Dominique Meeùs
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Evelyn Reed, Woman’s Evolution, 1974

Evelyn Reed , Woman’s Evolution : From matriarcal clan to patriarchal family, Pathfinder Press, New York , 1974, xviii + 491 pages, couverture toilée (première publication 1974) ISBN : 0-87348-421-5 ( 978-0-87348-421-3).
Je l’ai acheté et je le lis sous couverture légère, 1975 et réimpressions (mon tirage 1977), ISBN : 0-87348-422-3 ( 978-0-87348-422-0).

Animal satisfy their sexual needs without any self-imposed restrictions. An adult male can gain access to any receptive female […]. Such uninhibited sexual intercourse does not prevail among humans. “No known people regard all women as possible mates,” observes Ruth Benedict (Patterns of Culture, p. 42). Restrictions upon sexual intercourse are therefore exclusively social and cultural.

P. 3.

C’est le premier alinéa du livre et ça commence mal. Evelyn Reed semble vouloir faire un travail scientifique, mais avance des opinions à l’emporte-pièce sur les animaux. Contrairement à ce qu’elle affirme, tous les animaux ont une organisation sociale de la sexualité, que ce soient les pigeons (qui s’aiment d’amour tendre), les abeilles, les chimpanzés et tutti quanti. Il y a un bagage phylogénétique qui règle qui baise avec qui, quand, selon quel rituel… « An adult male can gain access to any receptive female […] », c’est tout simplement absurde. Le livre s’ouvre donc sur une affirmation naïve, arbitraire, abusive, erronée. Je veux bien admettre que les animaux autres que l’homme n’ont pas de prévention éthique contre l’inceste, et encore moins médicale, mais des espèces peuvent très bien avoir une organisation exogamique de leur sexualité, ce qui est assez généralement le cas chez les primates et en particulier chez les grands singes, nos cousins. (Elle cite Ruth Benedict sur les êtres humains. Je ne sais si la thèse étonnante qui précède, sur les animaux, est partagée par Ruth Benedict.)

J’ai bien peur que tout le livre ne flotte entre science et opinion. Quelques autres passages du livre justifient ma crainte. Elle écrit en pleine deuxième vague du féminisme, à un moment ou différentes sciences progressent à grands pas, mais elle cite beaucoup d’ouvrages relativement anciens. Des références sont au magazine Scientific American. Ce n’est pas interdit, mais c’est de la science de seconde main ; cela témoigne de sa part un niveau assez bas d’exigence de rigueur. (Elle est une artiste et une intellectuelle cultivée, mais elle n’a aucune formation scientifique.)

Elle utilise (p. xiv) la terminologie de Morgan qui distingue les étapes de sauvagerie et de barbarie. La barbarie, c’est en gros du néolithique à une étape de civilisation plus proche de nous (jusqu’à l’apparition de la famille qui correspond à nos habitudes actuelles). La sauvagerie, c’est ce qui précède, donc quelque deux millions d’années. Et la terminologie et la périodisation ne sont pas mauvaises en soi. Bien sûr, personne n’est retourné aussi loin dans le temps, mais elle défend qu’on peut s’en faire une idée d’après les chasseurs récolteurs observés ce ou ces derniers siècles. C’est sans doute défendable s’agissant de la préhistoire de l’Homo sapiens. Mais elle discute de la civilisation « sauvage » comme quelque chose de bien unifié, le cheminement linéaire de l’acquisition de la culture par l’homme, ou plutôt par la femme. L’ennui, c’est qu’elle perd de vue qu’elle parle, dans ce ou ces millions d’années, de nombreuses espèces animales différentes disparues1. Toutes les espèces animales qui forment notre branche de l’arbre, après la séparation d’avec celle qui conduit aux autres grands singes actuels, pouvaient avoir une organisation sociale de la sexualité différente et donc construire leur culture sur des bases différentes. Ses considérations sur le tabou sont donc pratiquement sans valeur pour la plus grande partie de la période qu’elle décrit.

Elle conteste que l’interdit de l’inceste procède d’une préoccupation de diversité génétique. Elle considère que les sauvages ne pouvaient connaître les dangers de la consanguinité parce que leur connaissance des mécanismes de la reproduction était insuffisante pour observer une éventuelle héritabilité de qualités ou de déficiences. De toute manière, elle considère que le danger de la consanguinité est une légende urbaine ; elle en donne pour preuve que les éleveurs, pour obtenir les « races pures » les plus recherchées de chevaux ou de chiens, procèdent à beaucoup de reproductions consanguines. Si ça donne les plus beaux chevaux ou chiens, ce ne peut être, a fortiori, que bon pour l’homme et non dangereux.

Elle considère l’animal comme agressif, cruel, antisocial (p. 67) de nature. (Elle n’a sans doute jamais de sa vie rencontré une abeille ou une fourmi ; pire que cela, elle ignore jusqu’à leur existence ; jamais elle n’en a même entendu parler.) Pour se dégager de cette animalité, il y a un million d’années et plus, les premiers êtres humains ont inventé la culture.

Bien que trotskiste en vue, elle semble peu marxiste. Elle a une conception de la culture peu scientifique, assez idéaliste. Elle cite abondamment des auteurs très « culturels », qui semblent traiter la culture comme un domaine relativement autonome, qu’on peut étudier indépendamment du reste. (Que veut dire Evelyn Reed, d’ailleurs, par « exclusively social and cultural » à la fin de l’alinéa que je cite en commençant ?)

Je sais que ce n’est pas bien de juger un livre qu’on n’a pas lu, mais dans la vie, il faut faire des choix ; il n’y a que vingt-quatre heures dans une journée. J’ai lu quelques passages, d’où je tire la saine décision de ne jamais lire le reste.

Acheté chez Pêle-Mêle à Bruxelles le mercredi 17 mars 2021.
Notes
1.
Du temps de Marx et d’Engels, et pour moi encore à l’école au milieu du 20e siècle, la préhistoire, ça voulait dire la civilisation d’êtres humains taillant des silex comme outils. (À l’école, c’étaient les hommes des cavernes en raison de leur habitat sous nos latitudes. Je revois aussi des images de cités lacustres, sans doute sous des cieux plus cléments.) On en connaît aujourd’hui, malgré les difficultés, beaucoup plus qu’au 19e siècle. Ardipithecus ramidus, Wikipedia Ardipithecus ramidus (Données de https://en.wikipedia.org/wiki/Template:African_hominin_timeline comme le 23-7-2021 21:30 et de https://en.wikipedia.org/wiki/Homo, surtout pour Homo.) Australopithecus anamensis, Wikipedia Australopithecus anamensis Australopithecus afarensis, Wikipedia Australopithecus afarensis Australopithecus africanus, Wikipedia Australopithecus africanus Australopithecus deyiremeda, Wikipedia Australopithecus deyiremeda Kenyanthropus platyops, Wikipedia Kenyanthropus platyops Australopithecus bahrelghazali, Wikipedia Australopithecus bahrelghazali LD 350-1, Wikipedia LD 350-1 Paranthropus aethiopicus, Wikipedia Paranthropus aethiopicus Australopithecus garhi, Wikipedia Australopithecus garhi Paranthropus boisei, Wikipedia Paranthropus boisei Homo rudolfensis, Wikipedia Homo rudolfensis Homo habilis, Wikipedia Homo habilis Australopithecus sediba, Wikipedia Australopithecus sediba Paranthropus robustus, Wikipedia Paranthropus robustus Homo gautengensis, Wikipedia Homo gautengensis Homo erectus, Wikipedia Homo erectus Homo ergaster, Wikipedia Homo ergaster Homo antecessor, Wikipedia Homo antecessor Homo rhodesiensis, Wikipedia Homo rhodesiensis Homo heidelbergensis, Wikipedia Homo heidelbergensis Homo cepranensis, Wikipedia Homo cepranensis Homo longi, Wikipedia Homo longi Homo naledi, Wikipedia Homo naledi Denisovan, Wikipedia Denisovan Homo neanderthalensis, Wikipedia Homo neanderthalensis Homo floresiensis, Wikipedia Homo floresiensis Homo sapiens, Wikipedia Homo sapiens Paléolithique Néol … Pliocène Pléistocène Hol -4500 -4000 -3500 -3000 -2500 -2000 -1500 -1000 -500 0 (En ouvrant directement lignage.svg dans un navigateur web, le tableau s’adapte à la largeur de la fenêtre. Si on veut remonter plus loin, il y a aussi Homolineage.html.) (On pense maintenant que certains de ces gens, ne connaissant pas encore ces classifications, ont cédé à la tentation de coucher ensemble et se soient même parfois reproduits — certainement entre Homo neanderthalensis et Homo sapiens. On peut donc contester que toutes les espèces ci-dessus soient à proprement parler des espèces distinctes. Mais ça n’empêche pas le tableau de donner une certaine vue de la variété de ceux que nous appelons nos ancêtres.) Il se peut que les Kenyanthropus soient les premiers fabricants d’outils de pierre taillée, il y a 3,4 millions d’années. Les Homo ont certainement taillé des silex très tôt, et contrôlé aussi le feu il y a 400 000 ans ou plus, donc avant l’apparition, il y a 200 ou 300 000 ans, des Homo sapiens. Engels insiste sur l’importance de la main dans l’évolution qui conduit jusqu’à nous. Si on considère comme typique de la main « humaine » la taille d’outils en pierre, ça fait quand même plus de trois millions d’années et pas mal d’espèces animales différentes, chacune avec son bagage phylogénétique, à quoi il faut ajouter une grande variété de cultures. Les affirmations générales sur le mode vie de « l’humanité primitive » (sur la sauvagerie au sens de Morgan) sont forcément abusives. C’était normal du temps d’Engels, ce l’est moins aujourd’hui.