Dominique Meeùs
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John Bellamy Foster, « Transformer le travail pour une société durable », 2017

John Bellamy Foster , Transformer le travail pour une société durable , Lava , ISSN : 2565-7119 (papier), ISSN : 2565-7127 (online), no 3 (2017).
Traduit de Foster 2017 pour Lava.

Certains théoriciens radicaux ont considéré qu’une société plus juste ne nécessiterait qu’une rationalisation des relations de travail actuelles accompagnée d’un temps libre allongé et d’une distribution plus équitable. D’autres se sont concentrés sur le besoin de transcender le système tout entier du travail aliéné et de faire du développement de relations de travail créatives l’élément central d’une nouvelle société révolutionnaire. Dans ce qui semble être un effort pour contourner ce conflit tenace, les visions actuelles de la prospérité durable, même si elles ne nient pas la nécessité du travail, la repoussent souvent en arrière-plan et se concentrent plutôt sur une extension considérable du temps libre.

Dans les littératures socialistes et utopiques du 19e siècle, il est possible de distinguer deux grandes tendances en ce qui concerne l’avenir du travail, représentées d’un côté par Edward Bellamy, auteur du Looking Backward, et de l’autre par William Morris, auteur des Nouvelles de nulle part. Bellamy, qui soutient un point de vue qui nous est familier aujourd’hui, voyait l’amélioration de la mécanisation et une organisation entièrement technocratique comme indispensables pour augmenter le temps libre, considéré comme le bien suprême.

À l’opposé, Morris, dont l’analyse dérive de Charles Fourier, de John Ruskin et de Karl Marx, souligne la centralité du travail utile et agréable, ce qui suppose l’abolition de la division capitaliste du travail. De nos jours, le point de vue mécaniste de Bellamy ressemble davantage aux conceptions populaires d’une économie durable que la perspective plus radicale de Morris. Ainsi, la notion de « libération du travail » comme fondement d’une prospérité durable a-t-elle été largement promue dans les écrits des premiers penseurs écosocialistes et partisans de la décroissance comme André Gorz et Serge Latouche.

J’affirme ici que l’idée, unilatérale et incomplète, d’une libération presque totale du travail est au final incompatible avec une société vraiment durable.

Ces deux passages expriment bien l’enjeu de la discussion et l’orientation de l’article. Il y a un courant pour la réduction du temps de travail et l’élargissement du temps libre dont certains représentants vont jusqu’à dévaloriser le travail et proclamer la fin de la classe ouvrière. Que ce soit dans la version modérée ou dans la version « adieu au prolétariat », l’épanouissement de la personne ne se conçoit que dans le temps libre.

Pour Marx, le travail est bien une corvée irréductible, « le royaume de la nécessité » ; « le royaume de la liberté commence seulement » après le travail (Capital, Livre III, chapitre 48, sous III).

Foster choisit de s’opposer à Marx. Parce qu’il critique certaines idées de Gorz, Latouche et autres, avec raison, mais aussi l’idée même d’extension du temps libre, il adopte le point de vue unilatéral opposé qui est celui de William Morris : il faudrait que le travail productif devienne un plaisir épanouissant au point d’effacer la distinction entre travail et loisir. Parler d’une « analyse » de Morris qui « dérive de […] Karl Marx », c’est de la foutaise. Morris est un romancier romantique, pas un théoricien. Morris rêvait d’une société radicalement différente. À cause de cela, il méprisait tout réformisme et avait choisi inconditionnellement le camp de Marx. En ce sens, on peut dire que Morris était résolument communiste. Il a été un militant communiste à divers degrés les quinze dernières années de sa vie. Mais cet engagement communiste n’en fait pas pour autant un bon marxiste ! (Que la perspective de Morris soit « plus radicale » ne la rend pas d’office meilleure.)

Le roman News of Nowhere a été traduit en français sous le titre Nouvelles de nulle part ou Une ère de repos et on le trouve en PDF sur le Web. Je l’ai lu avec plaisir. Il s’agit d’un socialisme utopique avec accents moyenâgeux qu’il partage avec un certain romantisme du mouvement Arts and Crafts et des peintres dits préraphaélites.

Je me souviens dans une câblerie qui était un véritable bagne (une câblerie de câbles de force en acier, pas de câbles électriques), d’avoir eu la satisfaction du travail bien fait. (Sans doute en partie aussi la satisfaction d’avoir organisé intelligemment mon travail pour me fatiguer moins.) Je pense que d’autres ouvriers que moi dans différentes situations peuvent avoir, malgré l’exploitation et la dureté du travail, la satisfaction du travail bien fait et y trouver un certain épanouissement. Il n’en reste pas moins que, comme le dit Marx, on est au royaume de la nécessité. Sous le socialisme, on peut améliorer les conditions du travail et il sera plus facile de tirer satisfaction de contribuer à l’œuvre collective, mais cela reste le royaume de la nécessité.

En effet, le mythe selon lequel les penseurs de la Grèce antique étaient en général contre le travail, en continuité historique avec l’idéologie dominante actuelle, a été réfuté par le professeur de lettres classiques et philosophe des sciences marxiste Benjamin Farrington dans son étude de 1947, Head and Hand in Ancient Greece. Farrington a démontré que ces points de vue, bien qu’assez répandus dans les factions aristocratiques représentées par Socrate, Platon et Aristote, étaient combattues par les philosophes présocratiques et étaient contredits par le contexte historique plus général de la philosophie, de la science et de la médecine grecques, remontant à des traditions de connaissance tirée du savoir-faire pratique.

Il n’y a de mythe que si on ne sait pas lire. Aucun penseur grec n’était contre le travail et il n’y a là aucun mythe à réfuter. Le point de vue aristocratique de Socrate, Platon et Aristote, c’est que le travail est chose utile et excellente… pour les esclaves, pour les métèques ou pour les petits paysans, mais pas pour des personnes qui, comme eux, ne cultivent que le beau et le bien. (Pour des gens comme eux, non seulement le travail est indigne, mais aussi le commerce. C’est l’occasion de rappeler qu’étymologiquement, ignoble est le contraire de noble. Pour Platon et ses pareils, la philosophie c’est noble, le travail et le commerce, c’est ignoble.) Benjamin Farrington a bien montré que des penseurs antérieurs ne partageaient pas ce point de vue et il y a par ailleurs une tradition technique grecque, qui a laissé peu d’écrits, de Thalès jusqu’au Musée d’Alexandrie. En outre, on peut ne pas aimer Gorz, mais les positions, bonnes ou mauvaises, de certains auteurs actuels matière de travail ne sont en rien « en continuité historique » avec le snobisme des philosophes grecs réactionnaires comme Socrate et Platon. Après tout Marx (cité plus haut) considère que le travail, et pas seulement sous le capitalisme, est du « royaume de la nécessité ». Marx est-il un aristocrate « en continuité historique » avec Socrate et Platon ? Mais Foster, champion des citations de Marx, ignore cette citation. Il est indéniable qu’un mépris platonicien du travail vit encore aujourd’hui, mais dans des milieux au moins un peu privilégiés par rapport au travail ; je ne pense pas qu’on puisse parler d’ « idéologie dominante actuelle ».

Avec l’émergence du capitalisme, le travail était vu comme un mal nécessaire qui requiert de la contrainte.

… pour briser l’esprit d’indépendance et d’oisiveté des travailleurs anglais, il fallait établir des « maisons de travail » idéales où seraient emprisonnés les pauvres, et en faire des « des maisons de terreur où l’on ferait travailler quatorze heures par jour, de telle sorte que, le temps des repas soustrait, il resterait douze heures de travail pleines et entières 1 ».

C’était l’erreur des économistes classiques d’avant Marx et c’est une erreur toujours fréquente, de considérer des particularités du capitalisme comme des réalités universelles. On trouve chez certains marxistes l’erreur inverse, pour passer pour bon marxiste, de voir en tout une particularité du capitalisme et c’est l’idée que Foster essaie d’induire. Mais je crois que toujours le travail a été vu comme un mal nécessaire. (Après tout, les auteurs de la Bible n’étaient pas des économistes classiques, mais ils ont présenté comme une condamnation le fait de travailler à la sueur de son front.) C’est une des clefs de la faiblesse d’ensemble de cet article, une des erreurs sur lesquelles il repose.

Notes
1.
An Essay on Trade and Commerce : containing Observations on Taxation etc. (anonyme, parfois attribué à J. Cunningham), S. Hooper, Londres, 1770. Marx cite cette phrase dans Le Capital, Livre I, section 3, chapitre 8, paragraphe 5, p. 308 (1983). Foster ne l’a pas vu ; il mentionne d’autres références à An Essay, etc., dans le Livre I, p. 685, 789, 897 (Penguin, 1976), en français (1983) p. 610 , note 33, p. 713-714, note 83 et p. 827, note 221 ; c’est, comme trop souvent chez Foster, pour le plaisir d’accumuler des références, puisqu’elles n’ont rien à voir avec les « maisons de terreur » dont on parle ici.