Dominique Meeùs
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Louis Ségal, Principes d’économie politique :
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Ainsi l’organisation corporative des artisans était devenue un obstacle au développement ultérieur de la production marchande. Or, les grandes découvertes géographiques du 15e siècle (la voie maritime de l’Inde et de l’Amérique) ont imprimé une forte impulsion au commerce.
Le commerce extra-européen, pratiqué seulement jusqu’alors entre l’Italie et le Levant, fut maintenant étendu jusqu’à l’Amérique et aux Indes et surpassa bientôt en importance tant l’échange entre les divers pays européens que le trafic intérieur de chaque pays pris à part. L’or et l’argent d’Amérique inondèrent l’Europe et pénétrèrent comme un élément de décomposition dans toutes les lacunes, fissures et pores de la société féodale. L’entreprise artisanale ne suffisait plus aux besoins croissants. Dans les industries dirigeantes des pays les plus avancés, elle fut remplacée par la manufacture.
Voici la genèse de la manufacture capitaliste. Le petit métier étant monopolisé dans les villes par les corporations, le capital commercial intéressé au développement de la production, se mit à répandre son activité au-delà des villes, et stimula le développement de la production artisanale, surtout celle du tissage, dans les campagnes. L’artisan, éloigné de son débouché, tombe sous la dépendance de l’p. 23entrepreneur capitaliste. Cette dépendance affecte successivement les formes suivantes : d’abord l’artisan vend ses produits à bas prix, ensuite il reçoit de l’entrepreneur des prêts en argent et en matières premières, enfin il devient ouvrier occupé à traiter les matières premières de l’entrepreneur. L’artisan fournit seulement son outil, il gagne à peine de quoi vivre.
Plus tard, l’entrepreneur groupe les artisans éparpillés dans un seul local où ils travaillent désormais comme ouvriers salariés dépourvus de tout moyen de production. Le capital commercial devient capital industriel. À côté de la petite production marchande apparaît la grande production capitaliste : la manufacture.
La manufacture est une force productive tout à fait neuve, supérieure à celle des petits producteurs. Elle occupe beaucoup d’ouvriers, chacun d’eux accomplit une partie déterminée de l’ouvrage et le travail de tous atteint un rendement de beaucoup supérieur au travail éparpillé des petits producteurs. Avant l’apparition de la manufacture, la division sociale du travail n’existait qu’entre différents petits producteurs indépendants liés par le marché. Désormais, la division du travail est réalisée à l’intérieur même de la manufacture.
À cette nouvelle force productive correspondent de nouveaux rapports de production. Avant, le capital n’existait que sous la forme de capital usuraire et commercial. Le marchand et l’usurier exploitaient les petits producteurs vendeurs de leurs propres produits. Désormais, l’ouvrier ne vend plus ses produits, mais sa force de travail. Les moyens de production appartiennent au capitaliste qui est propriétaire des marchandises fabriquées par l’ouvrier. Celui-ci reçoit un salaire en récompense de la force de travail dépensée et produit la plus-value pour le capitaliste. L’ouvrier est exploité par le capitaliste. De la sorte, le mode de production devient capitaliste. Avec la croissance des forces productives apparaissent et se développent de nouveaux rapports, capitalistes, de production.
Mais le régime féodal entravait le développement ultérieur de ces nouvelles forces productives et des rapports de production correspondants. Ce développement était contrarié par le système corporatif des villes, partie intégrante du régime féodal. Les rapports féodaux au village ne gênent pas moins le développement de la production capitaliste, la p. 24dépendance des serfs privant les capitalistes d’une main-d’œuvre bon marché. Ainsi la féodalité, qui à sa naissance correspondait au niveau des forces productives de la société, entre en contradiction avec les forces productives accrues et sa suppression devient une nécessité historique.
Lorsque l’oppression des paysans, des masses urbaines petites-bourgeoises et ouvrières par l’État féodal prit une forme particulièrement aiguë, les révolutions bourgeoises éclatèrent tendant à abolir le régime féodal et à déblayer la vole au développement du capitalisme. Ces révolutions eurent lieu au 17e siècle en Angleterre et à la fin du 18e siècle en France. (Dans les pays où le capitalisme se développa plus tard et où la révolution bourgeoise eut lieu alors que le prolétariat industriel était déjà formé comme l’Allemagne en 1848 et surtout la Russie en 1905, la bourgeoisie passa des compromis avec l’État féodal.)
À un certain stade de ce développement, les nouvelles forces productives mises en œuvre par la bourgeoisie — en premier lieu, la division du travail et le groupement d’un grand nombre d’ouvriers parcellaires dans une seule manufacture — ainsi que les conditions et besoins d’échange qu’elles engendrent, devinrent incompatibles avec le régime de production existant, transmis par l’histoire et consacré par la loi, c’est-à-dire avec les privilèges corporatifs et les innombrables privilèges personnels et locaux (qui constituaient autant d’entraves pour les ordres non privilégiés) de la société féodale. Les forces productives, représentées par la bourgeoisie, se rebellèrent contre le régime de production représenté par les propriétaires fonciers féodaux et les maîtres de corporation.