Dominique Meeùs
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Après le 9 janvier, la lutte révolutionnaire des ouvriers avait pris un caractère plus aigu, un caractère politique. Des grèves économiques et des grèves de solidarité, les ouvriers passaient aux grèves politiques, aux manifestations ; par endroits, ils opposaient une résistance armée aux troupes tsaristes. Particulièrement bien organisées et opiniâtres furent les grèves déclenchées dans les grandes villes, où des masses considérables d’ouvriers étaient agglomérées : Pétersbourg, Moscou, Varsovie, Riga, Bakou. Aux premiers rangs du prolétariat en lutte marchaient les métallurgistes. Par leurs grèves, les détachements ouvriers d’avant-garde mettaient en branle les couches moins conscientes, dressaient pour la lutte l’ensemble de la classe ouvrière. L’influence de la social-démocratie grandissait rapidement.
Les manifestations du Premier Mai, en maint endroits, furent suivies de collisions avec la police et la troupe. À Varsovie, on tira sur une manifestation ; il y eut plusieurs centaines de tués et de blessés. À ce massacre de Varsovie, les ouvriers, alertés par la social-démocratie polonaise, ripostèrent par une grève générale de protestation. Durant tout le mois de mai, grèves et manifestations se déroulèrent sans interruption. Plus de 200 000 ouvriers participèrent aux grèves du Premier Mai en Russie. Les ouvriers de Bakou, de Lodz, d’Ivanovo-Voznessensk furent entraînés dans la grève générale. De plus en plus souvent, les grévistes et les p. 66manifestants entraient en collision avec la troupe du tsar. Ce fut le cas dans toute une série de villes : Odessa, Varsovie, Riga, Lodz, etc.
La lutte prit un caractère particulièrement aigu à Lodz, grand centre industriel de Pologne. Les ouvriers de cette ville dressèrent dans les rues des dizaines de barricades ; trois jours durant (22-24 juin 1905), ils livrèrent des batailles de rues aux troupes du tsar. L’action armée, ici, s’était confondue avec la grève générale. Lénine considérait ces batailles comme la première action armée des ouvriers de Russie.
Parmi les grèves de cet été-là, il convient de noter particulièrement la grève des ouvriers d’Ivanovo-Voznessensk. Elle dura de la fin du mois de mai au début du mois d’août 1905, soit presque deux mois et demi. À la grève participèrent près de 70 000 ouvriers, dont beaucoup de femmes. Le mouvement était dirigé par le Comité bolchévik du Nord. Des milliers d’ouvriers se rassemblaient presque chaque jour, hors de la ville, sur les bords de la rivière Talka. Là, ils discutaient de leurs besoins. Les bolchéviks prenaient la parole dans ces réunions. Pour écraser la grève, les autorités tsaristes avaient donné l’ordre aux troupes de disperser les ouvriers par la force et de tirer sur eux. Il y eut plusieurs dizaines d’ouvriers tués et plusieurs centaines de blessés. L’état de siège fut proclamé dans la ville. Mais les ouvriers tenaient bon. Avec leurs familles, ils souffraient de la faim, mais ne se rendaient pas. Seul l’extrême épuisement les contraignit à reprendre le travail. La grève avait aguerri les ouvriers. La classe ouvrière avait fait preuve de beaucoup de courage, de fermeté, de cran et de solidarité. La grève fut, pour les ouvriers d’Ivanovo-Voznessensk, une véritable école d’éducation politique.
Durant cette grève, les ouvriers d’Ivanovo-Voznessensk avaient créé un Soviet de délégués qui fui en réalité, un des premiers Soviets de députés ouvriers de Russie.
Les grèves politiques des ouvriers avaient galvanisé tout le pays. Après la ville, la campagne se levait. Au printemps, les troubles paysans commencèrent. Par foules énormes, les paysans marchaient contre les propriétaires fonciers, saccageaient leurs domaines, les raffineries de sucre et d’alcool, incendiaient les châteaux et les propriétés. En maint endroits, ils s’étaient emparés de la terre seigneuriale ; ils se livraient à des coupes de bois massives, ils exigeaient que la terre des propriétaires fonciers fût remise au peuple, Les paysans s’emparaient du blé et des autres denrées des grands propriétaires et les partageaient entre les affamés. p. 67Terrifiés, les propriétaires fonciers s’enfuyaient à la ville. Le gouvernement tsariste dépêchait soldats et cosaques pour réprimer les insurrections paysannes. La troupe fusillait les paysans, arrêtait les « meneurs », les fouettait, les torturait. Mais les paysans continuaient la lutte.
Le mouvement s’étendait, toujours plus vaste, dans le centre de la Russie, dans le bassin de la Volga, en Transcaucasie, en Géorgie surtout.
Les social-démocrates pénétraient de plus en plus profondément dans les campagnes. Le Comité central du Parti avait lancé une proclamation aux paysans : « Paysans, c’est à vous que nous faisons appel. » Les comités social-démocrates des provinces de Tver, Saratov, Poltava, Tchernigov, Iékatérinoslav, Tiflis et de nombreuses autres provinces, lançaient des appels aux paysans. Dans les campagnes, les social-démocrates organisaient des réunions, créaient des cercles d’études pour les paysans, formaient des comités paysans. En été 1905, des grèves d’ouvriers agricoles organisées par les social-démocrates eurent lieu dans une série de localités.
Mais ce n’était encore là que le début de la lutte paysanne. Le mouvement n’avait gagné que 85 districts, soit à peu près un septième de tous les districts de la Russie d’Europe.
Le mouvement ouvrier et paysan ainsi que les défaites des troupes russes dans la guerre russo-japonaise exercèrent leur influence sur l’armée. Ce bastion du tsarisme fut ébranlé.
En juin 1905, une révolte éclata dans la flotte de la mer Noire, à bord du cuirassé Potemkine. Celui-ci mouillait non loin d’Odessa, où une grève générale des ouvriers se déroulait. Les matelots en révolte réglèrent leur compte aux officiers les plus exécrés et amenèrent le cuirassé dans le port d’Odessa. Le Potemkine se rallia à la révolution.
Lénine attachait à cette insurrection une importance exceptionnelle. Il considérait que les bolchéviks devaient assumer la direction de ce mouvement et le relier à celui des ouvriers, des paysans et des garnisons locales.
Le tsar dépêcha contre le Potemkine des vaisseaux de guerre, mais les équipages refusèrent de tirer sur leurs camarades insurgés. Pendant plusieurs jours, on vit flotter sur le cuirassé Potemkine le drapeau rouge de la révolution. Mais à l’époque, en 1905, le Parti bolchévik n’était pas le seul parti qui dirigeât le mouvement comme ce fut le cas plus tard, en 1917. Il y avait bon nombre de menchéviks, de socialistes-révolutionnaires et d’anarchistes p. 68à bord du Potemkine. Aussi, malgré la participation de plusieurs social-démocrates à l’insurrection, celle-ci manqua-t-elle d’une bonne direction, d’une direction suffisamment expérimentée. Dans les moments décisifs, une partie des matelots se mit à hésiter. Les autres bâtiments de la flotte de la mer Noire ne se joignirent pas au cuirassé en révolte. Manquant de charbon et de vivres, le cuirassé révolutionnaire dut appareiller vers les côtes de Roumanie et se livrer aux autorités roumaines.
L’insurrection du Potemkine se termina par une défaite. Les matelots qui, par la suite, tombèrent aux mains du gouvernement tsariste, furent déférés en justice. Une partie fut exécutée, l’autre envoyée au bagne. Mais l’insurrection par elle-même joua un rôle exceptionnel. C’était le premier mouvement révolutionnaire de niasse dans l’armée et la flotte, c’était la première fois qu’une unité importante des troupes tsaristes passait du côté de la révolution. Aux masses d’ouvriers, de paysans et surtout aux masses mêmes de soldats et de matelots, l’insurrection du Potemkine avait rendu plus compréhensible et plus familière l’idée de l’adhésion de l’armée et de la flotte à la classe ouvrière, au peuple.
Le passage des ouvriers aux grèves et aux manifestations politiques de masse, l’accentuation du mouvement paysan, les collisions armées du peuple avec la police et la troupe, enfin l’insurrection dans la flotte de la mer Noire, autant de faits attestant que les conditions d’une insurrection armée du peuple étaient en train de mûrir. Cette circonstance obligea la bourgeoisie libérale à se remuer sérieusement. Effrayée par la révolution, mais désireuse en même temps d’intimider le tsar par la menace de la révolution, elle recherchait un arrangement avec le tsar contre la révolution et réclamait de petites réformes « pour le peuple », pour « apaiser » le peuple, pour diviser les forces révolutionnaires et prévenir de la sorte les « horreurs de la révolution ». « II faut tailler de la terre aux paysans, sinon ce sont eux qui nous tailleront », disaient les propriétaires libéraux. La bourgeoisie libérale s’apprêtait à partager le pouvoir avec le tsar. « Le prolétariat lutte, la bourgeoisie se faufile vers le pouvoir », écrivait alors Lénine, à propos de la tactique de la classe ouvrière et de la tactique de la bourgeoisie libérale.
Le gouvernement tsariste continuait de soumettre les ouvriers et les paysans à une répression sauvage. Mais il ne pouvait pas ne pas voir qu’il était impossible de venir à bout de la révolution par la seule répression. Aussi, en plus des représailles, recourut-il à une politique de manœuvres. D’un côté, à l’aide de ses p. 69provocateurs, il excitait les peuples de Russie les uns contre les autres, organisait des pogroms contre les Juifs et des massacres tataro-arméniens. D’un autre côté, il promettait de convoquer un « organe représentatif » sous les espèces d’un Zemski Sobor1 ou d’une Douma d’État ; il avait chargé le ministre Boulyguîne d’élaborer le projet de cette Douma, laquelle ne devait cependant pas avoir de pouvoirs législatifs. Toutes ces mesures n’étaient prises que pour diviser les forces de la révolution et en détacher les couches modérées du peuple.
Les bolchéviks appelèrent au boycottage de la Douma de Boulyguine, en se fixant le but de faire tomber cette caricature de représentation populaire.
Les menchéviks, au contraire, avaient décidé de ne pas faire échec à la Douma ; ils avaient estimé nécessaire d’y entrer.