Dominique Meeùs
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Kate Millett, La politique du mâle, 1983

Kate Millett, La politique du mâle, Stock, Paris, en édition de poche Seuil, Points Actuels A56, 1983, 466 pages, ISBN : 2-02-006384-0.
Édition de poche de Millett 1971-fr
Traduit par Élisabeth Gille de Sexual Politics, 1970.

En vacances en groupe l’été 1971, en camping sauvage quelque part en Haute Provence, une fille lisait Millett 1971-fr et me l’a prêté après l’avoir terminé. Je l’ai dévoré et ça a changé beaucoup de choses dans ma vision du monde, surtout pour ce qui est de lire entre les lignes ce qu’écrivent les hommes (en livres, mais aussi en chansons).

11 Première partie
Politique sexuelle
13 1. Exemples de politique sexuelle

Kate Millett passe en revue trois auteurs : Henry Miller (I, p. 13), Norman Mailer (II, p. 20), Jean Genet (III, p. 28).

37 2. Théorie de la politique sexuelle

L’esquisse suivante, que l’on pourrait décrire comme un « ensemble de notes pour une théorie du patriarcat », s’efforcera de prouver que le sexe est une catégorie sociale ayant des implications politiques.

Chap 2, p. 37.

De même, l’examen impartial de notre système de relations sexuelles révèle, sans doute possible, que, maintenant comme à toutes les époques de l’histoire, il existe entre les sexes une situation du type de celles que Max Weber définit par le terme de Herrschaft : c’est-à-dire un rapport de domination et de subordination3. L’un des éléments de notre ordre social qui échappe à l’étude et passe même souvent inaperçu (ce qui ne l’empêche pas d’être institutionnalisé), c’est le droit de naissance prioritaire grâce auquel le mâle domine la femelle. Une forme extrêmement ingénieuse de « colonisation intérieure » s’est développée grâce à ce système. Elle tend en outre à être plus solide que n’importe quelle autre forme de ségrégation, plus rigoureuse que la stratification des classes, plus uniforme et certainement plus durable. Aussi discrète que puisse être actuellement son apparence, la domination sexuelle est sans doute l’idéologie la plus répandue de notre culture et lui fournit son concept de puissance le plus fondamental.

S’il en est ainsi, c’est parce que notre société, comme toutes les autres civilisations historiques, est patriarcale4. Cette constatation s’impose à l’évidence dès l’instant où l’on réfléchit que l’armée, l’industrie, la technologie, les universités, la science, l’administration politique et la finance — bref, toutes les avenues conduisant au pouvoir dans notre société, y compris la force coercitive de la police — sont entre les mains des mâles. L’essence de la politique étant le pouvoir, voilà un fait qui ne peut manquer de frapper. Tout ce qui subsiste de l’autorité surnaturelle, de la Divinité, son ministère, ainsi que l’éthique et les valeurs, la philosophie et les arts de notre culture — sa civilisation même — est de fabrication masculine, comme l’a observé T. S. Eliot.

Si l’on considère le gouvernement patriarcal comme une institution qui soumet la moitié féminine de la population au contrôle de la moitié masculine, on voit que son principe est double : l’homme dominera la femme ; parmi les hommes, le plus âgé dominera le plus jeune. Cependant, comme dans toute institution humaine, il y a fréquemment une certaine distance entre le réel et l’idéal ; des contradictions et des exceptions existent à l’intérieur du système. Quoique le patriarcat en tant qu’institution soit une constante sociale si profondément implantée qu’il imprègne toutes les autres formes politiques, sociales ou économiques — qu’il s’agisse de castes ou de classes, de féodalité ou de bureaucratie — ainsi que toutes les grandes religions, il présente aussi des variations importantes sur le plan historique et local. Dans les démocraties5, par exemple, les femmes n’ont pas de fonctions publiques ou (ce qui est le cas actuellement) en ont si peu qu’on ne peut même pas parler de représentation symbolique. Par contre, l’aristocratie, qui met l’accent sur les propriétés magiques et dynastiques du sang, peut laisser parfois le pouvoir aux femmes. Le principe de la domination des hommes plus âgés sur leurs cadets est encore plus souvent violé. Sans oublier la diversité qualitative et quantitative du patriarcat — ses variations, de l’Arabie Saoudite à la Suède, de l’Indonésie à la République populaire de Chine par exemple — nous devons aussi reconnaître que chez nous, en Europe et aux U.S.A., sa forme est très altérée et atténuée par les réformes que nous décrirons dans le chapitre suivant.

3.
[…] Max Weber on Law in Economy and Society, 1967, p. 323-324.
4.
On ne connaît aucune société matriarcale à l’époque actuelle. La filiation, maternelle, qui peut être, selon certains anthropologues, un résidu où une étape de transition du matriarcat, ne constitue pas une exception à la règle patriarcale ; elle canalise seulement le pouvoir des mâles à travers la descendance assurée par les femmes, c’est-à-dire le pouvoir avunculaire.
5.
La démocratie radicale exclurait naturellement le patriarcat. Du fait que les femmes ont si rarement obtenu le pouvoir dans les « démocraties » modernes, on peut déduire que les gens se satisfont généralement d’une démocratie n’est pas parfaite.
P. 38-39 ; les notes sont p. 396.

Le premier sens du terme patriarcat, c’est l’autorité d’un patriarche dans certaines civilisations anciennes. Le deuxième sens, c’est qu’une position particulière donne à certains hommes d’un certain âge autorité sur d’autres hommes et sur les femmes. Le troisième sens, moderne, c’est le fait que tous les hommes, « de naissance » (sans aucune position particulière), ont un statut supérieur à celui de toutes les femmes, les dominent. Kate Millett, tout en parlant aussi de patriarcat dans le deuxième sens, parle bien de patriarcat dans le troisième sens, au début du passage cité, après la note renvoyant à Weber : « c’est le droit de naissance prioritaire grâce auquel le mâle domine la femelle ». On considère que c’est elle qui a introduit ce troisième sens (qui est maintenant pour tout le monde le sens principal), ou du moins que c’est son livre qui l’a popularisé et imposé.

75 Deuxième partie
L’arrière-plan historique
77 3. La révolution sexuelle
première phase (1830-1930)
77 A. — En politique

Elle date de 1830 le début de la révolution sexuelle en Grande-Bretagne et aux États-Unis.

106 B. — En polémique106 Mill contre Ruskin125 Engels et la théorie révolutionnaire

En dépit de la fascination que peut exercer ce débat, et de son intérêt en tant que problème étiologique de politique sexuelle, il paraît insoluble, étant donné le manque d’information sur la période préhistorique 119) […]

119.
Lorsque débuta la période historique, le patriarcat était déjà apparu. On a trop peu d’information sur l’organisation sociale dans la préhistoire pour formuler un jugement, et l’organisation sociale des peuples contemporains illettrés ne peut fournir un guide sur la préhistoire.
Chap. 3, B, Engels, I, p. 127 ; la note 119 est p. 408.

Dans la note, le qualificatif d’illettré ne me semble pas le plus précis. Ce qu’on fait c’est supposer que les mêmes causes produisant les mêmes effets, que les hommes adoptent plus ou moins les mêmes solutions devant les mêmes problèmes dans les mêmes circonstances, et tirer alors sur des chasseurs collecteurs du passé des conclusions de ce qu’on a pu observer chez des chasseurs collecteurs plus récents. Mais en fait, il peut y avoir plusieurs stratégies de survie, plusieurs organisations sociales possibles. En outre, cela ne peut se justifier qu’à l’intérieur de l’espèce Homo sapiens dans un passé pas trop lointain. Quand Evelyn Reed Reed 1974 croit pouvoir décider de l’organisation sociale dans la préhistoire, selon elle depuis un peu plus d’un million d’années (« one million-odd years », p. xiv) à partir de ses lectures d’anthropologues sur totem et tabou, les bras m’en tombent. Elle croit parler de notre passé, comme elle parlerait de sa grand-mère ; elle ne réalise pas un instant qu’elle parle de nombreuses espèces animales différentes. (On convient de commencer la préhistoire avec le paléolithique, il y environ 3,3 millions d’années. On date le genre Homo d’un peu plus de deux millions d’années.)

Même si la méthode de la comparaison avec des populations plus proches de nous est défendable dans une certaine mesure, Kate Millet a raison d’être prudente.

Quelles que fussent les caractéristiques du matriarcat (et ici toutes les bases anthropologiques d’Engels se révèlent maintenant plus que douteuses122) […]

122.
Pour la plus récente discussion de Morgan et Bachofen, voir Marvin Harris, The Origins of Anthropological Theory, Columbia, 1969.
Chap. 3, B, Engels, I, p. 128 ; la note 122 est p. 408.

Mais ce livre The Origins… de Marvin Harris n’existe nulle part ailleurs que dans cette note de Kate Millett. Elle pourrait viser : Marvin Harris, The Rise of Anthropological Theory, Thomas Y. Crowell Company, 1968. Kate Millett a été à Columbia University de 1968 à 1970. Elle a dû y rencontrer Harris. Il se peut qu’elle ait eu en mains à Columbia un cours de Harris daté 1969, variante sous le titre The Origins… du livre The Rise….

Aujourd’hui, il est relativement bien connu que « les bases anthropologiques d’Engels [sont] douteuses ». (Voir surtout Darmangeat 2009, Darmangeat 2012.) Ce qui est remarquable, c’est que Kate Millett le dit déjà en 1970.

Elle analyse le mythe d’Oreste comme victoire du patriarcat un moment défié par Clytemnestre.

… le partriarcat … sort vainqueur du conflit. Jusqu’à ce que la Nora d’Ibsen parte en claquant la porte, et inaugure ainsi la révolution sexuelle, ce triomphe ne sera pratiquement pas contesté.

P. 133.
Acheté à Charleroi en 1984.