Dominique Meeùs
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Quelqu’un achète un bien (ou un titre, une valeur mobilière) à une certaine valeur A. Il peut se faire que, pour des raisons extérieures, dans lesquelles le possesseur n’intervient pas, sans aucun mérite de sa part, le bien ait par la suite une valeur A′ plus grande que A. En revendant alors, le possesseur réalise cette différence A′ − A, laquelle, lorsqu’elle est réalisée, est dite en français plus-value. On dit capital gain en anglais, vermogenswinst en néerlandais. (L’article Wikipédia correspondant en allemand est trop compliqué pour moi. De là, vous pouvez retourner à d’autres langues.)
Pour Marx, le capitaliste achète une force de travail à une valeur v (v comme capital variable, dont c’est ici une portion, correspondant aux frais de reproduction du prolétariat à concurrence d’une personne pour un jour). Ensuite, cette force de travail, il la consomme (il la met au travail) pendant une journée et cela lui vaut une valeur, disons V, nettement supérieure à v. Il empoche donc une différence V − v. Marx appelle cela en allemand Mehrwerth dans son orthographe d’alors, en 1867, dans le Livre I de Das Kapital, page 112.
En 1872, il s’agit de traduire ça en français. Le traducteur, Joseph Roy adopte plus-value et Marx, qui corrige, ne le désapprouve pas.
Je trouve ça assez bien venu. Dans le cas de A′ et de A, il s’agit de la valeur d’un même bien à deux moments différents, tandis que dans le cas de V et v, il s’agit de deux choses bien différentes. Mais réaliser la plus-value A′ − A, c’est un peu comme gagner à la loterie. Il n’y a aucun mérite à ça. C’est dû à un concours de circonstances. Alors on peut dire que pour le capitaliste, c’est un peu la même chose. Il n’a aucun mérite à réaliser la différence V − v. Il profite de sa situation privilégiée, de sa position de force, en face d’un prolétaire qui n’a pas le choix.
Bien sûr, la plus-value dans le sens que Roy introduit pour rendre le concept de Marx, c’est un nouveau sens de plus-value. C’est bien ce qu’enregistrent les dictionnaires, comme le Trésor de la langue française ou le Petit Robert qui distinguent explicitement ces deux sens à l’article plus-value. Il est tout à fait courant qu’on recycle des mots existants pour de nouveaux concepts. Les langues en sont pleines d’exemples. (Comme force, travail ou champ en physique et plein d’autres mots, en physique ou dans d’autres sciences.) Ça fait partie de la vie de la langue.
Depuis 1872, tous les marxistes apprennent en français ces deux sens de plus-value : le premier sens lorsqu’ils lisent le journal ; le deuxième lorsqu’il s’agit d’économie marxiste. Comme c’est le cas aussi pour des homonymes, ça ne demande aucun effort conscient. Le cerveau fait très bien tout seul la différence selon le contexte une fois qu’il l’a apprise.
Cependant, à commencer de Maximilien Rubel dans la Pléiade, d’aucuns veulent imposer, pour la plus-value au sens marxiste, le néologisme survaleur.
Un premier argument, linguistique, est qu’on ne peut dire plus-value dans le sens de Marx parce que ce mot avait déjà un autre sens en français. Je viens de dire que c’est une chose courante, parfaitement acceptable en général, et tout à fait acceptée en particulier dans le cas qui nous occupe. C’est donc, des tenants de la survaleur, un argument linguistique qui illustre seulement la pauvreté de leur conception de la langue, leur ignorance linguistique. Il faut une grande naïveté linguistique aussi pour penser devoir et pouvoir, après plus d’un siècle, réécrire l’histoire d’une langue.
Un deuxième argument est que survaleur s’alignerait sur surtravail. Mais la plus-value est un concept central, tandis que le surtravail est secondaire et je ne trouve pas une bonne idée d’aligner un concept sur une forme dérivée. La plus-value, c’est la différence de valeur entre deux choses absolument différentes, intervenant à des moments différents : l’achat de la force travail pour la valeur v et, par la suite, la consommation de cette force de travail, d’où sort la valeur V. Cela étant, on peut considérer l’étalement dans le temps de la création de valeur V et dire qu’une partie de ce temps est nécessaire pour que le capitaliste réalise au moins la valeur v, pour ne pas être en perte. Mais il faut qu’on aie déjà le concept de plus-value (le concept de la différence entre valeurs différentes de deux choses différentes v d’un côté et V de l’autre) pour plaquer ce concept sur le déroulement de la journée de travail et en sortir les notions dérivées de temps de travail nécessaire puis de travail nécessaire, le reste étant surtravail. Le concept de plus-value étant acquis, la notion de surtravail intervient par après, bien après, comme notion dérivée, dans la discussion des facteurs qui affectent le taux de plus-value ; dans le Kapital de 1867, c’est Mehrarbeit (surplus labour), page 184, ce qui est bien loin après la page 112. Je serais bien sûr tout à fait heureux que surtravail se calque sur survaleur, si Roy avait choisi de créer survaleur. Mais vouloir calquer le nom du concept de plus-value sur celui de la notion dérivée de surtravail, c’est en un sens inverser la relation entre le concept fondamental et la notion dérivée.
J’ai ainsi passé en revue trois arguments :
Pour ces raisons, je choisis de continuer à utiliser plus-value.
Je cite le plus souvent le Livre I du Capital en français d’après la traduction de Jean-Pierre Lefebvre et de son groupe, parce qu’elle traduit l’œuvre dans un état plus achevé que celui, obsolète, de 1872-1876. Dans ce que je cite, je décide de corriger survaleur en plus-value.