Dominique Meeùs
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Certaines choses écrites du vivant de Marx sont annotées dans les notes de lecture de Marx et Engels.
1884
http://www.marxists.org/francais/engels/works/1884/00/fe18840000.htm
Préface de la première édition
Les chapitres qui suivent constituent, pour ainsi dire, l’exécution d’un testament. Nul autre que Karl Marx lui-même ne s’était réservé d’exposer les conclusions des recherches de Morgan, en liaison avec les résultats de sa propre — et je puis dire, dans une certaine mesure, de notre — étude matérialiste de l’histoire, et d’en éclairer enfin toute l’importance. […]
Selon la conception matérialiste, le facteur déterminant, en dernier ressort, dans l’histoire, c’est la production et la reproduction de la vie immédiate. Mais, à son tour, cette production a une double nature. D’une part, la production de moyens d’existence, d’objets servant à la nourriture, à l’habillement, au logement, et des outils qu’ils nécessitent ; d’autre part, la production des hommes mêmes, la propagation de l’espèce. Les institutions sociales sous lesquelles vivent les hommes d’une certaine époque historique et d’un certain pays sont déterminées par ces deux sortes de production : par le stade de développement où se trouvent d’une part le travail, et d’autre part la famille. Moins le travail est développé, moins est grande la masse de ses produits et, par conséquent, la richesse de la société, plus aussi l’influence prédominante des liens du sang semble dominer l’ordre social. Mais, dans le cadre de cette structure sociale basée sur les liens du sang, la productivité du travail se développe de plus en plus et, avec elle, là propriété privée et l’échange, l’inégalité des richesses, la possibilité d’utiliser la force de travail d’autrui et, du même coup, la base des oppositions de classes : autant d’éléments sociaux nouveaux qui s’efforcent, au cours des générations, d’adapter la vieille organisation sociale aux circonstances nouvelles, jusqu’à ce que l’incompatibilité de l’une et des autres amène un complet bouleversement. La vieille société basée sur les liens du sang éclate par suite de la collision des classes sociales nouvellement développées : une société nouvelle prend sa place, organisée dans l’État, dont les subdivisions ne sont plus constituées par des associations basées sur les liens du sang, mais par des groupements territoriaux, une société où le régime de la famille est complètement dominé par le régime de la propriété, où désormais se développent librement les oppositions de classes et les luttes de classes qui forment le contenu de toute l’histoire écrite, jusqu’à nos jours.
Il faudrait actualiser ce travail passionnant à la lumière des apports scientifiques postérieurs à Morgan. On devrait commencer en particulier par ceux de Vere Gordon Childe. Prenant les travaux et les idées de celui-ci comme fil conducteur, y ajouter les développements postérieurs et contemporains. (Suggestion de mémoire de licence ou de thèse de doctorat pour quelqu’un qui travaille sur la charnière entre préhistoire et histoire.)
Préface de l’édition de 1891
1. Les stades préhistoriques de la civilisation
2. La famille
1. La famille consanguine
2. La famille punaluenne
3. La famille appariée
4. La famille monogamique
3. La gens iroquoise
4. La gens grecque
5. Genèse de l’État athénien
6. La Gens et l’État à Rome
7. La Gens chez les celtes et les germains
8. La formation de l’État chez les germains
9. Barbarie et civilisation
Comme l’État est né du besoin de refréner des oppositions de classes, mais comme il est né, en même temps, au milieu du conflit de ces classes, il est, dans la règle, l’État de la classe la plus puissante, de celle qui domine au point de vue économique et qui, grâce à lui, devient aussi classe politiquement dominante et acquiert ainsi de nouveaux moyens pour mater et exploiter la classe opprimée. C’est ainsi que l’État antique était avant tout l’État des propriétaires d’esclaves pour mater les esclaves, comme l’État féodal fut l’organe de la noblesse pour mater les paysans serfs et corvéables, et comme l’État représentatif moderne est l’instrument de l’exploitation du travail salarié par le capital. Exceptionnellement, il se présente pourtant des périodes où les classes en lutte sont si près de s’équilibrer que le pouvoir de l’État, comme pseudo-médiateur, garde pour un temps une certaine indépendance vis-à-vis de l’une et de l’autre. Ainsi, la monarchie absolue du 17e et du 18e siècle maintint la balance égale entre la noblesse et la bourgeoisie ; ainsi, le bonapartisme du Premier, et notamment celui du Second Empire français, faisant jouer le prolétariat contre la bourgeoisie, et la bourgeoisie contre le prolétariat. La nouvelle performance en la matière, où dominateurs et dominés font une figure également comique, c’est le nouvel Empire allemand de nation bismarckienne : ici, capitalistes et travailleurs sont mis en balance les uns contre les autres, et sont également grugés pour le plus grand bien des hobereaux prussiens dépravés.
La question de ces États « pseudo-médiateurs » est discutée dans la controverse entre Dobb et Sweezy sur le passage de la féodalité au capitalisme. Les participants estiment que cette position ambiguë de la monarchie ne modifie pas le mode de production féodal où l’appropriation du surplus se fait de manière autoritaire sur base d’une hiérarchie sociale et non dans un rapport marchand de salariat. La bourgeoisie des 17e et 18e était encore surtout marchande et bancaire.
Appendice
1878
Monsieur E. Dühring bouleverse la science, Éditions sociales, Paris, 1950 (deuxième édition revue).
p. 38-44Préface à la deuxième édition
1885
http://www.marxists.org/francais/engels/works/1878/06/fe18780611b.htm
Il est conscient des limites de ses connaissances scientifiques et dans cette préface de 1885 du livre de 1878 il introduit des réserves à ce sujet.
p. 40 2/5
Deuxièmement, j’aurais voulu changer la partie qui traite de la science théorique de la nature. Il règne là une grande maladresse d’exposition, et plus d’un point pourrait être exprimé aujourd’hui sous une forme plus claire et plus précise.
p. 40 3/5
Marx était un mathématicien accompli, mais nous ne pouvions suivre les sciences de la nature que d’une manière fragmentaire, intermittente, sporadique. […] il n’est que trop naturel que je ne trouve pas toujours l’expression technique exacte et que j’évolue en général avec une certaine lourdeur dans le domaine de la science théorique de la nature.
Je ne sais pas ce qu’il entend par « théorique » lorsqu’il parle ici, et cela revient ailleurs, de science théorique.
Il fait surtout l’exposé positif du projet.
p. 40 ½
Marx et moi, nous fûmes sans doute à peu près seuls à sauver de la philosophie idéaliste allemande la dialectique consciente pour l’intégrer dans la conception matérialiste de la nature et de l’histoire. […]
p. 41
Il s’agissait évidemment pour moi, en faisant cette récapitulation des mathématiques et des sciences de la nature, de me convaincre dans le détail — alors que je n’en doutais aucunement dans l’ensemble — que dans la nature s’imposent, à travers la confusion des modifications sans nombre, les mêmes lois dialectiques du mouvement qui, dans l’histoire aussi, régissent l’apparente contingence des événements ; les mêmes lois qui, formant également le fil conducteur dans l’histoire de l’évolution accomplie par la pensée humaine, parviennent peu à peu à la conscience des hommes pensants : lois que Hegel a développées pour la première fois d’une manière étendue, mais sous une forme mystifiée, et que nous nous proposions, entre autres aspirations, de dégager de cette enveloppe mystique et de faire entrer nettement dans la conscience avec toute leur simplicité et leur universalité. Il allait de soi que la vieille philosophie de la nature, malgré tout ce qu’elle contenait de valeur réelle et de germes féconds, ne pouvait nous satisfaire. Comme je l’ai exposé en détail dans cet ouvrage, elle avait, surtout sous sa forme hégélienne, le défaut de ne pas reconnaître à la nature d’évolution dans le temps, de succession, mais seulement une juxtaposition. Cela tenait d’une part au système hégélien lui-même, qui n’accordait qu’à l’ « esprit » un développement historique, mais, d’autre part aussi, à l’état général des sciences de la nature à cette date. Hegel retombait ainsi loin en arrière de Kant, qui avait proclamé déjà, par sa théorie de la nébuleuse, la naissance du système solaire et, par sa découverte du freinage de la rotation de la terre par la marée, la fin de ce système. Enfin, il ne pouvait s’agir pour moi de faire entrer par construction les lois dialectiques dans la nature, mais de les y découvrir et de les en extraire.
Il semblerait indiquer
Le mouvement dans ceci c’est essentiellement le changement : pour la nature, les « modifications sans nombre » ; pour l’histoire, les « événements ». Ce changement, c’est surtout le changement historique, l’évolution, que Kant avait entrevue. Bref, la nature, la société et la pensée ne sont pas le lieu de changements en sens divers ; ces changements constituent une évolution (et non une « confusion »); ils obéissent à des lois (ils ne sont pas « contingents »); ces lois sont celles de la dialectique (ces lois « régissent »).
Il me semble qu’il y a alors une tension, un conflit de compétence entre les lois générales (ce sont les mêmes pour la nature, la société et la pensée), plutôt philosophiques, de la dialectique et les lois de la nature et de l’histoire, telles qu’ils revient aux sciences de la nature et de la société de les dégager et qui sont spécifiques à divers niveaux de complexité du réel : physique, biologie, neurologie et sciences cognitives, histoire, économie, histoire de la pensée… Engels a conscience de conflit de compétence et il y reviendra (et moi aussi à cette occasion). On doit retenir déjà ici qu’ « il ne pouvait s’agir pour moi de faire entrer par construction les lois dialectiques dans la nature ».
L’expression « dégager de cette enveloppe mystique » est une citation littérale de Marx.
En note, sur Hegel :
p. 41, ¾
[…] En ce qui concerne spécialement Hegel, il est à bien des égards très en avance sur ses contemporains empiristes, qui croyaient avoir expliqué tous les phénomènes inexpliqués lorsqu’ils avaient supposé à leur base une force — force de pesanteur, force de flottabilité, force électrique de contact, etc. — ou, si c’était impossible, une substance inconnue, substance lumineuse, substance calorique, substance électrique, etc. Les substances imaginaires sont maintenant à peu près éliminées, mais le charlatanisme des forces combattu par Hegel continue allègrement à hanter par exemple le discours de Helmholtz à Innsbruck en 1869 (voir Helmholtz : Populäre Vorlesungen, 2e livraison 1871, p. 190). En face de la déification — héritée des Français du 18e siècle — de Newton, que l’Angleterre combla d’honneurs et de richesses, Hegel a souligné que Kepler, que l’Allemagne laissa mourir de faim, est le véritable fondateur de la mécanique moderne des corps célestes et que la loi newtonienne de la gravitation est déjà contenue dans les trois lois de Kepler, et même explicitement dans la troisième. Ce que dans sa Philosophie de la nature § 270 et appendices (Hegels Werke, 1842, 7e volume, p. 98 et 113 à 115), Hegel démontre à l’aide de quelques équations simples, réapparaît comme résultat de la mécanique mathématique la plus moderne chez Gustav Kirchhoff; Leçons de physique mathématique, 2e édition, Leipzig 1877, p. 10, et sous une forme mathématique simple essentiellement identique à celle qui fut exposée pour la première fois par Hegel. Les philosophes de la nature sont à la science de la nature consciemment dialectique ce que les utopistes sont au communisme moderne.
Sur l’introduction de forces et de substances ad hoc, voir le débat contemporain sur réalisme et antiréalisme. Il se peut que Hegel ait critiqué à juste titre l’inflation ontologique des forces et des substances dans un certain état de la physique, mais je crains qu’Engels ne soit un peu trop optimiste quant à la compétence scientifique de Hegel, un peu chauvin en ce qui concerne Kepler opposé à Newton et inutilement méprisant pour Helmholtz. Dans le cas particulier de l’affirmation, fausse, que « la loi newtonienne de la gravitation est déjà contenue dans les trois lois de Kepler, et même explicitement dans la troisième », elle provient du fait que Hegel et Engels sont aussi ignorants l’un que l’autre en physique et en mathématiques. Alors qu’il se veut dialectique en histoire, Engels perd de vue qu’il y a aussi une histoire, dialectique aussi, de la pensée et de la science et que les concepts de la physique ont été élaborés lentement avec essais et erreurs. Il n’y a pas de sens à se gausser des tâtonnements des physiciens antérieurs. Il tombe dans le même travers dans de longs passages de la Dialectique de la nature, il joue au donneur de leçons a posteriori sur des sujets qu’en plus il ne connaît pas toujours assez. Le fait que des savants soient trop mécanistes, qu’ils soient trop peu consciemment dialectiques, n’en fait pas des idiots.
Il oppose au début du passage Hegel à l’empirisme et à la fin une science consciemment dialectique (encore Hegel ? ses propres espoirs d’écrire un jour une dialectique de la nature ?) aux philosophes de la nature (la science telle qu’elle se fait ?). Il pose peut-être ici le problème que la science légifère mais n’explique plus (Newton donne les lois de la gravitation mais renonce à dire ce que la gravitation est), tandis que la dialectique (qui prétend légiférer aussi) permettrait, elle, de redonner un sens. Cela introduit la possibilité de deux niveaux d’explication, le niveau scientifique et le niveau dialectique peut-être plus complémentaires que concurrents.
Il y a peu de textes explicitement philosophiques de Marx et Engels. Cette préface est donc précieuse. Mais il est difficile de tirer de manière certaine des thèses philosophiques précises d’un texte qui n’est qu’une préface et qui est écrit comme une grande envolée littéraire, sur un ton plus rhétorique que logique.
p. 49Chapitre 1. Généralités
Il y a historiquement deux méthodes ou modes ou formes de pensée : dialectique ou métaphysique. Engels caractérise la dialectique comme la prise en compte du changement et de la coexistence d’aspects opposés.
p. 52 1/5
Cependant, à côté et à la suite de la philosophie française du 18e siècle, la philosophie allemande moderne était née et avait trouvé son achèvement en Hegel. Son plus grand mérite fut de revenir à la dialectique comme à la forme suprême de la pensée. Les philosophes grecs de l’antiquité étaient tous dialecticiens par naissance, par excellence de nature, et l’esprit le plus encyclopédique d’entre eux, Aristote, a déjà étudié les formes les plus essentielles de la pensée dialectique. La philosophie moderne, par contre, bien que la dialectique y eût aussi de brillants représentants (par exemple Descartes et Spinoza), s’était de plus en plus embourbée, surtout sous l’influence anglaise, dans le mode de pensée dit métaphysique, qui domine aussi presque sans exception les Français du 18e siècle, du moins dans leurs œuvres spécialement philosophiques. En dehors de la philosophie proprement dite, ils étaient néanmoins en mesure de produire des chefs-d’œuvre de dialectique ; nous rappellerons seulement le Neveu de Rameau de Diderot et le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Rousseau. — Indiquons ici, brièvement, l’essentiel des deux méthodes ; nous y reviendrons encore dans le détail.
p. 52 ½
Lorsque nous soumettons à l’examen de la pensée la nature ou l’histoire humaine ou notre propre activité mentale, ce qui s’offre d’abord à nous, c’est le tableau d’un enchevêtrement infini de relations et d’actions réciproques, où rien ne reste ce qu’il était, là où il était et comme il était, mais où tout se meut, change, devient et périt. Nous voyons donc d’abord le tableau d’ensemble dans lequel les détails s’effacent encore plus ou moins ; nous prêtons plus d’attention au mouvement, aux passages de l’un à l’autre, aux enchaînements qu’à ce qui se meut, passe et s’enchaîne. Cette manière primitive, naïve, mais correcte quant au fond, d’envisager le monde est celle des philosophes grecs de l’antiquité, et le premier à la formuler clairement fut Héraclite : Tout est et n’est pas, car tout est fluent, tout est sans cesse en train de se transformer, de devenir et de périr. Mais cette manière de voir, si correctement qu’elle saisisse le caractère général du tableau que présente l’ensemble des phénomènes, ne suffit pourtant pas à expliquer les détails dont ce tableau d’ensemble se compose ; et tant que nous ne sommes pas capables de les expliquer, nous n’avons pas non plus une idée nette du tableau d’ensemble. Pour reconnaître ces détails, nous sommes obligés de les détacher de leur enchaînement naturel ou historique et de les étudier individuellement dans leurs qualités, leurs causes et leurs effets particuliers, etc. C’est au premier chef la tâche de la science de la nature et de la recherche historique, branches d’investigation qui, pour d’excellentes raisons, ne prenaient chez les Grecs de la période classique qu’une place subordonnée puisque les Grecs avaient auparavant à rassembler les matériaux. Il faut d’abord avoir réuni, jusqu’à un certain point, des données naturelles et historiques pour pouvoir passer au dépouillement critique, à la comparaison ou à la division en classes, ordres et genres. Les rudiments de la science exacte de la nature ne sont développés que par les Grecs de la période alexandrine, et plus tard, au moyen âge, par les Arabes ; encore une science effective de la nature ne se rencontre-t-elle que dans la deuxième moitié du 15e siècle, date depuis laquelle elle a progressé à une vitesse sans cesse croissante. La décomposition de la nature en ses parties singulières, la séparation des divers processus et objets naturels en classes déterminées, l’étude de la constitution interne des corps organiques dans la variété de leurs aspects anatomiques, telles étaient les conditions fondamentales des progrès gigantesques que les quatre derniers siècles nous ont apportés dans la connaissance de la nature. Mais cette méthode nous a également légué l’habitude d’appréhender les objets et les processus naturels dans leur isolement, en dehors de la grande connexion d’ensemble, par conséquent non dans leur mouvement, mais dans leur repos ; comme des éléments non essentiellement variables, mais fixes ; non dans leur vie, mais dans leur mort. Et quand, grâce à Bacon et à Locke, cette manière de voir passa de la science de la nature à la philosophie, elle produisit l’étroitesse d’esprit spécifique des derniers siècles, le mode de pensée métaphysique.
p. 53, ⅔
Pour le métaphysicien, les choses et leurs reflets dans la pensée, les concepts, sont des objets d’étude isolés, à considérer l’un après l’autre et l’un sans l’autre, fixes, rigides, donnés une fois pour toutes. Il ne pense que par antithèses sans moyen terme : il dit oui, oui, non, non ; ce qui va au-delà ne vaut rien. Pour lui, ou bien une chose existe, ou bien elle n’existe pas ; une chose ne peut pas non plus être à la fois elle-même et une autre. Le positif et le négatif s’excluent absolument ; la cause et l’effet s’opposent de façon tout aussi rigide. Si ce mode de penser nous paraît au premier abord tout à fait plausible, c’est qu’il est celui de ce qu’on appelle le bon sens. Mais si respectable que soit ce compagnon tant qu’il reste cantonné dans le domaine prosaïque de ses quatre murs, le bon sens connaît des aventures tout à fait étonnantes dès qu’il se risque dans le vaste monde de la recherche, et la manière de voir métaphysique, si justifiée et si nécessaire soit-elle dans de vastes domaines dont l’étendue varie selon la nature de l’objet, se heurte toujours, tôt ou tard, à une barrière au-delà de laquelle elle devient étroite, bornée, abstraite, et se perd en contradictions insolubles : la raison en est que, devant les objets singuliers, elle oublie leur enchaînement ; devant leur être, leur devenir et leur périr; devant leur repos, leur mouvement ; les arbres l’empêchent de voir la forêt. Pour les besoins de tous les jours, nous savons, par exemple, et nous pouvons dire avec certitude, si un animal existe ou non ; mais une étude plus précise nous fait trouver que ce problème est parfois des plus embrouillés, et les juristes le savent très bien, qui se sont évertués en vain à découvrir la limite rationnelle à partir de laquelle tuer un enfant dans le sein de sa mère est un meurtre ; et il est tout aussi impossible de constater le moment de la mort, car la physiologie démontre que la mort n’est pas un événement unique et instantané, mais un processus de très longue durée. Pareillement, tout être organique est, à chaque instant, le même et non le même ; à chaque instant, il assimile des matières étrangères et en élimine d’autres, à chaque instant des cellules de son corps dépérissent et d’autres se forment ; au bout d’un temps plus ou moins long, la substance de ce corps s’est totalement renouvelée, elle a été remplacée par d’autres atomes de matière, de sorte que tout être organisé est constamment le même et cependant un autre. À considérer les choses d’un peu près, nous trouvons encore que les deux pôles d’une contradiction, comme positif et négatif, sont tout aussi inséparables qu’opposés et qu’en dépit de toute leur valeur d’antithèse, ils se pénètrent mutuellement ; pareillement, que cause et effet sont des représentations qui ne valent comme telles qu’appliquées à un cas particulier, mais que, dès que nous considérons ce cas particulier dans sa connexion générale avec l’ensemble du monde, elles se fondent, elles se résolvent dans la vue de l’action réciproque universelle, où causes et effets permutent continuellement, où ce qui était effet maintenant ou ici, devient cause ailleurs ou ensuite, et vice versa.
p. 54, ¾
Tous ces processus, toutes ces méthodes de pensée n’entrent pas dans le cadre de la pensée métaphysique. Pour la dialectique, par contre, qui appréhende les choses et leurs reflets conceptuels essentiellement dans leur connexion, leur enchaînement, leur mouvement, leur naissance et leur fin, les processus mentionnés plus haut sont autant de vérifications du comportement qui lui est propre. La nature est le banc d’essai de la dialectique et nous devons dire à l’honneur de la science moderne de la nature qu’elle a fourni pour ce banc d’essai une riche moisson de faits qui s’accroît tous les jours, en prouvant ainsi que dans la nature les choses se passent, en dernière analyse, dialectiquement et non métaphysiquement, que la nature ne se meut pas dans l’éternelle monotonie d’un cycle sans cesse répété, mais parcourt une histoire effective. Avant tout autre, il faut citer ici Darwin, qui a porté le coup le plus puissant à la conception métaphysique de la nature en démontrant que toute la nature organique actuelle, les plantes, les animaux et, par conséquent, l’homme aussi, est le produit d’un processus d’évolution qui s’est poursuivi pendant des millions d’années. Mais comme jusqu’ici on peut compter les savants qui ont appris à penser dialectiquement, le conflit entre les résultats découverts et le mode de pensée traditionnel explique l’énorme confusion qui règne actuellement dans la théorie des sciences de la nature et qui met au désespoir maîtres et élèves, auteurs et lecteurs.
p. 59Chapitre 2. Ce que M. Dühring promet
p. 67Chapitre 3. Subdivision. L’apriorisme
[…] si nous déduisons le schème de l’univers non du cerveau, mais du monde réel, au moyen seulement du cerveau, si nous déduisons les principes de l’Être de ce qui est, nous n’avons pas besoin pour cela de philosophie, mais de connaissances positives sur le monde et ce qui s’y produit, et ce qui en résulte n’est pas non plus de la philosophie, mais de la science positive. (P. 69 ⅓.)
Dans l’Anti-Dühring, Engels polémique de manière souvent ironique et il n’est pas toujours facile de voir ce qu’il défend positivement. Ici, il me semble que « non du cerveau » se réfère à Dühring pour s’opposer à lui et que ce qui suit est le point de vue d’Engels. Veut-il affirmer que la position matérialiste entraîne la fin de la philosophie, où bien est-ce que ça c’est encore attribué à Dühring et critiqué ?
p. 73Chapitre 4. Le schème de l’univers
p. 75 ¼
Si nous parlons de l’Être et seulement de l’Être, l’unité ne peut consister qu’en ceci que tous les objets dont il s’agit… sont, existent. Ils sont rassemblés dans l’unité de cet Être et dans aucune autre, et l’énoncé général aux termes duquel ils sont tous, non seulement ne peut leur donner d’autres propriétés communes ou non communes, mais encore exclut provisoirement de la spéculation toutes ces propriétés. Car dès que nous nous éloignons, ne fût-ce que d’un millimètre, du fait fondamental simple que tous ces objets ont l’Être pour attribut commun, ce sont les différences de ces objets qui commencent à nous apparaître — et quant à savoir si ces différences consistent en ceci que les uns sont blancs, les autres noirs, les uns animés, les autres inanimés, les uns d’ici-bas, les autres de l’au-delà, nous ne pouvons pas en décider en partant du fait que tous ont pareillement l’attribut de la seule existence.
L’unité du monde ne consiste pas en son Être, […]. L’unité réelle du monde consiste en sa matérialité, et celle-ci se prouve non pas par quelques boniments de prestidigitateur, mais par un long et laborieux développement de la philosophie et de la science de la nature.
La seule logique ne peut exclure un monde où les choses ne seraient pas seulement différentes, mais de nature fondamentalement différente. En fait, ce n’est pas le cas ; le monde présente une unité et cette unité c’est sa matérialité. Cette matérialité ne se déduit pas logiquement de l’Être, du seul fait d’être, c’est notre expérience (de toute l’histoire de l’humanité), nos diverses pratiques dont notre pratique de la production et nos pratiques philosophique et scientifique qui nous l’apprennent.
p. 79Chapitre 5. Philosophie de la nature : espace et temps
p. 89Chapitre 6. Philosophie de la nature : cosmogonie, physique, chimie
p. 92Avant M. Dühring, les matérialistes parlaient de matière et de mouvement. Il réduit le mouvement à l’énergie mécanique comme à sa prétendue forme fondamentale, et se rend ainsi inintelligible le rapport réel entre la matière et le mouvement, qui était d’ailleurs obscur aussi pour tous les matérialistes antérieurs. Et pourtant la chose est suffisamment simple. Le mouvement est le mode d’existence de la matière. Jamais, ni nulle part, il n’y a eu de matière sans mouvement, ni il ne peut y en avoir. Mouvement dans l’espace de l’univers, mouvement mécanique de masses plus petites sur chaque corps céleste, vibration moléculaire sous forme de chaleur ou de courant électrique ou magnétique, décomposition et combinaison chimiques, vie organique : chaque atome singulier de matière dans l’univers participe à chaque instant donné à l’une ou à l’autre de ces formes de mouvement ou à plusieurs à la fois. Tout repos, tout équilibre est seulement relatif, n’a de sens que par rapport à telle ou telle forme de mouvement déterminée. Un corps peut, par exemple, se trouver sur la terre en équilibre mécanique, en repos au point de vue de la mécanique. Cela ne 1’empêche absolument pas de participer au mouvement de la terre comme à celui de tout le système solaire, pas plus que cela n’empêche ses plus petites particules physiques d’être soumises aux vibrations conditionnées par sa température, ou ses atomes d’accomplir un processus chimique. La matière sans mouvement est tout aussi inconcevable que le mouvement sans matière. Le mouvement est donc tout aussi impossible à créer et à détruire que la matière elle-même, ce que la philosophie ancienne (Des- cartes) exprime en disant que la quantité de mouvement existant dans le monde reste constante. Le mouvement ne saurait donc être produit, il ne peut qu’être transmis.
p. 99Chapitre 7. Philosophie de la nature : le monde organique
p. 109Chapitre 8. Philosophie de la nature : le monde organique (fin)
p. 117Chapitre 9. La morale et le droit : vérités éternelles
p. 129Chapitre 10. La morale et le droit : l’égalité
p. 141Chapitre 11. La morale et le droit : liberté et nécessité
p. 146-147Hegel a été le premier à représenter exactement le rapport de la liberté et de la nécessité. Pour lui, la liberté est l’intellection de la nécessité « La nécessité n’est aveugle que dans la mesure ou elle n’est pas comprise. » La liberté n’est pas dans une indépendance rêvée à l’égard des lois de la nature, mais dans la connaissance de ces lois et dans la possibilité donnée par là même de les mettre en œuvre méthodiquement pour des fins déterminées. Cela est vrai aussi bien des lois de la nature extérieure que de celles qui régissent l’existence physique et psychique de l’homme lui-même, — deux classes de lois que nous pouvons séparer tout au plus dans la représentation, mais non dans la réalité. La liberté de la volonté ne signifie donc pas autre chose que la faculté de décider en connaissance de cause. Donc, plus le jugement d’un homme est libre sur une question déterminée, plus grande est la nécessité qui détermine la teneur de ce jugement ; tandis que l’incertitude reposant sur l’ignorance, qui choisit en apparence arbitrairement entre de nombreuses possibilités de décision diverses et contradictoires, ne manifeste précisément par la que sa non-liberté, sa soumission à l’objet qu’elle devrait justement se soumettre. La liberté consiste par conséquent dans l’empire sur nous—même et sur la nature extérieure, fondé sur la connaissance des nécessités naturelles ; ainsi, elle est nécessairement un produit du développement historique. Les premiers hommes qui se séparèrent du règne animal, étaient, en tout point essentiel, aussi peu libres que les animaux eux-mêmes ; mais tout progrès de la civilisation était un pas vers la liberté. Au seuil de l’histoire de l’humanité il y a la découverte de la transformation du mouvement mécanique en chaleur : la production du feu par frottement ; au terme de l’évolution qui nous a conduits jusqu’aujourd’hui, il y a la découverte de la transformation de la chaleur en mouvement mécanique : la machine à vapeur. — Et malgré la gigantesque révolution libératrice que la machine à vapeur accomplit dans le monde social (elle n’est pas encore à moitié achevée), il est pourtant indubitable que le feu par frottement la dépasse encore en efficacité libératrice universelle. Car le feu par frottement a donné à l’homme pour la première fois l’empire sur une force de la nature et, en cela, l’a séparé définitivement du règne animal. La machine à vapeur ne réalisera jamais un bond aussi puissant dans l’évolution de l'humanité, malgré tout le prix qu’elle prend à nos yeux comme représentante de toutes ces puissantes forces de production qui en découlent, ces forces qui permettent seules un état social où il n’y aura plus de différences de classes, plus de souci des moyens d'existence individuels, et ou il pourra être question pour la première fois d’une liberté humaine véritable, d’une existence en harmonie avec les lois connues de la nature. Mais à quel point toute l’histoire de l’humanité est encore jeune et combien il serait ridicule d’attribuer quelque valeur absolue à nos conceptions actuelles, cela ressort du simple fait que toute l’histoire passée peut se caractériser comme l’histoire de la période qui va de la découverte pratique de la transformation du mouvement mécanique en chaleur à celle de la transformation de la chaleur en mouvement mécanique.
p. 151Chapitre 12. Dialectique : quantité et qualité
En fait, le chapitre s’étend d’abord sur des exemples de contradictions. Quant à la quantité et à la qualité, cela constitue la deuxième moitié du chapitre.
Dühring parle de la contradiction comme d’une absurdité. Engels lui répondra du point de vue de la dialectique. Mais si on se place sur le terrain de la logique à deux valeurs de vérité, il y a bien absurdité de la contradiction. C’est en ce sens que les mathématiciens parlent de « démonstration par l’absurde ».
p. 152
Dühring, pour qui la contradiction c’est l’absurde, se gausse de l’idée qu’on puisse, selon Hegel, trouver du contradictoire objectivement existant dans les choses et les phénomènes. Pour lui répondre, Engels compare le droit et le courbe
[…] droit ne peut être courbe, et courbe ne peut être droit. Mais le calcul différentiel […] pose cependant, dans certaines conditions, droit et courbe comme équivalents […]
et ce faisant, il est très mauvais. Il mélange deux niveaux de langage. Dans la vie courante et dans le langage ordinaire, droit et courbe s’opposent, sont contradictoires. (Ce n’est d’ailleurs qu’à ce niveau qu’on peut rencontrer des droites et des courbes « dans le monde réel ». Pour beaucoup d’objets, comme les règles, il est important en pratique qu’ils soient droits. Si on les retrouve courbes c’est parce qu’on les a malheureusement tordus et ils en deviennent inutilisables. D’autres choses sont préférées courbes et on serait bien malheureux d’en trouver droites.) Pour les mathématiciens, la courbe est une notion plus générale dont la droite est un cas particulier. (Et ces courbes et droites des mathématiciens sont des idéalisations qui n’existent que dans leur tête et pas « dans le monde réel ».) On ne peut rien tirer du rapprochement de ces deux langages qui ne sont communs qu’en apparence (par l’utilisation du même vocabulaire). Engels confond les deux et il manque ici une occasion de se taire. Il n’y a donc pas dans cet exemple de contradiction existant dans les choses et les phénomènes mais une contradiction dans la tête d’Engels.
p. 152, 3/5
Il cherche ensuite d’autres exemples de contradictions objectivement existantes dans les choses et les phénomènes.
Le mouvement lui-même est une contradiction […] à un seul et même moment, un corps est à la fois dans un lieu et dans un autre lieu, en un seul et même lieu, et non en lui. Et c’est dans la façon que cette contradiction a de se poser continuellement et de se résoudre en même temps, que réside précisément le mouvement.
Ça ne veut rien dire, ou, si ça veut dire quelque chose, c’est qu’Engels a du mal à concevoir le mouvement. Il a peut-être un problème du même genre que celui de Zénon d’Élée dans ses paradoxes du mouvement. Il accuse la pensée métaphysique d’être incapable (comme lui-même ?) de penser le passage du repos au mouvement et considère qu’en cela cette pensée concède l’existence objective d’une contradiction. L’argument est faible parce que la concession (alléguée) d’un ennemi peut difficilement être considérée comme preuve d’existence. C’est un effet purement rhétorique.
p. 153
[…] la vie consiste au premier chef précisément en ce qu’un être est à chaque instant le même et pourtant un autre.
J’aurais pensé que la vie consiste avant tout en la capacité de se reproduire, mais passons. Ce problème de l’identité dans le changement n’est pas une contradiction existant dans les choses et les phénomènes parce que seul le changement existe objectivement. L’identité c’est nous qui la pensons (avec généralement de bonnes raisons) dans le changement. Le problème de l’identité dans le changement n’est en rien propre à la vie. Le pseudo-Politzer en traite à propos de souliers jaunes et cela remonte au fleuve d’Héraclite.
p. 153, ¼
[…] dans le domaine de la pensée également, […] la contradiction entre l’humaine faculté de connaître intérieurement infinie et son existence réelle dans des hommes qui sont tous limités extérieurement et dont la connaissance est limitée, se résout dans la série des générations […]
Que l’espèce humaine, contrairement aux autres espèces animales, puisse capitaliser la connaissance des générations successives, c’est effectivement très remarquable, mais la contradiction n’y vient pas faire grand chose.
p. 153, ½
[… les] mathématiques supérieures […] réalisent cette autre contradiction que des lignes qui se coupent sous nos yeux doivent cependant, à cinq ou six centimètres seulement de leur point d’intersection, passer pour parallèles […]
[…] avec cette contradiction, et avec d’autres bien plus violentes encore, [les mathématiques supérieures] obtiennent des résultats non seulement justes, mais encore tout à fait inaccessibles aux mathématiques inférieures.
Je ne sais pas à quoi il fait allusion mais il est certain que dans la théorie qu’il a en vue, il n’y a pas contradiction. Il n’y a contradiction que dans l’esprit d’Engels qui confond le sens commun et une théorie mathématique particulière (dans laquelle je suppose que les centimètres ne viennent rien faire). Dans les théories qui atteignent ces résultats « impossibles à atteindre », il n’y a pas de contradiction sinon ce ne seraient pas des mathématiques.
p. 153, ¾
C’est […] une contradiction qu’une racine de a doive être une puissance de a, et pourtant a½ = √ a.
Quand j’avais dix ans, je me suis disputé avec l’instituteur parce que pour moi diviser, c’était partager, donc partir de quelque chose (une tarte) pour obtenir du plus petit (des portions de tarte). Je ne pouvais donc admettre que 5 divisé par ½ fasse 10, quelque chose de plus grand. Depuis, j’ai compris la différence entre les mathématiques et le langage de la vie de tous les jours (et des goûters d’anniversaire). Engels, par contre, est resté très enfant. Pour lui, élever à une puissance va dans le sens du plus grand et extraire une racine donne du plus petit. De nouveau la contradiction n’est qu’entre son ignorance et la science. C’est de nouveau une confusion de niveaux de langage, entre les langages de deux états de la mathématique.
C’est une contradiction qu’une grandeur négative doive être le carré de quelque chose, car toute grandeur négative multipliée par elle-même donne un carré positif. La racine carrée de – 1 n’est donc pas seulement une contradiction, mais même une contradiction absurde, un non-sens réel. Et pourtant, dans beaucoup de cas, √ – 1 est bien le résultat nécessaire d’opérations mathématiques exactes ; bien plus, où en seraient les mathématiques […] s’il leur était interdit d’opérer avec √ – 1 ?
Il y a déjà une subtile bizarrerie dans la première phrase : la deuxième occurrence de « négatif » ne vient rien faire. Le négatif n’est pas problématique dans ce qu’on multiplie mais dans le carré obtenu. (Peut-être a-t-il voulu dire que tous les carrés sont positifs et insister sur le fait que c’est vrai même si c’est un nombre négatif que l’on élève au carré. Peut-être est-ce mal traduit.) Quant à √ – 1, ce n’est pas une contradiction dans les nombres réels parce que √ – 1 n’y existe pas et ce n’est pas une contradiction dans les nombres complexes parce qu’ils ont été construits, en un sens, pour ça. Il n’y a de contradiction que si Engels ne sait pas qu’il y a des réels et des complexes et mélange les deux.
p. 153, bas, p. 154, haut
La comparaison d’Engels entre grandeurs variables et grandeurs invariables, d’une part, dialectique et métaphysique d’autre part, est assez fumeuse et tirée par les cheveux.
p. 154, ¼
Je crois comprendre que Dühring qui assimile la contradiction à l’absurde (voir au début du chapitre 12) propose en remplacement l’antagonisme des forces.
Non seulement, les exemples de contradiction avancés ici par Engels sont forcés ou, plus souvent encore, non pertinents, mais, préoccupé seulement de l’urgence de montrer l’universalité de la présence de la contradiction dans la nature, jamais il n’indique en quoi la contradiction soi-disant « existant dans les choses » serait source de changement, ni en quoi l’attention aux contradictions serait une méthode de pensée féconde. Il n’y a donc strictement rien à apprendre de cette partie du texte.
Cette obsession de voir partout des couples polaires : positif et négatif, droit et courbe, repos et mouvement… rappelle la pensée, encore idéaliste et mystique, des pythagoriciens dont parle Aristote au livre Α, 5, 986 a 22 de la Métaphysique.
p. 155, ¼
Engels souligne qu’il ne suffit pas à Dühring de se moquer de la dialectique (Marx se contenterait de « régler des miracles dialectiques pour ses fidèles ») pour que soit mise en question la valeur des travaux économiques de Marx. En particulier (p. 156 ½), Marx observe que pour que de l’argent puisse se transformer en capital, il en faut assez. Un somme trop petite ne peut jamais devenir capital.
(*) Livre 1, t. 1, p. 301, Éditions sociales, Paris, 1948.
À la page 313 (2e édition du Capital) (*), Marx tire, de l’étude qui précède sur le capital constant, le capital variable et la plus-value, la conclusion que
toute somme de valeur ou de monnaie ne peut pas être transformée en capital. Cette transformation ne peut s’opérer sans qu’un minimum d’argent ou de valeur d’échange se trouve entre les mains du postulant à la dignité capitaliste.
Pour Dühring, c’est « l’idée nébuleuse et confuse de Hegel selon laquelle la quantité se change en qualité (p. 156 ½) ». Engels rétorque avec raison qu’il y a là chez Marx un raisonnement économique et non pas l’application de la loi de Hegel. (*) Capital, ibid., p. 302. C’est Engels qui souligne. C’est a posteriori que Marx fait remarquer qu’ « ici, comme dans les sciences naturelles, se confirme la loi constatée par Hegel dans sa Logique, loi d’après laquelle de simples changements dans la quantité, parvenus à un certain degré, amènent des différences dans la qualité. (*) » Ceci est très important : la dialectique intervient a posteriori, elle n’a servi à rien (elle n’a pas servi de preuve, ni même de prémisse, ni même d’inspiration) dans la réflexion de Marx (situation semblable au début du chapitre 13) ; l’accusation de Dühring est donc gratuite.
Marx observe seulement que la loi « se confirme » dans ce cas. (Littéralement, « se confirme la validité de la loi découverte par Hegel », dans le texte allemand.) Marx semble penser que, comme elle se vérifie aussi dans les sciences de la nature (il parle de la chimie en note du Capital), Hegel aurait raison d’en affirmer l’exactitude universelle. Marx ne prétend cependant pas que cet exemple à lui seul prouve la loi de Hegel. Engels, qui vient de souligner « confirme », paraphrase Marx comme suit :
Marx dit : […] ce fait est une preuve de l’exactitude de la loi de Hegel.
Engels glisse d’une confirmation à « une preuve ». C’est l’éternel problème de l’induction. Une confirmation peut être considérée comme un élément probant. Ce n’est pas une preuve. Mais peut être Engels a-t-il écrit « une preuve » avec l’article indéfini en pensant élément probant.
Engels cite alors l’exemple des changements de phase de l’eau, dont il a déjà parlé dans un autre chapitre (il faudrait tout relire) et il se réjouit de ce que Dühring y reconnaisse un saut qualitatif.
Il se fait fort de pouvoir citer « dans la nature comme dans la société humaine des centaines de faits pareils pour prouver cette loi », et renvoie entre autres à la quatrième section du Capital (où il faudrait aller voir).
Il ne précise pas plus sa centaine de faits et on peut se demander ce que ça prouverait. Je ne vois pas comment des centaines de situations hétéroclites que l’on peut décrire comme saut qualitatif prouveraient l’existence d’une loi selon laquelle il en serait toujours ainsi, puisqu’il pourrait toujours y avoir des milliers de situations où il n’en est rien. Une « loi » qui dirait « parfois la quantité se change en qualité » ne serait pas une loi, pas plus que l’affirmation (vraie) qu’ « il y a des jours où il pleut et d’autres où il ne pleut pas ».
Pour que la « loi de la transformation de quantité en qualité » soit une loi, il faudrait aussi définir ce qu’on veut dire par « qualité » dans cette loi. Si, comme on le prétend, cette loi est absolument générale, il faudrait une définition « absolument générale » de « qualité » ce qui parait beaucoup demander. Il est difficile de comparer utilement la qualité solide, liquide ou gazeuse de l’eau et la qualité de capital d’une somme d’argent.
Ce qui serait intéressant c’est de montrer qu’il y a des situations où on risque une erreur de jugement en perdant de vue la possibilité d’un saut qualitatif. Il faudrait faire des recherches dans ce sens dans la littérature marxiste (chez Mao Zedong ?) et dans l’histoire.
Engels cite Marx : « La théorie moléculaire appliquée dans la chimie moderne, et d’abord scientifiquement développée par Laurent et Gerhardt, ne repose pas sur une autre loi. » Malgré ce que Marx en pense, j’espère pour la chimie que la théorie moléculaire a des bases plus solides que les généralités de Hegel. L’exemple est développé par Engels en pure perte parce qu’il s’agit d’une différence qualitative dès le départ, qui ne résulte pas de l’accumulation de changements quantitatifs. Des corps chimiques sont différents parce qu’il sont constitués d’un arrangement (qualitativement) différent d’atomes, même si c’est à partir de quantités différentes des mêmes atomes. Il n’est pas question ici d’évolution ou de changement quantitatif puis qualitatif d’une seule et même chose, il y a comparaison de choses différentes. Si je construis une maison avec une certaine quantité de briques et de pierres, puis une autre avec un peu plus de briques et de pierres du même genre, la différence des maisons ne résulte pas de ce qu’Hegel a dit que la quantité se change en qualité, mais de ce que j’ai conçu deux maisons différentes.
L’exemple des Mameluks de Napoléon est aussi dépourvu d’intérêt.
p. 161Chapitre 13. Dialectique : négation de la négation
Dühring accuse Marx de fonder l’expropriation des expropriateurs sur des « fariboles hégéliennes ». « Quel rôle joue chez Marx la négation de la négation ? » demande Engels p. 204. Aucune. Chez Marx, l’expropriation des expropriateurs est le résultat d’une « étude qui occupe les cinquante pages précédentes » du Capital.
p. 165, 1/5
Marx démontre simplement par l’histoire, et ici résume brièvement les faits que voici : de même qu’autrefois la petite entreprise par son évolution a nécessairement engendré les conditions de son anéantissement, c’est-à-dire de l’expropriation des petits propriétaires, de même aujourd’hui le mode de production capitaliste a engendré également lui-même les conditions matérielles qui le feront nécessairement périr. Le processus est un processus historique, et s’il est en même temps dialectique, ce n’est pas la faute de Marx […]
p. 165, ½
Donc, en caractérisant le processus comme négation de la négation, Marx ne pense pas à en démontrer par là la nécessité historique. Au contraire : c’est après avoir démontré par l’histoire comment, en fait, le processus en partie s’est réalisé, en partie doit forcément se réaliser encore, que Marx le désigne, en outre, comme un processus qui s’accomplit selon une loi dialectique déterminée. C’est tout.
Bref, pour Engels, comme pour Ollman, la loi de la quantité et de la qualité (au chapitre 12) et la loi de la négation de la négation ne prouvent rien, ne servent à rien, sinon à faire un commentaire a posteriori.
p. 166
Pour Engels, le calcul infinitésimal est essentiellement l’application de la dialectique. Il distingue la mathématique élémentaire, celle des grandeurs constantes, basée sur la logique formelle et, par là limitée, selon lui ; de la mathématique supérieure, celle des grandeurs variables et du calcul différentiel, qui serait dialectique. Selon lui, les preuves de la mathématique supérieure sont fausses en mathématique élémentaire parce qu’on ne peut les établir en logique formelle mais seulement sur le terrain dialectique. Cela appelle deux observations : (i) Engels ne sait pas de quoi il parle quand il parle de mathématiques et de logique, toute sa « mathématique supérieure » est bien sûr basée sur la logique formelle tout autant et bien plus encore que l’ « élémentaire » ; (ii) immédiatement après avoir admis que la dialectique ne prouve rien, il retombe dans l’illusion que la dialectique pourrait fonder quelque chose (par exemple le calcul différentiel) au lieu d’être simplement une source d’inspiration ou une méthode. Parce qu’il voit quelque chose de dialectique dans le calcul différentiel, il croit que le calcul différentiel vient de la dialectique.
p. 166, 4/5
Après ces considérations générales sur la dialectique, il revient à la négation de la négation avec l’exemple sans intérêt parce que trivial de la graine et de la plante. p. 167, ½ Il montre que dans le végétal et dans l’animal, « la négation de la négation se présente réellement ». Mais pour moi, ce qui « se présente réellement » ce sont différents phénomènes naturels biologiques spécifiques. On peut commenter ces phénomènes en termes de « négation de la négation » mais il faut se demander si une telle généralité apporte quelque chose, dans ces exemples-ci comme dans les suivants.
p. 167, bas
Les illustrations mathématiques suivantes sont de nouveau très mauvaises. Il manipule d’abord l’arithmétique pour lui faire dire ce qu’il veut. Il consacre tout le reste de la page 167 à des considérations très poétiques mais totalement non scientifiques sur le calcul différentiel et intégral.
p. 168, bas, et 169
En histoire, il reprend à peu près la même discussion qu’avec l’expropriation.
p. 169, ½
Le matérialisme primitif est nié par l’idéalisme. Celui-ci est nié à son tour par le matérialisme dialectique. Mais ce n’est pas un simple retour en arrière.
Le matérialisme antique fut donc nié par l’idéalisme. Mais dans le développement ultérieur de la philosophie, l’idéalisme à son tour devint insoutenable et fut nié par le matérialisme moderne. Celui-ci, négation de la négation, n’est pas la simple réinstallation de l’ancien matérialisme, mais ajoute aux fondements persistants de celui-ci tout le contenu de pensée d’une évolution deux fois millénaire de la philosophie et des sciences de la nature, ainsi que de ces deux millénaires d’histoire eux-mêmes. Après tout ce n’est plus une philosophie, mais une simple vue du monde qui n’a pas à faire ses preuves et à se mettre en œuvre dans une science des sciences à part, mais dans les sciences réelles.
On trouve ici une concentration de plusieurs erreurs : (i) que le matérialisme moderne contient tout le savoir de l’humanité ; (ii) que la philosophie pourrait se réduire à une science des sciences ; (iii) que même ça n’est plus nécessaire, la philosophie disparaît, ce sont les sciences de la nature elles-mêmes qui prennent le relais.
Les conséquences de ces erreurs peuvent être catastrophiques. Qu’est-ce que c’est ce « matérialisme moderne » qui contient tout le savoir de vingt siècles ? Si on pense que le « matérialisme moderne » ce sont les écrits de Marx et Engels, on en arriverait à penser que quand on a lu Marx et Engels, on connaît tout. De toute manière, les sciences ne peuvent remplacer la philosophie et la philosophie n’est pas une science. Ce n’est pas parce qu’on est matérialiste qu’on peut réduire la philosophie aux sciences. Même si elle est encouragée par le développement des sciences, la position matérialiste est une conviction et une prise de parti qui est philosophique et pas scientifique, qui se trouve logiquement en dehors de la science puisqu’elle est à la base de l’affirmation de la possibilité même de la science. Porter un jugement sur la matérialité du monde et sur la possibilité de le connaître, c’est du domaine de la philosophie.
p. 169, bas
Rousseau faisait de la dialectique sans le savoir.
p. 171, ⅔
Qu’est-ce donc que la négation de la négation ? Une loi de développement de la nature, de l’histoire et de la pensée extrêmement générale et, précisément pour cela, revêtue d’une portée et d’une signification extrêmes ; loi qui, nous l’avons vu est valable pour le règne animal et végétal, pour la géologie, les mathématiques, l’histoire, la philosophie […] Il va de soi que je ne dis rien du tout du processus de développement particulier suivi, par exemple, par le grain d’orge […] quand je dis qu’il est négation de la négation. En effet, comme le calcul différentiel est également négation de la négation, je ne ferais, en renversant la proposition, qu’affirmer ce non-sens que le processus biologique d’un brin d’orge est du calcul différentiel ou même, ma foi, du socialisme. Voila pourtant ce que les métaphysiciens mettent continuellement sur le dos de la dialectique. Si je dis de tous ces processus qu’ils sont négation de la négation, je les comprends tous ensemble sous cette loi unique du mouvement et, de ce fait, je ne tiens précisément pas compte des particularités de chaque processus spécial pris à part. En fait la dialectique n’est pas autre chose que la science des lois générales du mouvement et du développement de la nature, de la société humaine et de la pensée.
Il me semble que le fait que cette loi est « extrêmement générale » ne lui confère aucunement « une portée et une signification extrêmes », parce qu’elle est trop générale pour dire quoi que ce soit de significatif. Engels semble entrevoir la difficulté en se défendant de dire rien de « particulier », mais il ne voit pas que, du fait précisément de sa généralité extrême, sa loi ne dit rien du tout. En fait il le voit et le défend même contre Dühring en particulier dans l’affaire de l’expropriation des expropriateurs, mais il n’en tire aucune leçon.
Il est faux que cette loi « nous l’avons vu est valable pour le règne animal et végétal, pour la géologie, les mathématiques… » parce que tous les exemples cités sont idiots (faux ou triviaux) et que quelques exemples disparates (quand bien même ils seraient intéressants) ne fondent pas une induction légitime.
Cependant on a peut-être ici la clef de l’articulation pour Engels entre science (au sens habituel) et dialectique (éventuellement qualifiée de science). Ce sont les sciences spéciales (et pas la dialectique) qui prennent en compte dans leurs lois « les particularités de chaque processus spécial pris à part ». Mais parce que le monde est (pour Engels) dialectique, on doit nécessairement retrouver toujours — dans les processus naturels spéciaux et dans les lois scientifiques particulières — des motifs, des traits généraux récurrents qui sont ceux des lois de la dialectique. Les lois des sciences spéciales reflètent les lois de la nature qui régissent la manière dont le monde fonctionne (au niveau de la nature, de la société et de la pensée). Les lois de la dialectique régissent les traits généraux qu’on doit nécessairement retrouver dans les lois scientifiques particulières.
Il reste que ces lois n’en sont pas parce que
On se demande enfin à quoi peuvent servir de telles non-lois et pourquoi Engels y est tellement attaché. Il me semble que la réponse est à trouver chez Levins et Lewontin qui transforment ces soi-disant lois en conseils de prudence dans le travail scientifique : le monde présente souvent divers traits dialectiques ; si on n’y prête pas attention, cela peut mener à des erreurs ; il peut au contraire être fécond de les rechercher.
p. 175Chapitre 14. Conclusion
Engels reproche à Dühring
p. 175 ½
[…] la croyance superstitieuse que ces « figures fondamentales » ou catégories logiques ont quelque part une existence mystérieuse, avant le monde et en dehors du monde auquel elles doivent « s’appliquer ».
J’emprunte à cette formulation d’Engels pour résumer en dix lignes toute ma dispute (au sens de Rabelais) sur la dialectique. C’est à rapprocher de Marx quand il parle du « noyau mystique ».
Chapitre premier. Notions historiques
p. 299 3/5
Mais là où il [Fourier] apparait le plus grand,, c’est dans sa conception de l’histoire de la société. Il divise toute son évolution passée en quatre phases : sauvagerie, barbarie, patriarcat, civilisation, laquelle coïncide avec ce qu’on appelle maintenant la société bourgeoise, et il démontre
que l’ordre civilisé donne à chacun des vices auxquels la barbarie se livre avec simplicité, une forme complexe, ambiguë et hypocrite ;
que la civilisation se meut dans un « cercle vicieux », dans des contradictions qu’elle reproduit sans cesse, sans pouvoir les surmonter, de sorte qu’elle atteint toujours le contraire de ce qu’elle veut obtenir ou prétend vouloir obtenir ; de sorte que, par exemple, « la pauvreté naît en civilisation de l’abondance même ». Fourier, comme on le voit, manie la dialectique avec la même maîtrise que son contemporain Hegel.
(On retrouve ce passage tel quel dans Socialisme utopique et socialisme scientifique, quelques pages avant la fin du chapitre I.) Ici, pour Engels, la dialectique c’est la reconnaissance d’une dimension historique dans laquelle des choses naissent les unes des autres. Il présente Fourier comme un grand dialecticien, à l’égal de Hegel, sans exiger de lui qu’il applique les « lois ».
p. 367Travaux préliminaires
p. 367Violence
p. 368À propos de la « violence »
p. 369Dühring. Socialisme. Curiosités
p. 370Prusse
p. 371Sur ses devanciers en matière sociale
p. 374Dühringeries. Méthode sur la dialectique hégélienne
p. 378Dühring. Grandiloquences
p. 380Dühring. Économie. Les deux hommes
p. 381Négation de la négation
p. 385Négation de la négation et contradiction
Avec la thèse de l’unicité de l’être qui embrasse tout, que le pape et le sheik ul Islam pourraient signer sans compromettre en rien leur infaillibilité et la religion, Dühring ne peut pas plus démontrer la matérialité exclusive de tout être qu’il ne peut, en partant de n’importe quel axiome mathématique, construire un triangle ou une sphère ou déduire le théorème de Pythagore. Pour 1’une et l’autre chose, il faut des conditions préalables réelles, dont seule l’étude conduit à ces résultats. La certitude qu’en dehors du monde matériel, il n’existe pas encore un monde spirituel à part, est le résultat d’une étude longue et pénible du monde réel, y compris les produits et les procédés du cerveau humain. Les résultats de la géométrie ne sont pas autre chose que les propriétés naturelles des lignes, surfaces et corps différents, ou de leurs combinaisons, qui, pour la plupart, se présentaient déjà dans la nature bien longtemps avant que les hommes ne fussent là (radiolaires, insectes, cristaux, etc.).
Il a raison d’insister sur la matérialité et de rappeler qu’elle se fonde sur le développement des sciences. Il est imprudent quand il ramène la géométrie à la nature. Il néglige la capacité humaine de création théorique et que cette créativité est essentielle dans la science. La science ne peut jamais être réduite à une description de la nature.
p. 381Le socialisme moderne
p. 394Dühringeries
p. 395Vie
p. 398Passages de la Philosophie pour le Socialisme
p. 399Passages de la Philosophie à utiliser pour l’Économie
p. 400Notes sur le Cours d’économie politique et sociale de Dühring
p. 437Tactique de l’infanterie déduite des causes matérielles (1700-1870)
p. 443La décadence de la féodalité et l’essor de la bourgeoisie
Classiques du marxisme, édition bilingue, Éditions sociales, Paris, 1977.
Introduction à la première édition anglaise
Économie
« Production marchande » production pour l’échange donc pas comme valeurs d’usage mais comme marchandises.
Artisanat, travailleurs indépendants
Manufacture, division du travail
Industrie, énergie mécanique non humaine
Matérialisme
Précurseurs atomistes Anaxagore et Démocrite (p. 25).
Duns Scot et les nominalistes.
Le matérialisme moderne est d’origine anglaise (17e siècle)
[Francis] Bacon, primauté de l’expérience. Thomas Hobbes (p. 29), matérialisme mécaniste. Les objets agissent sur les sens. Nous donnons des noms aux objets et aux sensations. Il n’y a pas d’entités universelles (nominalisme). Critique des abus de langage des philosophes. Une substance incorporelle est aussi contradictoire qu’un corps incorporel.
Locke systématise le sensualisme de Bacon et Hobbes. Ses successeurs abandonnent la religion.
Le 18e est le siècle des matérialistes français (p. 31). Les Anglais retournent à la bigoterie. [D’Angleterre, elle est passé aux États-Unis !] Cela s’améliore dans la deuxième moitié du 19e (p. 33).
« En fait, qu’est-ce que l’agnosticisme, sinon un matérialisme « qui n’ose pas dire son nom » ? » [Dans Matérialisme et empiriocriticisme, Lénine qualifie l’agnosticisme d’idéalisme qui n’ose pas dire son nom.] Réalité des seules sensations, agnosticisme envers les objets. « La preuve du pudding, c’est qu’on le mange (p. 35). » La pratique est un critère plus fort que l’argumentation. [Caractère de classe de la position matérialiste.]
Contre les agnostiques néo-kantiens, Hegel affirme que le progrès des sciences permet de connaître la chose en soi (p. 37).
Matérialisme historique
Rôle révolutionnaire de la bourgeoisie contre la religion et la féodalité(pp. 41-43). Trois grandes batailles :
Le développement de la classe ouvrière et son organisation accompagnent la révolution industrielle (p. 61). La bourgeoisie sent l’importance nouvelle de la religion contre ce mouvement (p. 71).
I {Les Lumières et le socialisme utopique}
Le socialisme moderne part de la compréhension de la lutte de classe et de l’anarchie de la production mais prolonge la philosophie les Lumières du 18e (p. 82) qui critique radicalement les idées traditionnelles et rejette les vieilles formes d’État au nom de la raison (p. 83).
Mais cette raison est l’idéalisation du pouvoir de la bourgeoisie qui en s’opposant à l’ancien régime représente aussi l’opposition universelle entre exploiteurs et exploités (p. 84). Cependant lorsque le maître de corporation devient capitaliste, le compagnon devient prolétaire (p. 85) et il y a aussi un courant autonome de lutte (dans la Réforme en Allemagne, dans la Révolution anglaise, dans la Révolution française) accompagné d’ébauches théoriques : l’Utopie de Thomas More au 16e et la Cité du soleil de Tommaso Campanella au 17e (p. 87), un communisme plus élaboré chez Morelly et Mably au 18e, Saint-Simon, Fourier et Owen au 19e. Comme les philosophes des Lumières, ces utopistes ne parlent pas d’un point de vue de classe mais de celui de l’humanité entière mais contrairement à eux, ils critiquent l’ordre bourgeois, la faillite (p. 89) du règne bourgeois de la raison. Mais comme eux ils ne se fondent que sur la raison (p. 95).
Dans un capitalisme balbutiant, début 19e, il ne peut y avoir de lutte victorieuse autonome ni d’idéologie autonome (p. 93).
Saint-simon oppose les oisifs aux « ouvriers » dans lesquels il comprend entrepreneurs et banquiers (p. 97) qui devaient exercer un rôle dirigeant. Il entrevoit le remplacement de l’État politique par une administration des choses (p. 99).
Fourier critique la faillite des idéaux de la révolution bourgeoise (p. 101) – jusque dans l’hypocrisie de sa morale sexuelle.
Owen, fabricant, gérant de New Lanark, une filature de coton en Écosse, réalise une communauté de travail idéale basée sur le respect de la dignité de l’ouvrier, l’éducation et la morale (p. 107). Owen réalise que l’augmentation de la productivité suppose un accroissement phénoménal du surplus ce qui lui fait entrevoir l’exploitation (p. 109). De capitaliste philanthrope, il devient communiste (p. 111). Ruiné, il se consacre au mouvement ouvrier (p. 113) : 1re loi sur le travail des femmes et des enfants, mouvement coopératif.
« Le socialisme est [pour les utopistes] l’expression de la vérité, de la raison et de la justice absolues, et il suffit qu’on le découvre pour qu’il conquière le monde par la vertu de sa propre force. »
II {Métaphysique et dialectique}
Pour lui, les Grecs, Descartes et Spinoza sont dialectiques et le 18e français est métaphysique (p. 117) !
D’abord le tableau d’ensemble et les mouvements (p. 119 ¼). Héraclite (576 ? 540 ?-480) : « Παντα ρει (Panta rei). » Il faut ensuite compléter par l’étude des détails ce qui suppose de les isoler méthodologiquement. La science suppose une accumulation primitive d’observations et ne se développe donc qu’à partir de la période alexandrine (de – 323 à 640), puis chez les Arabes, puis de plus en plus vite à partir de la moitié du 15e. (*) En tant que rigide et analytique. On y perd la vue d’ensemble et ce point de vue étroit passera en philosophie avec Bacon (1561-1626) et Locke (1632-1704) : « le mode de pensée métaphysique(*) » (p. 121).
(Thèse) Dans ce « mode de pensée métaphysique » (p. 121), les choses et leurs reflets dans la pensée, les concepts » sont étudiées comme isolées et immuables. Logique bivalente : oui, non. C’est le mode du bon sens. Mais il y a aussi des degrés : limite entre avortement et meurtre, entre vie et mort. Identité et changement.
(Antithèse) Ces aspects trouvent leur place dans la pensée dialectique (p. 125) qui seule permet une « représentation exacte de l’univers, de son évolution et de celle de l’humanité, ainsi que du reflet de cette évolution dans le cerveau des hommes » (p. 127). Kant (1724-1804) a introduit une dimension historique dans sa cosmologie. Pour Hegel (1770-1831), tout est processus qui a une logique interne. Il avait cependant le malheur d’être idéaliste (p. 129).
(**) Plus loin « le revirement dans la conception de la nature ne pouvait s’accomplir que dans la mesure où la recherche fournissait la quantité correspondante de connaissances positives ».
(Synthèse) De là, contre l’idéalisme, retour au matérialisme, mais pas le matérialisme métaphysique, mécaniste du 18e mais un matérialisme dialectique (p. 131). C’est la fin de la philosophie : en dehors des sciences positives(**), il ne reste que la logique et la dialectique (p. 133).
Le développement de la lutte de classe conduit à un réexamen aussi de l’histoire passée et à y retrouver les classes (p. 133, bas) et les causes économiques (p. 135) par auquel le reste est superstructure. L’idéalisme est chassé de l’histoire. Le socialisme cesse d’être une intuition pour devenir une science (p. 135, bas) qui comporte aussi l’explication du capitalisme. Ces à Marx que l’on doit ces deux grandes avancées : le matérialisme historique et le concept de plus-value (p. 137).
1881
The Labour Standard, no 14, 6 août 1881 (http://www.marxists.org/archive/marx/works/1881/08/06.htm)
There was undoubtedly a time when a territorial aristocracy was an unavoidable and necessary element of society. That, however, is very, very long ago. Then there was a time when a capitalist middle class, a bourgeoisie as the French call it, arose with equally unavoidable necessity, struggled against the territorial aristocracy, broke its political power, and in its turn became economically and politically predominant. But, since classes arose, there never was a time when society could do without a working class. The name, the social status of that class has changed ; the serf took the place of the slave, to be in his turn relieved by the free working man — free from servitude but also free from any earthly possessions save his own labour force. But it is plain : whatever changes took place in the upper, non-producing ranks of society, society could not live without a class of producers. This class, then, is necessary under all circumstances — though the time must come, when it will no longer be a class, when it will comprise all society.
1888
http://www.marxists.org/francais/engels/works/1888/02/fe_18880221.htm
I. De Hegel à Feuerbach
Pour Hegel, « Tout ce qui est réel est rationnel, et tout ce qui est rationnel est réel. » (Plus précisément, Hegel a dit : « Ce qui est rationnel est réel ; et ce qui est réel est rationnel » dans les Principes de la philosophie du droit en 1820.) Mais pour lui, ce qui est rationnel et ce qui ne l’est pas change :
Or, la réalité n’est aucunement, d’après Hegel, un attribut qui revient de droit en toutes circonstances et en tout temps à un état de choses social ou politique donné. Tout au contraire. La République romaine était réelle, mais l’Empire romain qui la supplanta ne l’était pas moins. La monarchie française de 1789 était devenue si irréelle, c’est-à-dire si dénuée de toute nécessité, si irrationnelle, qu’elle dut être nécessairement abolie par la grande Révolution dont Hegel parle toujours avec le plus grand enthousiasme. Ici la monarchie était par conséquent l’irréel et la Révolution le réel. Et ainsi, au cours du développement, tout ce qui précédemment était réel devient irréel, perd sa nécessité, son droit à l’existence, son caractère rationnel ; à la réalité mourante se substitue une réalité nouvelle et viable, d’une manière pacifique, si l’ancien état de choses est assez raisonnable pour mourir sans résistance, violente s’il se regimbe contre cette nécessité. Et ainsi la thèse de Hegel se tourne, par le jeu de la dialectique hégélienne elle-même, en son contraire : tout ce qui est réel dans le domaine de l’histoire humaine devient, avec le temps, irrationnel, est donc déjà par destination irrationnel, entaché d’avance d’irrationalité ; (*) D’après le Faust de Goethe (I. Sc. Studierzimmer, v.)et tout ce qui est rationnel dans la tête des hommes est destiné à devenir réel, aussi en contradiction que cela puisse être avec la réalité apparemment existante. La thèse de la rationalité de tout le réel se résout, selon toutes les règles de la dialectique hégélienne, en cette autre : Tout ce qui existe mérite de périr (*).
Mais la véritable signification et le caractère révolutionnaire de la philosophie hégélienne (nous devons nous borner ici, à la considérer en tant que conclusion de tout le mouvement depuis Kant), c’est précisément qu’elle mettait fin une fois pour toutes au caractère définitif de tous les résultats de la pensée et de l’activité humaines. La vérité qu’il s’agissait de reconnaître dans la philosophie n’était plus, chez Hegel, une collection de principes dogmatiques tout faits, qu’il ne reste plus, quand on les a découverts, qu’à apprendre par coeur; la vérité résidait désormais dans le processus même de la connaissance, dans le long développement historique de la science qui s’élève des degrés inférieurs à des degrés de plus en plus élevés du savoir, sans arriver jamais, par la découverte d’une prétendue vérité absolue, au point où elle ne peut plus avancer et où il ne lui reste plus rien d’autre à faire qu’à demeurer les bras croisés et à contempler bouche bée la vérité absolue à laquelle elle serait parvenue. Et cela dans le domaine de la connaissance philosophique comme dans celui de tous les autres savoirs et de l’activité pratique.
La science est une activité étendue dans l’histoire et jamais terminée. Cependant, de cette philosophie ouverte il fait un système clos qu’’il présente comme l’aboutissement. L’idéalisme et le système de Hegel en deux mots :
[…] le point final, l’Idée absolue — qui n’est d’ailleurs absolue que parce qu’il ne sait absolument rien nous en dire — « s’aliène » dans la nature, c’est-à-dire se transforme en elle, et se retrouve plus tard elle-même dans l’esprit, c’est-à-dire dans la pensée et dans l’histoire. Mais, à la fin de toute la philosophie, un tel retour au point de départ n’est possible que par un seul moyen : à savoir, en supposant que la fin de l’histoire consiste en ce que l’humanité parvient à la connaissance de cette Idée absolue précisément et en déclarant que cette connaissance de l’Idée absolue est atteinte dans la philosophie de Hegel.
Tandis que le matérialisme considère la nature comme la seule réalité, celle-ci n’est dans le système de Hegel que l’ « aliénation » de l’Idée absolue, pour ainsi dire une dégradation de l’idée ; en tout état de cause, la pensée et son produit, l’Idée, est ici l’élément primordial, la nature est l’élément dérivé qui n’existe, somme toute, que grâce à la condescendance de l’Idée.
Ici encore, comme dans l’Anti-Dühring, Engels proclame la fin de la philosophie :
Dès que nous avons compris — et personne, en définitive, ne nous a mieux aidés à le comprendre que Hegel lui-même — que, ainsi posée, la tâche de la philosophie ne signifie pas autre chose que demander à un philosophe particulier de réaliser ce que seule peut faire l’humanité entière dans son développement progressif — dès que nous comprenons cela, c’en est fini également de toute la philosophie, au sens donné jusqu’ici à ce mot. On renonce dès lors à toute « vérité absolue », impossible à obtenir par cette voie et pour chacun isolément, et, à la place, on se met en quête des vérités relatives accessibles par la voie des sciences positives et de la synthèse de leurs résultats à l’aide de la pensée dialectique. C’est avec Hegel que se termine, d’une façon générale, la philosophie ; en effet, d’une part, dans son système, il en résume de la façon la plus grandiose tout le développement, et, d’autre part, il nous montre, quoique inconsciemment, le chemin qui mène, hors de ce labyrinthe des systèmes, à la véritable connaissance positive du monde.
Le résumé par Engels du matérialisme de l’Essence du christianisme de Feuerbach :
La nature existe indépendamment de toute philosophie ; elle est la base sur laquelle nous autres hommes, nous-mêmes produits de la nature, avons grandi ; en dehors de la nature et des hommes, il n’y a rien, et les êtres supérieurs créés par notre imagination religieuse se sont que le reflet fantastique de notre être propre.
(*) Pour Russel on ne voit pas pourquoi, dans le système de Hegel, l’Univers se développe, « unless one were to adopt the blasphemous supposition that the Universe was gradually learning Hegel’s philosophy ». (History of Western philosophy, p. 706.)
Il est, par moments, sur Hegel, qu’il admire beaucoup, aussi sarcastique que Russel (*) trois quarts de siècle après. Engels (déjà cité un peu plus haut) : « l’Idée absolue — qui n’est d’ailleurs absolue que parce qu’il ne sait absolument rien nous en dire » et « cette connaissance de l’Idée absolue est atteinte dans la philosophie de Hegel ». (La parenté d’idée est tellement frappante que je ne peux m’empêcher de me demander si Russel, qui a certainement beaucoup lu et peut difficilement ne pas avoir lu le Feuerbach, ne plagie pas Engels.) Mais ici (et ailleurs), Engels insiste sur la valeur de Hegel :
Mais on ne vient pas à bout d’une philosophie en se contentant de la déclarer fausse. Et une oeuvre aussi puissante que la philosophie de Hegel, une oeuvre qui a exercé une influence aussi considérable sur le développement intellectuel de la nation, on ne pouvait pas s’en débarrasser en l’ignorant purement et simplement. Il fallait la « dépasser » au sens où elle l’entend, c’est-à-dire en détruire la forme au moyen de la critique, mais en sauvant le contenu nouveau qu’elle avait acquis. Nous verrons plus loin comment cela se fit.
II. Idéalisme et matérialisme
(*) Aujourd’hui encore règne chez les sauvages et les barbares inférieurs cette conception que les formes humaines qui leur apparaissent dans leurs rêves sont des âmes qui ont quitté pour un temps leur corps. C’est pourquoi l’homme réel est tenu pour responsable des actes que son apparition en rêve a commis à l’égard de ceux qui ont eu ces rêves. C’est ce que constata, par exemple, Im Thurn, en 1884, chez les Indiens de la Guyane. (F. E.) Engels fait sans doute allusion au livre de Everard Ferdinand Im Thurn : Among the Indians of Guiana : being sketches, chiefly anthropologic from the interior of Brit. Guiana, etc. paru en 1883 à Londres.
La grande question fondamentale de toute philosophie, et spécialement de la philosophie moderne, est celle du rapport de la pensée à l’être. Depuis les temps très reculés où les hommes, encore dans l’ignorance complète de leur propre conformation physique et incités par des apparitions en rêve (*), en arrivèrent à l’idée que leurs pensées et leurs sensations n’étaient pas une activité de leur propre corps, mais d’une âme particulière, habitant dans ce corps et le quittant au moment de la mort — depuis ce moment, il leur fallut se forger des idées sur les rapports de cette âme avec le monde extérieur. Si, au moment de la mort, elle se séparait du corps et continuait à vivre, il n’y avait aucune raison de lui attribuer encore une mort particulière ; et c’est ainsi que naquit l’idée de son immortalité qui, à cette étape du développement, n’apparaît pas du tout comme une consolation, mais au contraire, comme une fatalité contre laquelle on ne peut rien, et souvent même, chez les Grecs en particulier, comme un véritable malheur. Ce n’est pas le besoin de consolation religieuse, mais l’embarras où l’on se trouvait et qui provenait de l’ignorance générale : que faire, après la mort du corps, de cette âme dont on avait admis l’existence ? — qui mena à la fiction ennuyeuse de l’immortalité personnelle. C’est d’une façon tout à fait analogue, par la personnification des puissances naturelles, que naquirent les premiers dieux qui, au cours du développement ultérieur de la religion, prirent une forme de plus en plus extra-terrestre jusqu’à ce que, enfin, par un processus d’abstraction, je dirais presque, de distillation qui s’institue naturellement au cours du développement intellectuel, les nombreux dieux au pouvoir plus ou moins restreint et se restreignant mutuellement, donnèrent naissance, dans l’esprit des hommes, à l’idée du seul Dieu exclusif des religions monothéistes.
La question du rapport de la pensée à l’être, de l’esprit à la nature, question suprême de toute philosophie, a par conséquent, tout comme n’importe quelle religion, ses racines dans les conceptions bornées et ignorantes de l’état de sauvagerie. Mais elle ne pouvait être posée dans toute sa rigueur et ne pouvait acquérir tout son sens que lorsque la société européenne se réveilla du long sommeil hivernal du moyen âge chrétien. La question de la position de la pensée par rapport à l’être qui a joué aussi du reste un grand rôle dans la scolastique du moyen âge, la question de savoir quel est l’élément primordial, l’esprit ou la nature — cette question a pris, vis-à-vis de l’Église, la forme aiguë : le monde a-t-il été créé par Dieu ou existe-t-il de toute éternité ?
Selon qu’ils répondaient de telle ou telle façon à cette question, les philosophes se divisaient en deux grands camps. Ceux qui affirmaient le caractère primordial de l’esprit par rapport à la nature, et qui admettaient par conséquent, en dernière instance, une création du monde de quelque espèce que ce fût […], ceux-là formaient le camp de l’idéalisme. Les autres, qui considéraient la nature comme l’élément primordial, appartenaient aux différentes écoles du matérialisme.
[…]
Mais la question du rapport de la pensée à l’être a encore un autre aspect : quelle relation y a-t-il entre nos idées sur le monde qui nous entoure et ce monde lui-même ? Notre pensée est-elle en état de connaître le monde réel ? Pouvons-nous dans nos représentations et nos concepts du monde réel donner un reflet fidèle de la réalité ? Cette question est appelée en langage philosophique la question de l’identité de la pensée et de l’être, et l’immense majorité des philosophes y répondent d’une façon affirmative. […]
(*) L’ensemble de l’œuvre de Hegel est une critique de la philosophie de Hume et de Kant. Il y a particulièrement insisté dans sa Logique.
Mais il existe encore toute une série d’autres philosophes qui contestent la possibilité de connaître le monde ou du moins de le connaître à fond. Parmi les modernes, Hume et Kant sont de ceux-là, et ils ont joué un rôle tout à fait considérable dans le développement de la philosophie. Pour réfuter cette façon de voir, l’essentiel a déjà été dit par Hegel (*), dans la mesure où cela était possible du point de vue idéaliste ; ce que Feuerbach y a ajouté du point de vue matérialiste est plus spirituel que profond. La réfutation la plus frappante de cette lubie philosophique, comme d’ailleurs de toutes les autres, est la pratique, notamment l’expérimentation et l’industrie. Si nous pouvons prouver la justesse de notre conception d’un phénomène naturel en le créant nous-mêmes, en le produisant à l’aide de ses conditions, et, qui plus est, en le faisant servir à nos fins, c’en est fini de la « chose en soi » insaisissable de Kant. […]
III. La philosophie de la religion et l’éthique de Feuerbach
IV. Le matérialisme dialectique
Il me semble qu’Engels, critiquant Feuerbach, s’oppose à l’idée que la philosophie serait une super-science : « Mais la philosophie, la soit-disant science des sciences planant au-dessus de toutes les sciences particulières et en faisant la synthèse », […]
Feuerbach a eu le tort, en rejetant l’idéalisme de Hegel, de rejeter en même temps « la richesse encyclopédique du système de Hegel » et sa dialectique. Marx, lui, va récupérer la dialectique hégélienne. Engels commence par un raccourci de la pensée hegélienne quant au rapport de l’Idée à la nature pour en arriver à la fameuse problématique du « retournement » de la dialectique :
On ne se contenta pas de mettre tout simplement Hegel de côté : on partit au contraire de son aspect révolutionnaire développé ci-dessus, de la méthode dialectique. Mais cette méthode était inutilisable sous sa forme hégélienne. Chez Hegel, la dialectique est l’Idée se développant elle-même. L’Idée absolue, non seulement existe de toute éternité — on ne sait où — mais elle est également la véritable âme vivante de tout le monde existant. Elle se développe pour devenir elle-même à travers toutes les phases préliminaires, qui sont longuement traitées dans la Logique, et qui sont toutes incluses en elle. Puis elle « s’aliène » en se transformant en nature, où, sans avoir conscience d’elle-même, déguisée en nécessité naturelle, elle passe par un nouveau développement, et finalement revient à la conscience d’elle-même dans l’homme ; cette conscience d’elle-même s’élabore et s’affine à son tour dans l’histoire jusqu’à ce qu’enfin l’Idée absolue redevienne complètement elle-même dans la philosophie de Hegel. Chez Hegel, le développement dialectique qui se manifeste dans la nature et dans l’histoire, c’est-à-dire l’enchaînement causal du progrès de l’inférieur au supérieur qui s’impose à travers tous les mouvements en zigzag et tous les reculs momentanés, n’est donc que le calque du mouvement autonome de l’Idée se poursuivant de toute éternité, on ne sait où, mais, en tout cas, indépendamment de tout cerveau humain pensant. C’était cette interversion idéologique qu’il s’agissait d’éliminer. Nous conçûmes à nouveau, d’un point de vue matérialiste, les idées de notre cerveau comme étant les reflets des objets, au lieu de considérer les objets réels comme les reflets de tel ou tel degré de l’Idée absolue. De ce fait, la dialectique se réduisait à la science des lois générales du mouvement, tant du monde extérieur que de la pensée humaine — deux séries de lois identiques au fond, mais différentes dans leur expression en ce sens que le cerveau humain peut les appliquer consciemment, tandis que, dans la nature, et, jusqu’à présent, également dans la majeure partie de l’histoire humaine, elles ne se fraient leur chemin que d’une façon inconsciente, sous la forme de la nécessité extérieure, au milieu d’une série infinie de hasards apparents. Mais, du coup, la dialectique des idées ne devint que le simple reflet conscient du mouvement dialectique du monde réel, et, ce faisant, la dialectique de Hegel fut totalement renversée, ou, plus exactement : elle se tenait sur la tête, on la remit de nouveau sur ses pieds.
Je n’aime pas cette formulation simpliste dont Engels a abusé et que la plupart des auteurs marxistes répètent à l’envi, de la connaissance comme « reflets » des « objets ». Les perceptions peuvent être considérées en gros comme les reflets des objets, en tant qu’action du monde extérieur sur nos organes sensoriels, mais les objets de notre pensée ne se réduisent pas aux seuls objets matériels susceptibles de frapper nos sens. Il est juste que toute connaissance part de là en dernière instance, mais nos idées ne sont pas simplement ces « reflets » de tels « objets » sensibles. Notre cerveau construit des représentations des objets sensibles et aussi et surtout de relations entre eux, dont les liens de parenté ou de ressemblance qui nous permettent de fabriquer des concepts. Et nous faisons encore plus que de classer en concepts les objets sensibles selon leur air de famille, nous conceptualisons leurs relations elles-mêmes et nous contruisons des théories sur le monde. Nous nous convainquons de la validité de nos théories sur le monde en les confrontant constamment au monde dans nos diverses pratiques. Au total, ça nous donne une connaissance du monde qui en est un assez bon reflet, mais on est vachement plus loin que de simples « reflets » des « objets ». Engels, et tous ceux qui le suivent comme des moutons sur ce point, semble régresser au niveau des empiristes anglais (le trio Locke, Berkeley, Hume).
J’aime encore moins la dialectique comme « lois générales du mouvement ». C’est quoi, sinon une conception magique, que ces lois dialectiques qui « ne se fraient leur chemin que d’une façon inconsciente, sous la forme de la nécessité extérieure, au milieu d’une série infinie de hasards apparents » ? Est-ce qu’un jour, la nature, ayant lu Engels, prendra conscience d’obéir à ses lois ? Quel charabia. Engels touche ici du doigt sans s’en rendre compte la faille de son système : si « le cerveau humain peut appliquer consciemment » les lois de la dialectique, c’est qu’elle sont des prescriptions méthodologiques (qu’Engels a le droit de considérer comme appropriées, sur base de sa connaissance limitée de l’état de la science au 19e siècle et de ses préjugés philosophiques). Ni Hegel, ni Engels, ni personne ne peuvent imposer ces lois « dans la nature ».
Ne plus regarder le monde comme constitué de choses mais de processus :
La grande idée fondamentale selon laquelle le monde ne doit pas être considéré comme un complexe de choses achevées, mais comme un complexe de processus où les choses, en apparence stables, — tout autant que leurs reflets intellectuels dans notre cerveau, les concepts, se développent et meurent en passant par un changement ininterrompu au cours duquel, finalement, malgré tous les hasards apparents et tous les retours en arrière momentanés, un développement progressif finit par se faire jour — cette grande idée fondamentale a, surtout depuis Hegel, pénétré si profondément dans la conscience commune qu’elle ne trouve sous cette forme générale presque plus de contradicteurs. Mais la reconnaître en paroles et l’appliquer, dans la réalité, en détail, à chaque domaine soumis à l’investigation, sont deux choses différentes. Or, si l’on part constamment de ce point de vue dans la recherche, on cesse une fois pour toutes de demander des solutions définitives et des vérités éternelles ; on a toujours conscience du caractère nécessairement borné de toute connaissance acquise, de sa dépendance à l’égard des conditions dans lesquelles elle a été acquise ; on ne s’en laisse plus imposer non plus par l’opposition du vrai et du faux, du bien et du mal, de l’identique et du différent, du nécessaire et du contingent, oppositions irréductibles pour la vieille métaphysique qui a toujours cours ; on sait que ces oppositions n’ont qu’une valeur relative, que ce qui est maintenant reconnu comme vrai comporte un côté faux qu’on ne voit pas et qui apparaîtra plus tard, tout comme ce qui est actuellement reconnu comme faux a son côté vrai grâce auquel il a pu précédemment être considéré comme vrai ; que ce que l’on affirme nécessaire est composé de purs hasards et que le prétendu hasard est la forme sous laquelle la nécessité se dissimule — et ainsi de suite.
L’ancienne méthode de recherche et de pensée, que Hegel appelle la méthode « métaphysique » qui s’occupait de préférence de l’étude des choses considérées en tant qu’objets fixes donnés et dont les survivances continuent à hanter les esprits, a été, en son temps, très justifiée historiquement. Il fallait d’abord étudier les choses avant de pouvoir étudier les processus. Il fallait d’abord savoir ce qu’était telle ou telle chose avant de pouvoir observer les modifications qui s’opèrent en elle. Et il en fut ainsi dans la science de la nature. L’ancienne métaphysique, qui considérait les choses comme faites une fois pour toutes, était issue d’une science de la nature qui étudiait les choses mortes et vivantes en tant que choses faites une fois pour toutes. Mais lorsque cette étude fut avancée au point que le progrès décisif fût possible, à savoir le passage à l’étude systématique des modifications s’opérant dans ces choses au sein de la nature même, à ce moment sonna dans le domaine philosophique aussi le glas de la vieille métaphysique. Et, en effet, si, jusqu’à la fin du siècle dernier, la science de la nature fut surtout une science rassemblant des faits, une science de choses achevées, elle est essentiellement, dans notre siècle, une science de classement, une science des processus, de l’origine et du développement de ces choses et de l’enchaînement qui fait de ces processus naturels une grande totalité. La physiologie qui étudie les phénomènes des organismes végétaux et animaux, l’embryologie qui étudie le développement de chaque organisme depuis l’embryon jusqu’à la maturité, la géologie qui étudie la formation progressive de la surface terrestre, sont toutes filles de notre siècle.
Mais ce sont surtout trois grandes découvertes qui ont fait progresser à pas de géant notre connaissance de l’enchaînement des processus naturels : premièrement, la découverte de la cellule en tant qu’unité à partir de laquelle se développe, par multiplication et différenciation, tout l’organisme végétal et animal ; en conséquence non seulement il a été reconnu que le développement et la croissance de tous les organismes supérieurs s’opèrent selon une loi universelle unique, mais encore que la capacité de transformation de la cellule indique la voie par laquelle les organismes peuvent modifier leur espèce, et, par-là, connaître un développement plus qu’individuel. Deuxièmement, la découverte de la transformation de l’énergie, qui nous a montré que toutes les prétendues forces qui agissent tout d’abord dans la nature inorganique, la force mécanique et son complément, l’énergie dite potentielle, la chaleur, le rayonnement, (lumière ou chaleur rayonnante), l’électricité, le magnétisme, l’énergie chimique constituent autant de manifestations différentes du mouvement universel, qui passent de l’une à l’autre selon certains rapports quantitatifs, de sorte que, pour une certaine quantité de l’une qui disparaît, réapparaît une certaine quantité d’une autre, et qu’ainsi tout le mouvement de la nature se réduit à ce processus ininterrompu de transformations d’une forme dans l’autre. Enfin, la démonstration d’ensemble faite pour la première fois par Darwin, selon laquelle tous les produits de la nature qui nous environnent actuellement, y compris les hommes, sont le produit d’un long processus de développement à partir d’un petit nombre de germes unicellulaires à l’origine, et que ces derniers sont, à leur tour, issus d’un protoplasme ou d’un corps albuminoïdal constitué par voie chimique.
Grâce à ces trois grandes découvertes et aux autres progrès formidables de la science de la nature, nous sommes aujourd’hui en mesure de montrer dans leurs grandes lignes non seulement l’enchaînement entre les phénomènes de la nature dans les différents domaines pris à part, mais encore la connexion des différents domaines entre eux, et de présenter ainsi un tableau d’ensemble de l’enchaînement de la nature sous une forme à peu près systématique, au moyen des faits fournis par la science empirique de la nature elle-même. C’était autrefois la tâche de ce que l’on appelait la philosophie de la nature de fournir ce tableau d’ensemble. Elle ne pouvait le faire qu’en remplaçant les rapports réels encore inconnus par des rapports imaginaires, fantastiques, en complétant les faits manquants par des idées, et en ne comblant que dans l’imagination les lacunes existant dans la réalité. En procédant ainsi, elle a eu maintes idées géniales, pressenti maintes découvertes ultérieures, mais elle a également, comme il ne pouvait en être autrement, donné le jour à pas mal de bêtises. Aujourd’hui, où il suffit d’interpréter les résultats de l’étude de la nature dialectiquement, c’est-à-dire dans le sens de l’enchaînement qui lui est propre, pour arriver à un « système de la nature » satisfaisant pour notre époque, où le caractère dialectique de cet enchaînement s’impose, qu’ils le veuillent ou non, même aux cerveaux de savants formés à l’école métaphysique, aujourd’hui, la philosophie de la nature est définitivement mise à l’écart. Toute tentative pour la ressusciter ne serait pas seulement superflue, elle serait une régression.
Il enterre la philosophie de la nature pour la remplacer par un « système de la nature ». Mais il ne voit pas que son système présente les mêmes défauts. Que font ses « lois de la dialectique » sinon « remplacer les rapports réels encore inconnus par des rapports imaginaires, fantastiques ». Dire que la contradiction interne est toujours et partout le moteur du mouvement ne fait que cacher qu’on ne connaît pas encore assez le moteur réel spécifique du mouvement dans la plupart des cas et c’est se payer de mots. Par contre, c’est une bonne recommandation méthodologique, heuristique que de rechercher un moteur réel qui présenterait le motif d’une contradiction interne. On peut dire de la dialectique d’Engels aussi : « elle a eu maintes idées géniales, pressenti maintes découvertes ultérieures, mais elle a également, comme il ne pouvait en être autrement, donné le jour à pas mal de bêtises ».
Mais ce qui est vrai de la nature, reconnue également de ce fait comme un processus de développement historique, l’est aussi de l’histoire de la société dans toutes ses branches et de l’ensemble de toutes les sciences qui traitent des choses humaines (et divines). Ici également, la philosophie de l’histoire, du droit, de la religion, etc., consistait à substituer à l’enchaînement réel, et qu’il fallait prouver, entre les événements, celui qu’inventait le cerveau du philosophe, à concevoir l’histoire, dans son ensemble comme dans ses différentes parties, comme la réalisation progressive d’idées, et naturellement toujours des seules idées favorites du philosophe lui-même. De la sorte, l’histoire s’efforçait inconsciemment, mais nécessairement à atteindre un certain but idéal fixé a priori qui était, par exemple chez Hegel, la réalisation de son Idée absolue, et la marche irrévocable vers cette Idée absolue constituait l’enchaînement interne des événements historiques. A l’enchaînement réel, encore inconnu, on substituait ainsi une nouvelle Providence mystérieuse, — inconsciente ou prenant peu à peu conscience d’elle-même. Il s’agissait par conséquent ici, tout comme dans le domaine de la nature, d’éliminer ces enchaînements fabriqués, artificiels, en dégageant les enchaînements réels ; ce qui revient, en fin de compte à découvrir les lois générales du mouvement qui, dans l’histoire de la société humaine, s’imposent comme lois dominantes.
Or l’histoire du développement de la société se révèle, sur un point, essentiellement différente de celle de la nature. Dans la nature — dans la mesure où nous laissons de côté la réaction exercée sur elle par les hommes — ce sont uniquement des facteurs inconscients et aveugles qui agissent les uns sur les autres et c’est dans leur jeu changeant que se manifeste la loi générale. De tout ce qui se produit — des innombrables hasards apparents, visibles à la surface, comme des résultats finaux qui confirment l’existence d’une loi au sein de ces hasards — rien ne se produit en tant que but conscient, voulu. Par contre, dans l’histoire de la société, ceux qui agissent sont exclusivement des hommes doués de conscience, agissant avec réflexion ou avec passion et poursuivant des buts déterminés ; rien ne se produit sans dessein conscient, sans fin voulue. Mais cette différence, quelle que soit son importance pour l’investigation historique, surtout d’époques et d’événements pris isolément, ne peut rien changer au fait que le cours de l’histoire est sous l’empire de lois générales internes. Car, ici aussi, malgré les buts consciemment poursuivis par tous les individus, c’est le hasard qui, d’une façon générale, règne en apparence à la surface. Ce n’est que rarement que se réalise le dessein formé ; dans la majorité des cas, les nombreux buts poursuivis s’entrecroisent et se contredisent, ou bien ils sont eux-mêmes a priori irréalisables, ou bien encore les moyens pour les réaliser sont insuffisants. C’est ainsi que les conflits des innombrables volontés et actions individuelles créent, dans le domaine historique, une situation tout à fait analogue à celle qui règne dans la nature inconsciente. Les buts des actions sont voulus, mais les résultats que donnent réellement ces actions ne le sont pas, ou s’ils semblent, au début, correspondre malgré tout au but poursuivi, ils ont finalement des conséquences autres que celles qui ont été voulues. Ainsi les événements historiques apparaissent en gros également dominés par le hasard. Mais partout où le hasard semble jouer à la surface, il est toujours sous l’empire de lois internes cachées, et il ne s’agit que de les découvrir.
1873-1895 (inachevé)
Dialectique de la nature, Éditions sociales, Paris, 1952. Texte intégral en html sur ce site https://d-meeus.be/marxisme/classiques/dialnat.html
Enfin, dans l’astronomie du système solaire, Kepler avait découvert les lois du mouvement des planètes et Newton en avait donné la formule du point de vue des lois générales du mouvement de la matière (p. 32).
Il fait ici meilleure justice à Newton.
Ce qui manque encore dans la science, c’est la dimension historique :
Mais ce qui caractérise surtout cette période, c’est qu’elle voit se former une conception d’ensemble qui lui est propre et dont le point central est l’idée de l’immuabilité absolue de la nature. Quelle que fût la façon dont la nature même s’était formée, une fois qu’elle existait elle restait semblable à elle-même tant qu’elle durait. Une fois mis en mouvement par le mystérieux « choc initial », les planètes et leurs satellites continuaient à graviter sur les ellipses prescrites pour toute l’éternité, ou en tout cas jusqu’à la fin de toutes choses. Fixes et immobiles, les étoiles reposaient pour toujours à leur place, s’y maintenant réciproquement par la « gravitation universelle ». La terre était restée immuablement là même, soit de toute éternité, soit, dans l’autre hypothèse, depuis le jour de sa création. Les « cinq parties du monde » actuelles avaient toujours existé ; elles avaient toujours eu les mêmes montagnes, les mêmes vallées, les mêmes cours d’eau, le même climat, la même flore et la même faune, à moins que la main de l’homme n’y eût causé des changements ou des déplacements. Les espèces végétales et animales étaient fixées une fois pour toutes à leur naissance, le semblable engendrait constamment le semblable, et c’était déjà beaucoup que Linné admît la possibilité de formation de nouvelles espèces, çà et là, par croisement. À l’opposé de l’histoire de l’humanité qui se déroule dans le temps, on n’accordait à l’histoire de la nature qu’un déploiement dans l’espace. On niait tout changement, tout développement dans la nature. La science de la nature, si révolutionnaire dans ses débuts, se trouvait soudain devant une nature absolument conservatrice, dans laquelle — jusqu’à la fin du monde ou pour l’éternité — tout devait rester tel.
C’est à la fin du 18e et surtout au 19e que ça change, d’abord avec l’hypothèse de la nébuleuse de Kant et ses conséquences en principe pour l’ensemble de l’univers :
La première brèche fut ouverte dans cette conception pétrifiée de la nature non par un savant, mais par un philosophe. En 1755, paraissait l’Histoire universelle de la nature et la théorie du ciel de Kant. Il n’était plus question de choc initial ; la terre et tout le système solaire apparaissaient comme le résultat d’un devenir dans le temps. […] Dès lors que la terre était le résultat d’un devenir, son état géologique, géographique et climatique actuel, ses plantes et animaux étaient aussi, nécessairement, le résultat d’un devenir ; elle avait nécessairement une histoire faite non seulement de juxtaposition dans l’espace, mais de succession dans le temps (p. 34-35).
Les sciences suivent (avec quelque retard) cette « conception naissante d’une nature qui n’est pas, mais devient et périt (p. 35) » :
La géologie naquit et révéla non seulement des couches terrestres successives et stratifiées, mais aussi, dans ces couches, les carapaces et les squelettes conservés d’animaux disparus, les troncs, les feuilles et les fruits de plantes qui n’existent plus. On dut se décider à reconnaître que non seulement la terre dans son ensemble, mais aussi sa surface actuelle et les plantes et animaux qui y vivent ont une histoire dans le temps (p. 35).
En physique, on en arrive à les différentes « forces » comme des formes interchangeables d’une même énergie.
Ancienne préface à l’Anti-Dühring. Sur la dialectique
La science de la nature dans le monde des esprits
Les lois de la dialectique sont induites (« abstraites ») « de l’histoire de la nature et de celle de la société » (p. 69). Plus loin, vers le milieu de la même page « déduites ». Même chez Hegel qui les donne comme « imposées d’en haut », ces lois sont induites de centaines d’exemples. Engels semble avoir une confiance béate dans l’induction : pour lui, des exemples peuvent être « péremptoires »
C’est donc de l’histoire de la nature et de celle de la société humaine que sont abstraites les lois de la dialectique. Elles ne sont précisément rien d’autre que les lois les plus générales de ces deux phases du développement historique ainsi que de la pensée elle-même. Elles se réduisent pour l’essentiel aux trois lois suivantes :
– la loi du passage de la quantité à la qualité et inversement ;
– la loi de l’interpénétration des contraires ;
– la loi de la négation de la négation.
Toutes trois sont développées à sa manière idéaliste par Hegel comme de pures lois de la pensée […] La faute consiste en ce que ces lois sont imposées d’en haut à la nature et à l’histoire comme des lois de la pensée au lieu d’en être déduites. Il en résulte toute cette construction forcée, à faire souvent dresser les cheveux sur la tête : qu’il le veuille ou non, le monde doit se conformer à un système logique, qui n’est lui-même que le produit d’un certain stade de développement de la pensée humaine. Si nous inversons la chose, tout prend un aspect très simple, et les lois dialectiques, qui dans la philosophie idéaliste paraissent extrêmement mystérieuses, deviennent aussitôt simples et claires comme le jour.
D’ailleurs quiconque connaît tant soit peu son Hegel sait bien que celui-ci, dans des centaines de passages, s’entend à tirer de la nature et de l’histoire les exemples les plus péremptoires à l’appui des lois dialectiques.
Nous n’avons pas ici à rédiger un manuel de dialectique, mais seulement à montrer que les lois dialectiques sont de véritables lois de développement de la nature, c’est-à-dire valables aussi pour la science théorique de la nature (p. 70). […]
Je suppose qu’ « inversons la chose » veut dire induire les lois plutôt que de les imposer d’en haut. Il est optimiste de dire que cela « prend un aspect très simple ». Le renversement de la dialectique et le statut de ses lois sont des problèmes très difficiles. Je crois comprendre que pour Marx, l’étude scientifique peut faire apparaître, de manière contingente et concrète, des traits dialectiques dans la nature et la société. Pour lui le renversement, serait le remplacement des lois dialectiques a priori, « mystiques » de Hegel par la soumission aux résutats de la science et par une dialectique qui ne peut être que concrète. Engels rève de concilier le point de vue de Marx avec la légalité de Hegel en croyant pouvoir induire des lois générales de la dialectique de ce qu’il peut y avoir de dialectique dans le concret, en passant par induction du contingent au nécessaire. Il souligne avec raison que la dialectique de Hegel vient comme une induction de ce que Hegel connaissait de l’histoire et de la nature. Cette induction est évidemment insuffisante et Hegel ne se soucie pas de rien prouver, mais parce qu’il se veut l’auteur du système définitif, Hegel en fait des lois absolues, qu’Engels dénonce avec raison comme idéalistes. Il ne suffit pas alors de les proclamer matérialistes pour les sauver. Engels veut le beurre et l’argent du beurre. C’est un passage où Engels est particulièrement triomphaliste sur ses « véritables lois de développement de la nature » et il conclut l’examen des passages entre qualité et quantité par le même optimisme associé à des sarcasmes pour ceux qui n’en admettent pas l’importance.
Dans la biologie comme dans l’histoire de la société humaine, la même loi se vérifie à chaque pas, mais nous voulons nous en tenir ici à des exemples empruntés aux sciences exactes, puisque c’est ici que les quantités peuvent être exactement mesurées et suivies.
Sans aucun doute ces mêmes messieurs qui ont jusqu’à présent taxé de mysticisme et de transcendentalisme incompréhensible la loi du passage de la quantité à la qualité vont-ils déclarer maintenant qu’il s’agit là de quelque chose de tout à fait évident, de banal et de plat qu’ils ont utilisé depuis longtemps et qu’ainsi on ne leur a rien appris de nouveau. Mais cela restera toujours un haut fait historique d’avoir exprimé pour la première fois une loi générale de l’évolution de la nature, de la société et de la pensée sous sa forme universellement valable. Et, si ces messieurs ont depuis des années laissé se convertir l’une en l’autre quantité et qualité sans savoir ce qu’ils faisaient, il faudra bien qu’ils se consolent de concert avec le monsieur Jourdain de Molière, qui avait lui aussi fait de la prose toute sa vie sans en avoir la moindre idée.
Il ne faut pas perdre de vue que c’est le manuscrit de notes préparatoires encore très éloignées d’une publication à laquelle il n’arrivera pas. Il y écrit dans une certaine mesure pour lui-même et des excès de langage sont excusables. Sur le fond, il réaffirme cependant encore, de qui est un « haut fait historique » de Hegel, « pour la première fois », « une loi générale de l’évolution de la nature, de la société et de la pensée sous sa forme universellement valable », où l’ « universellement valable » ne laisse pas de doute sur le caractère de légalité de la « loi générale ».
Les formes fondamentales du mouvement
La mesure du mouvement. Le travail
Le frottement des marées. Kant et Thomson-Taitl. La rotation de la terre et l’attraction de la lune
Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme
Engels note que déjà chez les singes, qui marchent plutôt à quatre pattes (p. 172 1/5), il y a une spécialisation des mains qui servent à grimper (p. 172 ½).
P. 171, bas
Sous l’influence, au premier chef sans doute, de leur mode de vie qui exige que les mains accomplissent pour grimper d’autres fonctions que les pieds, ces singes commencèrent à perdre l’habitude de s’aider de leurs mains pour marcher sur le sol et adoptèrent de plus en plus une démarche verticale. Ainsi était franchi le pas décisif pour le passage du singe à l’homme.
Les mains du singe ont aussi une capacité de préhension. (*) Gould 1979, p. 188 et suivantes.Cela annonce « la main de l’homme hautement perfectionnée par le travail de milliers de siècles (p. 172 4/5) ». Ce qui est original ici c’est, comme le souligne Stephen Jay Gould (*), l’intuition de l’antériorité la station debout, de la main et du travail sur le développement du cerveau. Engels associe à l’idéalisme dominant (la primauté de la pensée sur la matière), l’idée que l’hominisation serait d’abord le développement du cerveau (p. 178). Il en fait un exemple de biais idéologique en science.
(*) de Duve 1996a, p. 382.
Christian de Duve (*) insiste aussi sur la relation dialectique entre la main et le cerveau dans l’évolution par sélection naturelle : « Du cerveau à la main et, en retour, de la main au cerveau, ainsi s’initia un va-et-vient d’impulsions, s’amplifiant de lui-même, qui allait changer le monde. »
Engels ne comprend pas la sélection naturelle, ou il ne l’aime pas, ou les deux. Il est donc toujours plus lamarckien que darwinien (page 173 ¼ : « la souplesse plus grande ainsi acquise se transmit par hérédité et augmenta de génération en génération »). En plein délire lyssenkiste, la rédaction des Éditions sociales l’approuve en note de bas de page.
Cependant Engels a entrevu avec justesse l’importance du travail et l’enchaînement travail, société, parole, pensée.
Très bon passage sur l’écologie :
(*) À l’époque où Engels écrivait ces lignes, c’était une opinion répandue dans les milieux médicaux que la scrofulose (la tuberculose des glandes du cou) était due à la consommation des pommes de terre. Il y a bien une liaison causale, dans ce sens que la scrofulose est une affection des gens mal nourris, y compris ceux dont la nourriture se compose exclusivement de pommes de terre. Mais il n’est pas absolument évident que les pommes de terre en tant que telles jouent un rôle dans la genèse de cette maladie. (N.R.)
Cependant, ne nous flattons pas trop de nos victoires sur la nature. Elle se venge sur nous de chacune d’elles. Chaque victoire a certes en premier lieu les conséquences que nous avons escomptées, mais en second et en troisième lieu, elle a des effets tout différents, imprévus, qui ne détruisent que trop souvent ces premières conséquences. Les gens qui, en Mésopotamie, en Grèce, en Asie mineure et autres lieux essartaient les forêts pour gagner de la terre arable, étaient loin de s’attendre à jeter par là les bases de l’actuelle désolation de ces pays, en détruisant avec les forêts les centres d’accumulation et de conservation de l’humidité. Les Italiens qui, sur le versant sud des Alpes, saccageaient les forêts de sapins, conservées avec tant de soins sur le versant nord, n’avaient pas idée qu’ils sapaient par là l’élevage de haute montagne sur leur territoire ; ils soupçonnaient moins encore que, ce faisant, ils privaient d’eau leurs sources de montagne pendant la plus grande partie de l’année et que celles ci, à la saison des pluies, allaient déverser sur la plaine des torrents d’autant plus furieux. Ceux qui répandirent la pomme de terre en Europe ne savaient pas qu’avec les tubercules farineux ils répandaient aussi la scrofule (*). Et ainsi les faits nous rappellent à chaque pas que nous ne régnons nullement sur la nature comme un conquérant règne sur un peuple étranger, comme quelqu’un qui serait en dehors de la nature, mais que nous lui appartenons avec notre chair, notre sang, notre cerveau, que nous sommes dans son sein, et que toute notre domination sur elle réside dans l’avantage que nous avons sur l’ensemble des autres créatures, de connaître ses lois et de pouvoir nous en servir judicieusement.
Et, en fait, nous apprenons chaque jour à comprendre plus correctement ces lois et à connaître les conséquences plus ou moins lointaines de nos interventions dans le cours normal des choses de la nature. Surtout depuis les énormes progrès de la science de la nature au cours de ce siècle, nous sommes de plus en plus à même de connaître aussi les conséquences naturelles lointaines, tout au moins de nos actions les plus courantes dans le domaine de la production, et, par suite, d’apprendre à les maîtriser. Mais plus il en sera ainsi, plus les hommes non seulement sentiront, mais sauront à nouveau qu’ils ne font qu’un avec la nature et plus deviendra impossible cette idée absurde et contre nature d’une opposition entre l’esprit et la matière, l’homme et la nature, l’âme et le corps, idée qui s’est répandue en Europe depuis le déclin de l’antiquité classique et qui a connu avec le christianisme son développement le plus élevé.
Il en tire une réfutation du dualisme cartésien. Après les conséquences naturelles, il passe aux conséquences sociales.
P. 181-182.
Mais s’il a déjà fallu le travail de millénaires, pour que nous apprenions dans une certaine mesure à calculer les effets naturels lointains de nos actions visant la production, ce fut bien plus difficile encore en ce qui concerne les conséquences sociales lointaines de ces actions. Nous avons fait mention de la pomme de terre et de la propagation de la scrofulose qui l’a suivie. Mais qu’est-ce que la scrofulose à côté des effets qu’a eus sur les conditions de vie des masses populaires de pays entiers la réduction de la nourriture de la population laborieuse aux seules pommes de terre ? Qu’est-elle à côté de la famine qui, à la suite de la maladie de la pomme de terre, s’abattit sur l’Irlande en 1847, conduisit à la tombe un million d’Irlandais se nourrissant exclusivement ou presque exclusivement de ces tubercules et en jeta deux millions de l’autre côté de l’Océan ? Lorsque les Arabes apprirent à distiller l’alcool, il ne leur vint pas à l’idée, même en rêve, qu’ils venaient de créer un des principaux instruments avec lesquels on rayerait de la face du monde les populations indigènes de l’Amérique non encore découverte. Et, lorsque ensuite Christophe Colomb découvrit l’Amérique, il ne savait pas que, ce faisant, il rappelait à la vie l’esclavage depuis longtemps disparu en Europe et jetait les bases de la traite des noirs. Les hommes qui, aux 17e et 18e siècles, travaillaient à réaliser la machine à vapeur, n’avaient pas idée qu’ils créaient l’instrument qui, plus qu’aucun autre, allait bouleverser l’ordre social du monde entier, et en particulier d’Europe, en concentrant la richesse du côté de la minorité et le dénuement du côté de l’immense majorité ; la machine à vapeur allait en premier procurer la domination politique et sociale à la bourgeoisie, mais ensuite elle engendrerait entre la bourgeoisie et le prolétariat une lutte de classes qui ne peut se terminer qu’avec la chute de la bourgeoisie et l’abolition de toutes les oppositions de classes. Mais, même dans ce domaine, nous apprenons peu a peu, au prix d’une longue et souvent dure expérience et grâce à la confrontation et à l’étude des matériaux historiques, à élucider les conséquences sociales indirectes et lointaines de notre activité productive et, de ce fait, la possibilité nous est donnée de dominer et de régler ces conséquences aussi.
Une économie qui tiendrait compte de ces conséquences suppose un changement de société.
P. 182.
Mais, pour mener a bien cette réglementation, il faut plus que la seule connaissance. Il faut un bouleversement complet de tout notre mode de production passé et, avec lui, de tout notre régime social actuel.
Tous les modes de production ont négligé ces conséquences, d’abord peut-être par simple ignorance, ensuite, dans les modes de production de classe, parce que les classes dominantes n’ont tenu compte que de leurs intérêts immédiats, plus encore dans le capitalisme.
P. 182-183.
Tous les modes de production passés n’ont visé qu’à atteindre l’effet utile le plus proche, le plus immédiat du travail. On laissait entièrement de côté les conséquences lointaines, celles qui n’intervenaient que par la suite, qui n’entraient en jeu que du fait de la répétition et de l’accumulation progressives. La propriété primitive en commun du sol correspondait d’une part à un stade de développement des hommes qui limitait, somme toute, leur horizon à ce qui était le plus proche et supposait, d’autre part, un certain excédent du sol disponible qui laissait une certaine marge pour parer aux conséquences néfastes éventuelles de cette économie absolument primitive. Une fois cet excédent de sol épuisé, la propriété commune tomba en désuétude. Toutes les formes de production supérieures ont abouti à séparer la population en classes différentes et, par suite, à opposer classes dominantes et classes opprimées ; mais en même temps l’intérêt de la classe dominante est devenu l’élément moteur de la production, dans la mesure où celle-ci ne se limitait pas à entretenir de la façon la plus précaire l’existence des opprimés. C’est le mode de production capitaliste régnant actuellement en Europe occidentale qui réalise le plus complètement cette fin. Les capitalistes individuels qui dominent la production et l’échange ne peuvent se soucier que de l’effet utile le plus immédiat de leur action. Et même cet effet utile, — dans la mesure où il s’agit de l’usage de l’article produit ou échangé, — passe entièrement au second plan ; le profit à réaliser par la vente devient le seul moteur.
La science sociale de la bourgeoisie, l’économie politique classique, ne s’occupe principalement que des effets sociaux immédiatement recherchés des actions humaines orientées vers la production et l’échange. Cela correspond tout à fait à l’organisation sociale, dont elle est l’expression théorique. Là où des capitalistes individuels produisent et échangent pour le profit immédiat, on ne peut prendre en considération au premier chef que les résultats les plus proches, les plus immédiats. Pourvu que individuellement le fabricant ou le négociant vende la marchandise produite ou achetée avec le petit profit d’usage, il est satisfait et ne se préoccupe pas de ce qu’il advient ensuite de la marchandise et de son acheteur. Il en va de même des effets naturels de ces actions. Les planteurs espagnols à Cuba qui incendièrent les forêts sur les pentes et trouvèrent dans la cendre assez d’engrais pour une génération d’arbres à café extrêmement rentables, que leur importait que, par la suite, les averses tropicales emportent la couche de terre superficielle désormais sans protection, ne laissant derrière elle que les rochers nus ? Vis-à-vis de la nature comme de la société, on ne considère principalement, dans le mode de production actuel, que le résultat le plus proche, le plus tangible ; et ensuite on s’étonne encore que les conséquences lointaines des actions visant à ce résultat immédiat soient tout autres, le plus souvent tout à fait opposées ; […]
Éléments d’histoire de la science
Conception de la nature chez les anciens.
Différence de la situation à la fin du monde antique, vers 300, et à la fin du moyen âge, 1453.
Éléments historiques. — Inventions.
Éléments historiques.
Fragment retranché du Feuerbach.
Il est vrai que la conception matérialiste de la nature ne signifie rien d’autre qu’une simple intelligence de la nature telle qu’elle se présente, sans adjonction étrangère […]
Dieu n’est nulle part plus maltraité que par les savants qui croient en lui. Les matérialistes expliquent simplement l’état des choses sans recourir à ce genre de phraséologie ; (*) « Sire, je n’avais pas besoin de cette hypothèse. » Réponse de Laplace à Napoléon qui lui demandait pourquoi il n’avait pas mentionné Dieu dans sa mécanique céleste. (N.R.)ils ne le font que lorsque des croyants importuns veulent leur imposer Dieu, et alors ils répondent brièvement, soit comme Laplace : « Sire, je n’avais, etc. (*) », soit plus vertement, à la manière des commerçants hollandais qui habituellement mettent à la porte les commis voyageurs allemands essayant de leur imposer leur camelote, (**) Je ne peux rien faire avec ça. (En néerlandais dans le texte.)avec ces mots : « ik kan die zaken niet gebruiken (**) » et l’affaire est liquidée. Mais qu’est-ce que Dieu n’a pas dû supporter de la part de ses défenseurs ! Dans l’histoire des sciences modernes de la nature, Dieu est traité par eux comme Frédéric-Guillaume III par ses généraux et ses fonctionnaires dans la campagne d’Iéna. Un corps d’armée dépose les armes après l’autre, une forteresse capitule après l’autre devant l’assaut de la science, jusqu’à ce qu’elle ait finalement conquis tout le domaine infini de la nature et qu’il ne reste plus place en elle pour le créateur. Newton lui laissait encore « l’impulsion première », mais ne souffrait aucune autre intrusion dans son système solaire. Le père Secchi lui rend certes tous les honneurs canoniques, mais ne l’en éconduit pas moins de façon catégorique de son système solaire, et ne lui permet plus guère un acte de création qu’en ce qui concerne la nébuleuse primitive.
Science de la nature et philosophie
Chez Hegel lui-même, cela est mystique, puisque les catégories apparaissent chez lui comme préexistantes et la dialectique du monde réel comme leur pur reflet. En réalité, c’est l’inverse : la dialectique dans la tête n’est que le reflet des formes du mouvement du monde réel, tant de la nature que de l’histoire.
Jusqu’à la fin du siècle dernier et même jusqu’en 1830, les savants s’en tiraient à peu près à l’aide de la vieille métaphysique, puisque la science effective n’allait pas au-delà de la mécanique (terrestre et cosmique). Cependant les mathématiques supérieures apportaient déjà une certaine confusion en considérant la vérité éternelle des mathématiques élémentaires comme un point de vue dépassé, en affirmant souvent le contraire et en posant des principes qui sont, aux yeux des mathématiques élémentaires, pure absurdité. Ici, les catégories figées qui fondaient les mathématiques étaient arrivées sur un terrain où même des relations aussi simples que celles de la pure quantité abstraite, le mauvais infini, prenaient un aspect parfaitement dialectique et obligeaient les mathématiciens, spontanément et contre leur gré, à devenir dialecticiens. Rien de plus comique que les faux-fuyants, les mauvais subterfuges et les expédients des mathématiciens pour résoudre cette contradiction, réconcilier les mathématiques supérieures et élémentaires, s’expliquer que ce qui se livrait à eux comme un résultat indéniable n’était pas pure stupidité — et, en général, pour expliquer rationnellement le point de départ, la méthode et les résultats des mathématiques de l’infini.
Depuis la Grèce antique, les mathématiciens ont fait des prodiges à la gloire de l’intelligence humaine. Ce n’était pas facile et il a parfois fallu tâtonner. Ce qui est comique, ce ne sont pas les difficultés et les exploits géniaux des mathématiciens, c’est la prétention d’Engels lorsqu’il juge cela « comique ». (Il faut se rappeler constamment que ce n’est pas un texte destiné à la publication. Moi aussi je peux écrire dans des notes personnelles des sottises que je corrigerais si j’avais à les publier. Le problème c’est ceux qui considèrent les sottises privées d’Engels comme vérité d’Évangile.) Ce qu’il en dit montre seulement que lui-même n’y comprend rien et la dialectique ne vient rien y faire d’intéressant pour les mathématiciens, même « contre leur gré ».
La dialectique dépouillée du mysticisme devient une nécessité absolue pour la science de la nature, qui a quitté le domaine où suffisaient les catégories fixes, représentant pour ainsi dire les mathématiques élémentaires de la logique, son emploi pour les besoins domestiques. La philosophie exerce une vengeance posthume sur la science de la nature coupable de l’avoir abandonnée. Et cependant les savants auraient pu voir déjà, d’après l’exemple des succès de la philosophie dans la science de la nature, que, dans toute cette philosophie, il y avait quelque chose qui les battait sur leur propre terrain.
Quels succès de la philosophie dans les sciences de la nature ? Comment la philosophie peut elle battre la science sur son « propre terrain » ? C’est n’avoir aucune idée des relations entre science et philosophie. C’est d’une prétention tellement naïve qu’elle fait pitié. Engels se prend pour un génie par procuration lorsque son ignorance lui fait croire que son héros Hegel l’emporte sur les savants. (C’est comme moi quand je me prends pour un grand champion lorsque Kim Clijsters gagne un match. Alors moi je suis ridicule, mais au moins c’est un fait que Clijsters a gagné. Engels est doublement ridicule quand il se rengorge des succès de Hegel parce qu’en plus les victoires de son champion sont inexistantes.)
Les savants font rarement de la bonne science grâce à la philosophie. Steven Weinberg a écrit contre la philosophie « Against Philosophy », chapitre 7. de Dreams of a Final Theory: Search for the Ultimate Laws of Nature, Hutchinson Radius, Londres, 1993, ISBN:0-09-177395-4. Il défend l’idée que la philosophie est inutile, sauf pour paralyser les savants : voir p. 141-142 sa discussion de la découverte de l’électron par Thomson et pas par Kaufmann.
Engels n’est pas inintéressant — bien que toujours excessif et suffisant — sur la « philosophie spontanée des savants », pour reprendre l’expression d’Althusser.
211 ⅛
Les savants croient se libérer de la philosophie en l’ignorant ou en la vitupérant. Mais, comme, sans pensée, ils ne progressent pas d’un pas et que, pour penser, ils ont besoin de catégories logiques, comme, d’autre part, ils prennent ces catégories, sans en faire la critique, soit dans la conscience commune des gens soi-disant cultivés, conscience qui est dominée par des restes de philosophies depuis longtemps périmées, soit dans les bribes de philosophie recueillies dans les cours obligatoires de l’université (ce qui représente non seulement des vues fragmentaires, mais aussi un pêle- mêle des opinions de gens appartenant aux écoles les plus diverses et la plupart du temps les plus mauvaises), soit encore dans la lecture désordonnée et sans critique de productions philosophiques de toute espèce, ils n’en sont pas moins sous le joug de la philosophie, et la plupart du temps, hélas, de la plus mauvaise. Ceux qui vitupèrent le plus la philosodphie sont précisément esclaves des pires restes vulgarisés des pires doctrines philosophiques.
211 ⅔
Les savants ont beau faire, ils sont dominés par la philosophie. La question est seulement de savoir s’ils veulent être dominés par quelque mauvaise philosophie à la mode, ou s’ils veulent se laisser guider par une forme de pensée théorique qui repose sur la connaissance de l’histoire de la pensée et de ses acquisitions.
(*) Attribué à Newton.
Physique, garde-toi de la métaphysique ! (*) c’est tout à fait juste, mais dans un autre sens.
Les savants gardent à la philosophie un reste de vie factice en tirant parti des déchets de l’ancienne métaphysique. Ce n’est que lorsque la science de la nature et de l’histoire aura assimilé la dialectique que tout le bric-à-brac philosophique, — à l’exception de la pure théorie de la pensée, — deviendra superflu et se perdra dans la science positive.
Dans le deuxième passage, au delà de la « philosophie spontanée des savants », il aborde la question de la fin de la philosophie, qu’il rejette sans pouvoir s’en défaire. La philosphie disparaît dans la mesure où elle « se perdra dans la science positive », mais elle revient, cachée par un passe-partout purement verbal, sous le déguisement de « pensée théorique » ou de « pure théorie de la pensée ».
Dialectique
(a) Questions générales de la
dialectique
Lois fondamentales de la dialectique
…
P. 219.Contingence et nécessité.
Hegel. Logique I.
(b) Logique dialectique et théorie de la
connaissance
À propos des « limites de la connaissance »
…
De la classification des jugements.
Sur l’incapacité de Nægeli de connaître l’infini.
…
Les formes du mouvement de la matière. Classification des sciences
…
Sur la conception mécaniste de la nature.
Les rares déterminations de la pensée dont les mathématiques aient besoin comme points de départ sont ce qu’on appelle les axiomes mathématiques. Les mathématiques sont la science des grandeurs ; elles partent du concept de grandeur. Elles en donnent une définition boiteuse et y ajoutent ensuite de l’extérieur, sous forme d’axiomes, les autres déterminations élémentaires de la grandeur qui ne sont pas contenues dans la définition, ce qui fait apparaître les axiomes comme non démontrés et, naturellement aussi, non démontrables mathématiquement. L’analyse de la grandeur ferait apparaître toutes ces déterminations axiomatiques comme des déterminations nécessaires de la grandeur. Spencer à raison dans ce sens que l’évidence, manifeste pour nous, de ces axiomes est acquise par hérédité. Ils sont démontrables dialectiquement dans la mesure où ils ne sont pas de pures tautologies.
La définition complète de « grandeur » (unique objet, selon Engels, de la science mathématique) devrait comporter un certain nombre de déterminations. Les mathématiciens, beaucoup plus bêtes que lui (ou bien serait-ce qu’ils veulent garder des atouts dans leur manche ?), ont la mauvaise idée de n’en donner qu’une partie, et en sont donc réduits à amener après coup comme axiomes les déterminations dont leur définition manque. Comme les axiomes sont en réalité des déterminations oubliées de la définition, ils ne peuvent être mathématiquement démontrés. Cependant, ils pourraient l’être « dialectiquement ». Engels ne semble pas très bien comprendre le statut des axiomes en mathématiques, ni des définitions d’ailleurs. Par ailleurs, on se demande ce que peut être une « démonstration dialectique ».
Quant à l’évidence des axiomes, je serais tenté de croire qu’elle est acquise par la pratique, plutôt que par hérédité, et transmise par la culture. S’agissant de Spencer, il ne s’agit pas ici d’héritage culturel, mais d’hérédité biologique. Ce qu’Engels affirme ici en approuvant Spencer, c’est la transmission par hérédité biologique de caractères culturels acquis par la pratique !
272Sur les prototypes de l’infini mathématique dans le monde réel
(*) De l’Anti-Dühring, pagination des Éditions sociales.
Á propos des pages 67-69 (*) : Accord de la pensée et de l’être. L’infini en mathématiques.
Le fait que notre pensée subjective et le monde objectif sont soumis aux mêmes lois et que, par suite, tous deux, dans leurs résultats, ne peuvent pas en fin de compte se contredire, mais doivent forcément s’accorder, domine absolument notre pensée théorique dans sa totalité. Il est sa condition inconsciente et inconditionnelle. En raison de son caractère essentiellement métaphysique, le matérialisme du 18e siècle n’a étudié cette condition que dans son contenu. (*) Il n’y a rien dans l’entendement qui n’ait été dans les sens.Il s’est borné à démontrer que le contenu de toute pensée et savoir doit procéder de l’expérience sensible et il a rétabli le principe : nihil est in intellectu, quod non fuerit in sensu (*). C’est seulement la philosophie moderne idéaliste, mais en même temps dialectique, et surtout Hegel, qui l’a étudié également dans sa forme. Malgré les constructions et les fantaisies arbitraires sans nombre que nous rencontrons ici ; malgré la forme idéaliste, mise sur la tête, que prend le résultat de cette philosophie : l’unité de la pensée et de l’être, il est indéniable qu’elle a démontré, dans une foule de cas et dans les domaines les plus divers, l’analogie des processus de la pensée avec les processus de la nature et de l’histoire et inversement, et la validité de lois identiques pour tous ces processus. D’autre part, la science moderne de la nature a élargi le principe de l’origine empirique de tout contenu de pensée d’une manière qui jette par-dessus bord la vieille étroitesse et la vieille formulation métaphysiques de ce principe. En reconnaissant l’hérédité des qualités acquises, la science élargit le sujet de l’expérience de l’individu au genre ; ce n’est plus nécessairement l’individu singulier qui doit avoir fait l’expérience, son expérience singulière peut, dans une certaine mesure, être remplacée par les résultats des expériences d’une série de ses ancêtres. Si chez nous, par exemple, les axiomes mathématiques paraissent à tout enfant de huit ans être évidents et faire l’économie de la preuve expérimentale, c’est là uniquement le résultat de l’ « hérédité accumulée ». Ils seraient difficiles à faire admettre par démonstration à un Boschiman ou à un Nègre australien.
p. 273, ½
Dans le présent ouvrage [l’Anti-Dühring], la dialectique a été conçue comme la science des lois les plus universelles de tout mouvement. Cela inclut que ses lois doivent être valables aussi bien pour le mouvement dans la nature et dans l’histoire humaine que pour le mouvement de la pensée. Une telle loi peut être reconnue dans deux de ces trois sphères et même dans toutes trois, sans que ce routinier de métaphysicien se rende compte que c’est une seule et même loi qu’il a reconnue.
L’identité des lois du monde et de celles de la connaissance est l’obsession, malheureuse, d’Engels. Il méprise les routiniers matérialistes du 18e. Il ne réalise pas que c’est lui l’esprit borné et métaphysique avec sa conception enfantine, symbolique, mécanique et peu dialectique des liens entre le monde et la pensée. Oui notre pensée a des liens étroits avec le monde. Oui nous sommes capables de connaître le monde. Mais les liens entre la pensée et le monde sont infiniment plus subtils que l’identité des lois et le reflet.
Nous apprenons, ô miracle, que la philosophie idéaliste « a démontré, dans une foule de cas et dans les domaines les plus divers, l’analogie des processus de la pensée avec les processus de la nature et de l’histoire ». Jamais « une foule de cas » ne constitue une démonstration. Ce n’est pas une grande perte pour l’analogie parce qu’il me semble qu’une analogie a plus besoin d’être illustrée que démontrée. Mais il ne s’agit pas seulement d’ « analogie des processus », par un coup de baguette magique cela devient « la validité de lois identiques ». Il semble que pour Engels, des cas, des analogies, une démonstration, la validité de lois, c’est tout un.
La dialectique est définie ici comme « la science des lois les plus universelles de tout mouvement ».
Au fond Engels n’est pas un philosophe (on savait déjà qu’il n’était pas un scientifique) mais un avocat. Pour lui rien ne doit encore être établi, tout est acquis, il ne reste qu’à en persuader le lecteur qui en douterait en le matraquant avec des phrases approximatives et des effets de manche. Quand il soutient une bonne cause, on le lit avec plaisir et intérêt. Quand il défend des erreurs, il est pénible et sa suffisance est odieuse. On est gêné pour lui.
Un reste de lamarckisme et l’a priori contre tout de qui pourrait ressembler de près ou de loin à du malthusianisme ont empêché Engels, jusqu’à la fin de sa vie, de bien comprendre Darwin et d’accepter le darwinisme.
Lutte pour l’existence. Avant tout, il est nécessaire de la limiter strictement aux luttes provoquées par la surpopulation dans le monde végétal et animal, luttes qui se produisent effectivement à certains stades dans le règne végétal et aux stades inférieurs dans le règne animal.
Il semble avoir très peur de tout glissement possible vers un darwinisme social, d’où cet arrêt bizarre « aux stades inférieurs ».
Mais il est nécessaire d’en séparer rigoureusement les conditions dans lesquelles les espèces se transforment — des espèces anciennes s’éteignent et de nouvelles espèces, plus développées, les remplacent — sans la présence de cette surpopulation : par exemple, lors de la migration d’animaux et de plantes dans des contrées nouvelles, où des conditions nouvelles de climat, de sol, etc., provoquent le changement. Si là les individus qui s’adaptent survivent et, grâce à une adaptation sans cesse croissante, se développent pour former une espèce nouvelle, tandis que les autres individus, plus stables, périssent et finalement s’éteignent en même temps que les formes intermédiaires imparfaites, cela peut se produire — et en fait cela se produit — sans aucun malthusianisme ; et, si jamais celui-ci devait jouer quelque rôle, il ne change rien au processus, il peut tout au plus l’accélérer. — De même lors du changement progressif des conditions géographiques, climatiques, etc., dans un territoire donné (assèchement de l’Asie centrale par exemple). Il est indifférent que la population animale ou végétale soit à l’étroit ou non ; le processus de développement des organismes par les changements géographiques, climatiques ou autres, se fait dans un cas comme dans l’autre.
Il n’y a aucune possibilité que « des conditions nouvelles » par elles-mêmes, directement « provoquent le changement ». Le changement ayant eu lieu au niveau génétique, les conditions nouvelles peuvent le sanctionner négativement ce qui est la sélection naturelle qu’il appelle « surpopulation » et qu’il rejette. Une « adaptation sans cesse croissante », en dehors de la sélection naturelle, c’est une conception magique. Qu’est-ce que « le processus de développement des organismes par les changements géographiques » en dehors de la sélection ?
— Il en va de même dans la sélection naturelle, où le malthusianisme ne joue pas non plus le moindre rôle (*).
C’est aussi pourquoi « l’adaptation et l’hérédité » de Haeckel peuvent assurer tout le processus d’évolution sans qu’on ait besoin de la sélection ni du malthusianisme.
(*) Note de la rédaction : La conception mitchourinienne de l’action modelante du milieu, de l’unité de l’organisme et du milieu, ainsi que les méthodes de culture découvertes par T. D. Lyssenko et basées sur l’absence de concurrence à l’intérieur de l’espèce, sont autant de développements et de confirmations de ces réflexions d’Engels.
La note des éditeurs du livre montre à quelles dérives le flou des conceptions d’Engels peut mener, mais il n’en est évidemment pas responsable.
Il n’aime pas la sélection et il lui oppose Haeckel. Il en dit trop peu. Haeckel est connu comme défenseur du darwinisme. Peut-être Engels avait-il aussi mal compris Haeckel que Darwin.
C’est précisément la faute de Darwin de mélanger dans sa « sélection naturelle ou survivance des plus aptes » deux choses absolument étrangères :
1. La sélection par pression de la surpopulation, où il est possible qu’en premier ce soient les plus forts qui survivent, mais qu’ils se révèlent aussi les faibles à bien des égards.
2. La sélection grâce à une faculté d’adaptation plus grande à des conditions transformées, où les survivants sont mieux adaptés à ces conditions ; mais ici, dans l’ensemble, cette adaptation peut signifier aussi bien un progrès qu’une régression (par exemple, l’adaptation à la vie parasitaire est toujours une régression).
Toute la théorie darwinienne de la lutte pour l’existence est tout simplement le transfert, de la société à la nature vivante, de la théorie de Hobbes sur la guerre de tous contre tous et de la théorie économique bourgeoise de la concurrence ainsi que de la théorie de la population de Malthus. Une fois réalisé ce tour de force (dont la légitimité absolue, en particulier en ce qui concerne la doctrine de Malthus, reste très problématique), il est très facile de transférer à nouveau ces théories de l’histoire de la nature à celle de la société ; et il est par trop naïf de prétendre avoir prouvé par là que ces affirmations sont des lois naturelles et éternelles de la société.
Cette critique peut se justifier contre certains vulgarisateurs, pas contre Darwin ni contre « la théorie darwinienne ». Même si Malthus l’a inspiré, Darwin a basé sa théorie sur une étude attentive de la nature, pas sur le transfert de point de vues de philosophes ou d’économistes.
… la théorie de l’évolution, selon laquelle, une fois donnée la vie organique, elle doit se développer à travers le développement des générations jusqu’à un genre d’êtres pensants
Il semble affirmer la nécessité de la pensée, mais il en dit trop peu pour qu’on puisse voir si c’est chez lui un préjugé téléologique, ce qu’on appelle aujourd’hui « principe anthropique » ou une conclusion scientifique.
Londres, le 12 mars 1895.
Marx, Engels, Études philosophiques,
Éditions sociales, Paris, 1973, p. 256-259.
(Marx, Engels, Lettres sur les sciences de la nature, Éditions
sociales, Paris, 1973, lettre 131, p. 127, seulement pour la deuxième partie.)
P. 257.Les objections que vous faites à la loi de la valeur atteignent tous les concepts, à les considérer du point de vue de la réalité. L’identité de la pensée et de l’être, pour reprendre la terminologie hégélienne, coïncide partout avec votre exemple du cercle et du polygone. Ou encore, le concept d’une chose et la réalité de celle-ci sont parallèles, comme deux asymptotes qui se rapprochent sans cesse l’une de l’autre sans jamais se rejoindre. Cette, différence qui les sépare, c’est précisément celle qui fait que le concept n’est pas d’emblée, immédiatement, la réalité et que la réalité n`est pas immédiatement son propre concept. Du fait qu’un concept possède le caractère essentiel d’un concept, donc qu’il ne coïncide pas d`emblée, prima facie, avec la réalité, dont il a fallu d’abord l’abstraire, de ce fait il est toujours plus qu’une simple fiction, à moins que vous n’appeliez fictions tous les résultats de la pensée, parce que la réalité ne correspond à ces résultats que par un long détour et, même alors, ne s’en rapproche jamais que de manière asymptotique.
P. 258-259, resp. 127.[…] Ou bien encore : faut-il dire que les concepts qui dominent dans les sciences de la nature sont des fictions parce qu’il s’en faut de beaucoup qu’ils coïncident toujours exactement avec la réalité ? À partir du moment où nous acceptons la théorie de l’évolution, tous nos concepts de la vie organique ne correspondent plus que de façon approximative à la réalité. Sinon il n’y aurait pas de transformation ; le jour où concept et réalité coïncideront absolument dans le monde organique c’en sera fini de l’évolution. Le concept de poisson implique l’existence dans l’eau et la respiration par les branchies ; comment voulez-vous passer du poisson à l’amphibie sans briser ce concept ? Et effectivement il a été brisé, et nous connaissons toute une série de poissons dont la vessie natatoire s’est développée jusqu’à devenir poumon et qui peuvent respirer de l’air. Comment voulez-vous passer du reptile ovipare au mammifère qui met au monde des petits vivants sans faire entrer en conflit avec la réalité l’un des deux concepts, ou les deux à la fois ? Et effectivement nous avons avec les monotrèmes toute une sous-catégorie de mammifères ovipares — j’ai vu à Manchester en 1843 les œufs de l’ornithorynque et je me suis moqué, avec autant d’étroitesse d’esprit que d’arrogance, de cette stupidité : comme si un mammifère pouvait pondre ! Et voilà qu’aujourd’hui c’est démontré. Ne faites donc pas au concept de valeur ce que j’ai fait, moi, à l’ornithorynque, à qui j’ai dû, après coup, présenter mes excuses ! […]
Il avoue avoir été arrogant en 1843…