiers de sa récolte au propriétaire, et du reste il doit retrancher l’intérêt de ses dettes envers l’usurier. Au Pakistan, suivant les données des années d’après-guerre, 70 % de l’ensemble de la surface cultivée appartiennent à 50 000 gros propriétaires.
Dans les pays du Proche-Orient, à l’heure actuelle, 75 à 80 % de la population se livrent à l’agriculture. Ajoutons qu’en Égypte 770 grands propriétaires possèdent plus de terre que 2 millions d’exploitations pauvres qui forment près de 75 % de toutes les exploitations ; sur 14,5 millions de personnes vivant de l’agriculture, 12 millions sont des petits fermiers et des salariés agricoles ; le fermage engloutit jusqu’aux quatre cinquièmes de la récolte. En Iran, près des deux tiers de la terre appartiennent aux propriétaires fonciers, un sixième à l’État et à l’Église musulmane ; le fermier ne reçoit que un à deux cinquièmes de la récolte. En Turquie, plus des deux tiers des paysans sont pratiquement privés de terre.
Dans les pays de l’Amérique latine, la terre est concentrée entre les mains des grands propriétaires fonciers et des monopoles étrangers. Ainsi, par exemple, au Brésil, d’après le recensement de 1940, 51 % des exploitations ne possédaient que 3,8 % de la terre. Dans les pays de l’Amérique latine, le paysan appauvri se voit obligé de demander au propriétaire des avances qui doivent être remboursées en prestations en travail ; avec ce système (appelé « péonage »), les obligations passent d’une génération à l’autre, et toute la famille du paysan devient en fait la propriété du maître. Marx qualifiait le péonage d’esclavage déguisé.
Une grande partie du maigre produit du travail exténuant du paysan et de sa famille est accaparée par les exploiteurs : le propriétaire foncier, l’usurier, le revendeur, la bourgeoisie p. 274rurale, le capital étranger, etc. Ceux-ci prennent possession non seulement du produit du surtravail mais aussi d’une part importante du travail nécessaire du cultivateur. Le revenu restant au paysan est dans bien des cas insuffisant, même pour subvenir à une existence misérable. Nombreuses sont les exploitations paysannes qui se ruinent ; leurs anciens possesseurs viennent grossir l’armée des salariés agricoles. La surpopulation agraire atteint de vastes proportions.
Écrasée par le propriétaire et l’usurier, l’exploitation paysanne ne peut employer que l’outillage le plus primitif, qui demeure sans changement notable pendant des centaines et parfois des milliers d’années. La technique primitive du travail de la terre aboutit à un épuisement extrême du sol. Aussi beaucoup de colonies, tout en restant des pays agricoles, sont-elles incapables de faire vivre leur population et obligées d’importer des produits alimentaires. L’agriculture des pays asservis par l’impérialisme est vouée à la décadence et à la dégradation.
Dans ces pays, malgré l’immense surpopulation agraire et la pénurie de terre, une partie seulement des terres cultivables est utilisée de façon productive. Dans les pays du Proche-Orient, les systèmes d’irrigation sont abandonnés ou détruits. Sur les terres autrefois réputées les plus fertiles du monde, le rendement est extrêmement bas et décroît sans cesse. Les mauvaises récoltes fréquentes provoquent la mort de millions d’hommes.
L’oppression coloniale signifie pour la classe ouvrière la servitude politique et une exploitation féroce. Le bon marché de la main-d’œuvre entraîne un niveau technique extrêmement bas des entreprises industrielles et des plantations. Étant donné le niveau technique arriéré de la production, les énormes profits des monopoles sont assurés par l’allongement de la journée de travail, l’accroissement de son intensité et un salaire extrêmement bas.
La journée de travail dans les colonies atteint 14 à 16 heures et même davantage. En règle générale, dans les entreprises industrielles et dans les transports, la protection du travail fait complètement défaut. La grande usure de l’outillage, le refus des entrepreneurs de faire les dépenses nécessitées par les réparations et la sécurité du travail provoquent de fréquents accidents qui causent la mort ou la mutilation de centaines de milliers d’hommes. L’absence de toute législation sociale prive l’ouvrier de tout moyen d’existence en période de chômage, en cas de mutilation ou de maladie professionnelle.
Le salaire des ouvriers coloniaux n’est même pas suffisant pour satisfaire les besoins les plus immédiats. Les ouvriers sont obligés de payer une part déterminée de leur salaire dérisoire à des intermédiaires de toutes sortes — courtiers, contremaîtres, surveillants, ou personnes préposées à l’embauchage. On emploie en grand le travail des femmes, ainsi que celui des enfants à partir de 6 ou 7 ans, et il est payé encore plus misérablement que le travail des hommes. La plupart des ouvriers sont criblés de dettes. Très souvent, les ouvriers sont logés dans des baraquements spéciaux ou dans des camps, comme des prisonniers p. 275privés du droit de se déplacer librement. Le travail forcé est appliqué sur une vaste échelle tant dans l’agriculture que dans l’industrie.
Le retard économique extrême joint à un degré élevé d’exploitation condamne les peuples coloniaux à la famine et à la misère. Une part immense des biens matériels créés dans les colonies est accaparée sans compensation par les grands monopoles des États impérialistes. L’exploitation des colonies et le retard apporté au développement de leurs forces productives font que le revenu national par tête d’habitant n’y est que le dixième ou le quinzième de celui des métropoles. Le niveau de vie de la majeure partie de la population est très bas. La mortalité y est très élevée : la famine et les épidémies dépeuplent des régions entières.
Dans les colonies africaines, l’esclavage existe officiellement ; les autorités organisent des battues contre les Noirs, la police encercle des villages et envoie les hommes ainsi capturés construire des routes, travailler dans les plantations de coton, etc. On pratique également la vente des enfants en esclavage. Dans les pays coloniaux, l’esclavage pour dettes est chose courante ; il existait aussi dans la Chine d’avant la Révolution.
Dans les colonies sévit la discrimination raciale en matière de salaires. En Afrique occidentale française, les ouvriers qualifiés de la population autochtone touchent encore de quatre à six fois moins que les ouvriers européens de la même spécialité. Dans les mines du Congo belge, les ouvriers africains touchent cinq à dix fois moins que les ouvriers européens. Dans l’Union sud-africaine, 65 % des enfants de la population autochtone meurent avant d’avoir atteint l’âge de deux ans.