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Lecture de Marx et Engels

sauf le Capital (voir Lecture du Capital). Pour les grands écrits d’Engels seul et tout ce qui est postérieur à la mort de Marx, voir aussi mes notes de lecture d’Engels

Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel

1843.

http://www.mlwerke.de/me/me01/me01_378.htm, http://www.marxists.org/francais/marx/works/1843/00/km18430000.htm

Wie die Philosophie im Proletariat ihre materiellen, so findet das Proletariat in der Philosophie seine geistigen Waffen

De même que la philosophie trouve dans le prolétariat ses armes matérielles, le prolétariat trouve dans la philosophie ses armes intellectuelles. (Vers la fin.)

Karl Marx, lettre à Arnold Ruge

Septembre 1843.

http://de.internationalism.org/ruge_39, http://www.marxists.org/archive/marx/works/1843/letters/43_09.htm, http://www.contre-informations.fr/classiques/mega/1843.pdf

Wir treten dann nicht der Welt doktrinär mit einem neuen Prinzip entgegen : Hier ist die Wahrheit, hier kniee nieder ! Wir entwickeln der Welt aus den Prinzipien der Welt neue Prinzipien. Wir sagen ihr nicht : Lass ab von deinen Kämpfen, sie sind dummes Zeug ; wir wollen dir die wahre Parole des Kampfes zuschrein. Wir zeigen ihr nur, warum sie eigentlich kämpft, und das Bewusstsein ist eine Sache, die sie sich aneignen muss, wenn sie auch nicht will.

In that case we do not confront the world in a doctrinaire way with a new principle: Here is the truth, kneel down before it ! We develop new principles for the world out of the world’s own principles. We do not say to the world : Cease your struggles, they are foolish ; we will give you the true slogan of struggle. We merely show the world what it is really fighting for, and consciousness is something that it has to acquire, even if it does not want to.

Nous ne nous présentons pas alors au monde en doctrinaires armés d’un nouveau principe : voici la vérité, agenouille-toi ! Nous développons pour le monde des principes nouveaux que nous tirons des principes mêmes du monde. Nous ne lui disons pas : « renonce à tes luttes, ce sont des enfantillages ; c’est à nous de te faire entendre la vraie devise du combat ». Tout ce que nous faisons, c’est montrer au monde pourquoi il lutte en réalité, et la conscience est une chose qu’il doit faire sienne, même contre son gré.

Je le donne en trois langues parce qu’on le cite parfois d’après les Œuvres de Lénine où il y a un contresens. Le sens est clairement « nous ne sommes pas des donneurs de leçons » et toute la phrase que l’éditeur de la traduction française a mise entre guillemets est rejetée. On ne peut en aucun cas interpréter positivement « la vraie devise ».

Friedrich Engels, Esquisse d’une critique de l’économie politique

1843-1844, Annales franco-allemandes

« Esquisse d’une critique de l’économie politique », dans Marx, Critique de l’économie politique, 10/18 no 667, Union générale d’éditions, Paris, 1972, p. 29‑64. (Traduction et présentation par Kostas Papaioannou.)

Karl Marx, Manuscrits de 1844

1844

Karl Marx, Der historische Materialismus. Die Früschriften, Landshut et Mayer, Leipzig, 1932.

Karl Marx, Manuscrits de 1844 (Économie politique et philosophie), Éditions sociales, Paris, 1962. (Présentation, traduction et notes d’Émile Bottigelli.) http://www.marxists.org/francais/marx/works/1844/00/km18440000/index.htm

« Critique de l’économie politique (Manuscrits de 1844) », dans Marx, Critique de l’économie politique, 10/18 no 667, Union générale d’éditions, Paris, 1972, p. 65-301. (Traduction et présentation par Kostas Papaioannou.)

Marx & Engels, La Sainte famille

1844-45. Publié en février 1945.

http://www.marxists.org/francais/marx/works/1844/09/kmfe18440900a.htm

Avant-propos

Préface

I. « La critique critique sous les traits d’un maître relieur », ou la critique critique personnifiée par M. Reichardt

II. « La critique critique sous les traits d’un minotier » ou la critique critique personnifiée par M. Jules Faucher

III. « La profondeur de la critique critique » ou la critique critique personnifiée par M. J. (Jungnitz ?)

IV. « La critique critique sous les traits du calme de la connaissance », ou la critique critique personnifiée par M. Edgar

1. L’ « Union Ouvrière » de Flora Tristan.

2. Béraud à propos des filles de joie.

3. L’Amour.

4. Proudhon.

V. « La Critique critique sous les traits du marchand de mystères » ou la Critique critique personnifiée par M. Szeliga

1. « Le mystère de la barbarie dans la civilisation » et « le mystère de l’absence de droit dans l’État. »

2. Le mystère de la construction spéculative.

Quand, opérant sur des réalités, pommes, poires, fraises, amandes, je me forme l’idée générale de « fruit » ; quand, allant plus loin, je m’imagine que mon idée abstraite « le fruit », déduite des fruits réels, est un être qui existe en dehors de moi et, bien plus, constitue l’essence véritable de la poire, de la pomme, etc., je déclare — en langage spéculatif — que « le fruit » est la « substance » de la poire, de la pomme, de l’amande, etc. Je dis donc que ce qu’il y a d’essentiel dans la poire ou la pomme, ce n’est pas d’être poire ou pomme. Ce qui est essentiel dans ces choses, ce n’est pas leur être réel, perceptible aux sens, mais l’essence que j’en ai abstraite et que je leur ai attribuée, l’essence de ma représentation : « le fruit ». Je déclare alors que la pomme, la poire, l’amande, etc., sont de simples formes d’existence, des modes « du fruit ». Mon entendement fini, appuyé par mes sens, distingue, il est vrai, une pomme d’une poire et une poire d’une amande ; mais ma raison spéculative déclare que cette différence sensible est inessentielle et sans intérêt. Elle voit dans la pomme la même chose que dans la poire, et dans la poire la même chose que dans l’amande, c’est-à-dire « le fruit ». Les fruits particuliers réels ne sont plus que des fruits apparents, dont l’essence vraie est « la substance », « le fruit ».

On n’aboutit pas, de cette façon, à une particulière richesse de déterminations. Le minéralogiste, dont toute la science se bornerait à déclarer que tous les minéraux sont en fait le minéral, ne serait minéralogiste… que dans son imagination. Or en présence de tout minéral le minéralogiste spéculatif dit : « le minéral », et sa science se borne à répéter ce mot autant de fois qu’il y a de minéraux réels.

Après avoir, des différents fruits réels, fait un « fruit » de l’abstraction — le « fruit » — la spéculation, pour arriver à l’apparence d’un contenu réel, doit donc essayer, d’une façon ou d’une autre. de revenir du « fruit », de la substance, aux réels fruits profanes de différentes espèces : la poire, la pomme, l’amande, etc. Or, autant il est facile, en partant des fruits réels, d’engendrer la représentation abstraite du « fruit », autant il est difficile, en partant de l’idée abstraite du « fruit », d’engendrer des fruits réels. Il est même impossible, à moins de renoncer à l’abstraction, de passer d’une abstraction au contraire de l’abstraction.

Le philosophe spéculatif va donc renoncer à l’abstraction du « fruit », mais il y renonce de façon spéculative, mystique, en ayant l’air de ne pas y renoncer. Aussi n’est-ce réellement qu’en apparence qu’il dépasse l’abstraction. Voici à peu près comment il raisonne :

Si la pomme, la poire, l’amande, la fraise ne sont, en vérité, que « la substance », « le fruit », comment se fait-il que « le fruit » m’apparaisse tantôt comme pomme, tantôt comme poire, tantôt comme amande ? D’où vient cette apparence de diversité, si manifestement contraire à mon intuition spéculative de l’unité, de « la substance », « du fruit » ?

La raison en est, répond le philosophe spéculatif, que « le fruit » n’est pas un être mort, indifférencié, immobile, mais un être doué de mouvement et qui se différencie en soi. Cette diversité des fruits profanes est importante non seulement pour mon entendement sensible, mais pour « le fruit » lui-même, pour la raison spéculative.

Les divers fruits profanes sont diverses manifestations vivantes du « fruit unique » ; ce sont des cristallisations que forme « le fruit  » lui-même. C’est ainsi, par exemple, que dans la pomme « le fruit » se donne une existence de pomme, dans la poire une existence de poire. Il ne faut donc plus dire, comme quand on considérait la substance : la poire est « le fruit », la pomme est « le fruit », l’amande est « le fruit »; mais bien : « le fruit » se pose comme poire, «le fruit » se pose comme pomme, « le fruit » se pose comme amande, et les différences qui séparent pommes, poires, amandes, ce sont les autodifférenciations « du fruit », et elles font des fruits particuliers des chaînons différents dans le procès vivant « du fruit ». « Le fruit » n’est donc plus une unité vide, indifférenciée ; il est l’unité en tant qu’universalité, en tant que « totalité » des fruits qui forment une « série organiquement articulée  ». Dans chaque terme de cette série, « le fruit » se donne une existence plus développée, plus prononcée, pour finir, en tant que « récapitulation » de tous les fruits, par être en même temps l’unité vivante qui tout à la fois contient, dissout en elle-même chacun d’eux et les engendre, de la même façon que toutes les parties du corps se dissolvent sans cesse dans le sang et sont sans cesse engendrées à partir du sang.

On le voit : alors que la religion chrétienne ne connaît qu’une incarnation de Dieu, la philosophie spéculative a autant d’incarnations qu’il y a de choses ; c’est ainsi qu’elle possède ici, dans chaque fruit, une incarnation de la substance, du fruit absolu. Pour le philosophe spéculatif, l’intérêt principal consiste donc à engendrer l’existence des fruits réels profanes et à dire d’un air de mystère qu’il y a des pommes, des poires, des amandes et des raisins de Corinthe. Mais les pommes, les poires, les amandes et les raisins de Corinthe que nous retrouvons dans le monde spéculatif, ne sont plus que des apparences de pommes, de poires, d’amandes et de raisins de Corinthe, puisque ce sont des moments de la vie « du fruit », cet être conceptuel abstrait ; ce sont donc eux-mêmes des êtres conceptuels abstraits. La joie spéculative consiste donc à retrouver tous les fruits réels, mais en tant que fruits ayant une signification mystique supérieure, sortis de l’éther de votre cerveau et non pas du sol matériel, incarnations « du fruit », du sujet absolu. En revenant donc de l’abstraction, de l’être conceptuel surnaturel, « du fruit », aux fruits naturels réels, vous donnez aussi en compensation aux fruits naturels une signification surnaturelle et vous les métamorphosez en autant d’abstractions. Votre intérêt principal, c’est précisément de démontrer l’unité « du fruit » dans toutes ces manifestations de sa vie, pomme, poire, amande, de démontrer par conséquent l’interdépendance mystique de ces fruits et comment, en chacun d’eux, « le fruit » se réalise graduellement et passe nécessairement, par exemple, de son existence en tant que raisin de Corinthe à son existence en tant qu’amande. La valeur des fruits profanes consiste donc non plus en leurs propriétés naturelles, mais en leur propriété spéculative, qui leur assigne une place déterminée dans le procès vital « du fruit absolu ».

L’homme du commun ne croit rien avancer d’extraordinaire, en disant qu’il existe des pommes et des poires. Mais le philosophe, en exprimant ces existences de façon spéculative, a dit quelque chose d’extraordinaire. Il a accompli un miracle : à partir de l’être conceptuel irréel, « du fruit », il a engendré des êtres naturels réels : la pomme, la poire, etc. En d’autres termes : de son propre entendement abstrait, qu’il se représente comme un sujet absolu en dehors de lui-même, ici comme « le fruit », il a tiré ces fruits, et chaque fois qu’il énonce une existence il accomplit un acte créateur.

Le philosophe spéculatif, cela va de soi, ne peut accomplir cette création permanente qu’en ajoutant furtivement, comme déterminations de sa propre invention, des propriétés de la pomme, de la poire, etc., universellement connues et données dans l’intuition réelle, en attribuant les noms des choses réelles à ce que seul l’entendement abstrait peut créer, c’est-à-dire aux formules abstraites de l’entendement ; en déclarant enfin que sa propre activité, par laquelle il passe de l’idée de pomme à l’idée de poire, est l’activité autonome du sujet absolu, du « fruit ».

Cette opération, on l’appelle en langage spéculatif : concevoir la substance en tant que sujet, en tant que procès interne, en tant que personne absolue, et cette façon de concevoir les choses constitue le caractère essentiel de la méthode hégélienne.

Il serait bon de relire les « lois » de la dialectique et les mots avec lesquels elles sont formulées (mouvement, qualité, contradiction…) pour se demander si ce ne sont pas des abstractions abusives comme celles que Marx condamne ici.

3. « Le mystère de la société cultivée.»

4. « Le mystère de l’honnêteté et de la dévotion »

5. « Le mystère est raillerie »

6. Rigolette

7. Le mondes des « mystères de Paris »

VI. « La Critique critique absolue » ou « la Critique critique » personnifiée par M. Bruno

1. Première campagne de la critique absolue

a. L’« Esprit » et la « Masse »

b. La question juive n° 1. Comment se posent les questions.

c. Hinrichs n°1. Mystérieuses allusions touchant à la politique, au socialisme et à la philosophie.

2. Deuxième campagne de la critique absolue a. Hinrichs n°2. La « Critique » et « Feuerbach ». Damnation de la philosophie. b. La Question juive n° 2. Découvertes critiques sur le socialisme, le droit et la politique (la nationalité).

3. Troisième campagne de la critique absolue

a. Auto-apologie de la Critique absolue. Son passé « politique  ».

b. La question juive n° 3.

c. Bataille critique contre la Révolution française.

d. Bataille critique contre le matérialisme français.

e. Défaite finale du socialisme.

f. Le cycle spéculatif de la Critique absolue et la philosophie de la Conscience de soi.

VII. La correspondance de la Critique critique

1. La Masse critique

2. La « masse non critique » et la « Critique critique »

a. La Masse « entêtée » et la Masse « insatisfaite ».

b. La Masse « au cœur sensible » et « qui a besoin de rédemption  ».

c. L’irruption de la grâce dans la Masse.

3. La masse critique non-critique ou « la critique » et la « coterie berlinoise »

VIII. « Vie terrestre et transfiguration de la critique critique », ou la critique critique personnifiée par Rodolphe, prince de Gerolstein

1. Métamorphose critique d’un boucher en chien, ou le chourineur.

2. Révélation du mystère de la religion critique, ou Fleur-de-Marie

a. La « Fleur-de-Marie » spéculative.

b. Fleur-de-Marie.

3. Révélation des mystères du Droit.

a. Le Maître d’école ou la nouvelle théorie pénale. Le mystère dévoilé du système cellulaire. Mystères médicaux.

b. Récompense et châtiment. La double justice, avec tableau.

c. Abolition de la barbarie au sein de la civilisation et de l’absence de droit dans l’État.

4. Révélation du mystère du « point de vue ».

5. Révélation du mystère de l’utilisation des instincts humains, ou Clémence d’Harville.

6. Révélation du mystère de l’émancipation de la femme, ou Louise Morel.

7. Révélation des mystères de l’économie politique.

a. Révélation théorique des mystères de l’économie politique

b. « La Banque des pauvres. »

c. L’exploitation modèle de Bouqueval.

8. Rodolphe, ou la révélation du mystère des mystères.

IX. Le jugement dernier critique

Marx, « ad Feuerbach » [Thèses sur Feuerbach]

1845. Publié en 1898 en annexe du Feuerbach d’Engels.

http://www.mlwerke.de/me/me03/me03_533.htm
http://www.marxists.org/francais/marx/works/1845/00/kmfe18450001.htm
Karl Marx — Friedrich Engels, L’idéologie allemande : Critique de la philosophie allemande la plus récente dans la personne de des représentantts Feuerbach, B. Baure et Stirner et du socialisme allemand dans celle de ses différents prophètes, Éditions sociales, Paris, 1976, p. 1.
Karl Marx et Friedrich Engels, Œuvres choisies en deux volumes, Éditions du Progrès, Moscou, s. d. (conforme à l’édition russe de 1955), t. 2, p. 442.

11. Die Philosophen haben die Welt nur verschieden interpretiert ; es kommt aber darauf an, sie zu verändern.

11. Les philosophes n’ont fait qu’interpréter diversement le monde, ce qui importe c’est de le transformer.

Cela devrait être vu en liaison avec la problématique de la fin de la philosophie.

Karl Marx et Friedrich Engels, L’idéologie allemande

1845-1846

http://www.marxists.org/francais/marx/works/1845/00/kmfe18450000.htm
Karl Marx — Friedrich Engels, L’idéologie allemande : Critique de la philosophie allemande la plus récente dans la personne de des représentantts Feuerbach, B. Baure et Stirner et du socialisme allemand dans celle de ses différents prophètes, Éditions sociales, Paris, 1976, p. 1.

P. 11.Même dans ses tout derniers efforts, la critique allemande n’a pas quitté le terrain de la philosophie. Bien loin d’examiner ses bases philosophiques générales, toutes les questions sans exception qu’elle s’est posées ont jailli au contraire du sol d’un système philosophique déterminé, le système hégélien. Ce n’est pas seulement dans leurs réponses, mais bien déjà dans les questions elles-mêmes qu’il y avait une mystification.

P. 14-16.Nous ne connaissons qu’une seule science, celle de l’histoire. L’histoire peut être examinée sous deux aspects. On peut la scinder en histoire de la nature et histoire des hommes. Les deux aspects cependant ne sont pas séparables ; aussi longtemps qu’existent des hommes, leur histoire et celle de la nature se conditionnent réciproquement. L’histoire de la nature, ce qu’on désigne par science de la nature, ne nous intéresse pas ici ; par contre, il nous faudra nous occuper en détail de l’histoire des hommes : en effet, presque toute l’idéologie se réduit ou bien à une conception fausse de cette histoire, ou bien à en faire totalement abstraction. L’idéologie elle même n’est qu’un des aspects de cette histoire.

Les présuppositions dont nous partons ne sont pas arbitraires, ce ne sont pas des dogmes ; ce sont des présuppositions réelles dont on ne peut faire abstraction qu’en imagination. Ce sont les individus réels, leur action et leurs conditions d’existence matérielles, celles qu’ils ont trouvées toutes prêtes, comme aussi celles qui sont nées de leur propre action. Ces présuppositions sont donc vérifiables par voie purement empirique.

La condition première de toute histoire humaine est naturellement l’existence d’êtres humains vivants. Le premier acte historique de ces individus, par lequel ils se distinguent des animaux, n’est pas qu’ils pensent, mais qu’ils se mettent à produire leurs moyens d’existence. Le premier état de fait à constater est donc la complexion corporelle de ces individus et les rapports qu’elle leur crée avec le reste de la nature. Nous ne pouvons naturellement pas faire ici une étude approfondie de la constitution physique de l’homme elle-même, ni des conditions naturelles que les hommes ont trouvées toutes prêtes, conditions géologiques, orographiques, hydrographiques, climatiques et autres. Or cet état de choses ne conditionne pas seulement l’organisation qui émane de la nature; l’organisation primitive des hommes, leurs différences de race notamment; il conditionne également tout leur développement ou non développement ultérieur jusqu’à l’époque actuelle. Toute histoire doit partir de ces bases naturelles et de leur modification par l’action des hommes au cours de l’histoire.

On peut distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion et par tout ce que l’on voudra. Eux-mêmes commencent à se distinguer des animaux dès qu’ils commencent à produire leurs moyens d’existence, pas en avant qui est la conséquence même de leur organisation corporelle. En produisant leurs moyens d’existence, les hommes produisent indirectement leur vie matérielle elle-même.

La façon dont les hommes produisent leurs moyens d’existence dépend d’abord de la nature des moyens d’existence déjà donnés et qu’il leur faut reproduire. Il ne faut pas considérer ce mode de production de ce seul point de vue, à savoir qu’il est la reproduction de l’existence physique des individus. Il représente au contraire déjà un mode déterminé de l’activité de ces individus, une façon déterminée de manifester leur vie, un mode de vie déterminé. La façon dont les individus manifestent leur vie reflète très exactement ce qu’ils sont. Ce qu’ils sont coïncide donc avec leur production, aussi bien avec ce qu’ils produisent qu’avec la façon dont ils le produisent. Ce que sont les individus dépend donc des conditions matérielles de leur production.

Cette production n’apparaît qu’avec l’accroissement de la population. Elle-même présuppose pour sa part des   [6] des individus entre eux. La forme de ces relations est à son tour conditionnée par la production.

P. 20-21.À l’encontre de la philosophie allemande qui descend du ciel sur la terre, c’est de la terre au ciel que l’on monte ici. Autrement dit, on ne part pas de ce que les hommes disent, s’imaginent, se représentent, ni non plus de ce qu’ils sont dans les paroles, la pensée, l’imagination et la représentation d’autrui, pour aboutir ensuite aux hommes en chair et en os ; non, on part des hommes dans leur activité réelle, c’est à partir de leur processus de vie réel que l’on représente aussi le développement des reflets et des échos idéologiques de ce processus vital. Et même les fantasmagories dans le cerveau humain sont des sublimations résultant nécessairement du processus de leur vie matérielle que l’on peut constater empiriquement et qui repose sur des bases matérielles. De ce fait, la morale, la religion, la métaphysique et tout le reste de l’idéologie, ainsi que les formes de conscience qui leur correspondent, perdent aussitôt toute apparence d’autonomie. Elles n’ont pas d’histoire, elles n’ont pas de développement; ce sont au contraire les hommes qui, en développant leur production matérielle et leurs rapports matériels, transforment, avec cette réalité qui leur est propre, et leur pensée et les produits de leur pensée. Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience. Dans la première façon de considérer les choses, on part de la conscience comme étant l’individu vivant, dans la seconde façon, qui correspond à la vie réelle, on part des individus réels et vivants eux-mêmes et l’on considère la conscience uniquement comme la conscience de ces individus ayant une activité pratique uniquement comme leur conscience.

P. 21 C’est là où cesse la spéculation, c’est dans la vie réelle que commence donc la science réelle, positive, l’analyse de l’activité pratique, du processus, de développement pratique des hommes. Les phrases creuses sur la conscience cessent, un savoir réel doit les remplacer. Avec l’étude de la réalité la philosophie cesse d’avoir un milieu où elle existe de façon autonome. À sa place, on pourra tout au plus mettre une synthèse des résultats les plus généraux qu’il est possible d’abstraire de l’étude du développement historique des hommes. Ces abstractions, prises en soi, détachées de l’histoire réelle, n’ont absolument aucune valeur. Elles peuvent tout au plus servir à classer plus aisément la matière historique, à indiquer la succession de ses stratifications particulières. Mais elles ne donnent en aucune façon, comme la philosophie, une recette, un schéma selon lequel on peut accommoder les époques historiques.

P. 24[…] en réalité pour le matérialiste pratique, c’est-à-dire pour le communiste, il s’agit de révolutionner le monde existant, d’attaquer et de transformer pratiquement l’état de choses qu’il a trouvé.

N. B. La faute de Feuerbach ne réside pas dans le fait qu’il subordonne ce qui est visible à l’œil nu, l’apparence sensible, à la réalité sensible constatée grâce à un examen plus approfondi de l’état des choses concret, elle consiste, au contraire, dans le fait qu’en dernière instance, il ne peut venir à bout de la matérialité sans la considérer avec les “yeux”, c’est à dire à travers les “lunettes” du Philosophe. (Engels.)P. 24.[…] il [Feurebach] oscille entre une manière de voir profane qui n’aperçoit que « ce qui est visible à l’oeil nu » et une manière de voir plus élevée, philosophique, qui aperçoit l’ « essence véritable » des choses.

P. 24-25.D’ailleurs, dans cette conception qui voit les choses telles qu’elles sont réellement et se sont passées réellement, tout problème philosophique abscons se résout tout bonnement en un fait empirique, comme on le verra encore plus clairement un peu plus loin.

Marx, Misère de la Philosophie

1847.

Karl Marx, Misère de la Philosophie : Réponse à la Philosophie de la misère de M. Proudhon, Éditions sociales, Paris, 1946.

I. Une découverte scientifique

1. Opposition de la valeur d’utilité et de la valeur d’échange

2. La valeur constituée ou la valeur synthétique

3. Application de la Loi des proportionnalités de valeurs

II. La Métaphysique de l’économie politique

1. La méthode

p. 85

Les matériaux des économistes, c’est la vie active et agissante des hommes ; les matériaux de M. Proudhon, ce sont les dogmes des économistes. Mais du moment qu’on ne suit pas le mouvement historique des rapports de la production, dont les catégories ne sont que l’expression théorique, du moment que l’on ne veut plus voir dans ces catégories que des idées, des pensées spontanées, indépendantes des rapports réels, on est bien forcé d’assigner comme origine à ces pensées le mouvement de la raison pure. Comment la raison pure, éternelle, impersonnelle fait-elle naître ces pensées ? Comment procède-t-elle pour les produire ?

Si nous avions l’intrépidité de M. Proudhon en fait de hégélianisme, nous dirions : Elle se distingue en elle-même d’elle-même. Qu’est-ce à dire ? La raison impersonnelle n’ayant en dehors d’elle ni terrain sur lequel elle puisse se poser, ni objet auquel elle puisse s’opposer, ni sujet avec lequel elle puisse composer, se voit forcée de faire la culbute en se posant, en s’opposant et en composant — position, opposition, composition. Pour parler grec, nous avons la thèse, l’antithèse et la synthèse. Quant à ceux qui ne connaissent pas le langage hégélien, nous leur dirons la formule sacramentelle : affirmation, négation et négation de la négation. Voilà ce que parler veut dire. Ce n’est certes pas de l’hébreu, n’en déplaise à M. Proudhon ; mais c’est le langage de cette raison si pure, séparée de l’individu. Au lieu de l’individu ordinaire, avec sa manière ordinaire de parler et de penser, nous n’avons autre chose que cette manière ordinaire toute pure, moins l’individu.

Ainsi, si on s’écarte du concret, ou d’une science qui a pour objet un certain niveau du monde matériel, on ne peut plus que se payer de mots (« Voilà ce que parler veut dire »). J’apprécie beaucoup l’expression de « formule sacramentelle » de Marx ironisant sur la triade hégélienne. Je crains que souvent on utilise les soi-disant « lois de la dialectique » comme des formules sacramentelles. Non, on ne les utilise pas puisqu’elles ne peuvent mener à rien (qui a jamais vu utiliser une « loi de la dialectique » ?) ; on les commente et on les enseigne comme des formules sacramentelles.

Faut-il s’étonner que toute chose, en dernière abstraction, car il y a abstraction et non pas analyse, se présente à l’état de catégorie logique ? Faut-il s’étonner qu’en laissant tomber peu à peu tout ce qui constitue l’individu[alité] d’une maison, qu’en faisant abstraction des matériaux dont elle se compose, de la forme qui la distingue, vous n’arriviez à n’avoir plus qu’un corps, — qu’en faisant abstraction des limites de ce corps vous n’ayez bientôt plus qu’un espace, — qu’en faisant enfin abstraction des dimensions de cet espace, vous finissiez par ne plus avoir que la quantité toute pure, la catégorie logique ? À force d’abstraire ainsi de tout sujet tous les prétendus accidents, animés ou inanimés, hommes ou choses, nous avons raison de dire qu’en dernière abstraction on arrive à avoir comme substance les catégories logiques. Ainsi, les métaphysiciens qui, en faisant ces abstractions, s’imaginent faire de l’analyse, et qui, à mesure qu’ils se détachent de plus en plus des objets, s’imaginent s’en approcher au point de les pénétrer, ces métaphysiciens ont à leur tour raison de dire que les choses d’ici-bas sont des broderies, dont les catégories logiques forment le canevas. p. 86Voilà ce qui distingue le philosophe du chrétien. Le chrétien n’a qu’une seule incarnation du Logos, en dépit de la logique ; le philosophe n’en finit pas avec les incarnations. Que tout ce qui existe, que tout ce qui vit sur terre et sous l’eau puisse, à force d’abstraction, être réduit à une catégorie logique ; que de cette façon le monde réel tout entier puisse se noyer dans le monde des abstractions, dans le monde des catégories logiques, qui s’en étonnera ?

Il montre bien comment en « dernière abstraction » on perd tout contact avec le monde. Mais Marx lui-même recourt constamment à l’abstraction et le dit et s’en justifie : c’est son instrument de laboratoire, comme le microscope pour d’autres. Il faudrait donc bien étudier ce qui fait la différence entre une abstraction métaphysique et une abstraction légitime.

Tout ce qui existe, tout ce qui vit sur terre ou sous l’eau, n’existe, ne vit que par un mouvement quelconque. Ainsi, le mouvement de l’histoire produit les rapports sociaux, le mouvement industriel nous donne les produits industriels, etc., etc.

Ainsi, tout est mouvement, mais il insiste immédiatement sur la spécificité du mouvement. De son point de vue, des « lois générales du mouvement de la matière, de la société et de la pensée », ce serait nécessairement une « formule sacramentelle ». Le « mouvement » même, pris dans l’absolu, serait une notion métaphysique. Marx ne dit pas « le mouvement » dans l’abstrait, mais pour chaque chose « un mouvement quelconque ». Il développe cette critique :

De même qu’à force d’abstraction nous avons transformé toute chose en catégorie logique, de même on n’a qu’à faire abstraction de tout caractère distinctif des différents mouvements, pour arriver au mouvement à l’état abstrait, au mouvement purement formel, à la formule purement logique du mouvement. Si l’on trouve dans les catégories logiques la substance de toute chose, on s’imagine trouver dans la formule logique du mouvement la méthode absolue, qui non seulement explique toute chose, mais qui implique encore le mouvement de la chose.

C’est cette méthode absolue dont Hegel parle en ces termes :

La méthode est la force absolue, unique, suprême, infinie, à laquelle aucun objet ne saurait résister ; c’est la tendance de la raison à se reconnaître elle-même en toute chose. (Logique, tome III.)

[…]

Ainsi, qu’est-ce donc que cette méthode absolue ? L’abstraction du mouvement. Qu’est-ce que l’abstraction du mouvement ? Le mouvement à l’état abstrait. Qu’est-ce que le mouvement à l’état abstrait ? La formule purement logique du mouvement ou le mouvement de la raison pure. En quoi consiste le mouvement de la raison pure ? À se poser, à s’opposer, à se composer, à se formuler comme thèse, antithèse, synthèse, ou bien encore à s’affirmer, à se nier, à nier sa négation.

Comment fait-elle, la raison, pour s’affirmer, pour se poser en catégorie déterminée ? C’est l’affaire de la raison elle-même et de ses apologistes.

Mais une fois qu’elle est parvenue à se poser en thèse, cette thèse, cette pensée, opposée à elle-même, se dédouble en deux pensées contradictoires, le positif et le négatif, le oui et le non. La lutte de ces deux éléments antagonistes, renfermés dans l’antithèse, constitue le mouvement dialectique. Le oui devenant non, le non devenant oui, le oui devenant à la fois oui et non, le non devenant à la fois non et oui, les contraires se balancent, se neutralisent, se paralysent. La fusion de ces deux pensées contradictoires constitue une pensée nouvelle, qui en est la synthèse. Cette pensée nouvelle se déroule encore en deux pensées contradictoires qui se fondent à leur tour en une nouvelle synthèse. De ce travail d’enfantement naît un groupe de pensées. Ce groupe de pensées suit le même mouvement dialectique qu’une catégorie simple, et a pour antithèse un groupe contradictoire. De ces deux groupes de pensées naît un nouveau groupe de pensées, qui en est la synthèse.

De même que du mouvement dialectique des catégories simples naît le groupe, de même du mouvement dialectique des groupes naît la série, et du mouvement dialectique des séries naît le système tout entier.

La critique est vraiment féroce, aussi sur la contradiction et la négation de la négation. Quand Marx est en forme (donc le plus souvent), il est vraiment terrible. C’est une jouissance de le lire.

Mais cela nous met devant une grande responsabilité. Plus tard, Marx a souligné qu’on ne pouvait pas jeter Hegel avec l’eau du bain. Pour Marx, la dialectique de Hegel était récupérable à condition de la remettre sur ses pieds. Cela nous impose de comprendre tout ce que Marx met dans le retournement. Je crains que certains ne croient que depuis que Marx a écrit avoir remis la dialectique de Hegel sur ses pieds, il suffit de se reposer sur le fait que Marx l’a dit (sans savoir ce qu’il a voulu dire au juste) et qu’on peut impunément reprendre à la lettre, telle quelle, la dialectique de Hegel pourvu qu’on rappelle par ailleurs qu’on est matérialiste. L’ennui c’est que ce n’est alors plus du matérialisme dialectique mais de la dialectique métaphysique comme celle que Marx démolit ici.

Je pense que l’essentiel c’est ce que Marx dit vers le début du passage que je cite, sur la spécificité du mouvement. Le mouvement des photons c’est une chose. La révolution c’en est une autre. Il n’y a pas de mouvement en soi. Il faut étudier scientifiquement les différentes formes spécifiques du mouvement. Parler de « lois les plus générales du mouvement de la matière, de la société et de la pensée » c’est de la métaphysique hégélienne.

[…] Ainsi, pour Hegel, tout ce qui s’est passé et ce qui se passe encore est tout juste ce qui se passe dans son propre raisonnement. Ainsi la philosophie de l’histoire n’est plus que l’histoire de la philosophie, de sa philosophie à lui. Il n’y a plus l’ « histoire selon l’ordre des temps », il n’y a que la « succession des idées dans l’entendement ». Il croit construire le monde par le mouvement de la pensée, tandis qu’il ne fait que reconstruire systématiquement et ranger sous la méthode absolue, les pensées qui sont dans la tête de tout le monde.

« Ainsi, pour Hegel, tout ce qui s’est passé et ce qui se passe encore est tout juste ce qui se passe dans son propre raisonnement » et « l’histoire… de sa philosophie à lui », c’est un peu la critique qu’on retrouve chez Engels et chez Russel.

2. La division du travail et les machines

3. La concurrence et le monopole

4. La propriété ou la rente

5. Les grèves et les coalitions des ouvriers

Marx, Critique moraliste et moralisme critique

1847.

Œuvres choisies 1, Idées 41, nrf Gallimard, Paris, 1963, p. 223.

Je n’ai plus ce livre et je ne sais pas très bien de quel texte il s’agit. Le titre pourrait être de l’éditeur.

Les ouvriers savent très bien que non seulement la bourgeoisie devra leur faire de plus larges concessions politiques que la monarchie absolue, mais encore qu’au service de son commerce et de son industrie elle fera naître malgré elle les conditions favorables à l’union de la classe ouvrière, et cette union des ouvriers est la première exigence de leur victoire.

Marx et Engels, Manifeste du parti communiste

1848

Nombreuses éditions, dont Études marxistes 41(1998), p. 95‑143.

P. 98.L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes.

Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une guerre qui finissait toujours, soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte.

La lutte entre « oppresseurs et opprimés » se termine « soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte ». Marx et Engels ne disent pas ici que toujours les opprimés ont renversé les oppresseurs. C’est devenu le cas lorsque dans une guerre civile au milieu du 17e siècle, la bourgeoisie d’Angleterre a imposé son pouvoir contre la féodalité (même si c’est dans un compromis avec la royauté et l’aristocratie). Déjà au début du 17e, les commerçants hollandais avaient profité de la trève de 1609 avec l’Espagne pour imposer leur prépondérance dans les Provinces Unies. Ç’a été le cas encore à la fin du 18e siècle en France dans une révolution violente (suivie d’un siècle d’ajustements de la révolution). La bourgeoisie a alors pris le pouvoir en renversant la féodalité dans un pays après l’autre. En octobre 1917, le prolétariat de Russie a renversé la bourgeoisie. C’est de cette histoire récente de révolutions que Mao dit « une classe en renverse une autre ».

Il y a toujours des classes, mais elles sont spécifiques à chaque époque.

Dans les premières époques historiques, nous constatons presque partout une organisation complète de la société en classes distinctes, une échelle graduée de conditions sociales. Dans la Rome antique, nous trouvons des patriciens, des chevaliers, des plébéiens, des esclaves ; au moyen âge, des seigneurs, des vassaux, des maîtres de corporation, des compagnons, des serfs et, de plus, dans chacune de ces classes, une hiérarchie particulière.

La forme spécifique du capitalisme oppose comme classes la bourgeoisie au prolétariat.

La société bourgeoise moderne, élevée sur les ruines de la société féodale, n’a pas aboli les antagonismes de classes. Elle n’a fait que substituer de nouvelles formes de lutte à celles d’autrefois.

Cependant, le caractère distinctif de notre époque, de l’époque de la bourgeoisie, est d’avoir simplifié les antagonismes de classes. La société se divise de plus en plus en deux vastes camps ennemis, en deux grandes classes diamétralement opposées : la bourgeoisie et le prolétariat.

Les rapports sociaux de la féodalité ont cessé de correspondre aux forces productives :

P. 102.Voici donc ce que nous avons vu : les moyens de production et d’échange, sur la base desquels s’est édifiée la bourgeoisie, furent créés à l’intérieur de la société féodale. À un certain degré du développement de ces moyens de production et d’échange, les conditions dans lesquelles la société féodale produisait et échangeait, l’organisation féodale de l’agriculture et de la manufacture, en un mot le régime féodal de propriété, cessèrent de correspondre aux forces productives en plein développement. Ils entravaient la production au lieu de la faire progresser. Ils se transformèrent en autant de chaînes. Il fallait les briser. Et on les brisa.

Il n’est pas dit ici que la contradiction entre forces productives et rapports sociaux est la loi universelle de l’histoire ; c’est seulement « ce que nous avons vu » dans cette histoire concrète particulière qu’est le passage de la féodalité au capitalisme en Europe occidentale. On voit cependant que ça se répète :

Nous assistons aujourd’hui à un processus analogue. Les conditions bourgeoises de production et d’échange, le régime bourgeois de la propriété, cette société bourgeoise moderne, qui a fait surgir de si puissants moyens de production et d’échange, ressemble au magicien qui ne sait plus dominer les puissances infernales qu’il a évoquées. Depuis des dizaines d’années, l’histoire de l’industrie et du commerce n’est autre chose que l’histoire de la révolte des forces productives modernes contre les rapports modernes de production, contre le régime de propriété, qui conditionnent l’existence de la bourgeoisie et sa domination. Il suffit de mentionner les crises commerciales qui, par leur retour périodique, menacent de plus en plus l’existence de la société bourgeoise. Chaque crise détruit régulièrement non seulement une masse de produits déjà créés, mais encore une grande partie des forces productives déjà existantes elles-mêmes. Une épidémie qui, à toute autre époque, eût semblé une absurdité, s’abat sur la société, – l’épidémie de la surproduction. […] Les forces productives dont elle dispose ne favorisent plus la civilisation bourgeoise et le régime de la propriété bourgeoise ; au contraire, elles sont devenues trop puissantes pour ce régime qui alors leur fait obstacle […]

Plus de précisions sur les classes :

P. 103.À mesure que grandit la bourgeoisie, c’est-à-dire le capital, se développe aussi le prolétariat, la classe des ouvriers modernes qui ne vivent qu’à la condition de trouver du travail et qui n’en trouvent que si leur travail accroît le capital.

P. 120.

Dans les pays où s’épanouit la civilisation moderne, il s’est formé une nouvelle classe de petits-bourgeois qui oscille entre le prolétariat et la bourgeoisie ; fraction complémentaire de la société bourgeoise, elle se reconstitue sans cesse ; mais, par suite de la concurrence, les individus qui la composent se trouvent sans cesse précipités dans le prolétariat, et, qui plus est, avec le développement progressif de la grande industrie, ils voient approcher l’heure où ils disparaîtront totalement en tant que fraction autonome de la société moderne, et seront remplacés dans le commerce, la manufacture et l’agriculture par des contremaîtres et des employés.

Cette « nouvelle » classe, ce sont les équivalents modernes des petits-bourgeois et des petits paysans du moyen âge, c’est-à-dire des indépendants. Ce ne sont pas les employés ou autres travailleurs dits improductifs, puisque leur perspective est d’être remplacés par des employés.

Engels (sous le nom de Marx), Révolution et contre-révolution en Allemagne

New York Tribune, 25 octobre 1851.

Œuvres choisies 1, Idées 41, nrf Gallimard, Paris, 1963, p. 281.

L’évolution des conditions d’existence d’un prolétariat nombreux, solide, concentré, intelligent va de pair avec le développement des conditions d’existence d’une bourgeoisie nombreuse, riche, concentrée et puissante. Le mouvement lui-même de la classe ouvrière n’est jamais autonome, n’a jamais un caractère exclusivement prolétarien tant que les diverses factions de la bourgeoisie et en particulier sa faction la plus progressive, les industriels, n’ont pas conquis le pouvoir politique et remodelé l’État conformément à leur besoins. (Traduction revue d’après l’original en anglais.)

Karl Marx, lettre à Joseph Weydemeyer

Londres, le 5 mars 1852.

http://www.marxists.org/francais/marx/works/1852/03/km18520305.htm
Marx, Engels, Correspondance, tome 3, Éditions sociales, Paris, 1972, lettre 36, p. 76-81.

P. 79.Maintenant, en ce qui me concerne, ce n’est pas à moi que revient le mérite d’avoir découvert l’existence des classes dans la société moderne, pas plus que la lutte qu’elles s’y livrent. Des historiens bourgeois avaient exposé bien avant moi l’évolution historique de cette lutte des classes et des économistes bourgeois en avaient décrit l’anatomie économique. Mon originalité à consisté :

  1. à démontrer que l’existence des classes n’est liée qu’à des phases historiques déterminées du développement de la production ;
  2. que la lutte des classes mène nécessairement à la dictature du prolétariat ;
  3. que cette dictature elle-­même ne représente qu’une transition vers l’abolition de toutes les classes et vers une société sans classes.

Karl Marx, lettre à Friedrich Engels

Vers le 16 janvier 1858

Marx, Engels, Correspondance, tome 5, Éditions sociales, Paris, 1975, lettre 60, p. 115-118.

P. 116-117.Je trouve d’ailleurs de jolis développements. P. ex., j’ai flanqué en l’air toute la théorie du profit telle qu’elle existait jusqu’à présent. Dans la méthode d’élaboration du sujet, quelque chose m’a rendu grand service : by mere accident, j’avais refeuilleté la Logique de Hegel — Feiligrath a trouvé quelques tomes de Hegel ayant appartenu à l’origine à Bakounine et me les a envoyés en cadeau. Si jamais j’ai un jour de nouveau du temps pour ce genre de travaux, j’aurais grande envie de rendre, en 2 ou 3 placards d’imprimerie, accessible aux hommes de sens commun, le fonds rationnel de la méthode que H a découverte, mais en même temps mystifiée.

Cela pose la question de savoir (i) dans le particulier, qu’est-ce que la Logique de Hegel a apporté dans « la méthode d’élaboration » de la théorie du profit (et ce que veut dire dans ce cas particulier « la méthode d’élaboration » ; (ii) ce qu’il considère comme fonds rationnel dans la méthode de Hegel (il semble avoir été rattrapé par la mort avant de trouver « de nouveau du temps pour ce genre de travaux »). Il faut souligner qu’il parle de méthode.

Les termes utilisés (« rationnel », « mystifiée ») sont à la lettre ceux du passage sur le « retournement » dans la fameuse postface de 1873 au Capital, écrite quinze ans plus tard.

Friedrich Engels, lettre à Karl Marx

Manchester, le 14 juillet 1858

Marx, Engels, Lettres sur les sciences de la nature, Éditions sociales, Paris, 1973, lettre 3, p. 17-19.
Marx, Engels, Correspondance, tome 5, Éditions sociales, Paris, 1975, lettre 108, p. 202-204.

P. 17-18, resp. 203-204.Autre résultat qui aurait fait plaisir au vieil Hegel : dans le domaine de la physique, la corrélation des forces, ou loi selon laquelle, dans des conditions données, le mouvement mécanique, donc la force mécanique (par frottement p. ex.) se transforme en chaleur, la chaleur en lumière, la lumière en affinité chimique, l’affinité chimique (dans la pile de Volta p. ex.) en électricité, et celle-ci en magnétisme. Ces mutations peuvent se réaliser différemment, dans ce sens-ci ou dans le sens inverse. Il a été maintenant prouvé par un Anglais, dont le nom m’échappe [Robert Joule], que ces forces se muent l’une en l’autre selon des rapports quantitatifs très précis, de sorte que, par exemple, un certain quantum de l’une, d’électricité par ex., correspond à un certain quantum d’une autre, par ex. de magnétisme, de lumière, de chaleur, d’affinité chimique (positive ou négative — facteur de combinaison ou de dissolution) et de mouvement. Ce qui élimine la théorie stupide de la chaleur latente. N’y a-t-il pas là précisément une preuve matérielle éclatante de la manière dont les déterminations-de-réflexion [les Reflexionsbestimmungen de Hegel] se dissolvent l’une dans l’autre ?

Je conserve la traduction probablement plus littérale de l’édition de 1973 (avec force pour énergie). Celle de 1975 est modernisée au point d’en être anachronique.

Il est remarquable qu’il ait entrevu l’extrême importance de la conversion de certaines formes d’énergie dans d’autres et il a raison de la souligner. Il est probable que le fait de rattacher cette conversion à quelque chose de sa culture hégélienne l’y a aidé. Il est cependant dangereux d’y voir la « preuve matérielle » d’une spéculation hégélienne parce que c’est mélanger le niveau scientifique et le niveau philosophique. L’association d’idée entre Joule et un concept de Hegel ne prouve en rien que ce concept est même seulement intéressant.

P. 19Une chose est certaine : en faisant de la physiologie comparée, on se met à concevoir un mépris extrême pour la conception idéaliste qui situe l’homme bien au-dessus des autres animaux. À chaque pas, on met le nez sur une concordance de structure absolument parfaite entre l’homme et les autres mammifères ; pour les traits fondamentaux, cette concordance se vérifie avec tous les vertébrés, et même — de façon moins nette — chez des insectes, des crustacés, des vers plats, etc. L’histoire hégélienne du saut qualitatif dans l’échelle quantitative est très bien montrée dans ce domaine-là aussi. Finalement c’est chez les infusoires les plus rudimentaires que l’on trouve la forme première, la cellule simple et vivant de manière autonome, mais qui à son tour ne se distingue par rien de perceptible de la plante la plus inférieure (les champignons composés de cellules simples, comme le champignon de la maladie de la pomme de terre ou de la vigne, etc.), ni des embryons des stades de développement plus élevés, jusqu’à l’ovule et au spermatozoïde humains inclusivement, et qui a le même aspect que les cellules indépendantes de l’organisme vivant (globules du sang, cellules de l’épiderme et des muqueuses, cellules secrétoires des glandes, des reins, etc.)

Toute avancée dans l’idée de l’unité du vivant est de la plus haute importance. Il faut un peu se forcer pour y voir une confirmation de l’ « histoire hégélienne du saut qualitatif dans l’échelle quantitative ».

Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique

1859

Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique (traduit sur la 2e édition de Karl Kautsky par Laura Lafargue), Giard & Brière, Paris, 1909, http://fr.wikisource.org/wiki/Contribution_à_la_critique_de_l’économie_politique (texte) ou http://fr.wikisource.org/wiki/Livre:Marx_-_Contribution_à_la_critique_de_l’économie_politique.djvu (texte en regard du facsimilé en djvu).

Préface

Londres, janvier 1859.

http://www.marxists.org/francais/marx/works/1859/01/km18590100b.htm

Le résultat général auquel j’arrivai et qui, une fois acquis, servit de fil conducteur à mes études, peut brièvement se formuler ainsi : dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience. À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale. Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l’énorme superstructure. Lorsqu’on considère de tels bouleversements, il faut toujours distinguer entre le bouleversement matériel — qu’on peut constater d’une manière scientifiquement rigoureuse — des conditions de production économiques et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu’au bout. Pas plus qu’on ne juge un individu sur l’idée qu’il se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque de bouleversement sur sa conscience de soi ; il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives sociales et les rapports de production. Une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s’y substituent avant que les conditions d’existence matérielles de ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieille société. C’est pourquoi l’humanité ne se pose jamais que des problèmes qu’elle peut résoudre, car, à y regarder de plus près, il se trouvera toujours, que le problème lui-même ne surgit que là où les conditions matérielles pour le résoudre existent déjà ou du moins sont en voie de devenir. À grands traits, les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne peuvent être qualifiés d’époques progressives de la formation sociale économique. Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme contradictoire du processus de production sociale, contradictoire non pas dans le sens d’une contradiction individuelle, mais d’une contradiction qui naît des conditions d’existence sociale des individus ; cependant les forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent en même temps les conditions matérielles pour résoudre cette contradiction. Avec cette formation sociale s’achève donc la préhistoire de la société humaine.

Friedrich Engels, lettre à Karl Marx

Manchester, 11 ou 12 décembre 1859.

Marx, Engels, Lettres sur les sciences de la nature, Éditions sociales, Paris, 1973, lettre 4, p. 19.
Marx, Engels, Correspondance, tome 5, Éditions sociales, Paris, 1975, lettre 248, p. 445.

(*) On the Origin of Species by means of natural selection, or the preservation of favoured races in the struggle for lifeAu demeurant ce Darwin, que je suis en train de lire (*), est tout à fait sensationnel. Il y avait encore un côté par lequel la téléologie n’avait pas été démolie : c’est maintenant chose faite. En outre, on n’avait jamais fait une tentative d’une telle envergure pour démontrer qu’il y a un développement historique dans la nature, du moins jamais avec un pareil bonheur.

La première édition est de novembre 1859. Engels l’a donc eue très vite en mains. Souligner que ça démolit la téléologie suppose qu’il a bien compris que la sélection agit sur des variations qui n’ont pas de but défini. L’autre idée est celle que le vivant prend une dimension historique.

Karl Marx, lettre à Friedrich Engels

[Londres,] le 23 novembre 1860.

Lettres sur les sciences de la nature, Éditions sociales, Paris, 1973, lettre 5, p. 19.
Marx, Engels, Correspondance, tome 6, Éditions sociales, Paris, 1978, lettre 132, p. 233-234.

Il est pratiquement out of question que j’écrive des articles. La seule occupation qui me permette de conserver la quietness of mind nécessaire, ce sont les mathématiques.

Il a étudié les mathématiques et la comptabilité pour l’économie politique, mais il a aussi fait des mathématiques un hobby, il y trouve le repos (voir aussi la lettre du 20 mai 1865). Il s’est posé beaucoup de questions sur le calcul différentiel.

Friedrich Engels, lettre à Friedrich Albert Lange

Manchester, le 29 mars 1865.

Marx, Engels, Lettres sur les sciences de la nature, Éditions sociales, Paris, 1973, lettre 24, p. 35-36.
Marx, Engels, Correspondance, tome 8, Éditions sociales, Paris, 1981, lettre 46, p. 105-109.

P. 35, resp. 106-107.Moi aussi j’ai été frappé, à la première lecture de Darwin, par la ressemblance frappante [en français dans le texte] entre sa présentation de la vie végétale et animale et la théorie de Malthus. […] Pour nous, ce qu’on appelle les « lois économiques » ne sont pas des lois éternelles de la nature, mais des lois historiques, qui naissent et disparaissent, et le code de l’économie politique moderne, dans la mesure où l’économie l’établit vraiment de façon objective, n’est pour nous que le résumé de l’ensemble des lois et des conditions qui seules permettent à la société bourgeoise moderne de continuer d’exister, en un mot : l’expression abstraite et le résumé de ses conditions de production et d’échange. (*) Voir Le Capital, livre 1, tome 3, Paris, Éditions sociales, 1973, p. 74. « Chacun des modes historiques de la production sociale a aussi sa loi de population propre, loi qui ne s’applique qu’à lui, qui passe avec lui et n’a par conséquent qu’une valeur historique. Une loi de population abstraite et immuable n’existe que pour la plante et l’animal, et encore seulement tant qu’ils ne subissent pas l’influence de l’homme. »C’est pourquoi, pour nous, aucune de ces lois, dans la mesure où elle exprime des rapports sociaux purement bourgeois, n’est plus ancienne que la société bourgeoise moderne ; celles qui ont rendu compte plus ou moins valablement de toute l’histoire antérieure ne font précisément qu’exprimer les rapports sociaux qui sont communs à toutes les situations sociales reposant sur une domination et une exploitation de classe. La loi de Ricardo, qui n’est valable ni pour le servage, ni pour l’esclavage antique, fait partie des premières (*) ; ce qu’il y a de consistant dans la théorie de Malthus fait partie des dernières.

P. 36, resp. 108-109.Je ne peux pas ne pas dire un mot de votre remarque sur le vieil Hegel à qui vous déniez une formation mathématique et scientifique approfondie. Hegel avait de telles connaissances mathématiques qu’aucun de ses élèves n’a été capable d’éditer les nombreux manuscrits mathématiques retrouvés dans ses papiers. Le seul homme, à ma connaissance, qui sache assez de mathématiques et de philosophie pour faire cela est Marx. Je vous accorde bien volontiers évidemment qu’il y a des bêtises dans le détail de la philosophie de la nature, mais sa vraie philosophie de la nature se trouve dans la deuxième partie de la Logique, dans la théorie de l’Essence, qui est le véritable noyau de toute la doctrine. La théorie scientifique [naturwissenschaftlich] moderne de l’interaction des forces naturelles (Grove, Correlation of forces, paru, je crois, pour la première fois en 1838) n’est pourtant ni plus ni moins qu’une formulation différente, ou même, bien plutôt, la démonstration positive du développement de Hegel sur la Cause, l’Effet, l’Interaction, la Force, etc. Je ne suis bien sûr plus un hégélien, mais j’ai toujours un profond sentiment de respect et d’attachement pour ce vieux colosse.

Je n’ai jamais entendu considérer Hegel comme un mathématicien. Qu’aucun de ses élèves n’ait pu éditer ses notes sur les mathématiques peut s’expliquer par le fait qu’aucun d’eux n’était mathématicien ou que ces notes n’étaient qu’élucubrations incompréhensibles ou les deux. Si Hegel avait écrit des choses de valeur sur les mathématiques, pourquoi ni lui ni personne ne les a publiées.

Marx n’est pas plus un mathématicien, mais il avait acquis par lui-même une certaine maîtrise du calcul différentiel, ce qui est tout à fait remarquable (lettre de fin 65, début 66). Aujourd’hui comme alors, peu de gens cultivés peuvent seulement dire ce que c’est s’ils n’ont pas fait des études orientées dans ce sens.

Quelque « profond sentiment de respect et d’attachement pour ce vieux colosse » qu’on puisse avoir, on ne peut pas créditer Hegel, pour un développement philosophique, d’une quelconque antériorité sur une contribution scientifique de Grove et la deuxième ne peut être en aucun sens une « démonstration positive » du premier. C’est un exemple de la constante confusion d’Engels sur les rapports entre philosophie et science, où il est littéralement aveuglé par son « profond sentiment de respect et d’attachement pour ce vieux colosse ».

Karl Marx, lettre à Friedrich Engels

[Londres,] le 20 mai 1865.

Marx, Engels, Lettres sur les sciences de la nature, Éditions sociales, Paris, 1973, lettre 25, p. 36.
Marx, Engels, Correspondance, tome 8, Éditions sociales, Paris, 1981, lettre 62, p. 131-133.

P. 36, resp. 132.Comme on ne peut pas toujours écrire, dans les intervalles, je fais des differential calculus dx/dy. Je n’ai pas la patience, à part ça, de lire quoi que ce soit. Toute autre lecture me ramène aussitôt à ma table de travail.

Karl Marx, lettre à Friedrich Engels

[Londres,] le 19 août 1865.

Marx, Engels, Lettres sur les sciences de la nature, Éditions sociales, Paris, 1973, lettre 26, p. 37-39.
Marx, Engels, Correspondance, tome 8, Éditions sociales, Paris, 1981, lettre 74, p. 160-163.

P. 39, resp. 162.D’ailleurs, la polémique de Hegel tend, dans l’ensemble, à montrer, ce qu’on s’accorde à reconnaître aujourd’hui assez unanimement, je crois : par ses « preuves », Newton n’a rien ajouté à Kepler, qui avait [découvert] le « concept » du mouvement.

Je pense qu’il n’y avait unanimité sur la supériorité de Kepler par rapport à Newton que dans les milieux d’hégéliens convaincus ou d’Allemands chauvins. Kepler a trouvé des lois remarquables sur le mouvement des planètes du système solaire. Newton n’a pas fait qu’apporter de nouvelles preuves des lois de Kepler, il a développé une théorie générale de la gravitation (pour laquelle il a dû inventer le calcul différentiel) dans laquelle on retrouve les lois de Kepler. En 1865, Marx n’avait pas une vue très claire de l’histoire des sciences et c’est sans doute la faute à la trop grande confiance qu’il faisait à Hegel.

Karl Marx, lettre à Friedrich Engels

[Londres, fin 1865 — début 1866.]

Marx, Engels, Lettres sur les sciences de la nature, Éditions sociales, Paris, 1973, lettre 29, p. 40-42.
Marx, Engels, Correspondance, tome 8, Éditions sociales, Paris, 1981, lettre 96, p. 188-190.

Lors de mon dernier séjour à Manchester, tu m’as demandé une fois de t’expliquer le calcul différentiel. […]

Suppose que la ligne nAo soit une courbe quelconque, dont nous ne connaissons pas la nature (parabole ou ellipse, etc.) […]

[…] Suppose maintenant que le point n soit le point le plus infiniment voisin de m sur la courbe. […] np est égal à mP (ou Rp) augmenté d’un incrément infinitivement petit [nR], ou [nR] = dy (différentielle de y) […] Comme la partie mn de la tangente est infiniment petite, elle coïncide avec la partie correspondante de la courbe elle-même. […]

Il n’est pas nécessaire ici d’avoir la courbe sous les yeux. La question est que Marx raisonne avec des infiniment petits « actuels » qui témoignent de l’état de la question à l’époque.

En outre, il a l’air de supposer que toute courbe doit avoir telle ou telle « nature », c’est à dire entrer dans une catégorie qui a un nom et une équation d’un type donné, et qu’une courbe quelconque est une courbe dont nous ignorons provisoirement la nature. Dans la suite de la lettre, il montre qu’il sait calculer une dérivée. On peut supposer qu’il a de la notion de différentiation l’idée un peu obscure qu’on s’en faisait alors mais qu’il peut faire du calcul différentiel.

Karl Marx, lettre à Friedrich Engels

[Londres,] le 7 août 1866.

Marx, Engels, Lettres sur les sciences de la nature, Éditions sociales, Paris, 1973, lettre 37, p. 47-49.
Marx, Engels, Correspondance, tome 8, Éditions sociales, Paris, 1981, lettre 160, p. 303-305.

P. 47-48, resp. 304.Il y a un ouvrage très important, que je t’enverrai (mais à la condition que tu me le retournes, car il ne m’appartient pas) dès que j’aurai pris les notes nécessaires : Origine et Transformations de l’homme et des autres Êtres de P. Trémaux [en français dans le texte], Paris 1865. Malgré tous ses défauts, qui ne m’échappent pas, il représente un progrès très important par rapport à Darwin. Les deux principales propositions sont : que ce ne sont pas les croisements [en français dans le texte] qui, comme on le croit, produisent les différences, mais à l’inverse l’unité de type des espèces [en français dans le texte]. En revanche la formation de la Terre est, elle, une cause de différenciation (non pas la seule, mais la base principale). Le progrès, qui chez Darwin est purement accidentel, est présenté ici comme nécessaire sur la base des périodes de l’évolution du corps terrestre ; la dégénérescence [en français dans le texte], que Darwin ne sait expliquer, est ici toute simple. Même chose pour l’extinction si rapide des simples formes de transition, comparativement à la lenteur de l’évolution du type de l’espèce [en français dans le texte], de sorte que les lacunes de la paléontologie, qui embêtent tant Darwin, sont présentées ici comme nécessaires. De même est développée comme une loi nécessaire la fixité (abstraction faite de variations individuelles, etc.) de l’espèce [en français dans le texte] une fois constituée. Ce que Darwin présente comme les difficultés de l’hybridation, ce sont ici à l’inverse autant de piliers du système, puisqu’il est démontré qu’une espèce [en français dans le texte] n’est en fait constituée que lorsque le croisement [en français dans le texte] avec d’autres cesse d’être fécond ou possible, etc.

Dans les applications historiques et politiques c’est bien plus important et plus riche que Darwin. Pour certaines questions, telle celle de la nationalité, etc., on trouve ici une base uniquement naturelle. C’est ainsi, p. ex., qu’il corrige le Polonais Duchinski, tout en confirmant par ailleurs ce qu’il dit sur les différences géologiques entre la Russie et les Slaves occidentaux, en ceci que, contrairement à ce dernier qui pense que ce ne sont pas les Prusses qui seraient des Slaves, mais que ce seraient plutôt les Tartares, etc., il soutient que sur la base de la formation géologique prédominante en Russie, c’est le Slave qui se tartarise et se mongolise, de même qu’il démontre (il a vécu longtemps en Afrique) que le type nègre commun n’est que la dégénérescence d’un type bien supérieur.

Il semblerait d’après plusieurs textes que Marx et Engels n’ont lu Darwin qu’un peu vite. Ils sont très enthousiastes de la dimension historique que ça donne au vivant et du pavé dans la mare de la religion. Ils n’aiment ni la référence à Malthus ni l’expression struggle for life. Il est possible qu’ils voient trop Darwin à travers les simplifications qu’en donne la presse et tant certains défenseurs que les détracteurs.

Alors qu’Engels s’était félicité que Darwin démolissait toute vision téléologique, Marx ici la regrette. Il déplore chez Darwin le progrès « accidentel » et est séduit par Trémaux du fait que chez ce dernier le progrès est « nécessaire ». Une explication géologique de la spéciation est à la fois matérialiste et causale, déterministe. L’ennui, c’est qu’il ne suffit pas à une théorie d’être matérialiste et causale pour être juste. Dans le darwinisme, il y a des difficultés réelles (des problèmes auxquels le darwinisme n’apporte pas de réponse) et des difficultés de compréhension du lecteur. Aucune de ces difficultés ne constitue un argument en faveur de Trémaux.

Friedrich Engels, lettre à Karl Marx

Manchester, le 2 octobre 1866.

Marx, Engels, Lettres sur les sciences de la nature, Éditions sociales, Paris, 1973, lettre 40, p. 50-51.
Marx, Engels, Correspondance, tome 8, Éditions sociales, Paris, 1981, lettre 173, p. 318-319.

P. 50-51, resp. 318-319.[…] je n’ai pas encore fini de lire ce dernier [Trémaux], mais je suis néanmoins parvenu à la conviction que toute sa théorie ne vaut rien, ne serait-ce, pour commencer, que parce qu’il ne comprend rien à la géologie et qu’il est incapable de la critique la plus ordinaire à l’égard de toute la littérature parue sur la question. Ses histoires du Nigger Santa Maria et de la transformation des Blancs en Noirs sont à mourir de rire. Notamment quand il écrit que les traditions des Niggers du Sénégal méritent absolument qu’on leur accorde foi, précisément parce que ces types ne savent pas écrire ! En outre, il est bien joli d’attribuer les différences entre un Basque, un Français, un Breton et un Alsacien à la formation géologique, laquelle est aussi responsable naturellement de ce que ces gens parlent quatre langues différentes.

Comment le bonhomme explique-t-il que nous autres Rhénans sur notre massif dévonien (que la mer n’a jamais plus recouvert depuis une époque très antérieure au Carbonifère) nous ne soyons pas devenus depuis longtemps des Crétins complets ou des Niggers ? Il nous l’expliquera peut-être dans le 2e volume, à moins qu’il ne prétende que nous sommes effectivement de vrais Niggers.

Ce livre ne vaut rien du tout ; c’est un montage pur et simple, en contradiction flagrante avec tous les faits ; chaque preuve qu’il avance requerrait à son tour une autre preuve préalable.

Karl Marx, lettre à Friedrich Engels

[Londres,] le 3 octobre 1866.

Marx, Engels, Lettres sur les sciences de la nature, Éditions sociales, Paris, 1973, lettre 41, p. 51-52.
Marx, Engels, Correspondance, tome 8, Éditions sociales, Paris, 1981, lettre 174, p. 319-320.

P. 51-52, resp. 320.Ad vocem Trémaux : Le jugement que tu portes, à savoir « que toute sa théorie ne vaut rien parce qu’il ne comprend rien à la géologie et qu’il est incapable de la critique la plus ordinaire à l’égard de toute la littérature parue sur la question », tu peux le retrouver presque textuellement chez Cuvier, dans son Discours sur les révolutions du globe [en français dans le texte], dirigé contre la doctrine de la variabilité des espèces [en français dans le texte], dans lequel il se gausse, entre autres, des fantasmagories allemandes sur la nature, dont les auteurs annonçaient intégralement l’idée fondamentale de Darwin, sans pouvoir le moins du monde la prouver. Cela n’a pas empêché pourtant que Cuvier, qui était un grand géologue et même, pour un naturaliste, un critique exceptionnel vis-à-vis de la littérature parue sur la question, ait tort, et que les gens qui énonçaient cette idée nouvelle aient raison. L’idée fondamentale de Trémaux sur l’influence du sol (même si, naturellement, il ne fait pas entrer en ligne de compte d’éventuelles modifications historiques de cette influence, parmi lesquelles je compte pour ma part également les changements chimiques provoqués dans les couches superficielles du sol par l’agriculture, etc., et plus largement les différentes influences qu’exercent sous des modes de production différents des choses comme les gisements de houille, etc.) est à mon avis une idée qui n’a besoin que d’être énoncée pour gagner définitivement droit de cité dans la science, et cela tout à fait indépendamment de l’exposé de Trémaux.

Il n’écoute pas sérieusement les arguments d’Engels. Il dit seulement que puisque Cuvier s’est bien trompé sans une critique (dans une tout autre affaire), Engels peut se tromper dans sa critique de Trémaux. C’est faible (et Engels le relève dans sa réponse.

Que le sol ait une influence est indéniable. Il a une influence sur la vie des organismes, mais cela n’a rien à voir avec les espèces. Il a une influence sur l’évolution mais c’est par la sélection naturelle donc avec Darwin et pas contre lui.

Friedrich Engels, lettre à Karl Marx

Manchester, le 5 octobre 1866.

Marx, Engels, Lettres sur les sciences de la nature, Éditions sociales, Paris, 1973, lettre 42, p. 52-54.
Marx, Engels, Correspondance, tome 8, Éditions sociales, Paris, 1981, lettre 175, p. 321-323.

P. 52-54, resp. 321-322.Ad vocem Trémaux. A vrai dire quand je t’ai écrit, je n’avais encore lu qu’un tiers du livre, à savoir le plus mauvais (au début). Le second tiers, la critique des écoles, est bien meilleur, le troisième, les conséquences, est de nouveau très mauvais. Cet homme a le mérite d’avoir fait ressortir plus qu’on ne l’avait fait jusqu’à présent l’influence du « sol » sur la formation des races et, aussi, par voie de conséquence, des espèces, et, deuxièmement, d’avoir développé sur l’effet du croisement des idées plus justes (encore qu’à mon avis, elles aussi très unilatérales) que ses prédécesseurs. Darwin a lui aussi, d’un côté, raison dans ce qu’il dit de l’influence modificatrice du croisement ; ce que Tr du reste reconnaît tacitement lorsqu’il traite, là où cela l’arrange, le croisement aussi comme un moyen de transformation, même si c’est dans le sens finalement de l’uniformisation. De la même façon, Darwin et d’autres n’ont jamais méconnu l’influence du sol, et s’ils ne l’ont pas fait spécialement ressortir, c’est parce qu’ils ne savaient pas comment ce sol agit — si ce n’est qu’il agit favorablement quand il est fertile et défavorablement quand il ne l’est pas. Tr non plus n’en sait guère davantage. L’hypothèse suivant laquelle le sol en général devient d’autant plus favorable au développement d’espèces supérieures qu’il appartient à des formations plus récentes a quelque chose d’extraordinairement plausible et peut être ou ne pas être juste, mais quand je vois les preuves ridicules qu’il apporte pour essayer d’appuyer cette hypothèse, preuves dont les 9/10 reposent sur des faits inexacts ou dénaturés, et dont le dernier 1/10 ne prouve rien, je ne peux m’empêcher de trouver fortement suspect l’auteur de cette hypothèse, et, partant de là, l’hypothèse elle-même. Mais quand, allant plus loin, il déclare que l’influence du sol, selon qu’il est plus récent ou plus ancien, corrigée par le croisement, est la cause unique des modifications dans les espèces organiques ou les races, je ne vois absolument aucune raison de le suivre aussi loin, et même au contraire de très nombreuses objections m’en dissuadent.

Tu dis que Cuvier a également reproché leur ignorance de la géologie aux philosophes de la nature [Naturphilosophen] en Allemagne lorsqu’ils affirmaient la variabilité des espèces, et que ceux-ci pourtant avaient raison. Mais la question n’avait à cette époque rien à voir avec la géologie ; et lorsque quelqu’un établit une théorie de la transformation des espèces basée exclusivement sur la géologie et commet de pareilles bourdes géologiques, falsifie la géologie de pays entiers (de l’Italie p. ex. et même de la France) et tire ses exemples précisément de pays dont nous ne connaissons pratiquement pas la géologie (Afrique, Asie centrale, etc.) c’est quand même tout à fait différent. En ce qui concerne tout spécialement les exemples ethnologiques, les seuls qui se rapportent à des pays et à des peuples connus sont quasiment tous faux, soit dans les prémisses géologiques, soit dans les conclusions qu’il en tire — quant aux exemples qui vont dans le sens contraire, il les laisse complètement tomber, par exemple les plaines alluviales de Sibérie intérieure, l’énorme bassin alluvial de l’Amazone, toute la zone alluviale qui part du sud de La Plata et va jusqu’à la pointe Sud de l’Amérique (à l’est des Cordillères).

Qu’il y ait beaucoup de rapports entre la structure géologique du sol et le « sol » où il pousse quelque chose, cela n’est pas bien nouveau, idem que ce sol apte à la végétation exerce une influence sur les races végétales et animales qui y vivent. Il est également exact que cette influence n’a jusqu’à présent pratiquement pas été étudiée. Mais pour passer de ceci à la théorie de Trémaux il faut faire un bond colossal. Il a en tout cas le mérite d`avoir mis l’accent sur cet aspect jusqu’alors négligé. Et, je le répète, l’hypothèse de l’influence du sol comme facteur plus ou moins favorable à l’évolution selon son âge géologique est peut-être juste (ou fausse) à l’intérieur de certaines limites, mais toutes ses autres conclusions sont à mon avis soit totalement inexactes, soit terriblement exagérées dans un seul sens.

Engels répète et amplifie des critiques sérieuses et prudentes. Il explique en quoi la comparaison avec Cuvier n’est pas pertinente. Dans tout ça il montre qu’il en connaît lui-même un bon bout.

Au troisième alinéa, il introduit une distinction très juste entre la structure géologique et le sol arable.

Karl Marx, lettre à Ludwig Kugelmann

Londres, le 9 octobre 1866.

Marx, Engels, Lettres sur les sciences de la nature, Éditions sociales, Paris, 1973, lettre 43, p. 55.
Marx, Engels, Correspondance, tome 8, Éditions sociales, Paris, 1981, lettre 176, p. 323-326.

P. 55, resp. 325-326.[…] Je vous recommande aussi Trémaux : De l’Origine de tous les êtres [en français dans le texte], etc. Bien qu’écrit dans un style complètement négligé, plein de bourdes géologiques et très déficient dans sa critique de la littérature parue sur le sujet — with all that and all that — son contenu représente un progrès par rapport à Darwin.

Il concède les objections géologiques d’Engels, mais il n’en admet pas pour autant le jugement d’ensemble d’Engels que ça ne vaut rien. Il maintient mordicus son opinion que Trémaux est supérieur à Darwin.

Karl Marx, lettre à Friedrich Engels

[Londres,] le 22 juin 1867.

Marx, Engels, Lettres sur les sciences de la nature, Éditions sociales, Paris, 1973, lettre 46, p. 56-57.
Marx, Engels, Correspondance, tome 8, Éditions sociales, Paris, 1981, lettre 213, p. 388-392.

P. 56-57, resp. 390-391.Au sujet de Hofmann, tu as tout à fait raison. (*) Je reprends et je commente ce passage du Capital dans mes notes de lecture.Tu verras d’ailleurs dans la fin de mon chapitre III, où est esquissée la transformation du maître-artisan en capitaliste — à la suite de changements purement quantitatifs — que je cite dans le texte (*) la découverte de Hegel sur la loi de la brusque commutation du changement purement quantitatif en changement qualitatif, comme étant également vérifiée en histoire et dans les sciences de la nature. Dans une note ajoutée au texte (c’était précisément l’époque où j’assistais aux cours de Hofmann), je mentionne la théorie moléculaire, mais pas Hofmann, qui n’a rien inventé en la matière, si ce n’est le trait dont il souligne la chose, tandis que je parle de Laurent, de Gehrardt et de Wurtz, ce dernier étant le véritable inventeur. À la lecture de ta lettre je me suis obscurément souvenu de tout cela, et je suis allé vérifier dans mon manuscrit […]

C’est très formel : « la découverte de Hegel sur la loi de la brusque commutation du changement purement quantitatif en changement qualitatif ». C’est une « loi » et cette « loi » est « découverte » par Hegel et Marx écrit ici (il est plus prudent dans le Capital) qu’elle se vérifie tant dans les sciences de la nature qu’en histoire. Ce n’est donc pas un simple motif récurrent, qu’on peut retrouver dans diverses circonstances, c’est une « loi de la nature », une « loi » du monde à tous ses niveaux de complexité.

Karl Marx, lettre à Ludwig Kugelmann

Londres, le 6 mars 1868.

Marx, Engels, Lettres sur les sciences de la nature, Éditions sociales, Paris, 1973, lettre 51, p. 59-60.
Marx, Engels, Correspondance, tome 9, Messidor/Éditions sociales, Paris, 1982, lettre 106, p. 178-179.

P. 59-60, resp. 178.[…] Il [Dühring] avait publié deux choses : d’abord […] une Kritische Grundlegung der Nationalökonomie (about 500 pages) et une nouvelle Natürliche Dialektik (dirigée contre la dialectique de Hegel). Mon livre l’a coulé des deux côtés. […] D’ailleurs, moitié intentionnellement, moitié par manque de discernement, il commet des malhonnêtetés. Il sait très bien que ma méthode d’exposition n’est pas celle de Hegel, puisque je suis matérialiste et Hegel idéaliste. La dialectique de Hegel est la forme fondamentale de toute dialectique, mais seulement une fois dépouillée de sa forme mystique, et c’est précisément cela qui distingue ma méthode […]

Karl Marx, lettre à Joseph Dietzgen

[Londres, le 9 mai 1868.] Cité par Dietzgen dans le Volkstaat du 9 janvier 1976.

Marx, Engels, Lettres sur les sciences de la nature, Éditions sociales, Paris, 1973, lettre 55, p. 64.
Marx, Engels, Correspondance, tome 9, Messidor/Éditions sociales, Paris, 1982, lettre 133, p. 229.

[…] Quand je me serai débarrassé de mon fardeau économique, j’écrirai une « Dialectique ». Les lois correctes de la dialectique sont déjà contenues dans Hegel ; sous une forme, il est vrai, mystique. Il s’agit de la dépouiller de cette forme […]

Il garde en tête le projet qu’il annonçait déjà dix ans avant.

Friedrich Engels, lettre à Karl Marx

Manchester, le 21 mars 1869.

Marx, Engels, Lettres sur les sciences de la nature, Éditions sociales, Paris, 1973, lettre 68, p. 71-72.

[…] La mutation des forces naturelles, notamment de la chaleur en force mécanique, etc., a donné lieu en Allemagne à une théorie extrêmement insipide, qui découle du reste déjà avec une certaine nécessité de la vieille théorie de Laplace, mais que l’on avance maintenant avec des preuves quasiment mathématiques : à savoir que l’univers ne cesse de refroidir, que les températures à l’intérieur de l’univers tendent toujours plus à s’équilibrer, et qu’ainsi il arrive finalement un moment où toute vie devient impossible, où le monde entier n’est plus constitué que de planètes gelées tournant les unes autour des autres. Il n’y a qu’à attendre que les curés s’emparent de cette théorie comme du dernier mot du matérialisme. On ne peut rien imaginer de plus bête. Étant donné que d’après cette théorie il est toujours nécessairement transformé plus de chaleur en d’autres formes d’énergie qu’il n’est possible que d’autres formes d’énergie se transforment en chaleur, il s’ensuit naturellement que l’état de grande chaleur originel à partir duquel tout se refroidit est absolument inexplicable, et même que c’est une contradiction et que cela présuppose donc l’existence d’un Dieu. Le choc initial de Newton s’est transformé en échauffement initial. Et pourtant cette théorie passe pour être le fin du fin du matérialisme le plus accompli, ces messieurs préfèrent se construire un monde qui commence dans l’absurdité et s’achève dans l’absurdité, plutôt que de voir dans ces conséquences absurdes la preuve que jusqu’à présent ils ne connaissent qu’à moitié leur soi-disant loi naturelle. Mais en attendant cette théorie fait fureur en Allemagne […]

J’apprends ici qu’au milieu du 19e siècle on envisageait déjà, du point de vue de la thermodynamique, un « état de grande chaleur originel ». On y est revenu au 20e à partir des équations d’Einstein et de l’observation de l’expansion de l’univers.

Mais « ce monsieur » Engels fait passer son préjugé philosophique avant tout : « ce qui découle du reste déjà avec une certaine nécessité de la vieille théorie de Laplace » et « que l’on avance maintenant avec des preuves quasiment mathématiques » est cependant faux, absurde, intolérable parce que ça contrevient à sa « loi naturelle » à lui Engels, sans doute « loi » philosophique hégélienne. Cette découverte scientifique est d’autant plus fausse qu’elle ne peut manquer de faire plaisir aux curés. (Engels n’est pas le seul à être aveuglé par ce genre de préjugé : au 20e siècle, plusieurs ont refusé le Big Bang parce que ça pouvait faire penser à la création divine et que l’auteur en était un curé.) Voilà de bien curieux critères de vérité scientifique.

Friedrich Engels, lettre à Karl Marx

[Londres,] le 30 mai 1873.

Marx, Engels, Lettres sur les sciences de la nature, Éditions sociales, Paris, 1973, lettre 147, p. 77-79.
Marx, Engels, Correspondance, tome 12, Messidor/Éditions sociales, Paris, 1989, lettre 133, p. 288-289.
Cité dans la préface de la Dialectique de la nature, Éditions sociales, Paris, 1968, p. 10.

30 mai 1873.

Cher Maure,

Voici les idées dialectiques qui me sont venues ce matin au lit sur les sciences de la nature :

Objet de la science de la nature : la matière en mouvement, les corps. Les corps sont inséparables du mouvement ; leurs formes et leurs espèces ne se reconnaissent qu’en lui ; il n’y a rien à dire des corps en dehors du mouvement, en dehors de toute relation avec d’autres corps. Ce n’est que dans le mouvement que le (*) En marge, remarque de Schorlemmer : Très bien, tout à fait mon opinion. C.S. corps montre ce qu’il est. La science de la nature connaît donc les corps en les considérant dans leur rapport réciproque, dans le mouvement. La connaissance des diverses formes du mouvement est la connaissance des corps. L’étude des différentes formes du mouvement est donc l’objet essentiel de la science de la nature (*).

1. La forme du mouvement la plus simple est le changement de lieu (dans le temps, pour faire plaisir au vieil Hegel) : le mouvement mécanique.

a) Le mouvement d’un corps isolé n’existe pas ; à parler relativement, la chute peut cependant en faire figure. Mouvement vers un centre unique, commun à de nombreux corps. (*) Remarque de Schorlemmer : Très juste !Cependant, dès que le mouvement d’un corps doit s’effectuer dans une direction autre que celle du centre, s’il est vrai que ce corps tombe toujours sous les lois de la chute, celles-ci se modifient (*) et…

b) deviennent des lois de la trajectoire, qui mènent directement au mouvement réciproque de plusieurs corps ; mouvement planétaire, etc., astronomie, équilibre — deviennent, temporairement ou apparemment, le mouvement lui-même. Mais, en fin de compte, le résultat réel de ce genre de mouvement est toujours… le contact des corps en mouvement : ils tombent l’un sur l’autre [ineinander].

c) Mécanique du contact — corps en contact. Mécanique courante, levier, plan incliné, etc. Mais le contact n’épuise pas par là ses effets. Il se manifeste directement sous deux formes : frottement et choc. Tous deux ont la propriété de produire, passé un certain degré d’intensité déterminé et dans des conditions déterminées, des effets nouveaux qui ne sont plus purement mécaniques : chaleur, lumière, électricité, magnétisme.

2. La physique proprement dite, science de ces formes du mouvement qui, après l’étude de chacun d’eux, constate que, sous certaines conditions, ils se convertissent l’un en l’autre et qui trouve en fin de compte que tous, à un degré d’intensité déterminé, variable selon les corps en mouvement, produisent des effets qui dépassent le domaine de la physique, des modifications de la structure interne des corps : des effets chimiques.

3. La chimie. Pour l’étude des formes précédentes du mouvement, il était plus ou moins indifférent qu’ils s’opèrent sur des corps vivants ou inertes. Les corps inertes faisaient même apparaître les phénomènes dans leur pureté la plus grande. (*) Remarque en marge de Schorlemmer : That’s the point !Par contre, la chimie ne peut connaître la nature chimique des corps les plus importants que sur des substances issues du processus de la vie ; sa tâche principale devient de plus en plus de fabriquer artificiellement ces substances. Elle est le passage à la science de l’organisme, mais le passage dialectique ne pourra être réalisé que lorsque la chimie aura effectué le passage réel ou sera sur le point de le faire (*).

4.(*) Remarque en marge de Schorlemmer : Moi non plus. C.S. L’organisme. Sur ce point, je ne me hasarderai pour l’instant à aucune dialectique (*).

Comme tu te trouves là-bas au centre des sciences de la nature, c’est toi qui seras le mieux à même de juger ce que cela vaut.

Ton
F. E.

Si vous croyez que cela vaut quelque chose, n’en parlez pas afin d’éviter que quelque diable d’Anglais ne me vole pas la chose. L’élaboration demandera encore beaucoup de temps.

Je suppose que la « chute » veut dire la gravitation. Curieux que la chute se fait vers un « centre » comme pour Aristote. Hegel serait-il aristotélicien ? Ou bien les remarques sur Kepler voudraient-elles dire qu’Engels ne connaît pas la gravitation de Newton ? Il faut ajouter d’autres mouvements à la « chute » pour parler de trajectoire ! Est-ce qu’aucune loi ne règle la trajectoire d’un corps en chute ou est-ce que, tombant vers le centre, sa trajectoire est une droite, qui, pour Engels, n’est pas une courbe ? Pourquoi faut-il enfin qu’ils tombent toujours ineinander ? Il y a aussi des forces de répulsion.

À la fin du 3 et au 4, il réserve son jugement parce que la dialectique doit être soumise à la science. (Bravo. Souvent il perd ça de vue et prononce des diktats dialectiques contre la science.)

Karl Marx, Critique du programme de Gotha

1863, Association générale des travailleurs allemands (Lasalle) commission de programme d’unification, Gotha, 14-15 février 1875 (projet de programme opportuniste) Marx critique le programme de Gotha (« Gloses marginales… »), annexe à une lettre à Bracke (à faire circuler chez quelques autres ; sera communiquée aux dirigeants du parti d’Eisenach), 1875 congrès d’unification, Gotha, du 22 au 27 mai 1875 (sur le programme opportuniste, sans tenir compte des critiques de Marx et d’Engels) décision de renouveler le programme, conférence de Halle, 1890 Marx, « Critique du programme de Gotha » (celle de 1875), publiée par Engels dans le Vorwaerts, du 1er au 3 février 1891 (pour insufler une ligne marxiste dans la préparation du congrès d’Erfurt) congrès d’Erfurt, du 14 au 20 octobre 1891
1869, Parti ouvrier social-démocrate d’Allemagne (congrès d’Eisenach)

Marx, Engels, Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt, Éditions sociales, Paris, 1966.

Karl Marx, lettre à Wilhelm Bracke

Londres, 5 mai 1875.

Gloses marginales au programme du parti ouvrier allemand

I

1. — Le travail est la source de toute richesse et de toute culture, et comme le travail productif n’est possible que dans la société et par la société, son produit appartient intégralement, par droit égal, à tous les membres de la société.

Première partie du paragraphe : « Le travail est la source de toute richesse et de toute culture. »

(*) Capital, livre 1, chap. 1, par. 2, Éditions sociales, Paris, 1966, vol. 1, p. 58. « Le travail n’est donc pas l’unique source des valeurs d’usage qu’il produit, de la richesse matérielle. Il en est le père, et la terre, la mère, comme dit William Petty. »

Le travail n’est pas la source de toute richesse (*). La nature est tout autant la source des valeurs d’usage (qui sont bien, tout de même, la richesse réelle !) que le travail, qui n’est lui-même que l’expression d’une force naturelle, la force de travail de l’homme. Cette phrase rebattue se trouve dans tous les abécédaires, et elle n’est vraie qu’à condition de sous-entendre que le travail est antérieur, avec tous les objets et procédés qui l’accompagnent. Mais un programme socialiste ne saurait permettre à cette phraséologie bourgeoise de passer sous silence les conditions qui, seules, peuvent lui donner un sens. Et ce n’est qu’autant que l’homme, dès l’abord, agit en propriétaire à l’égard de la nature, cette source première de tous les moyens et matériaux de travail, ce n’est que s’il la traite comme un objet lui appartenant que son travail devient la source des valeurs d’usage, partant de la richesse. Les bourgeois ont d’excellentes raisons pour attribuer au travail cette surnaturelle puissance de création : car, du fait que le travail est dans la dépendance de la nature, il s’ensuit que l’homme qui ne possède rien d’autre que sa force de travail sera forcément, en tout état de société et de civilisation, l’esclave d’autres hommes qui se seront érigés en détenteurs des conditions objectives du travail. Il ne peut travailler, et vivre par conséquent, qu’avec la permission de ces derniers.

Mais laissons la proposition telle qu’elle est, ou plutôt telle qu’elle boite. Quelle conclusion en devrait-on attendre ? Evidemment celle-ci :

« Puisque le travail est la source de toute richesse, nul dans la société ne peut s’approprier des richesses qui ne soient un produit du travail. Si donc quelqu’un ne travaille pas lui-même, il vit du travail d’autrui et, même sa culture, il la tire du travail d’autrui. »

Au lieu de cela, à la première proposition, on en ajoute une seconde par le moyen du mot-cheville : « et comme » pour tirer de la seconde, et non de l’autre, la conséquence finale.

Friedrich Engels, lettre à Piotr Lavrov

Londres, 12-17 novembre 1875.

Marx, Engels, Lettres sur les sciences de la nature, Éditions sociales, Paris, 1973, lettre 80, p. 83-87.

Londres, le 12-17 novembre 1875 [en français dans le texte].

Enfin de retour d’un voyage en Allemagne, j’arrive à votre article, que je viens de lire avec beaucoup d’intérêt. Voici mes observations y relatives, rédigées en allemand ce qui me permettra d’être plus concis [en français dans le texte].

1. Dans la doctrine de Darwin j’accepte la théorie de l’évolution, mais je n’admets sa méthode de démonstration (struggle for life, natural selection) qu’en tant que première expression, provisoire et imparfaite, d’une réalité nouvellement découverte. Jusqu’à Darwin, les gens précisément qui aujourd’hui ne voient partout que lutte pour la vie (Vogt, Büchner, Moleschott, entre autres) étaient ceux qui mettaient en avant la conjugaison des forces dans la nature organique, montrant comment la flore fournit à la faune l’oxygène et la nourriture et comment à l’inverse la faune fournit aux plantes acide carbonique et engrais, ainsi que Liebig notamment l’avait souligné. Ces deux conceptions se justifient d’une certaine façon à l’intérieur de certaines limites, mais elles sont tout autant unilatérales et bornées l’une que l’autre. L’action réciproque des corps naturels — morts ou vivants — inclut aussi bien l’harmonie que l’affrontement, la lutte que la conjonction des efforts. C’est pourquoi lorsque quelqu’un qui se prétend savant se permet de subsumer la totalité et la multiplicité de la richesse du développement historique sous la maigre formule unilatérale de « lutte pour la vie », formule qui même dans le domaine de la nature ne peut être acceptée que cum grano salis, il y a là une façon de faire qui se condamne d’elle-même.

2. Des trois uběždennyie Darwinisty [darwinistes convaincus] que vous citez, seul Hellwald mérite d’être évoqué. Mais Seidlitz n’est, au mieux, qu’une faible lueur, et Robert Byr qu’un romancier dont on publie en ce moment un roman dans Über Land und Meer sous le titre « Drei Mal ». C’est là d’ailleurs que toute sa rodomontade [en français dans le texte] est à sa place.

3. […] C’est pourquoi j’attaquerais plutôt — et j’attaquerai peut-être en son temps — ces darwinistes bourgeois de la façon suivante :

Toute la doctrine darwiniste de la lutte pour la vie est simplement la transposition de la société dans la nature animée, de la doctrine de Hobbes sur le bellum omnium contra omnes et de la doctrine économico-bourgeoise de la concurrence, jointes à la théorie démographique de Malthus. Une fois exécuté ce tour de passe-passe (dont je conteste la légitimité absolue, comme je l’indique dans le point 1., notamment en ce qui concerne la théorie de Malthus), on re-transpose ces mêmes théories de la nature organique dans l’histoire et l’on prétend alors avoir démontré leur validité en tant que lois éternelles de la société humaine. Le caractère enfantin de ce procédé saute aux yeux, pas besoin de gaspiller les mots sur ce sujet. Toutefois, si je voulais aller plus dans le détail, je le ferais de façon à les présenter en premier lieu comme de mauvais économistes, et en second lieu seulement comme de mauvais savants [Naturforscher] et de mauvais philosophes.

4. La différence essentielle entre la société humaine et la société animale est que les animaux au mieux collectent, tandis que les hommes produisent. Cette différence, unique, mais capitale, interdit à elle seule de transposer les lois des sociétés animales purement et simplement dans celles des hommes. […] La production humaine atteint donc à un certain stade un tel degré que sont produits non seulement des besoins nécessaires, mais aussi des plaisirs superflus, bien qu’au départ seulement pour une minorité. La lutte pour la vie — si nous accordons un instant une certaine valeur à cette catégorie — se transforme donc en une lutte pour les plaisirs, non plus pour de simples moyens d’existence, mais pour des moyens de développement, moyens de développement produits socialement, et à ce niveau on ne peut plus appliquer les catégories du règne animal. Mais si maintenant, comme c’est le cas actuellement, la production dans sa forme capitaliste produit une quantité de moyens d’existence et de développement de loin supérieure à ce que la société capitaliste peut consommer parce qu’elle tient artificiellement la grande masse des producteurs réels à distance de ces moyens d’existence et de développement ; si cette société est contrainte par la loi même de sa propre existence à augmenter continuellement cette production déjà trop forte pour elle, et en conséquence est amenée à détruire périodiquement, tous les dix ans, non seulement une masse de produits, mais aussi de forces productives — quel sens peut encore avoir le bavardage sur la « lutte pour la vie » ? La lutte pour la vie ne peut plus alors consister qu’en ceci : que la classe productrice retire la direction de la production et de la répartition des biens des mains de la classe à qui elle était confiée jusqu’à présent, mais qui en est devenue incapable, et cela, c’est précisément la révolution socialiste.

Soit dit en passant, le simple fait de considérer l’histoire passée comme une série de luttes de classes fait apparaître toute l’inconsistance de la conception de cette même histoire en tant que légère variation de la « lutte pour la vie ». […]

5. […]

6. En revanche je ne peux être d’accord avec vous lorsque vous dites que la borjba vsěch protiv všech [lutte de tous contre tous] a été la première phase de l’évolution humaine. À mon avis, l’instinct social [Gesellschaftstrieb] à été l’un des leviers les plus essentiels au développement de l’homme à partir du singe. Les premiers hommes ont dû vivre en hordes, et aussi loin que nous pouvons remonter, nous constatons que c’était bien le cas.

[…]

Il y a du temps où Engels écrit ceci une confusion entre le niveau de complexité du vivant et le niveau, supérieur de plusieurs échelons, de complexité de la société humaine. De nombreux intellectuels de l’époque (et encore aujourd’hui), se réclamant du darwinisme, prétendent transposer en sciences humaines l’idée de sélection naturelle. (Darwin lui-même a sans doute quelques phrases imprudentes dans ce sens.) Engels dénonce très bien et avec raison cette imposture.

Cependant, lui-même a lu Darwin quinze ans avant et apparemment ne l’a lu qu’un peu superficiellement, ou ne l’a pas bien compris, et en a un peu oublié. Il a tendance à voir Darwin à travers sa vulgarisation par les darwinistes sociaux et à jeter Darwin avec l’eau du bain. En particulier, il accuse à tort Darwin de faire la transposition inverse : d’appliquer à l’évolution des lois formulées à propos des sociétés. Il comprend toujours struggle for life comme la lutte entre les hommes, laquelle est toujours sociale, et son application abusive au vivant en général. Il perd de vue que Marx et lui sont d’accord que la première nécessité des organismes vivants est de manger pour vivre. C’est une lutte multiforme contre l’environnement, contre les difficultés de la vie, pour réunir une nourriture suffisante, et seulement ultérieurement, chez les hommes, dans le cadre de luttes de classes. La struggle for life de Darwin est cette lutte pour la survie en général (seulement partiellement une lutte contre des individu ou des espèces concurrents). Engels n’aime pas cette idée parce qu’il la comprend de travers et, parce qu’il ne l’aime pas, il ne peut pas la comprendre.

En 1., il fait très bien (comme de Duve) le départ entre les apports scientifiques qui fondent le fait de l’évolution (ce qu’il appelle « théorie de l’évolution ») et la théorie explicative de l’évolution par la sélection naturelle (ce qu’il appelle « sa méthode de démonstration »). Mais tout de suite il accepte la première et rejette la seconde comme théorie provisoire appelée à être remplacée le plus vite possible.

En parlant des matérialistes pré-darwiniens, il confond les relations écologiques synchroniques évidentes entre les espèces présentes et l’apport nouveau de Darwin pour lequel ces relations écologiques déterminent entre les variétés héréditaires une sélection qui gouverne la formation des espèces sur le long terme, point de vue diachronique. Du fait de sa confusion, au lieu de voir là deux types de considérations recevables sur des questions différentes, il n’y voit que deux types de considérations opposées (l’équilibre d’un côté et la lutte de l’autre), également « unilatérales et bornées », sur la même question. Il n’aime pas Darwin, mais j’espère que par « quelqu’un qui se prétend savant », qui n’avance qu’une « maigre formule » « qui se condamne d’elle-même », il ne vise pas Darwin mais les trois mousquetaires du matérialisme mécaniste prédarwiniens cités plus haut, convertis au darwinisme social.

En 3., il est faux que Darwin ne fasse que transposer (i) le bellum omnium contra omnes de Hobbes, (ii) la concurrence bourgeoise et (iii) la démographie de Malthus. Darwin a dit explicitement qu’il s’opposait à la réduction de la struggle for life à une bellum omnium contra omnes. Il ne s’agit pas comme on le pense trop souvent de la « loi du plus fort » (i), mais de la difficulté de survivre assez pour se reproduire dans une nature où on enfante toujours trop pour des ressources limitées. La concurrence (ii) n’est qu’un aspect de cette difficulté. Cette idée tient par elle-même et ne dépend pas de sa parenté (évidente) avec les considérations démographiques de Malthus (iii). Si des darwinistes sociaux allemands font la transposition inverse, il ne s’agit pas d’une re-transposition parce que Darwin n’a jamais fait la première.

Pour le reste dans ce passage et en 4., il condamne avec raison et de manière intéressante la transposition abusive de la sélection au domaine de la société. Après avoir attaqué Darwin par une lecture tendancieuse de la struggle for life comme bellum omnium contra omnes, il montre qu’il est parfaitement capable de comprendre, quand il veut bien, struggle for life comme lutte pour la survie (il était donc de mauvaise foi ? — disons que la polémique l’aveuglait) et il parle avec justesse de la différence entre « collecte » chez les animaux et « production chez les hommes », dans des contradictions sociales qui motivent la révolution.

Friedrich Engels, lettre à Karl Marx

Ramsgate, le 28 mai 1876.

Marx, Engels, Lettres sur les sciences de la nature, Éditions sociales, Paris, 1973, lettre 81, p. 88.

[…] Mes répétitions d’histoire ancienne et mes études scientifiques [naturwissenschaftlich] me rendent de grands services pour le D[ühring] et me facilitent l’affaire à beaucoup d’égards. En particulier dans le domaine des sciences de la nature, je trouve que le terrain m’est devenu beaucoup plus familier et que, si j’observe toujours une grande prudence, je peux maintenant m’y mouvoir avec une certaine liberté et une certaine sûreté. Pour ce travail-ci également je commence à entrevoir la fin de mes peines. La chose commence à prendre forme dans ma tête : les ballades que je fais ici au bord de la mer, où j’ai pu laisser tous les détails me tourner dans la tête, n’y ont pas peu contribué. Dans ce domaine immense il est absolument nécessaire d’interrompre de temps à autre le travail intensif et planifié, et de ruminer [en français dans le texte] ce qui a déjà été acquis. — Monsieur Helmholtz tourne et retourne autour de la chose-en-soi depuis 1853 et il n’y voit pas encore bien clair. Mais cela ne gêne pas le bonhomme, qui continue tranquillement à faire réimprimer encore maintenant les conneries qu’il avait fait publier avant Darwin […]

Il a une telle confiance dans sa « prudence » qu’il a l’imprudence de faire des considérations injurieuses (« les conneries ») sur Helmholtz, un des plus grands savants du 19e, à la fois comme physicien et comme physiologiste. Je ne sais pas ce qui dans ses conférences populaires d’avant 1859 était tellement dépassé dans les années 70 (Engels ne le dit pas), mais ce serait ne rien comprendre à l’histoire, à la science et à l’histoire des sciences que de reprocher à un grand savant d’être né trop tôt. Helmholtz a fait des contributions tellement importantes qu’il est difficile de penser qu’il n’en restait rien de bon moins d’un quart de siècle après, du seul fait de la parution entre-temps de l’Origine des espèces.

Si on regarde (voir l’index des noms) les nombreux sarcasmes d’Engels sur Helmholtz dans la Dialectique de la nature (et un dans l’Anti-Dühring), on s’aperçoit qu’il n’y a rien sur l’évolution. Cela n’a donc rien à voir avec Darwin ou le darwinisme. Darwin n’est ici qu’un banal repère temporel. Helmholtz n’est pas dépassé par rapport à Darwin, il est dépassé (et a donc tort de republier dans les années septante) parce qu’Engels considère que c’est un « con » et qu’il l’a toujours été, avant 1859 comme après. En fait de « conneries », il s’agit de physique à laquelle Engels ne comprend rien parce qu’il la voit à travers les lunettes (dépassées avant de commencer) de son Hegel.

Engels a manqué de prudence en autoproclamant sa « prudence ». Mais pour la modestie (autoproclamée) il ne craint personne. (Mais je ne dois pas perdre de vue qu’il s’agit d’une lettre privée.)

Karl Marx, lettre à l’éditeur des Отечественные записки (otétchestvennyïé zapiski, annales de la patrie)

En français, fin 1877, à propos de l’article de N. Mikhaïlovski « K. Marx jugé par Monsieur I. Joukovski » (selon la note 26, p. 556 de Lénine, Œuvres, t. 1, note appelée p. 161 dans Ce que sont les « Amis du peuple » …)

Marx, Engels, Lénine, Sur les sociétés précapitalistes, Centre d’études et de recherches marxistes, Éditions sociales, 1970, p. 351-352.

Mais c’est trop peu pour mon critique. Il lui faut absolument métamorphoser mon esquisse historique de la genèse du capitalisme dans l’Europe occidentale en une théorie historico-philosophique de la marche générale, fatalement imposée à tous les peuples, quelles que soient les circonstances historiques où ils se trouvent placés, pour arriver en dernier lieu à cette formation économique qui assure, avec le plus grand essor des pouvoirs productifs du travail social, le développement le plus intégral de l’homme. Mais je lui demande pardon. (C’est me faire, en même temps, trop d’honneur, et trop de honte.) Prenons un exemple.

[Expropriation des plébéiens de l’ancienne Rome.] Donc, des événements d’une analogie frappante, mais se passant dans des milieux historiques différents, amenèrent des résultats tout-à-fait disparates. En étudiant chacune de ces évolutions à part, et en les comparant ensuite, l’on trouvera facilement la clef de ce phénomène, mais on n’y arrivera jamais avec le passe-partout d’une théorie historico-philosophique générale, dont la suprême vertu consiste à être supra-historique.

Friedrich Engels, lettre à Karl Marx

Bridlington Quay, le 18 août 1881.

Marx, Engels, Lettres sur les sciences de la nature, Éditions sociales, Paris, 1973, lettre 95, p. 96-99.

[…] Hier, j’ai fini par prendre mon courage à deux mains et décidé d’étudier tes manuscrits mathématiques même sans le secours de livres ; j’ai été heureux de constater que je n’en avais pas besoin, ce dont je te félicite. La chose est tellement lumineuse qu’à la vérité on ne s’étonnera jamais assez de l’entêtement des mathématiciens à la mystifier. Mais cela provient de la façon de penser entièrement unilatérale de ces messieurs. Ils sont absolument incapables de poser résolument et sans détour dy/dx = 0/0. Pourtant il est clair que dy/dx ne peut être la pure expression d’un processus affectant x et y qu’à partir du moment où a disparu la dernière trace des quanta x et y, et où seule demeure l’expression du processus de variation dont ils ont été affectés, sans aucune quantité que ce soit.

Tu n’as pas à redouter qu’un mathématicien t’ait précédé sur ce terrain. […]

Le vieil Hegel avait donc deviné tout à fait juste lorsqu’il disait que la condition fondamentale de la différentiation était que les deux variables, nécessairement, soient à des puissances différentes et que l’une soit au moins à la puissance 2 ou 1/2. […]

Dans un appendice qu’il consacre aux mathématiques, Jean-Pierre Lefebvre, l’éditeur des Marx, Engels, Lettres sur les sciences de la nature, explique que Marx a essayé d’arriver à une compréhension profonde de la différentiation, mais avec le handicap que l’Angleterre était alors en retard sur le continent pour les mathématiques. Il faut rappeler que ce n’est qu’avec Cauchy, dans les années 70 qu’on est arrivé à un calcul différentiel moderne. Jusque là, il était fondé sur le sable. Marx semble donc être à un niveau comparable à celui des professionnels sur ce point et il essaie d’apporter ses réponses aux questions que tout le monde se pose. Engels qui a une très haute idée des prodiges mathématiques de son ami, le place au-dessus des professionnels et éprouve son besoin habituel de les mépriser. S’il s’intéresse à la chose depuis « hier », il considère un peu facilement que Marx a résolu tous les problèmes comme celui du rapport dy/dx = 0/0. La lettre 104 (21 novembre 1882) d’Engels à Marx porte sur les mêmes questions.

Et puis, de toute manière, n’est-ce pas, le « vieil Hegel » savait tout d’avance en matière de sciences et de mathématiques.

Friedrich Engels, lettre à Karl Marx

Londres, le 23 novembre 1882.

Marx, Engels, Lettres sur les sciences de la nature, Éditions sociales, Paris, 1973, lettre 106, p. 105-107.

[…] L’électricité m’a procuré un petit triomphe. Tu te souviens peut-être de mon explication du point litigieux qui opposait Descartes et Leibniz à propos de mv et de mv² en tant que mesure de mouvement. Elle revenait à ceci que mv est la mesure du mouvement mécanique lorsqu’il y a transmission de mouvement mécanique en tant que tel, et que mv²/2 l’est lorsque la forme du mouvement change, après que ce mouvement s’est transformé en chaleur, en électricité, etc. Or, aussi longtemps que seuls les physiciens de laboratoire avaient la parole, dans le domaine de l’électricité, la mesure reconnue de la force électromotrice, considérée comme représentante de l’énergie électrique était le Volt (E), produit de la force du courant (Ampère, C) et de la résistance (Ohm, R)

E = C × R

Et cela est exact aussi longtemps que l’énergie électrique ne se mue pas, au cours de sa transmission, en une autre forme de mouvement. Or Siemens, dans le discours qu’il a prononcé en tant que président de la dernière séance de la British Association, a proposé une nouvelle unité de mesure à côté des autres, le Watt (disons W), laquelle doit exprimer l’énergie réelle du courant électrique (face donc à d’autres formes du mouvement appelées communément énergie), et dont la valeur est Volt × Ampère, W = E × C.

Or W = E × C = C × R × C = C²R

La résistance représente dans l’électricité la même chose que la masse dans le mouvement mécanique. Il apparaît donc que dans le mouvement électrique, comme dans le mouvement mécanique, la forme phénoménale quantitativement mesurable de ce mouvement — ici la vitesse, là la force du courant — agit dans la transmission simple sans changement de forme, comme un facteur simple à la puissance 1 ; et que par contre dans la transmission avec changement de forme elle agit comme facteur à la puissance 2. C’est donc une loi naturelle universelle du mouvement que j’ai été le premier à formuler. Mais il faut maintenant en finir rapidement avec la dialectique de la nature […]

Eh bien, mon vieux, « une loi naturelle universelle du mouvement » et tu as « été le premier à la formuler » ? Mazette ! (Marx le félicite dans la lettre suivante, que je ne reprends pas ici.)

Engels veut s’en tenir à un concept philosophique, qualitatif et le plus général possible de mouvement à la Hegel. Toutes les fadaises des mathématiciens et des physiciens sur force, énergie, travail, potentiel, courant, résistance, énergie cinétique, force vive, quantité de mouvement, en v ou en v², ce ne sont que des manières maladroites et ampoulées de dire le mouvement, ça ne sert qu’à obscurcir la question du mouvement. Comme il faut quand même une solution à la querelle du v et du v² (à laquelle Engels ajoute la « contradiction » du C et du C² qu’il est seul à voir comme telle), il a trouvé : c’est l’un ou l’autre selon que c’est avec ou sans changement de forme.

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