© Éditions Voyelles — L’une et l’autre (A.S.B.L.) 99, boulevard de Waterloo, 1000 Bruxelles
Du même auteur :
Des jours trop longs, Éditions Universitaires à Paris, 1961.
Célébration des grand-mères, chez Robert Morel à Forcalquier, 1969.
La cuisine flamande, collection La Cuisine Rustique, chez Robert Morel, 1970.
L’odeur du père, chez Robert Morel, 1972 (Prix Rossel du roman).
Le petit livre rouge des femmes, en collaboration, aux Éditions Vie Ouvrière à Bruxelles, 1972.
Le livre a été édité en 1980 par les Éditions Voyelles — L’une et l’autre, asbl qui a disparu quelques années plus tard. Je pense que le fonds éditorial n’a alors été cédé à aucun autre éditeur. Je considère donc, jusqu’à preuve du contraire, que les droits sont revenus à l’autrice, décédée en 2006, donc à ses ayants droit.
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Du livre, j’ai d’abord tiré un PDF, avec reconnaissance de caractères par OCRmyPDF et Tesseract. J’ai alors structuré le texte du PDF en TEI XML pour le transformer en la présente page HTML.
J’ai bien sûr corrigé les erreurs de reconnaissance de caractères. J’ai, avec prudence, corrigé parfois quelques fautes d’orthographe et de grammaire de l’original et quelque peu normalisé la ponctuation et ce genre de choses. J’ai bien sûr évité de toucher à ce qui est le choix de l’autrice comme les entorses volontaires à la grammaire dans le discours direct, des féminisations voulues (la monde, etc.) et autres licences artistiques. (Je suis ouvert aux reproches sur mes corrections.)
Dans le livre, certains textes (comme le Premier bilan) sont donnés en caractères assez petits pour les différencier comme citation en bloc. Dans la page HTMl, j’ai utilisé pour cela mon style habituel de citation en bloc. Je me suis permis d’étendre ce style aux lettres (à commencer de Madeleine : Chère Corinne), qui dans le livre ne sont pas différenciées, parce que cela participe de la même logique et que ça facilite, il me semble, la lecture.
Voici la liste de ces textes cités en bloc (déjà dans le livre ou dans ma mise en forme) :
Premier bilan (p. 55-56),
objectifs du groupe « self-defense féministe » (p. 60),
dans la bulletine, en janvier 1975 : La Maison des femmes est… (p. 64-65),
Christiane a écrit elle-même… (pour le journal) (p. 70),
Monsieur, Veuillez m’envoyer une documentation (p. 77),
dans la bulletine, en novembre 1976 : Qu’est-ce que la Maison… (p. 82),
Le contrôle de la reproduction (p. 110-111),
Collectif pour Femmes Battues (soirée) (p. 131-132),
Madeleine, Chère Corinne (p. 132-136),
dans la bulletine de janvier 1976 : consultation médecine-femmes (p. 136),
Deux intellectuelles : De passage (p. 151-153),
Nadine : En permanence (p. 153-154),
Madeleine : Au passage (p. 154-156),
Germaine, février 1975 : Chère Louise (p. 157-158),
Louise, 1er mars : Tu es terrible, Germaine (p. 158-159),
Germaine à nouveau (p. 160-161),
Germaine, encore : Chère Louise (p. 161-162),
Toujours Germaine (p. 162-164),
Germaine, note préparatoire au w.-e. (p. 164-165),
Ève, 30 juillet 1975 : Chère Madeleine (p. 166-170),
Thérèse, 20 août 1975, à Madeleine (p. 171-172),
Juliette, 12 mai 1977 : Madeleine ! (p. 174-176),
Madeleine, juillet : Chère Juliette (p. 176-179),
plus les annexes (p. 190).
C’est bien sûr Marie Denis qui dans ce livre nous raconte comment c’était 79 rue du Méridien. Bien que son nom soit en clair sur la couverture, elle est la narratrice qui s’efface derrière le récit. Mais parfois, dans le livre, elle reprend la parole (ou on l’interpelle) comme Marie Denis. Voici la liste de ces passages :
Ni le métro, ni la voiture (p. 9),
C’est comme ça que tu écris, Marie ? (p. 13),
Marie ! Que racontes-tu là ! (p. 15-16),
Tu racontes tout de suite nos disputes (p. 23),
Non, ceci n’est pas un jeu de mots (Laure) (p. 42-43),
Pourquoi tu t’amuses à dire ça maintenant (p. 83-84),
Tu nous fais dire ce qui t’arrange (p. 102-106),
En même temps que je recopie cette page (p. 124-125),
Marie se demande comment elle va appeler C. (p. 139-150),
Marie a quitté sa responsabilité (p. 179-189).
La reconnaissance de caractères reconnaît aussi les numéros de page. J’ai trouvé dommage
de les perdre. Plutôt que de les effacer, je les ai marqués comme tels dans la source en code TEI XML. Pour ne pas gêner la lecture et ne pas polluer le texte que certaines ou certains
voudraient copier, je les ai faits invisibles dans le rendu en HTML. Ceux que ça intéresserait
d’utiliser les numéros de page pour s’y retrouver dans le livre, pour confronter le
livre et mon édition, peuvent rechercher les éléments <pb> dans la source ou les attributs class="pagebreak"
dans le code de la page HTML.
Dominique Meeùs.
à
par-dessus les mers
Ni le métro, ni la voiture, ni mes pas désormais vers ce quartier Nord, gris et rose, où se trouvait la Maison des femmes. Chaque jour, je vais tout à l’opposé, dans la direction Midi, et je travaille dans des salles claires, aussi ensoleillées qu’il est possible en Belgique. Là aussi des femmes ensemble, toute une ardeur de pensées et de sentiments, là aussi la certitude de créer dans les joies et les douleurs de l’enfantement.
Par hasard aujourd’hui, je roule vers cette rue du Méridien que nous avons rendue fameuse. Je descends à la station Botanique. Tout y est d’une présence provocante, irréelle. La maison a été détruite, je le sais. Je n’irai pas voir. Je ne passerai pas devant la façade déchirée. Il me suffit. La poussière de démolition m’emplit la gorge. La bouche du métro me crache et j’avance blessée de partout, blessée de l’indifférence du jour. Mon corps s’est battu pour et dans cette maison. Mon corps y a vécu pleinement et me voici seule. Bourrée de souvenirs que les passants ignorent. J’en fais une guirlande que j’accroche aux dorures vaines du souterrain, aux grilles pointues du vieux parc que je longe lentement. Ma tristesse me plaît. Des larmes se pressent dans mes joues. Il est faux de dire que la vie passe. La vie bondit, déchire, hurle. C’est nous qui l’effaçons.
Sur les murs noirs de la ville, je l’écrirai, cette histoire chaude de femmes volontaires, de femmes tendres et résolues qui ont un jour inventé cette chose toute simple : une maison pour les femmes.
C’était vers Pâques, en 1974.
On se réunissait tous les mois, dans la cave d’Hélène, que Christiane avait aménagée. Il y faisait plutôt glacial, mais intime à cause du vieux jardin qui surplombait. Christiane y passait des heures, relayée par Josine, Frieda, Claire, Monique, Bernadette, Catherine, Ève et d’autres… pour assurer la permanence du groupe A. Les femmes commençaient à savoir que là on pouvait être aidée pour se faire avorter. Mais ça faisait quand même trop clandestin, cette sous-maison, et dangereux pour Hélène, finalement.
Si nous prenions une maison rien que pour nous ? Où nous serions nous-mêmes, enfin ! Où nous pourrions nous montrer telles que nous sommes, où nous oserions faire ce que nous voulons. Avoir une maison de femmes !
Quand nous avons fondé la Maison des femmes, il y avait en Belgique plusieurs groupes féministes, plus ou moins importants et actifs. Fort actifs dans l’ensemble, car tous à leur début, tous dans l’enthousiasme des commencements, avec en plus ce sentiment de faire partie d’un soulèvement mondial : le Mouvement. Nous ne disions pas « mouvement », le terme nous paraissant trop vague, ou trop ambitieux, à l’époque, mais nous avions chacune notre appellation, que nous abandonnerions peu à peu, lorsque les médias en auraient fait une étiquette.
p. 10En vérité, je vous le dis, au commencement, Danielle engendra Denise, qui engendra Édith et ensemble elles formèrent le FLF (Front de libération des femmes). Au même moment, Marie engendra Jeanne, qui déjà engendrait les Marie Mineur (groupant des femmes issues de la classe ouvrière). Elles découvrirent Suzanne et Chantal, et avec vingt autres femmes, elles écrivirent le Petit Livre Rouge des femmes, après être montées à Amsterdam où elles rencontrèrent l’Antoinette de Paris et c’est alors que Chantal engendra les Dolle Mina’s de Gand. Toutes descendirent à Paris, ville bien située et arrosée d’un grand fleuve. Elles y vécurent deux jours et deux nuits et mirent au monde, le 11 novembre 1972, des milliers de femmes qui elles-mêmes eurent des filles et des filles et c’est pourquoi on les appela « Femmes du 11 novembre ». Beaucoup moururent en bas âge. Parmi les survivantes, il y a les fondatrices des Cahiers du GRIF (groupe de recherche et d’information féministes) et aussi celles d’un parti de femmes, le PFU (mais ceci est une autre histoire). Il existait déjà un groupe issu de la grève des femmes à la FN (Fabrique nationale d’armes de guerre de Herstal) en 1965, le « Comité À travail égal, salaire égal » et, plus ancien encore, ayant traversé l’éclipse de l’après-guerre, le groupe de la Porte ouverte. Enfin, il y eut des femmes élues dans les partis, il y eut des femmes qui levèrent la tête dans les syndicats et dans les groupuscules. Mais n’anticipons pas.
C’est Madeleine qui avait exprimé dans Et ta sœur ?, le journal du F.L.F., notre rêve de maison, notre envie de nous situer, de nous bâtir ensemble, et aussi d’offrir aux autres femmes, nos sœurs inconnues, un lieu de rencontre et de lutte. L’irruption inattendue du Parti Féministe Unifié, son ambition jointe à son flottement de pensée, avait quelque peu ébranlé notre confiance dans la sororité, cette famille de sœurs que nous avions fantasmée à la place de la famille patriarcale et verticale que nous entendions aplatir.
p. 11Les mois passant, les choses se sont plus ou moins cicatrisées et Madeleine s’est sentie assez forte pour tenter de réaliser le projet. Assez forte si elle pouvait s’entourer de femmes à qui elle-même offrirait de collaborer et non de femmes qui s’amèneraient par hasard ou par délégation, ou encore parce que cela pourrait servir à faire passer d’autres idées.
Nous avons délimité les quartiers où nous aimerions nous établir. Celles qui avaient du temps, ou du courage, ou les deux ensemble, allaient se mettre en chasse, elles rendraient compte de leurs investigations et en même temps, nous mettrions nos idées au clair, nous ferions des projets, des plans, des programmes…
C’est pourquoi, en ce treizième jour d’avril, Madeleine arpente des rues différentes, où le monde semble vivre différemment, avec des soucis moins embourgeoisés et une sorte de légèreté qui vient des devantures des magasins et puis tant de gens qui passent et quoi de plus allègre que de ne faire que passer. Mais aujourd’hui un projet nous presse. Madeleine, ne rêve pas, je t’en prie, regarde ces rues, ces maisons noires, demande-toi dans laquelle nous serions heureuses ?
Nous avons pressenti les huiles municipaux : consentiraient-ils à nous laisser occuper une de ces grandes maisons que la ville fait pourrir (on dit qu’elle y met exprès de l’eau et des rats) afin de construire en toute bonne conscience, sur les habitations détruites, des bureaux pour y dormir pendant la journée ?
Céline accompagnera Madeleine. Parce que la municipalité est socialiste, tous ces bonzes-là, Céline les connaît, elle a travaillé dans leurs écoles, elle pourra faire valoir ses titres et puis avec elle, nous risquons moins de passer pour une bande de folles. Avec Madeleine non plus, ce n’est pas à des folies qu’on penserait, Madeleine est une petite fille modèle qui aurait oublié de quitter la scène. Céline est notre doyenne, si vous admettez l’expression. Féministe depuis toujours. Et tellement p. 12 plus que cela. D’une indépendance absolue. Et puis gaie, bienveillante, toujours de parole. Parce qu’elle parle un peu comme autrefois, plus lentement, plus gentiment, parce qu’elle habille les choses qu’elle dit, nous ne l’écoutons que d’une oreille. Céline s’en rend très bien compte, elle ne se fâche pas, elle dit « je peux te parler cinq minutes, Madeleine ? » On lui répond « Oui, Céline, tu peux, mais deux minutes ». C’est vilain, quand on y pense ! Qu’y at-il de si urgent que tu ne puisses laisser une femme te parler à son allure ? Ou de si important, vraiment ? Dans quelques années, Louise, Marguerite, Madeleine, Odette, vous aurez le même âge que Céline, mais vous, on ne vous écoutera plus du tout, pour la bonne raison qu’il n’y aura plus d’oreilles, plus de bouches, plus de ventres. Rien que des femmes enregistreuses-raisonneuses, tac, tac, tac, comme des talons sur l’avenue de la Toison d’Or.
— C’est comme ça que tu écris, Marie ? C’est comme ça que tu vas parler de nous ? Tu commences déjà à nous faire la morale ! Tu nous poses sur le papier comme des marionnettes que tu ferais descendre sur la scène. Tu te caches. Tu ne dis pas que tu vis avec nous. C’est toi, la caisse enregistreuse, tac, tac, tac. C’est toi qui juges de tout. Nous, nous t’aimions sans réfléchir. Nous te disions reste avec nous ! Et tu faisais la sourde oreille, et tout le temps tu partais vers ton autre maison. Là, tu nous reproduis à ta façon. C’est une sale manie que tu as, Marie, d’enfanter ainsi les gens malgré eux !
— Je n’y peux rien, Brigitte. C’est plus fort que moi. Je me sens bourrée, tu comprends, je m’empoisonne à garder tout ça en moi, il faut que ça sorte, il faut que je m’en délivre.
Peut-être as-tu raison, j’aurais mieux fait de rester tout le temps avec vous, en vous, de m’y noyer au lieu de m’enliser ici, entre des mots et du papier. Il est trop tard maintenant, ma grossesse est trop avancée, laissez-moi seule.
Nous avons rendez-vous à l’Hôtel de Ville. Céline appelle,
p. 13— S’il te plaît, Madeleine, quelle heure as-tu ? Essayons de ne pas arriver en retard.
Céline marche difficilement. Alors elle part bien à l’avance, elle va, un pied puis l’autre, tout doucement vers le bus, traîneau à roulettes, peut-être les gens l’aident-ils à monter, sûrement, elle le leur demande, se donnant ainsi l’occasion de prouver combien ils sont gentils.
Souvent, Céline expliquait : « je suis pour la lutte, jamais je n’abandonnerai notre lutte. Mais je sais comment va le monde. Les gens ne sont pas mauvais. C’est faux de croire qu’ils sont incorrigibles. À penser de la sorte, on perdrait ses bonnes forces de femme ».
— Tu vois, Madeleine, il faut aussi avoir confiance. Toutes ces jeunes femmes, je les aime bien, j’admire leur ardeur, il y a seulement cette sévérité un peu irréfléchie qui me désole par moments. À trop savoir comment les choses devraient être, on passerait à côté de trésors sans les voir, il y a des femmes qu’on découragerait parce qu’elles n’ont pas l’apparence attendue… Tu comprends, Madeleine ?
— Je te comprends tout à fait. Tout devient dur aujourd’hui. Une sorte d’attente pétrifiée. Comme si le cataclysme était imminent. Même les femmes sont atteintes d’une sorte de peur. Il m’arrive de penser que nous crânons. À tout à l’heure, Céline. Nous reparlerons de tout ça.
Céline appelle une seconde fois.
— Madeleine, excuse-moi, c’est juste pour te demander un petit conseil, nous sommes entre deux saisons, je ne vois pas bien le temps qu’il fait, je ne me rends pas compte… Que mettrions-nous, tu crois, pour faire notre démarche ?
Chère, chère Céline ! Mets ta veste ratinée que nous aimons parce qu’elle est toi, elle est ta douceur, ton courage jusqu’à l’usure.
Céline fait confiance aux gens, mais pas tant que ça. Il faut les rencontrer là où ils sont, et des fois prendre ses gants, sa meilleure sacoche.
p. 14Madeleine ramasse son imperméable auquel il manque un bouton. Vois-tu, Céline, dit-elle au miroir en crêpant une mèche çà et là, aujourd’hui ce n’est plus tant la dignité qui compte, je me demande bien ce qui compte, de toute façon, nous n’avons plus l’âge… encore qu’il n’y ait pas d’âge pour persuader un homme qu’il est notre providence.
C’est ce jeu-là qu’elles joueront. Avec des mines de pieuses électrices. Fidèles à l’État et à ses vaillants serviteurs. Madeleine s’étonne de ces extra-politesses de gauche. Ce n’est pas du tout comme ça qu’elle s’imaginait les gens à la rose au poing. Elle prend son air entre deux airs. Se bouche les tympans pour ne pas s’entendre énoncer des lieux communs sur les besoins socioculturels des femmes. Elle imagine Ève, Jeanne et les autres, les regardant discourir avec des airs compassés, les pieds sagement pliés sous les chaises espagnoles (qui datent du duc d’Albe), les mains croisées sur leur sac…
Trois jours plus tard et munie d’une recommandation, Madeleine atteint l’antre des employés municipaux, situé au troisième étage d’un des immeubles les plus récents (et les plus contestés) de la ville. Couchés dans l’air conditionné, l’un lit Les Sports et l’autre se gratte. Personne ne la voit ni ne l’entend venir. Ce n’est pas la première fois que Madeleine a l’impression d’être transparente, le sentiment que le regard des gens lui traverse le corps. J’existe, oui ou non ? se dit-elle en se tâtant les seins. Par hasard, un employé sort de sa torpeur, feuillette avec dégoût un registre où sont décrits des immeubles croulants, qui se louent sans bail mais pas sans fric. Finalement, on enjoint à un jeune commis d’accompagner Madeleine avec un trousseau de clés. Il va, trois pas devant elle, il rêve qu’il est seul, bientôt midi, les filles vont sortir des bureaux en montrant leurs cuisses luisantes, c’est une aubaine d’être dehors quand le printemps éclate et les jupes des filles éclatent…
Marie ! Que racontes-tu là ! Tu es un homme, dirait-on ?
p. 15Je vois ce tout jeune garçon accompagner Madeleine. Plus jeune que mes enfants et jaunissant déjà dans les puanteurs de l’administration oisive, et pendant ce temps-là, les jours commencent à se réchauffer, tu comprends, moi je ne trouve pas ça un crime de regarder les cuisses des filles, je ne trouve pas ça du viol, surtout quand elles les montrent, je trouve ça plutôt sain, je trouve ça un tout petit peu vivant dans tout ce tiède, non, je ne te comprends pas toi, Zazie, quand tu dis que tu as le droit de mettre ta petite jupe rouge pour aller travailler, puis, que c’est l’agresser de regarder tes jambes lorsque tu es assise dans le métro. Je sais bien, il y a regarder et regarder. Quand même, je ne serais pas si sévère, on se sent si seul, des fois, et puis c’est faux de croire que tu ne voudrais jamais être regardée. Tu aurais froid, toi aussi, à la fin.
Il et elle visitent des maisons qui sentent la pourriture, les papiers fleuris se détachent par lambeaux, espoirs sur espoirs. Même les immigrés, dont les noms sont restés aux sonnettes, ont abandonné les lieux. Le jeune homme et Madeleine trouvent ça sordide. Irrévérencieux. Pour quel genre d’animaux les prend-on ? Ils fuient vers la rue ensoleillée. Lorsqu’ils se quittent, il est midi de toutes ses forces.
— Quand tu veux, n’est-ce pas, Madame, dit-il en guise d’adieu.
Après, on nous a offert une école située dans une rue de bordels. C’était vieillot et assez sympathique comme murs, mais le quartier ! C’est sûr que nous aurions dérangé leur travail. Assises dans la vitrine avec le lavabo et la serviette comme à Amsterdam. Et les hommes qui passent et repassent, les mains dans les poches. Et c’est là que nous aurions dû nous battre pour la monde nouvelle ? Trop triste. C’était juste avant que les prostituées se mettent à écrire leur vie et deviennent un groupe de pression, bien avant les procès de Grenoble. Il en vint une au Tribunal des crimes contre les femmes. Elle se plaignait p. 16 surtout de devoir payer des impôts. Exploitées comme elles sont, on comprend. D’un autre côté, est-ce une profession libérale ? À défendre comme l’artisanat, les petites entreprises ? Et d’abord faut-il défendre l’artisane, l’entrepreneuse ? Si tu es de gauche, tu dois être contre, non ? Si tu es de gauche, où ranges-tu la prostitution ? Tu la défends, oui ou non ? C’est un service nécessaire à cause des immigrés, dis-tu ? Un travail comme un autre dans une société pourrie ? Peut-être tu trouves qu’elles devraient être salariées, car sinon où les situer dans la lutte des classes ? Tu crois qu’elles voudraient ? Tu crois que les prostituées rejoindraient le mouvement des femmes si nous nous installions dans leur rue ?
Nous dirions « nous sommes toutes des prostituées », elles diraient « ce n’est pas si simple ». Nous expliquerions que nous sommes des prostituées au pair puisque seulement logées pour tout le travail que nous faisons dans nos maisons, elles diraient « vous ne savez pas de quoi vous parlez ».
Nous avons laissé la chaussée d’Anvers à ses premières occupantes.
Juste après, on nous a proposé un bureau de poste désaffecté. C’est là que nous sommes. Voleuses de quartier puisqu’aucune de nous n’y habite, puisque nous nous y imposons, parmi les Turcs et les Marocains, dont les femmes n’apparaissent que de loin en loin, étonnantes chaque fois sur nos trottoirs gris. Assez vite, elles viendront demander les services de notre groupe A, puis de la consultation « médecine-femme ».
La Maison des femmes, 79, rue du Méridien, 1030 Bruxelles, c’est nous. Des femmes qui viennent là aujourd’hui peuvent ignorer qu’il y a trois ans, c’était une baraque atrocement grise, humide, repoussante. Ce qu’elle est encore à ses heures. Lorsqu’il pleut, parce qu’alors elle suinte de partout. Lorsque tu y entres seule et que toutes les odeurs se jettent sur toi. Lorsque les filles qui sont arrivées avant toi ne sont pas précisément des plus amusantes, enfin ce ne sont pas celles que tu espérais p. 17 rencontrer. Mais le plus souvent, le soir surtout, il y a tant de monde et ça fait tant de bruit que tu ne te demandes plus où tu es ni comment il fait. Tu es dans les femmes et c’est tout.
C’est Pauline qui a trouvé ce local. Une copine, qui est dans l’administration, lui a dit : prends-le vite parce qu’on veut me fourrer là avec mon service et moi, jamais de la vie, c’est bien trop sale. Pauline et Madeleine ont eu le coup de foudre. Peut-être parce qu’elles étaient tellement avides de trouver la maison de leur rêve, un peu comme les amoureux qui cherchent l’âme sœur et dès qu’ils tombent sur une forme appropriée, ça se noue. Madeleine, ça lui a fait tout de suite un nœud du côté de son ventre à cause de l’indifférence absolue que manifestait ce lieu. Elle trouvait excitant de l’investir, de forcer sa torpeur froide. Main dans la main, avec Pauline, Françoise, Élisabeth, nous parcourions l’interminable couloir, nous ouvrions toutes les portes, l’immeuble était vide depuis sept ans, nous grimpions aux étages, nous rêvions d’y loger à quelques-unes.
Deux jours plus tard, Madeleine y retourne en métro. Toute la ville semble un décor d’Hollywood. Ne vient-on pas de l’inventer pour nous, la station du Jardin botanique, avec ses stalactites en or et les trois escaliers, larges comme des avenues ? Arrivée à mi-course, tu te retournes et c’est un royaume souterrain à tes pieds. Tu rêves de le prendre d’assaut avec les femmes, nous en ferions notre repaire, nous ferions ici nos avortements libres, nous amasserions des armes pour les guerres défensives que nous allons être obligées de livrer, oh ! nous aurons vite fait de ligoter les rares hommes qui errent là-dedans aux heures qui ne sont pas de pointe mais de viol. En roulant, l’escalier fait pousser des ailes à Madeleine, elle survole le hall où les contrôleurs deviennent minuscules dans leur maisonnette de contrôle. Quand elle débouche dans la rue, elle a grandi de plusieurs centimètres, elle marche comme une femme dont la tête atteint les basses branches.
p. 18Tout en marchant, Madeleine cueille les mots attachés aux arbres, Madeleine adore les arbresses, surtout celles qui sont isolées, violentes, arc-boutées à rien et pourtant victorieuses des longs vents de plaine. Si les désespoirs de Madeleine ne sont pas de vrais désespoirs, c’est parce que des arbres plus grands que des maisons étendaient leur ombre lorsqu’elle sautait à la corde « Petit prince, ce n’est pas toi que j’aime ». L’arbre auquel elle pense, hêtre si rouge qu’il en est noir, se dresse encore, lointain, solitaire, et Madeleine pourrait y attacher la balançoire de sa première petite fille, née le jour de la Fête des femmes.
Quelle vieille radoteuse je fais ! dit Madeleine.
— Ne dis pas toujours que tu es vieille, Madeleine, c’est de la coquetterie.
— Non, ce n’est pas de la coquetterie. J’ai l’âge que j’ai et vous n’y changerez rien. Je ne prétends pas que je suis bonne à mettre à la poubelle, et puis dge, c’est un joli mot, vous ne trouvez pas ? Avoir tel âge, c’est avoir vu le soleil renaître ou la pluie accourir, ikse fois trois cent soixante-cinq fois, c’est avoir accumulé un tas d’impressions, qui ne se sont pas toutes annulées l’une l’autre. C’est être grosse, même si on est plutôt mince et pas du tout enceinte.
Madeleine se sent très heureuse parmi les jeunes femmes. Un peu exilée pourtant. Des fois, elle a le sentiment de marcher dans une jeune plantation. Il y a très peu d’ombre. Pas une seule arbre enracinée, formant toit de sa chevelure. Aucun repli qui aurait gardé souvenir d’une vie plus ancienne.
— Renaître, je veux bien, dit Madeleine. Mais j’ai connu d’autres lieux.
Refuser la présence éternelle des arbres. Ignorer toute durée. Nier le temps. Nier la mort, l’usure, la maladie, l’âge, les marques, les habitudes, le passé. Affirmer une incroyable absence de toute empreinte. « Chaque jour, comme des arbrelles poussées en une seule nuit, arrivent les jeunes femmes à vive p. 19 allure », pense Madeleine, énervée de leurs bottes, de leurs capes et ces yeux entourés de bleu dur, qui évoquent des victoires non consommées, tout un appareillage de la pensée, un encordage de l’esprit qui raidit les corps et empêche de dire « bonjour, Madeleine ».
— Tu comprends, Madeleine, ça ne sert à rien que tu nous expliques que notre rue s’appelle rue du Méridien à cause du soleil qui la coupe à midi, ou que ce vieil immeuble couvert de vigne vierge, ou bien est-ce du lierre ? tu sais sûrement ça, toi, Madeleine ? que c’est l’ancien observatoire de la ville et c’est pour cette raison que ça s’appelle avenue de l’Astronomie, là où trois arbres, ce sont des tilleuls, ça, Madeleine ? te parlent de ta jeunesse et tu dis que tes tantes habitaient là. Tes grandes tantes ? C’est très vieux, alors.
— Et vous ne parlez jamais aux arbres, vous autres ? Moi, je les appelle au secours. Quand vous me mettez hors de moi. Où j’habite, il y a un peuplier d’Italie, c’est un arbre assez bête, il ne sent pas comme il est menacé par le vent. Je lui dis « vous avez de la chance, vous, de ne penser à rien ! Vous balancer comme ça, toute la journée, pendant que moi je me demande où on va trouver des sous pour cette foutue Maison des femmes et est-ce que ça vaut toute cette peine, est-ce qu’on va savoir y vivre sans nous disputer ? Il y a déjà tellement de suspicion dans l’air, et nous n’avons pas encore lavé le seuil ».
Madeleine rêve de plus en plus souvent qu’elle devient une arbresse.
Vient le jour de présenter notre découverte aux femmes. Elles sont curieuses, étonnées de la rapidité de notre choix.
— Pauline, comment ferons-nous pour que toutes les femmes trouvent ce local prodigieux ? Pour qu’elles aient envie de l’investir, pour qu’elles sentent que nous allons nous y aimer comme des sœurs ?
Pauline ne trouve pas l’endroit si effrayant. Elle le connaît depuis sa jeunesse, sa grand-mère travaillait ici, parmi les p. 20 postiers. Pauline, après l’école, montait par les petites rues qui grimpent vers notre méridien, elle rejoignait sa grand-mère dans ce réfectoire des Postes qui deviendra le cœur de notre maison.
— C’est de bon augure, dit-elle, ne sois pas si troublée, Madeleine.
Pauline se donne un mal fou pour que sa découverte soit présentable. Pour que vous en soyez emballées comme nous. Elle a brossé le tapis du bureau de l’ex-directeur, afin que nous puissions y tenir notre première réunion, assises par terre, éclairées par les lampes de la rue. Pauline a même lavé une toilette pour que nous nous sentions vraiment chez nous. Connaissant l’ingratitude naturelle aux êtres humaines, elle a écrit sur la porte : Dites merci.
Cette première rencontre avec la Maison a lieu un lundi soir, le 4 juin 1974. La porte est largement ouverte : entrez, soyez chez vous. Des femmes arrivent. Jettent un coup d’œil à gauche, à droite.
— C’est ici ? C’est comme ça ? Que c’est sale !
— Mais c’est grand ! on pourra tout faire. Il y a une immense salle de réunion, une autre pour les enfants, et puis le bistrot, vous avez vu ? Déjà tout ce qu’il faut pour faire la cuisine.
— Quoi, tout ce qu’il faut ?
— Eh bien, il y a une hotte, une arrivée d’eau, le gaz… il ne manque plus que les appareils.
— Comme tu y vas, Madeleine ! comme tu es sûre de ton choix. Et si ça ne nous plaît pas à nous ? Moi, en tout cas, je trouve ça moche, je ne m’assieds pas.
— Comme tu voudras.
Les héroïnes du jour sont plutôt atterrées. Elles savaient bien que pour trouver à ce lieu de la séduction, il fallait un peu y mettre du sien, mais de là à tout dénigrer… Elles n’avaient pas compris, elles mettront des années à comprendre qu’ayant fait choix du lieu de notre rassemblement, elles seraient ainsi rendues responsables des divergences et des incompatibilités p. 21 que notre situation entre-les-murs mettrait à nu.
Pour certaines, la maison devait rester le lieu lointain dont on rêverait toutes ensemble, où l’on s’imaginerait heureuses, pacifiées, unies.
— Enfin, ont dit les plus conciliantes, peut-être, lorsque tout sera peint… mais qui va faire ça ?
— Et qu’est-ce qui se passera en haut ? Nous aimerions mieux nous installer en haut, ont dit les femmes du Grif, qui avaient besoin d’un endroit calme pour rédiger Îles cahiers.
— En haut, il y aura les Jeunes Socialistes, des scouts, un club de judo…
— Des hommes ! dit Adrienne. Qui vont emprunter notre couloir pour monter ? Tu acceptes ça, Madeleine ? Alors tu n’es pas féministe,
(Actuellement, le GRIF est installé dans deux petites chambres d’un immeuble du même genre et où des groupes d’hommes empruntent aussi les escaliers…)
— Tu es certaine que tu n’as pris aucune espèce d’engagement vis-à-vis du pouvoir communal, Pauline ? Comment se fait-il que nous puissions occuper ceci gratuitement ? Ce n’est pas possible à moins que tu n’aies fait quelque promesse.
— Mais vous êtes folles !
— Tu t’es fait acheter. Nous sommes vendues, dit une femme du MLF, qui reviendra souvent là-dessus avec le groupe des homosexuelles. Comme si, déjà naturellement vendues aux hommes, il devenait évident que nous avions donné des gages au maire, qui est de gauche pourtant mais coureur de jupons et puis quelle gauche suspecte que celle qui partage le pouvoir !
— Avec quoi tu l’aurais payé, toi, notre local ? répond Pauline. Demandons-nous plutôt comment on va trouver du fric pour acheter du matériel, pour chauffer cette baraque…
— On fera payer la participation aux ateliers, on donnera des fêtes,…
— Non, ça c’est le plus moche.
— Mais ça se fait partout !
p. 22— C’est bien pourquoi : pas chez nous. Ici, ce sera l’autremente.
— Tu racontes tout de suite nos disputes, Marie ! Tu devrais donner l’occasion à nos lectrices de nous aimer d’abord. Elles vont nous rejeter d’emblée. Tu sais comme les femmes sont pressées de dire « vous voyez bien, toutes ces féministes, si sûres d’elles, elles ne sont pas différentes des autres femmes » !
— Mais, c’est vrai ! Brigitte. Nous ne sommes pas différentes des autres femmes.
Je ne sais plus comment faire. Chaque fois que je donne ces pages à lire, on me conseille des changements. Que j’applique aussitôt. Ève dit « Tu es trop sévère. Et comme nous ne sommes pas là pour nous défendre ». Catherine dit « faisons plutôt un livre collectif ». Le temps passe, personne ne s’y met, alors je décide d’en finir. Je montre à Jacqueline, qui dit « Non, tu ne mens pas, tu relates bien les choses, seulement tu as peur de dire comme c’est dur, comme nous sommes dures les unes aux autres ! »
Maintenant, je donne ma langue au chat.
— Continue, Marie ! Il te serait impossible de dire vraiment la réalité. Parce que les choses changent de minute en minute. Un moment, c’est gai, c’est tout chaud, on est ravie de la faire, cette maison, et puis, l’instant d’après, bof ! une fille te parle de façon pas croyable, on te soupçonne, on t’accuse de monstruosités.
— Partout, c’est comme ça.
— Partout, je veux bien, mais ici ? Et puis, si c’est comme partout, à quoi bon en faire un livre ?
— Parce que ce n’est pas tout à fait comme partout. C’est unique en même temps.
La discussion rebondit à propos du genre d’activités que nous allons privilégier. Car celles-ci donneront la tonalité de notre Maison. Autant d’activités manuelles qu’intellectuelles, p. 23 avons-nous dit et qu’elles aient la même valeur les unes que les autres. Par exemple : le jour où nous pourrons payer certains travaux, il est certain que nous paierons au même tarif celle qui aura fait la vaisselle que celle qui aura donné une conférence.
— Pas de conférence chez nous !
— Enfin, un séminaire, un truc en rond.
— Quant à la vaisselle, on la fera toutes ensemble.
— Absolument pas. Moi en tout cas, je ne la ferai pas. Prenez des hommes pour ça.
— Nous n’avons pas l’intention d’être sexistes de cette façon-là. Et puis nous avons dit : pas d’hommes dans la maison. C’est clair ?
— Cette chose-là n’est pas encore si claire que ça.
— On ne va quand même pas revenir là-dessus.
— Cela va éloigner certaines femmes.
— Eh bien tant pis.
— Il ferait beau voir que je fasse la vaisselle tous les jours chez moi, tout en rouspétant, jurant que ça doit changer, et puis la faire une deuxième fois ici ?
— C’est chez toi que tu ne dois pas la faire. Chez toi, tu en fais déjà assez. Ici, ce qu’on fait est militant, ça n’a aucun rapport.
— Achetons des assiettes de carton.
— C’est cher et puis c’est dégueulasse. Ça pollue en plus.
Tant que nous n’aurons pas d’évier, nous utiliserons gobelets et assiettes de carton. Ensuite, la vaisselle sera plus ou moins faite. Par quelques volontaires qui se disent « bonasses mais je préfère encore me faire avoir que manger dans la crasse ». Des involontaires, qu’on attrapera au vol, et des récalcitrantes qui fileront sur la pointe des pieds.
C’est ainsi que peu à peu, la Maison des femmes deviendra une mini-société. Qui gardera ceci d’original : le refus de hiérarchiser les besognes et même de les particulariser. Toute participante p. 24 est en même temps responsable. Elle peut répondre au téléphone ou à une interview, rédiger un article ou nettoyer le petit endroit. Elle peut. Elle le fera un peu plus qu’ailleurs. Et nous serons fières à juste titre de fonctionner de la sorte, c’est-à-dire de façon différente que partout, et qui marche. Qui frappe les visiteuses. À y regarder de plus près, on se rend compte qu’il y a des femmes qui prennent plus de place que d’autres, qui parlent davantage, qu’on écoute plus, qui sont plus volontaires. Plus bruyantes, ou plus calmes. Plus imaginatives, plus entêtées.
Au début, nous pensions, la plupart pensaient que nous formions un seul corps, une seule âme. Assez vite des fissures sont nées, qu’on colmatait, pressées. Il ne fallait pas que le militantisme souffre de nos différences individuelles. À force de se cogner, on finira par s’accepter, disaient les plus sages. C’est arrivé, dans les meilleurs cas. Des inégalités sont restées. À tous les niveaux.
Alors, nous nous demandons ceci : la Maison des femmes est-elle une société plus juste ? Elle est certainement une réussite de mise en commun, d’échanges vrais, de loyauté, malgré les frustrations que nous continuons à ressentir (et qui ne sont peut-être pas seulement la conséquence de cette société de merde dans laquelle nous vivons). Nous vivons plus à nu que dans les organisations aux rôles définis, hiérarchisés. Et nous sommes plus heureuses. Il nous arrive de pleurer. On dit que dans les bureaux, les femmes pleurent énormément. Même en famille, on pleure. Alors pourquoi ne pleurerait-on pas aussi dans la Maison des femmes ?
p. 25Germaine vient à Bruxelles, un des premiers jours de septembre. Louise va lui montrer le bel espace qu’elles ont trouvé pour faire la Maison des femmes.
Germaine et Louise pensent qu’elles sont des femmes vraiment bien. Bien dans leur peau, intelligentes, adroites, enfin des femmes super. Elles le pensent d’elles-mêmes et aussi l’une de l’autre. Ainsi, elles peuvent s’épauler, se renforcer : un duo invincible. Mais Germaine n’aime pas du tout ce projet de maison. Qui, pense-t-elle, va accuser les différences. Germaine est issue de la classe ouvrière. Louise est une bourgeoise. Même si elle s’en libère autant que faire se peut, elle l’est. Quand elles sont à elles deux, ça s’oublie, elles sont dans leur île et tout le reste clapote à leurs pieds.
Ce fut l’île dès le premier jour, c’était le soir, chez Mariette, la première réunion au sujet du Petit Livre Rouge des femmes, il fallait tout de suite se revoir, elles réaliseraient le projet ensemble. Avec dix autres femmes, qui deviendraient quinze et davantage, puis parfois bien moins. À elles deux, elles formeraient l’axe du projet. Leur seconde rencontre eut lieu chez Germaine. Un village à trouver, une rue, une maison, une porte. Sonner, entendre résonner la sonnette, que dira-t-on d’abord, va-t-on s’embrasser ? La première rencontre est inattendue, la seconde beaucoup trop longuement imaginée, p. 26 préparée jusqu’à l’angoisse. Avaler le thé bouillant, avaler les murs, les objets, cette cuisine qui est ton intérieur, tout un code de signes à enregistrer très vite, afin que tout devienne, dès que possible, familier, unifiant, simple.
Germaine a le sentiment que cette maison va les éloigner l’une de l’autre.
— Des murs, ça va vous bloquer. Vous allez créer un ghetto de petites femmes. Ce ne sera pas révolutionnaire.
— Si tu y venais, tu pourrais y veiller. Par exemple, si on faisait un atelier de coiffure, pour briser l’ensorcellement des femmes par le coiffeur ?
— J’aimais mon métier de coiffeuse à domicile. À votre Maison des femmes, ça ne me plairait pas.
— Mais pourquoi ?
— Vous êtes des intellectuelles. Vous avez plein d’idées toutes faites et vous les prenez pour la réalité. Vous m’embêtez.
— Enfin, Germaine ! Tu ne disais pas ça lorsque nous écrivions le Petit Livre Rouge des femmes ! Qu’est-ce qui t’arrive maintenant ?
— Maintenant, vous êtes plus nombreuses, plus sûres de vous. Même toi, tu n’es plus comme avant.
— Oh ! comme c’est facile de jeter les gens par-dessus bord. Parce que toi, tu n’es pas une intellectuelle ?
— Moi ? Je n’ai fait que l’école primaire. J’ai travaillé à 14 ans.
— C’est le passé. Tu as beaucoup lu, tu as reçu une formation politique, tu vis d’après des idées, tu parles à partir de tes idées.
— Je parle comme je sens.
— Moi aussi.
— C’est vrai, Louise, et souvent tu sens juste. Mais tu es quand même une bourgeoise.
Quand Germaine parle de la sorte, elle veut exprimer sa p. 27 crainte d’un féminisme qui ne ferait pas sa part à la lutte des classes. Car il existe un féminisme qui se dit révolutionnaire par-delà la lutte des classes, un féminisme libertaire, qui franchit d’un pas allègre « toutes ces discussions économiques qui ne touchent pas à l’essentiel ». La lutte des classes, dans le chef de ceux qui la prônent, ne met pas en question les valeurs de travail, de production, d’efficacité, de pouvoir précisément. Cela tend seulement à en inverser les promoteurs. Il y a des jours où Germaine est d’accord avec ce diagnostic. L’ennui, c’est qu’il est formulé par des intellectuelles. Il y a dans la lutte des classes des urgences que celles-ci ne perçoivent pas, tout simplement parce que ce n’est pas leur vraie lutte à elles. Chaque fois que Germaine rejoint les féministes, elle a le sentiment de trahir sa classe, et chaque fois qu’elle rejoint les groupes de gauche, elle a le sentiment d’abandonner non seulement la lutte spécifique des femmes, mais les choses qui lui paraissent les plus fondamentales, ce qu’elle appelle avec Louise la vraie vie. Il y à aussi que Germaine est une meneuse et qu’il lui faut des peuples, il lui faut sentir gronder jusque dans son ventre la colère du peuple tout entier.
Plusieurs fois, elle a cru le moment venu. Lors de la guerre au Vietnam, par exemple, elle a cru que dès qu’ils sauraient la vérité, les gens se révolteraient, ils se lèveraient sur toute la terre, toutes les usines et les ateliers se videraient d’hommes et de femmes vomissant l’impérialisme, toute la population sortirait des maisons, des bureaux, des écoles, le monde entier serait dans la rue et on ne rentrerait qu’après avoir fait un immense nettoyage, après un bain total et purificateur, pris tous ensemble. Alors le monde recommencerait avec des gens qui seraient propres dans leur cœur. La chose n’est pas arrivée et de déceptions en dissensions, Germaine a quitté le parti. Elle a découvert les femmes. Une terre inexplorée, dormante, mais chaude, prête à frémir. Germaine a formé un groupe de femmes qui sont tout en bas de l’échelle humaine : travailleuses en usine, épouses de travailleurs en usine. Des femmes en pâte.
p. 28Pas de la pâte molle, mais de la pâte fermentante, qui monte et qui sera bientôt à point. Entre les récifs de la gauche récupératrice et ceux du mouvement des femmes trop intellectuelles (et d’autant plus intellectuelles qu’elles sont plus à gauche), Germaine maintient sa troupe.
— Tu comprends, dit-elle à Louise, il vous est impossible d’avoir une vraie conscience de classe.
— Mais les mots « conscience de classe », ce sont des intellectuels qui les ont inventés ! Nous sommes capables d’en comprendre au moins la notion !
— L’ouvrier, lui, il comprend ça du dedans. Le mot « notion », il ne sait pas ce que ça veut dire.
— Tu dis « l’Ouvrier » comme tu dirais « Dieu ». Et je ne vois pas très bien où tu te situes comme femme à ce moment-là. Si les choses changent de la façon qu’elles ont l’air aujourd’hui, nous serons menées par des mains pâles, des mains syndicales. Les sens-tu, paternelles, sur tes épaules ? C’est ça que tu veux ?
— Pourquoi on se dispute comme ça, Louise ? Quand nous faisions le Petit Livre Rouge, je t’ai dit que je n’avais plus peur de vieillir puisque c’était devenir comme toi. Tu deviens bien rassise depuis que tu fais ta maison !
— Ce n’est pas ma maison. Je voudrais qu’on y soit un peu plus sérieuses, un peu constructives, c’est vrai. Sinon, ce n’était pas la peine de se rassembler.
— Allons la voir, cette drôle de baraque !
Germaine te conduit, passagère, comme si elle te donnait la main pour gravir une montagne ou pour descendre au fond d’un précipice. Elle traverse adroitement des passes plus ou moins dangereuses et son regard, qui se fait tout le temps du plus dur au plus câlin, semble dire : vois quels risques je prends pour toi !
— Tu n’as pas peur ?
— Pas du tout. Tu conduis très bien. Et puis, si on mourait toutes les deux, qu’est-ce que ça ferait ?
p. 29Germaine sourit. Elles arrivent en vue de la maison. Déjà la longue façade grise se profile sur la gauche.
— Mais je connais très bien cet immeuble ! J’ai habité la rue du Moulin, là tout en bas, lorsque j’étais coiffeuse.
Son visage se ferme. À ce temps-là, elle croyait la révolution imminente. Le croyait-elle parce qu’elle était jeune ? Parce qu’on le lui faisait accroire ? Ou tous y croyaient-ils vraiment ? Peut-être cela aurait-il pu arriver ? Peut-être cela n’a-t-il manqué que d’un cheveu ? Il y avait plus qu’un cheveu, il y avait cette masse de gens dont on oublie l’existence à force de se réunir là et là, toujours les mêmes. Mais parce qu’on changeait de local ou de quartier, on croyait rassembler des peuples.
— Ce sont des murs de prison, dit-elle. Vous y serez des enfermées volontaires.
Elles poussent la porte. Sur leur dos, coule le froid des longs abandons.
— Viens voir la grande salle, dit Louise, elle est très belle avec ses grandes fenêtres. Même vide, elle est gaie. Lorsque nous y serons foutes réunies, ce sera comme un grand feu.
Elles entrent et découvrent, allongé sur le sol, un géant noir. De ceux dont on rêve pour se faire peur. Noir menacer petite fille. Noir dire avec dents très blanches : « toi aimer bananes ? »
L’homme dort fermement. Germaine a envie de l’éveiller, de le bouter dehors.
— Laisse-le dormir.
Elles vont de salle en salle. Des gens partout. Des hommes par terre ou la tignasse enfouie dans nos premiers coussins (ceux que nous avions apportés en hâte, avant les vacances, comme tout premiers meubles). C’est devenu le repaire du bel-au-bois-dormant.
— Vous commencez bien, dit Germaine.
Louise se souvient que dans une lettre il avait été question d’une troupe de théâtre qui pendant l’été aurait ses répétitions dans nos locaux déserts. Que nous n’aurions pas dû quitter, se dit-elle, et combien souvent elle y avait pensé lorsqu’elles p. 30 s’étaient réunies à quelques-unes, tout au bout de la France, abandonnant à peine né leur enfant-maison. Que certaines veillaient cependant. Tout l’été, des femmes se sont relayées pour accueillir les femmes en besoin d’avortement — souci qui jamais ne prend de vacances. Un soir, elles ont recueilli la troupe errante, ainsi qu’une guillotine et tout un attirail de justice qu’ils ont placés dans notre future salle des enfants. Dans le bistrot, on fabrique des masques et des marionnettes — tout l’hiver, nous ramasserons des bouts de tissu et du papier mâché. Ailleurs, ils couchent avec chats, femme et enfant.
Quelques jours plus tard arrivent des femmes avec des brosses et des pots de couleur. Elles s’étonnent de trouver là des gens qui se sentent chez eux, qui étendent leur campement sur tout le territoire.
— Que vous êtes difficiles, disent celles qui ont assuré les permanences de l’été. Ils sont gentils, ces gars, nous étions bien contentes, des fois, de les sentir près de nous. Quand tu es seule pendant des heures, avec pour toute compagnie la sonnerie rare du téléphone, tu entends des revenants aux étages et tu te sens presqu’aussi paumée que la fille qui t’appelle. C’est sinistre, ce bordel, quand il est vide.
L’a-t-on bien choisie, cette maison ? se demandera souvent Louise, dont l’angoisse pourrait bien s’appeler complexe d’Atlas. Louise se sent personnellement responsable aussi bien des calamités que des projets. Elle se demande comment elle arrivera à débarquer sans heurts cette troupe de femmes et d’hommes qui la toisent comme une petite mémère qui n’a pas le sens de l’art. Des femmes la préviennent que si elle ne chasse pas cette troupe théâtrale sur le champ, elle fait preuve d’irresponsabilité et ne devra pas s’étonner si le projet Maison se désagrège avant même d’avoir pris corps.
(Plus tard, quand la maison aura l’air de marcher toute seule, il arrivera qu’on dise à Louise : tu détiens le pouvoir. En même temps, on continuera à lui téléphoner pour qu’elle p. 31 n’oublie surtout pas d’organiser, de préparer, d’aplanir, de susciter… Louise aura souvent mal aux épaules… Impossible de se débarrasser d’Atlas.)
— Dites, vous autres, dit-elle à un homme roulé en forme d’enfant sur un matelas pneumatique, vous ne pourriez pas vous replier dans une salle ou deux ? Parce que nous devons commencer à peindre.
Il s’étire, va aux cabinets, dit qu’il va boire un café en face puis on en reparlera. Ils se ramènent à plusieurs, disent que leur travail, c’est sérieux, la pièce sera bientôt prête, ils vont monter à Paris, il faut les laisser libres encore quelques jours.
— Libres ? Mais qui est libre ici ? Est-ce que vous vous rendez compte de l’état dans lequel vous avez mis cet endroit ? Nous l’avions décrassé avant l’été, maintenant c’est encombré, ça sent le chat partout, le chat et le reste. Rendez-nous au moins deux salles.
Louise se sent atrocement seule. Les gens du théâtre l’adopteraient bien comme mère, mais si elle se laisse aller à ce registre-là, c’est fichu. Pauline avait promis d’arriver vers 11 heures, mais le patron a téléphoné. (Pauline travaille dans un bureau dont le patron n’est qu’un téléphone, des fois elle le quitte sur la pointe des pieds.) Louise aimerait dépendre d’un tel patron pour pouvoir se dérober aux obligations de la Maison des femmes. Obligations qui montent de partout, qui te remplissent le corps. Puisque tu n’es pas tenue à des heures, tu peux bien donner toutes tes heures. Et c’est vrai que la Maison des femmes avalerait des millions d’heures, aurait droit à ces millions d’heures, pour exister honorablement.
— Allo, Louise ? C’est Marguerite. Tu t’es arrangée avec ces types ? Pour notre groupe, c’est à prendre ou à laisser. Si nous ne pouvons commencer à peindre demain, nous irons ailleurs. Parce que tu comprends, nous, c’est sérieux, ce sont de vrais cours, ils sont annoncés dans le journal. C’est à vous de choisir : ou nous entrons demain, ou nous ne participerons p. 32 pas à la Maison des femmes.
Marguerite a raison. Depuis trois ans, elle anime le Centre de Formation à la Responsabilité Politique. Ce sont des séminaires où les femmes s’instruisent dans les domaines qui leur sont étrangers et qui les effraient : économie, finances, administration, urbanisme, gestion, etc. C’est très important pour la Maison des femmes de commencer avec quelques groupes qui sont déjà structurés, qui se réunissent régulièrement.
— Je te comprends, Marguerite, mais pourquoi tu me parles sur ce ton ? comme si tu étais un chef et moi un autre chef ? Je sais bien que ton projet est sérieux, mais tous les projets sont sérieux. Même celui de ces gens de théâtre. Ils le prennent au sérieux.
Sincères mais insupportables. Des hommes dont on voulait croire qu’ils ne seraient pas comme les autres hommes. Puisque vivant de peu et faisant du spectacle révolutionnaire. Eh bien pas du tout. Ils se sentent offensés par notre arrivée dans la maison, par nos exigences. Parce que nous sommes des femmes, ils ne trouvent pas nos projets importants, mais alors vraiment pas. D’ailleurs, n’attellent-ils pas leurs femmes à eux aux machines à coudre, elles font les costumes et les marionnettes, les rôles, c’est pour eux.
Louise a lu la pièce, qui traînait sur une fenêtre. C’est absolument pompier, idéologique et déclamatoire, on les entend hurler ça sans conviction, comme des bêtes.
— Vous ne pouvez pas dire un texte pareil ! Je croyais que ça ne se faisait plus d’apprendre ainsi des tirades par cœur et de sortir ça à la mitraillette ? (Le sujet de la pièce est l’affaire Buffet-Bontemps.)
— Le texte est édité, alors on ne peut pas toucher, et puis c’est un copain du metteur en scène que l’a écrit.
Les codes des hommes. Les politesses que se font les hommes. Leurs conventions. Il n’y a qu’avec les femmes qu’ils sont sauvages.
p. 33Nous peignons des samedis, des dimanches entiers, avec les enfants et parfois les maris ou faisant fonction. On déjeune dans la cour pour se réchauffer. On se donne rendez-vous à vingt et on se retrouve à sept. Septembre est lé mauvais mois : cahiers, dentistes, souliers, anoraks, coiffeur. Les prix ont doublé. Les hommes sont énervés, les femmes essaient de se défendre mais culpabilisent quand même : il faut que nous nous arrangions. Partout, toujours, les femmes s’arrangent. Arrange-toi. Aller peindre la Maison des femmes est une façon d’oublier ses soucis. De les confier, de les partager. Pour une femme, c’est toujours ou s’enfermer, ou s’enfuir.
Au même moment, à Herstal, les femmes sont en grève. Pour les ouvrières, les vacances se sont terminées au début d’août. Le 15 août 1974, la Belgique était une étuve et les gens, pas si baigneurs en général, se jetaient dans la mer, les rivières et les mares, les bassins à vaches et les piscines en plastic. À l’usine, célèbre pour la fabrication des armes de guerre, la production continue. Des femmes s’évanouissent dans un atelier. D’autres essaient de trouver un peu d’air dans la cour mais les règlements s’y opposent. Et c’est la grève. Le corps des femmes dit non, le corps des femmes ensemble. Elles se réunissent pour formuler leur exaspération : saleté des ateliers, manque d’air, manque de douches, accélération des rythmes mais nullement des salaires. Personne ne conteste la justesse de ces protestations. Pourtant les syndicats hésitent. Ce n’est pas le moment. Ils avaient prévu autre chose. Ils hésitent quand même à désavouer la grève. Ils ne font rien. Disent qu’ils ont élaboré un plan de grèves pour faire face à la crise. Cette grève de femmes n’était pas au programme. Les travailleuses (ils disent « les femmes ») vont mettre en péril la stratégie syndicale. Heureusement, sur place, les hommes sont solidaires. Mais personne qui aide vraiment. Elles ne reçoivent que des conseils de pondération. À la télévision, nous avons entendu des discours démagogiques déclamés par les p. 34 permanents syndicaux, nous avons vu deux femmes (choisies par le syndicat comme des élèves par le professeur) envoyées dans le bureau du directeur pour entériner les arrangements pris entre lui-même et le syndicat et que, de guerre lasse, les femmes ont acceptés. (Jusqu’au dernier jour, elles n’ont pas su si le syndicat soutiendrait la grève, le syndicat négociait mais ne disait pas si les journées de grève seraient indemnisées.) Les deux femmes sont intimidées, trop polies. Le patron sera poli aussi, il profitera de la politesse pour ramener toute cette affaire à un énervement, compréhensible à cause de la chaleur, et qui peut s’arranger entre gens de bon ton.
Le ton de la négociation ! c’est celui-là qui nous fait défaut. Nous parlons toujours trop haut ou trop bas, trop vaguement, trop concrètement, trop simplement. Nous sommes piégées par le langage qu’on nous a appris ou plutôt imposé, un langage sans tête, sans cohérence, une voix mal posée, trop sensible et qu’alors nous dominons par une gentillesse d’emprunt.
Plusieurs d’entre nous ont suivi la grève comme journalistes. Chaudement accueillies par les ouvrières, qui tout de suite nous donnent le bras pour entrer dans la salle de réunion, nous nous faisons repérer par les types du syndicat. Ils leur donneraient bien la fessée à ces femmes déchaînées, ont-ils dit en parlant des féministes. Sans doute préfèrent-ils les femmes enchaînées ?
Par un week-end ensoleillé de septembre, nous amenons de grandes échelles dans la rue et nous entreprenons de peindre les barreaux innombrables de nos fenêtres prisonnières. Nous avions voulu les scier mais les services communaux ont refusé, ils disent qu’avec des fenêtres si accessibles, nous nous ferions voler comme dans un bois. Or, on nous vole par la porte, par nos clés perdues, on nous vole sous notre nez parce que le vol fait partie des vies incertaines. La seule prudence que nous devrions avoir, mais nous n’y parvenons pas, ce serait de nous visser les sacs au corps au lieu de les jeter dans tous les coins, p. 35 comme des bébés oubliés.
Aline a préparé sept pots aux couleurs de l’arc-en-ciel. Nous alternons ces couleurs, sept fois, sur nos quarante-neuf barreaux. Génial. Chaque fenêtre est un éclat de rire et si tu cours très vite d’un bout à l’autre de la façade, des rayons d’un soleil éblouissant t’inondent la peau.
On peint. Tout le samedi, tout le dimanche. Des enfants du quartier aident les nôtres à se barbouiller de couleur. Une petite fille turque, le front ceint d’une coiffe austère, est perchée en haut de l’échelle. Elle peint en se mordant la langue. Sa sœur descend rapidement l’autre versant car elle a répandu vraiment trop de bleu sur sa jupe rouge. Marcel — un homme qui nous a aidées de tout son cœur et que nous chasserons un soir, sans ménagement, lorsque comme une coquille notre maison se refermera en Maison des femmes —, le grand Marcel a tout un attirail dans son coffre qu’il garde ouvert, comme un atelier sur rue. Elle est plantureuse, notre rue du Méridien, en ce dimanche d’arrière-été. Marcel frotte la jupe et la cuisse de la petite fille à grandes goulées de térébenthine. Le résultat est violet, assez piteux. Que diront les parents ? Comment est-ce, des parents immigrés ? Se foutant d’une jupe gâchée ? Prêts à nous assassiner pour notre négligence ? Ne faudrait-il pas remplacer la jupe ? Louise se demande tout ça très vite, mais comme les autres ont l’air absolument détendues sur la question et comme justement elle partait, elle part. Elle emprunte une des petites rues qui descendent vers la vallée Josaphat. Elle a beau rouler sans bruit, se faire aussi petite que possible, elle dérange dans leurs jeux les enfants marocains embusqués à chaque angle, dans chaque recoin.
Des histoires d’anciennes combattantes, disent Reine et Jacqueline, lorsque nous racontons notre arrivée en pionnières, quand nous lavions les murs par des jours pluvieux, très glaçants déjà. Aline arrivait avec un beau thermos habillé de paille, elle réussissait à nous réchauffer en offrant des tartes p. 36 et puis elle parlait de façon tellement inattendue que notre sang se mettait à courir et nous riions sans comprendre si Aline parlait sérieusement ou non. Elle disait qu’on la croyait dingue quand elle était enfant, alors on l’a mise dans l’enseignement spécial et c’est comme ça qu’elle est devenue clown.
En arrivant, deux jours plus tard, Pauline plisse les paupières pour mieux jouir de nos beaux arcs-en-ciel rieurs. Les femmes ne sont pas des affligées ! Voilà ce qu’ils doivent se dire, les hommes qui passent ! Pas tristes, pas sottes, pas faibles. Pauline atteint la porte. Elle est violette. Violette ? Pourquoi tout le temps cette couleur ? Serait-ce la couleur femme ? En tant que couleur dérivée ? foncée ? rare ? chaude ? couleur de robe, de sang, de paupière ?
— Vous ne croyez pas que ça fait trop bordel ? dit-elle.
La question énerve. Si on avait cru ça, on aurait choisi autre chose. La teinte a été décidée entre les peigneuses de la dernière équipe. Elles s’étaient un instant demandé si elles pouvaient à elles seules décider d’une chose si importante : la couleur de notre porte ! On n’allait quand même pas provoquer une réunion rien que pour ça ? revenir peindre huit jours plus tard ? Finalement elles sont tombées d’accord sur le violet, et sur le fait de nous imposer leur choix. Cependant n’était-ce pas une prise de pouvoir ? Qu’est-ce qu’une prise de pouvoir ? Prendre la décision qui s’impose, est-ce faire preuve de maturité ou imposer son pouvoir ? Cette question-là, nous nous la poserons à l’infini. Nous en tomberons toutes malades. Parfois nous nous demandons s’il n’aurait pas été plus simple de nommer une cheffesse, de lui laisser toutes les décisions, toutes les responsabilités, les choix à faire. « Comme ça, disait une fille, nous saurions au moins à qui nous en prendre quand nous voulons critiquer ». En attendant règne le droit de la plus présente, de la plus entreprenante, de la plus motivée « si tu es motivée, fais-le ». La situation la meilleure : quelques femmes ont un projet commun et sont décidées à le mener à bien : p. 37 la moins bonne, ce sont les idées vagues, irréalisables mais tout le temps ramenées sur le tapis, lancinantes comme un abcès aux dents.
Cependant, Marguerite ne peut cacher son inquiétude. Son annonce a paru dans les journaux, il faut que la salle soit prête au jour dit.
— Pas question, dit-elle, d’attendre le bon vouloir fantaisiste des femmes, vous n’êtes vraiment pas sérieuses !
— Pas sérieuses ? dit Pauline. Nous ne sommes pas une entreprise de peinture, nous faisons ce que nous pouvons ! Une femme n’a pas tellement de temps à elle !
Mais Pauline comprend l’anxiété de Marguerite.
— Maintenant que les murs de la salle sont lavés, il suffirait d’acheter quelques vieilles chaises et puis on ferait des coussins.
— Non, dit Marguerite. Ce ne sont pas des réunions de prise de conscience, mais de vrais cours. Il faut des chaises et des tables. Des lampes. Un endroit convenable.
Marguerite a raison. Pourtant ce n’est pas tout à fait ce dont nous rêvions. De quoi rêvions-nous ? De nous-mêmes réunies, quelles que soient les conditions. Il nous faudrait très peu de meubles, peu d’objets mais des espaces à nous.
Marguerite vient d’un autre monde, si proche pourtant dans son vécu de femme simple, dans sa volonté de changement. Mais ce changement qu’elle appelle de toutes ses forces, auquel elle consacre toute son énergie, vient d’un sentiment aigu des inégalités entre les personnes, des injustices quotidiennement subies, par les femmes notamment, par certaines femmes et aussi par certains hommes. Si Marguerite dénonce la société bourgeoise, c’est pour sa mauvaise gestion, sa malhonnêteté. Ceci ne l’oblige en rien à contester la manière conventionnelle de se meubler, de s’habiller, pour autant qu’elle ne soit pas le signe de revenus excessifs. Ce qui fait mal à Marguerite, c’est l’injustice, c’est la différence entre la femme du PDG et la femme de ménage.
p. 38Or, les féministes, en général et malgré ce qu’elles disent, se foutent et de la femme du PDG et de la femme de ménage. Elles se situent « ailleurs », là où les normes et les clivages habituels sont effacés, là où tout est autorisé et donc libre. Au nom de cette liberté chèrement acquise, nous nous asseyons par terre, refusant l’utilisation des sièges bourgeois, nous buvons des bières à même le goulot de la bouteille et nous achetons des nippes et des casseroles aux Puces. Marguerite n’a-t-elle pas raison de se demander en quoi ceci a à voir avec la révolution féminine prolétarienne ?
Le lendemain, Marguerite rejoint Louise et lui annonce qu’elle-même et ses amies vont peindre la salle en jaune.
Louise est atterrée. Nous avions tellement pensé que nos murs seraient blancs que nous n’en avions même pas discuté. Les murs blancs sont-ils des murs d’intellectuelles et les murs jaunes ceux des vraies femmes ? Comment savoir ? Que faire ?
— Je suis sûre qu’Aline a pensé à des murs blancs, je crois même qu’elle en avait parlé…
— Aline est un peu extraordinaire, Aline est une artiste, dit Marguerite. On ne peut aménager la Maison des femmes d’après les goûts des artistes. Cela créerait une barrière.
Louise voit la femme belge, un peu molle, un peu craintive, s’avançant à la rencontre d’Aline avec son petit chignon pointu et sa longue jupe noire…
— Rien de plus neutre que le blanc, dit Louise. Cela ne peut gêner personne. Pour égayer, nous mettrons des affiches, des dessins… Marguerite n’est pas convaincue.
— Ce sera tellement salissant. On verra tout de suite des marques noires…
— Nous n’allons pas mettre les pieds sur les murs, tout de même !
— Bien sûr que si ! On dirait que tu ne les connais pas, Louise ?
Marguerite et Louise ont l’âge des mères. Bien des choses les rapprochent, à commencer par cette peur au ventre à cause p. 39 des enfants qui sont tellement différents de ce qu’on avait pensé pour eux… Leurs enfants, plus étonnants que des murs blancs…
Ce différend nous a émues. Nous nous sentons fragiles, friables même. Comme si nos murs étaient de plâtre. Comme souvent dans les moments d’épreuve, nous nous serrons pour faire face. On collecte pour acheter la couleur blanche, on appelle de grandes femmes à la rescousse. Les Américaines sont les plus endurantes. Elles peuvent travailler longtemps sans parler, tandis que nous nous interrompons tout le temps, le pinceau en l’air et coulant dans nos manches, pour exprimer ce trop-plein du cœur que toute femme a sous la peau. (Nos fils à cheveux longs viendront achever le travail et ainsi nous serons prêtes le 3 octobre.)
Marguerite aura beaucoup travaillé seule, les dents serrées, pas sûre d’elle et pourtant décidée à mener jusqu’au bout cette tâche immense : offrir une salle digne de ce nom aux participantes du Centre de Formation à la Responsabilité Politique. Marguerite a trouvé de très belles lampes, qui se balancent encore aujourd’hui, mais les murs sont encore plus sales qu’elle ne l’avait prévu, les armoires ont été éventrées plusieurs fois, le bateau n’est pas loin de sombrer. Ce que Marguerite a éprouvé sans se plaindre, beaucoup de femmes qui viendront par la suite s’en expliqueront amèrement : le sentiment d’une grande solitude à l’endroit même où nous avons choisi de nous unir pour le meilleur et pour le pire, le sentiment d’être abandonnée, de porter seule son projet, de ne rencontrer qu’indifférence ou même suspicion. Le tableau est trop noir. Peut-être avons-nous entrepris au-delà de nos forces, et alors c’est comme au moment du naufrage : chacune essaie de maintenir sa propre embarcation mais n’a pas la possibilité d’aider les autres.
Il n’y a pas d’indifférence dans la Maison des femmes, au contraire, il y a peut-être trop de sensibilité. Les femmes ont la peau fine. Une capillarité extrême. Des tonnes d’électricité nous traversent. Nous pourrions fournir le courant à toute la p. 40 ville. C’est très fatigant. Il nous est arrivé de dire que les hommes à la peau rasée ou barbue sont un peu trop coriaces à notre goût. Nous prétendons à des échanges plus tendres. Mais il est difficile de ne pas se blesser, lorsque les visages sont si proches, et nus. Nous nous y efforçons.
p. 41Maintenant tout est peint. On y a mis plusieurs mois, mais ça y est. Blanc avec des portes de toutes les couleurs. Cela fait un peu école maternelle, mais c’est gai. À la fois féminin et révolutionnaire. Si on peut dire.
La porte des ateliers est jaune. La salle des ateliers est triste. Elle donne sur une cour sombre. Les murs pèlent et repèlent. Une fille avait dénudé jusqu’aux briques et enduit le mur de ciment. Cela n’a pas duré. Parce que l’eau est dans le mur. Et l’eau, ça ne se liquide pas, ça reste.
— Non, ceci n’est pas un jeu de mots, dit Marie. Pendant tout le temps que j’écris ce livre, Laure est très malade. Son cœur ne chasse plus l’eau de son corps. C’est une maladie très facile à comprendre. Mais impossible à soigner. Pendant ces deux ans que je mets à écrire ce livre, Laure, qui habite un appartement dans ma maison, est très malade. Elle est opérée plusieurs fois. Avant, elle faisait le ménage, elle allait faire des dîners chez des gens. Elle travaillait pour moi et c’était mon amie. Je sais bien que ce n’est pas permis de faire travailler une autre femme à votre ménage, mais ça s’est passé comme ça. Ces opérations devraient faciliter le passage du sang et de l’eau pour que le cœur se fatigue moins. Le cœur est resté fatigué. Laure se levait quelques heures par jour, elle écrivait les adresses de la bulletine de la Maison des femmes. Ce fut son p. 42 dernier travail. Elle n’aimait pas beaucoup la Maison des femmes. Elle pensait que nous étions des intellectuelles, une bande de femmes tout à fait à part de l’ensemble des femmes, plus éloignées encore que les femmes bourgeoises parce que plus savantes ou nous croyant telles, plus dures, plus impitoyables,
Entre Laure et moi, cela avait été le coup de foudre. Nous en avons reparlé un des derniers jours, quand nous ne nous quittions plus, à la clinique. Elle était venue m’aider lors de la naissance du troisième enfant. Laure a le même âge que moi. Nous vivons ensemble depuis 25 ans. Nous ne sommes pas toujours d’accord, mais toujours solidaires. Nous avons fait des tonnes de lits, nous avons beaucoup parlé. Laure dit que je l’ai aidée à mourir. Ce furent quelques jour-et-nuit hors du temps. Il me reste le jardin qu’elle aimait. Nous choisissions les plantes ensemble, nous allions les chercher dans les horticultures. Laure m’appelle Madame parce que nous sommes du temps jadis. À la Maison des femmes, elle disait Marie parce qu’on ne peut pas savoir. À la clinique, je lui apportais les fleurs au fur et à mesure des floraisons. Hier, j’ai porté sur la tombe des branches de son pommier sauvage. C’est un jardin, là aussi, très calme et pas loin d’ici.
Donc la pelade des murs et la pourriture des fils électriques. Que les femmes réparent pendant l’atelier d’électricité. Tous les mardis, il y a « ateliers ». Alternativement, atelier de plomberie, d’électricité, de menuiserie. À long terme, nous pensions former un groupe de plombières, réparatrices de fuites et cie. Réparation de lampes, fers à repasser, jouets… Nous ne dépassons pas le bricolage domestique. Ce qui est un acquis à double tranchant. Parce que, dit Thérèse, si c’est pour éviter de faire appel à l’homme en faisant ces réparations-là en plus de tout le reste, on ne voit vraiment pas où est le féminisme du projet. En fait, ce sont surtout des femmes seules qui suivent les ateliers, des veuves, même très âgées : avec une pension de veuve, pas question de faire appel au plombier diplômé et les fils et les p. 43 neveux en ont marre de répondre aux appels des vieilles et puis ils n’ont pas le temps. Le temps est une denrée très chère, rarissime.
Les femmes ont appris à étirer le temps. Par la force des choses. Si nos ateliers n’ont d’autre résultat que de rendre les femmes plus capables encore d’entretien gratuit, d’autre résultat que d’augmenter le volume des occupations dites ménagères, est-ce bien la peine de continuer ? Nous avions cru déviriliser le métier. À le féminiser, nous n’allons rien gagner. Sauf le fait de savoir que repasser une chemise est autrement savant que remplacer un fusible. Nous avions rêvé de prendre place dans les métiers réservés aux hommes : mécanique, imprimerie, plomberie. Or, ces métiers sont corporatistes et racistes. On n’obtient le droit de les exercer qu’après trois ans d’apprentissage chez un patron agréé. Mais on n’accepte pas les femmes dans les ateliers. Ni dans les usines pour ces travaux-là. Une femme, qui avait appris le métier dans un autre pays, n’a pas été engagée pour la simple raison qu’il n’y avait pas de toilettes pour dames dans la fabrique.
Cependant nous croyons que défricher, si peu que ce soit, un domaine réservé, c’est déjà le démystifier. C’est aussi faire un pas vers la disparition des rôles spécifiques. N’avions-nous pas le projet d’apprendre la cuisine et le repassage aux hommes ? Puis, nous avons hésité à donner un temps trop rare — il y a tant à faire pour nous-mêmes ! — à des cours qu’eux prendraient à la rigolade, et qu’est-ce que ça changerait dans la vraie vie ? C’est à l’école que les métiers doivent se mélanger. Combien peu le font encore et seulement par jeu ! Dès qu’il s’agit d’acquérir une compétence, la discrimination s’établit à nouveau, sous la pression des parents, des professeurs et finalement des enfants eux-mêmes : où trouvera-t-on la force de franchir toutes ces barrières ? Les garçons savent que la compétence technique leur ouvrira toutes les portes. Les filles savent que, quoi qu’elles en connaissent, elles ne graviront pas les échelons dans l’usine. Le ventre des machines appartient aux p. 44 hommes, eux seuls en gardent le secret (comme ils sont à peu près seuls à connaître nos propres ventres, si l’on songe au peu de femmes gynécologues qui existent), eux seuls ont le droit de toucher quand ça ne marche pas : les hommes sont les dieux des machines, les femmes n’en sont, au mieux, que les doigts.
Après la porte jaune des ateliers, la rouge de la salle des enfants. Un décor pleinement réussi. Du coton indien aux murs, des petits meubles délicieux, qui vous mettent une envie de bébé au ventre. (La couleur bleue surtout, ce bleu d’outremer dont on peint le bois maintenant. Mais le vert des tables d’atelier ! de la porte des cabinets ! ressemble à des épinards vomis. Des goûts et des couleurs…) Les petits lits, don d’une crèche municipale, sont terriblement cages à lions. Même peints en rouge, en bleu, ils ont des barreaux agressifs, qui s’ajoutent à tous nos barreaux de fenêtres.
Il y a peut-être une malédiction dans tous ces barreaux ? Comme si nous voulions traverser l’impossible. Est-ce le destin qui a cassé notre projet de crèche ? L’étendue de nos espaces gris n’a pas laissé d’inquiéter les quelques enfants venus en garde dans la journée ou le soir. Tu as beau presser affectueusement la main de l’enfant, lui dire que c’est merveilleux tout ce que cachent ces grandes portes colorées, tu ne le trompes pas et, pour garder sa confiance, tu sors avec lui, avec eux, un à chaque main ou dans la poussette, tu vas faire les courses pour le souper dans la Maison des femmes et comme ça, tu reproduis exactement le modèle, tu en es au point zéro, là où tu ne croyais plus jamais retourner lorsque tu aurais franchi le seuil de la Maison des femmes.
Peut-être s’il était venu davantage d’enfants, seraient-ils parvenus à créer un monde à eux qui les aurait sécurisés. C’est évidemment ce qu’espéraient les femmes du groupe crèche. Elles-mêmes avaient cru le local favorable parce qu’il était si vaste, on pourrait y faire tant de choses sans se gêner. Elles p. 45 avaient espéré que, par solidarité féministe, les femmes de la Maison des femmes, toutes les femmes du Mouvement, auraient fait participer leurs enfants à cette expérience de crèche pas comme les autres. Nous avons compris peu à peu deux choses très simples : les femmes qui viennent à la Maison des femmes dans la journée ou le soir essaient par tous les moyens d’y venir sans leurs enfants, parce qu’elles y viennent précisément pour redécouvrir une autre part d’elles-mêmes, celle qui n’est pas la fonction maternelle. (Inversement, les enfants supportent mal d’être séparés de leur mère à l’intérieur d’une maison, cela leur est comme un supplice inutile.) Quant à celles qui confiaient leurs enfants pour aller travailler, elles n’avaient pas le temps de les conduire si loin, pas nécessairement envie que leurs enfants servent de cobayes pour un projet naissant, encore très embryonnaire. Projet sympathique : pas d’horaires, ni pour manger, ni pour faire pipi, ni pour dormir. Pas d’autorité. Pas de savoir. Libres échanges entre adultes et enfants. Formule intéressante à expérimenter mais qui exige des locaux appropriés, notamment des coins et recoins où ces libertés individuelles puissent s’épanouir sans gêner l’expansivité de libertés différentes.
Là, nous avons compris aussi que le salaire des gardiennes privées, lorsqu’il n’est pas exorbitant, n’a qu’une valeur de salaire d’appoint. Pour ne pas demander trop cher, nous étions forcées de sous-payer les femmes qui venaient s’occuper des enfants. Or nous aurions voulu fonctionner avec des hommes et des femmes, ensemble ou tour à tour ; nous voulions promouvoir le métier de puériculteur. Un objecteur de conscience s’est proposé pour faire ce travail au lieu du service militaire. Il semble que l’armée n’a pas compris, car il n’a plus donné signe de vie. Pendant ce temps, nous nous interrogions : pour les enfants, pour les hommes eux-mêmes, la chose serait bonne, mais pour nous ? Sommes-nous une Maison de femmes, out ou non ? Cet homme qui serait de service, allons-nous lui apporter p. 46 le déjeuner sur un plateau dans la salle d’enfants ?
En fait, quelques jeunes femmes sont venues garder des enfants intermittents. Elles furent intermittentes aussi. Et nous nous mîmes à garder les enfants dans le bistrot. Qui se mit à ressembler à une chambre à tout faire familiale. À trouver des enfants là où nous allions pour nous défaire un moment de ces gestes « instinctifs » que sont moucher, nourrir, consoler, torcher, élever… des violences nous sont montées au corps. Ici on n’élève pas, la crèche est fermée, écrirons-nous dans la bulletine, emportant la décision à quelques-unes, celles qui font du plein temps dans la Maison des femmes et qui sont, pour cette raison, tantôt appelées privilégiées, tantôt preneuses de pouvoir, alors qu’elles-mêmes se disent servantes de patronnes absentes et irresponsables. (Ces appellations ne verront le jour qu’après deux ans. Peut-être annoncent-elles la fin de la période du flou considéré comme le comble de l’inventivité et de la liberté, peut-être faudra-t-il s’organiser sur des bases plus formalistes ? Ou bien laisser passer les orages ? Ceci dépendra de leur force et de leur fréquence. Jusqu’à présent, ça passe.)
Quant aux enfants qui passent, les nôtres ou ceux de la rue, ils prennent la jolie salle abandonnée pour un terrain vague. Ils s’embusquent dans les petits lits et tac tac tac à la mitrailleuse entre les barreaux. Pourquoi Dieu fit-il les mains en forme de revolver ?
Au bout du couloir, encore une porte. Violette. Violence de notre rouge noir bleu. De nos pensées tempête. C’est le bistrot. Comme un sol sur vos têtes, le plafond, d’une couleur vineuse, très dense. Auquel se balancent, paupières fermées, nos multiples carcasses de lampes, couvertes d’un morceau de tissu rêveur, dos d’une blouse usée ou relief d’un pyjama d’enfant.
C’est là que nous accourons, une à une ou par rames entières, chaque mardi, chaque jeudi, à midi, le soir, et d’autres jours encore. Aboutissement d’une longue marche à travers le p. 47 couloir glacé qui commande toutes nos portes. Parfois nous songeons à le rendre plus chaleureux, à le chauffer même ! et puis nous disons : non. Non, la Maison des femmes n’est pas un paradis artificiel. Nous sommes ici en transit, nous restons sur le qui vive, et qu’alors les femmes qui viennent nous rejoindre aient d’abord ce long trajet à parcourir, comme une épreuve initiatique… L’argument ne nous plaît qu’à moitié. Il sert d’excuse à nos problèmes d’accueil, problèmes où les raisons qui justifient notre attitude (et la froideur de nos murs) se mêlent à celles qui accusent notre militantisme primaire. Nous ne savons réellement pas si c’est nous qui sommes trop effrayantes ou si ce sont les effrayées qui devraient faire un effort. Nous ne savons pas quelle image nous donnons de nous-mêmes et nous ne savons pas non plus si une Maison de femmes doit servir de base à des actions militantes, voire subversives, ou si, comme son nom semblerait plutôt l’indiquer, c’est un endroit où des femmes viendraient chercher la chaleur humaine qu’elles ne trouvent nulle part ailleurs ? Les deux, répondons-nous, la maison doit répondre à ces deux objectifs. Il nous faut donner aux femmes un accueil chaleureux mais combatif.
Nous les accueillons à de longues tables de bois, héritées d’écoles modernisées. Là, nous nous accoudons pour le meilleur et pour le pire. Là, nous écoutons des confidences et nous rédigeons nos tracts justiciers.
Tout n’est pas beau chez nous. Il y a des mélanges, troublants comme la vie. Il y a des chaises dont on ne voudrait pas pour allumer son feu et des tables en formicaca d’oie qu’on aurait dû balancer par la fenêtre depuis longtemps. Mais nous sommes pauvres, nous acceptons le tout venant. En l’occurrence, des meubles de brasserie relégués chez nous par notre fournisseur en bière, coca-cola, cécémel, etc. Il nous avait placé un bar si élevé qu’il nous arrivait au cou. Alors, Thérèse et Monique sont allées chez les prêtres chiffonniers. C’est ce qu’il y a de moins cher, et pour le transport vous donnez ce que vous p. 48 voulez. Acheter là, c’est presque voler tant c’est peu cher.
Une immense baraque, en pleine ville, là où on n’habite plus. Ils sont une cinquantaine, des mariés, des seuls, dans une ancienne fabrique, ils ont des hangars et des camions, les enfants jouent à lancer des petits avions sur les toits des camions, ce serait des immigrés, on dirait bon, ils sont quand même sous toit, mais ces gens-ci sont venus habiter là par choix, pas seulement pour un week-end ou un stage, mais pour y vivre ensemble, et pauvrement. Une fille nous montrait les chaises à vendre, on se rendait compte qu’elle resterait là jusqu’à ce qu’elle ait plus ou moins recollé ses morceaux, elle demandait comment c’était à la Maison des femmes, Monique lui a dit viens voir, mais Monique pensait : des filles comme ça, nous en avons déjà notre part, plus que notre part si nous songeons au travail militant qu’on n’arrive pas à faire, tout notre temps étant mangé par des « cas ». Comment savoir ce qui est plus important : aider une femme battue ou préparer une intervention à la radio au sujet des femmes battues ? Sommes-nous une maison d’accueil ? Non. Quand même une maison accueillante ? Ce n’est même pas certain.
Désormais, un long bahut nous sert de bar, nous nous y appuyons facilement. Là, les paroles nous échappent du corps, entre les verres, le café et la caisse.
Au début, nous avions installé des tables séparées. Comme Ça, celles qui le voulaient auraient pu s’isoler, continuer une discussion ou parler en confidence. Cela n’a pas marché. On se regardait d’une table à l’autre en se demandant : que peuvent-elles bien se dire ? des secrets ? des critiques ? Ne parlent-elles pas précisément de moi ? Vous connaissez.
Maintenant, on fait une seule grande table, un immense carré où on est toutes en rond. Comme ça, personne n’est laissée pour compte. C’est plutôt embêtant. Ou bien tu engages une conversation à parte avec ta voisine, il faut hurler pour te faire comprendre et ce qui se dit, renvoyé par les murs, te revient déformé, grotesque. Ou bien tu parles pour toute la p. 49 table, tu fais la clown. Des fois tu essaies d’interrompre le ronron pour demander l’avis de toutes sur un tract à rédiger ou une manifestation à organiser. On t’écoute mais on ne te trouve pas marrante. Cette table d’hôte(esses), de famille ou de couvent a quelque chose d’attendrissant par sa volonté de retour (?) aux temps anciens et délicieux où le langage ne contenait encore que quelques mots compris par toutes, c’était avant les babels et le vent citadin qui éparpille, on entendait la voix féminine et collective chanter l’hymne à la terre mère et à ses fruits encore intacts.
U est midi, arrivent les habituées, celles qui ne travaillent pas trop loin, celles qui veulent parler d’un projet et celles qui viennent pour voir comment nous sommes. Cette tablée de dix à vingt femmes, tantôt calme, tantôt très bruyante, est un des fleurons de la Maison des femmes. Dont les fleurs sont uniques, multicolores et multiples. Foisonnantes. Des femmes et des femmes. Qui jettent leur chandail au loin, se débarrassent. Se jettent dans les bras l’une de l’autre. Et toi ! Toi aussi ! Retour à l’Une primordiale à travers le gazouillis de nos secrets mal gardés.
Le soir, Monique cherche tous les prétextes possibles pour ne pas manger à la Maison des femmes : régime alimentaire draconien, dépression maritale chronique, devoirs et leçons des enfants, liens divers, qui sont de vraies raisons mais cachent une sorte de panique. À la tombée de la nuit, sous la lumière parcimonieuse des abat-jour en demi-lune, jointe à une vague odeur de carottes et d’oignons, la maison se rétrécit et l’on se souvient tout à coup que le monde est fait de bien autre chose. Ce n’est pas qu’il faille tout le temps des hommes partout. Mais des femmes, le soir, c’est parfois un peu triste, pense Monique qui vient d’abandonner, la mort dans l’âme, celles qui préparent le souper. Y aura-t-il du monde ? Il fait tellement gris-noir dehors… Si tu restais, Monique ? Pourquoi ces remords, se dit-elle et elle emmène, le long de l’interminable couloir, un sac d’ordures qu’elle abandonnera à la porte. Elle p. 50 y allume les lampes. On sonne. C’est une femme rencontrée lors de la Journée des femmes, elles s’étaient alors parlé quelques minutes.
— Je viens vous dire un petit bonjour.
— Quelle bonne idée ! J’allais partir, mais entrez, on va bientôt servir le souper.
— Si vous partez, je n’entre pas, je ne connais que vous, je venais en passant.
Elles marchent vers le métro. Une femme qui reviendra peut-être encore une fois et puis ce sera fini, Monique le sait. Un jour, elle est venue dans l’après-midi, on a fait du café, c’était le jour de fermeture de son magasin. Elle est large d’épaules, la cinquantaine, une femme qui a su s’en tirer. Dès qu’elle a pu travailler, une fois ses enfants élevés, elle a laissé tomber un mari violent. Les enfants n’ont pas compris. Ils ont dit : Maman, à l’âge que tu as et après tout ce que tu en as vu, tu aurais pu prendre patience. Pour eux, vieillir c’est aussi se résigner. Mais elle voulait précisément commencer à vivre. Ce qu’elle a fait. À la force des poignets. Aussi trouve-t-elle les autres femmes un peu molles. Elle fait penser à Hortense, une femme qui venait tout au début. Elle aussi avait cru nous découvrir comme ses semblables, à la Journée des femmes, et puis ce n’était pas ce qu’elle croyait. Au lieu de lutter chacune pour notre propre existence, nous intellectualisons les luttes, nous les généralisons, nous ne voyons pas la vie comme elle est : un combat singulier. Nous ne sommes pas assez sûres de nous, ni assez fières, dit cette femme, nous ne connaissons pas le prix des choses. Hélas, elle représente le genre de femme que la Maison des femmes ne supporte pas, qu’elle éjecte avec froideur. Une femme individualiste.
Monique ne peut s’empêcher de la trouver exemplaire. S’il n’y avait pas de temps à autre une championne de la lutte solitaire, d’où saurions-nous que les femmes peuvent s’en sortir malgré tout ? Cette femme suit des cours d’anglais, le soir, après la fermeture du magasin, pour aller voir sa fille en Amérique. p. 51 Sa fille qui est en stage de médecine. Sa fille qui sera quelqu’un. Nous, nous méprisons les gens qui ont de l’ambition. Nous sommes collectives. Quand elle aura compris ça, la femme ne viendra plus nous voir.
— Tu ne devrais pas retenir des femmes comme ça, Monique, à quoi ça sert ?
— Une femme qui vient chez nous, il faut quand même lui parler, l’écouter ? Pourquoi s’appeler Maison des femmes si nous savons déjà que peu de femmes vont trouver grâce à nos yeux ?
— C’est une Maison pour devenir des femmes, dit Louise. C’est ça que nous avons mis dans les statuts que nous avons déposés au ministère de la Culture française. Ici, on devient les nouvelles femmes, les femmes.
Vers 8 heures, c’est le plus beau moment de la journée. La sonnette marche tout le temps, une femme s’élance à la rencontre d’une autre comme au jeu de barres, toutes arrivent dans le bistrot, toutes parlent à la fois, on échange des livres, on signe des pétitions, on boit du vin grec, bientôt les réunions vont commenter. On se distribue les salles et le bistrot redevient beaucoup plus calme, à moins qu’un groupe s’y réunisse, faute de place ailleurs ou parce qu’on préfère ce local, plus chaud que les autres. Les réunions sont très différentes suivant les groupes, suivant les sujets et même suivant les jours. Il y a des réunions avec présidence et d’autres sans. Des exposés et des discussions à toute volée. Des meneuses. Des pagailles. Des femmes assises sagement sur des chaises et parlant tour à tour, d’autres par terre et parlant de la voix un peu exténuée des habitantes de la monde alternative. L’expression corporelle se termine toujours à parler doucement dans l’obscurité, couchées sur le tapis. C’est le groupe le plus uni.
Il était naïf de croire que toute femme qui échange une carte « je participe à la Maison des femmes » contre une somme p. 52 modique, allait par le fait même se sentir co-responsable de toute notre organisation, y compris la vidange des cendriers, la fermeture des radiateurs et des portes… Cette même femme ne va pas nécessairement s’emballer pour le ciné-club ni s’engager à trouver une maison pour abriter les femmes battues. Elle va encore moins se charger d’acheter des nouilles, du café et des timbres. Elle va peut-être se déclarer incapable de rédiger en termes tout simples le témoignage intéressant qu’elle vient de nous donner. Dire sa sympathie, son admiration même ! Oui. Son étonnement devant notre manque d’organisation, aussi. Prendre sa part ? Je n’étais pas venue dans cette intention… Laissons-lui sa liberté tout de même ! Il a donc bien fallu que certaines d’entre nous se chargent des besognes essentielles. Nous appelons ces femmes « les permanentes ». (Voir p. 191, Annexe no 2, « Les permanentes, leurs horaires et attributions ».) Nous aurions pu les nommer « indéfrisables », c’eut été une façon de reconnaître leur constance, et peut-être la charge leur en aurait-elle paru moins triviale.
— Si au moins nous cessions de supplier ! dit Monique. C’est tellement déprimant, au moment de se quitter, de parler encore cendriers pleins et bouteilles vides ! J’aimerais mieux inventer quelque chose : faire un mont de mégots au milieu du tapis, ou bien couper le courant, enfermer les femmes jusqu’à demain matin…
— Tu ne trouves pas que tu es un petit peu sadique ?
— Pas spécialement. Je trouve qu’on s’use à demander des choses, on s’y est usée toute sa vie, alors recommencer ça ici. Laisser tout en plan pour aller se coucher, n’est-ce pas ce dont on rêve ? Demander à une femme de rincer son verre avant de partir, je trouve ça affligeant. Il y a de quoi s’enfuir. Naturellement, leur demander de prendre en charge un gros morceau, comme l’accueil du soir, ou la confection de la bulletine, ça les inquiète encore davantage.
— Alors ?
— Alors, leur foutre une paix royale et voir comment elles p. 53 évoluent.
— Mais c’est tout vu ! Elles s’en vont en proclamant : on n’a pas besoin de moi à la Maison des femmes. Et à toi on dit : tu ne sais pas te faire aider, tu n’as pas le don du partage des tâches !
En face du bistrot, le local du groupe A. Très accueillant avec ses deux hautes fenêtres et ses murs blancs. Les fauteuils sont un peu défoncés, mais des fois on aime s’enfoncer, n’est-ce pas ? se déposer très profondément. Le plus souvent, elles s’asseyent sur le bord d’une chaise, les femmes qui viennent chercher de l’aide pour se faire avorter. Ce qu’elles souhaitent, c’est en finir, au plus vite, sortir du cauchemar et que la vie soit comme avant.
Ce groupe a fonctionné ponctuellement jusqu’à ce qu’une partie de celles qui l’ont fondé réalise un projet plus ambitieux : ouvrir un dispensaire où l’on ferait des avortements précoces. Celui-ci fonctionne dans une petite maison toute repeinte, à l’enseigne « Collectif Contraception ». C’est là que nous adressons les femmes qui viennent nous trouver suffisamment tôt. Si c’est plus compliqué, il y a parfois moyen de les « glisser » à l’hôpital de la ville. Si le cas est vraiment difficile, il faut encore recourir à la Hollande… Telle est la situation, dans notre petite terre de liberté…
Le local du groupe A est passé au rang de « bureau » de la Maison des femmes. Il semble que le mot « bureau » vienne de bure, étoffe brune. Heureusement, le nôtre n’est pas brun, il a des chaises peintes et d’autres décolorées, une bibliothèque enduite du vert que vous savez et dont le bas est rouge grenat, quelques plantes vertes, une immense radio qui doit dater des années cinquante et un désordre équilibré. C’est là que nous faisons tout. Des comptes, des fiches, des conversations, des confidences, des tracts, des coups de téléphone, des lettres, des riens, p. 54 un peu d’ordre.
Là, des femmes arrivent, intimidées souvent, « assieds-toi », et nous ne savons pas s’il vaudrait mieux dire « vous », laisser cette petite distance, ne pas tout de suite profaner le jardin qui entoure leur âme, leur laisser au moins le temps de s’acclimater à notre cordialité froide. Elles viennent parce qu’elles n’en peuvent plus, nous sommes la dernière porte. (Quand les services sociaux ne savent plus à quel saint se vouer, ils disent « allez à la Maison des femmes ! ») Avortements tardifs, divorces où l’avocat semble soumis à l’adversaire, mises à la rue, mises au ban, désespoirs : « je suis complètement paumée ». Mais parfois sûres d’elles, sûres d’avoir raison :
— J’ai quand même le droit d’être libre !
— Assieds-toi.
Les permanentes de la Maison des femmes ne pourraient pas expliquer comment les heures s’envolent. Au bout d’une journée, elles se sentent vidées comme des femmes au foyer. Heureusement, pour obtenir des subsides culturels, nous sommes obligées de noter toutes les activités. Leur nomenclature nous remonte le moral.
Premier bilan
Tout ce que la Maison a réalisé en sept mois de fonctionnement :
activités hebdomadaires : | rencontres des Cahiers du GRIF Centre de Formation à la responsabilité politique réunions Homo L ateliers manuels cours de self-defense |
bi-hebdomadaires : | accueil du groupe A repas à midi repas le soir accueil pour tout… bibliothèque, documentation |
réunions mensuelles : | À travail égal, salaire égal Women overseas (groupe des féministes de langue anglaise)p. 55 bourse d’échange de vêtements une soirée ou un samedi « ouvert » une soirée mixte action juridique tous les 15 jours envoi du bulletin aux 500 participantes de la Maison des femmes (qui seront 1 000 en 1976) |
activités occasionnelles : | débat des infirmières conférence Gisèle Halimi des films la fête des mères préparation des numéros du GRIF des conférences de presse journée « Amis de Cuba » les « femmes battues » |
Christiane avec Madeleine, Christiane conduisant la voiture, ses cheveux plus clairs que tous les autres, son profil presque sévère lorsqu’il ne s’anime pas, son profil se détachant sur les maisons noirâtres que nous longeons, rue de la Limite, rue des Coteaux, rue de l’Abondance. Christiane aux premiers jours, quand nous ne connaissons pas encore les sens uniques, Christiane et sa voix plus grave que toutes les autres. Tout en bavardant, nous tournons en rond dans ce quartier bizarre, où il y a des murs aveugles qui abritent d’anciens couvents et des entrepôts abandonnés. Des rues qui se racontent une histoire : rue Calvin, rue Luther, rue de l’Inquisition.
Un an a passé, un an seulement et plus jamais, pense Madeleine. Madeleine n’a pas fait partie du groupe A. Avec Christiane, elle avait pensé la Maison. Ensemble, elles l’avaient enfantée au téléphone, puis réalisée avec d’autres femmes, au-delà de toute espérance.
Le soleil du matin plonge dans les rues montantes, les transperce et son rayon s’achève, aigu, sur la vitre et jusque sur la place vide à côté d’elle, et alors Madeleine sait que plus jamais Christiane enfilant la rue Philomène, face à ce brûlant du soleil auquel tu offres tes joues, tes épaules, ta gorge, et lui t’oblige à cligner des yeux. Plus jamais Christiane abordant la rue du Méridien tout éblouissante, y cherchant une petite p. 57 place pour sa deux chevalles bleue. Plus jamais sa clé dans la porte de la Maison des femmes, qu’elle ouvre, ponctuelle, pour y attendre les appels de celles qui ont besoin d’avortement tout de suite.
Madeleine pousse la porte, ramasse le courrier, qu’elle laisserait aussi bien par terre : à quoi bon tout ce bric-à-brac ?
Si on fait les gestes du jour, si on les refait de jour en jour, à son heure, à sa place, n’est-ce pas déjà un peu effacer Christiane ? N’est-ce pas comme si on acceptait qu’un jour, un jour prochain, Christiane sera du côté effacé, du côté invisible, pendant que nous continuerons à boire de toutes nos forces la lumière de ce côté-ci, celui de la terre ferme, celui où l’on peut gravir chaque matin la rue Philomène et l’on se trouve devant notre maison grise, notre maison lépreuse mais vivante, il suffit pour l’éveiller de mettre la clé dans la porte, de ramasser le courrier, de franchir le long couloir et d’arriver, au moment où vibre le premier appel téléphonique, à la porte du gai local où désormais une photographie de Christiane…
C’était le matin du 11 novembre 1975. La grande Journée allait commencer, la télévision était là, avec tous ses fils, ses casques et ses techniciens. Nadine, qui avait pris l’organisation de la Journée en main, était clouée au lit avec 40 ° de fièvre. Madeleine se sentait passablement débordée, le téléphone a sonné, c’était Jacqueline :
— Christiane ne viendra pas non plus. On à découvert quelque chose de très grave.
— Si grave ? Comme ça, d’un coup ?
— Elle était très fatiguée tous ces derniers temps.
Toute la journée, Madeleine fut rongée par ce rat dans le corps, ajouté à toutes les choses indigestes que doivent avaler les organisatrices des grands rassemblements des sœurs. Journée comme un trou noir, les femmes avaient l’air de fantômes gesticulants. Madeleine aurait tout donné pour qu’elles se taisent, qu’elles rentrent chez elles.
p. 58Au dire de toutes, ce fut une Journée réussie. Les groupes de discussion étaient intéressants, les femmes plus motivées. On sentait comme une maturité acquise. Des sujets comme la transmission des rôles masculin et féminin à l’école et dans les livres pour les enfants, la sexualité pseudo-libre des femmes, les pièges du travail professionnel des femmes provoquaient des réflexions et des projets d’action.
Qu’importe. Depuis, nous n’avons plus revu Christiane. Ce fut tout de suite trop tard. Rayons, opération, rayons encore, fatigue extrême, maigreur indicible. « Plus tard, nous disait-on au téléphone, vous viendrez la voir dès que ça ira mieux ».
Le printemps s’annonçait. À certains jours, il fonçait, se foutant des maladies et des malheurs. Il commençait à trôner sur toute la rue du Méridien. On s’y laissait prendre.
Christiane luttait. Ses amies les plus proches, celles qui ont continué à s’occuper d’elle, racontaient. Madeleine l’imaginait, toute recroquevillée, comme ligotée par le mal, elle si grande, si droite, et sa longue mèche blonde, ses yeux d’un bleu fort, son rire sauvage, l’air un peu sorcière qu’elle aimait prendre… Si elle doit nous quitter, qu’elle le fasse sur un balai ! s’écrie Madeleine, qu’elle chevauche le ciel et troue son destin ! Les imprécations n’ont jamais empêché le hasard de suivre sa route. Les idéalistes les plus pures ne l’empêcheraient pas.
Aujourd’hui des femmes vont et viennent dans la maison, qui ne connaissent pas Christiane. Les murs ne leur en parlent pas. Nous non plus. Pas souvent. Il faut avancer.
Nous vous présentons la salle. Grande et blanche, comme vous l’avez appris. Avec des portes de couleur brique et d’immenses fenêtres en verre dépoli. Comparable à une blanche navire, celle qui voyage vers la nouvelle terre, l’Amérique des femmes.
Nous y faisons l’expression corporelle et la self-defense. Dans la bulletine de mars 1976, Elsa explique les objectifs du groupe « self-defense féministe », qui a commencé en mars p. 59 1975 :
« Chacune de nous est exposée à la violence, soit sur le chemin du travail, soit à l’occasion de sorties ou distractions, que ce soit le soir en ville ou à la campagne, à pied ou en voiture (elle peut tomber en panne), que ce soit chez soi, où un inconnu peut s’introduire sous n’importe quel prétexte. Il suffit de lire la presse quotidienne pour s’en convaincre.
Non, il ne nous est permis de sortir seule, de nous arrêter pour admirer un endroit pittoresque, pour rêver, pour savourer le silence de la nuit, pas permis de fuir notre solitude, de lier contact avec des inconnus par le jeu sexuel. Il n’est même pas rassurant, donc pas agréable, de se promener en plein jour, au bois, à la forêt, dans un endroit désert.
La self-defense n’est évidemment pas « la » solution vis-à-vis de la violence. Seul, un changement profond des mentalités pourra y porter remède. C’est toutefois un moyen, utile dans l’immédiat, dont il était intéressant de tenter l’expérience.
Nous avons constaté que l’effet psychologique s’acquiert plus rapidement que nous l’espérions. Il semble que le fait de savoir que la possibilité de se défendre existe suffit à procurer un peu de confiance, à diminuer la peur.
La face négative de l’expérience : le peu de persévérance, la peur de se faire mal ou de faire mal, même un tout petit peu.
Développer sa souplesse, sa rapidité, sa force, son contrôle physique, amène un bien-être dans tout le corps, qui nous est donné par surcroît. » Tous les vendredis, de 18 h 45 à 20 h, dans la Maison des femmes.
Nora, Danielle, Elsa.
Pour l’expression corporelle, nous déroulons un tapis. On s’y couche comme l’enfant dans le sein de sa mère, ou bien de tout son long. On fait des bruits, du silence, des gestes, des morceaux de gestes. On écoute. Nous sommes au soir du commencement du monde. Comme des enfants nouveau-nées, nous jouons. Nous jouons à nous plaire, à nous disputer. Des femmes disent que cela les épanouit très fort, d’autres sont scandalisées par ces enfantillages : c’est vicieux, a dit une femme et elle est partie en courant. Des choses très naturelles, se toucher les pieds, par exemple, et le résultat est extraordinaire : une fille dont la voix te hérisse à tel point que tu n’arrives pas à entendre les mots qu’elle dit, voilà que ses pieds te parlent une langue toute simple, ses pieds ne sont pas du tout sophistiqués comme son visage.
— Quand même, dit Germaine, nos maris rentreraient d’une p. 60 réunion en disant nous avons joué à nous chatouiller les pieds.
— Et les arts martiaux, tu trouves ça plus sain ?
La grande salle, c’est aussi le lieu où nous prenons nos grandes décisions communes. On commence par traîner au bistrot, à parler par petits groupes. Personne n’est pressée de discuter sérieusement, moins encore de s’engager dans de nouvelles activités, même temporaires, comme la préparation de la Journée des femmes, ou d’une manifestation pour la liberté de l’avortement. Donner son avis, passe encore. Mais décider ! Mais agir ! « Il est si tard, presque 9 heures, si on discutait tout simplement, ici, à bâtons rompus, en buvant un verre ? »
— Pas question ! disent les plus sérieuses. Et par petits paquets, on vient s’asseoir dans la salle du chapitre. Au début, personne ne parle. Sauf pour continuer la conversation avec sa voisine. Qui commence ? Qui prend cette réunion en main ? Quelles seront nos « dirigeantes », ce soir ? Personne ne veut jouer ce rôle, alors l’une dit : il faut bien que quelqu’un commence, et c’est lancé.
Il s’agit par exemple de savoir si nous allons accepter la présence des hommes dans la maison ? Parfois ? Jamais ? Certaines trouvent que la question ne se pose même pas : c’est jamais. D’autres trouvent qu’elle ne se pose évidemment pas : c’est toujours que des hommes doivent pouvoir entrer ici, ou bien nous allons nous enfermer nous-mêmes dans un ghetto sexiste.
— Sexiste ? Nous le subissons, le sexisme, nous ne l’inventons pas.
— Mais nous l’entretenons.
— S’il faut reprendre tous les arguments du féminisme de A à Z, j’aime mieux vous dire que nous allons y passer la nuit !
— Encore cela serait-il ! Il s’agit d’un point très important !
— Alors, on vote ?
— Il n’en est pas question. Pour une réunion avec vote, il faut prévenir à l’avance.
p. 61— Pour que vous ameniez vos copines ?
Nous ne votons jamais puisque le nombre de femmes participant à la Maison des femmes est indéfini, de même que le nombre de femmes responsables. Nous prenons les décisions à main levée, mais seulement à titre indicatif. Et à l’essai.
Dans cette salle aussi, les conférences de presse, les proclamations, les films-débats. Plus tard, des expositions. Là viennent aussi les vedettes du féminisme. Il nous faut parfois rehausser notre image de marque. Gisèle Halimi, Luce Irigaray, Erika Kaufmann, Hélène Cixous. Ces soirs-là, nous nous ouvrons au public des grandes premières : ethno-socio-linguistes de tout poil (beaucoup de poils) venant relever sur le terrain les mœurs et usages féminoïdes. Comme notre glorieuse sœur invitée est souvent leur consœur ès sciences, plus ou moins transfuge, ils la surveillent en lui posant des colles. Nous sommes mal à l’aise. Souvent peu qualifiées pour la défendre, nous avons le sentiment d’avoir attiré notre amie dans un traquenard, mais les organisatrices de ce genre de rodéo pensent que nous en sortons victorieuses. Pensent que les attaquants s’en retournent la queue basse. Nos couloirs sont trop sombres pour en juger.
Un groupe d’hommes, le Front des pères abandonnés, avait demandé à pouvoir exposer son point de vue dans la Maison des femmes.
— Mais bien sûr ! avons-nous dit, nous ne sommes pas les sectaires que vous croyez.
Ils n’étaient pas nombreux. Pas non plus très à leur aise. Sommes-nous vraiment si effrayantes, une fois rassemblées dans cette Maison ? Il semble. Toujours est-il que nous avons eu le sentiment qu’il nous fallait commencer par les réconforter — sentiment féminin mais parfois juste. Tania, qui n’a pu jusqu’à ce jour réaliser sa vocation de tenancière de bar, les a pris sous son aile et regonflés à la bière. La discussion n’en a pas moins été pénible. Ces pères se sentaient frustrés à un point p. 62 inimaginable. De vrais martyrs. Avoir fondé un foyer, avoir travaillé à la sueur pour nourrir sa petite famille et puis s’entendre dire un jour « merci bien » pour quelque petite broutille, quelque écart coutumier de l’espèce… Se retrouver à la rue, n’ayant plus, pour toute paternité, qu’une obligation alimentaire et un droit de visite ! Nous avions pitié et en même temps, nous ne pouvions nous empêcher de rire : quelques hommes punis par leurs propres lois face à des milliers, des millions d’impunis… il n’y a vraiment pas de quoi fouetter un chat. Ils auront pensé : les femmes sont dures.
Nous n’avons rien contre les hommes, avions-nous écrit dans notre Petit Livre Rouge des femmes. Précaution épistolaire qui n’en dit pas moins. Pas moins que ceci : la guerre des sexes est une réalité. Cela existe depuis toujours. Cela dort lorsque les femmes dorment. Se réveille lorsque les femmes se lèvent.
Que des femmes sortent et se rassemblent dans une Maison des femmes, aussitôt les hommes se sentent agressés et partent en guerre défensive. Pour eux, insoumission — agression. Que nous nous dérobions à leurs lois natalistes et à leur « éthique » de la vie embryonnaire, que nous refusions le viol avec violences et aussi le viol avec chantage, pour eux ça veut dire : guerre ouverte.
Peut-être un jour et avec certains d’entre eux pourrons-nous parler de cela calmement, mais pas aujourd’hui. Les meilleurs n’arrivent pas à comprendre, les plus ouverts nous piègent avec, comme on dit, les meilleures intentions du monde. Lorsque, pour prouver sa largeur de vues, un médecin déclare à la télévision qu’il trouve tout normal qu’une femme demande à se faire avorter pour partir en vacances, il soigne son image de marque mais il ne sert en rien la cause des femmes. Les femmes, révulsées par de telles niaiseries, ne vont-elles pas se remettre à voter pour le parti conservateur, dont la paternelle sagesse va les protéger contre leurs libérateurs trop excités ?
p. 63Nous n’avons pas besoin de libérateurs mais d’hommes qui puissent supporter le changement.
Et nous avons limité la présence des hommes dans la Maison des femmes. « Le mardi et le jeudi, la maison appartient aux femmes seulement. » Une petite affirmation de ce genre n’est pas anodine. Non seulement elle vexe beaucoup d’hommes mais elle écarte de nous bien des femmes. Notre fermeté leur fait peur. Alors, elles cherchent à nous troubler en nous faisant une réputation épouvantable. Des femmes qui n’ont jamais mis le pied dans la maison affirment qu’il y règne une atmosphère feutrée : c’est faux ; que nous avons des manières arrogantes : c’est moins faux ; qu’il y a souvent de l’orage dans l’air : ce n’est pas faux non plus. La Maison des femmes n’est pas un paradis, c’est un lieu d’action et donc d’affrontement.
Quant aux hommes, habitués de tant de lieux où nous n’avons pas accès : cabinets ministériels et d’industries diverses, clubs d’escrime et d’autres sports, centres de pensée et d’idéologie péremptoires, voient-ils se fermer devant eux une seule petite porte violette, aussitôt les voilà scandalisés, outragés par notre déclaration de guerre non motivée, nous qui par ailleurs nous étions parfois montrées intelligentes, douces, compréhensives…
Pour panser leur chagrin, pour apaiser la colère des femmes qui se sont senties obligées de nous quitter par solidarité avec le sexe fort opprimé, nous avons écrit dans la bulletine, en janvier 1975 :
La Maison des femmes est un lieu pour les femmes.
Au commencement, des hommes sont venus nous donner un coup de main pour la plomberie, l’électricité, la peinture. Cela nous a bien aidées, car nous n’aurions pas eu le temps de tout faire.
Mais maintenant, nous voudrions que notre local puisse être habituellement réservé aux femmes. Car nous formons plus de la moitié de la population. Et nous avons besoin de nous réunir pour nous connaître, pour parler ensemble de ce qui nous concerne. Il y a un tas d’endroits où les hommes peuvent naturellement se réunir entre eux. Ils y sont habitués depuis toujours. Pour nous, ce sera la première fois.
Nous aimons aussi nous réunir avec des hommes. Alors, nous allons au café du coin ou bien dans nos maisons familiales. Dans la Maison des femmes, nous avons besoin d’être entre nous pour p. 64 devenir nous-mêmes, pour découvrir notre langage à nous, notre pensée, notre force, notre assurance. C’est comme un atelier d’apprentissage.
Nous serons heureuses d’y accueillir des hommes à certaines occasions, lors de réunions qui les intéressent ou bien une fois de temps en temps, le premier vendredi du mois, par exemple, où nous proposons un souper pour tous. (L’expérience ne fut pas heureuse et très vite abandonnée. Les maris et amis se sentaient invités, « pots de fleurs », comme nous à leurs réceptions professionnelles : ils parlaient voitures. Bref, un raté total.)
Un jour, il n’y aura plus besoin de féminisme ou de Maison des femmes parce que nous nous sentirons les égales des hommes et les hommes aussi nous considéreront comme leurs égales. Ce sera la nouvelle monde.
Cette monde-là, elle est loin encore. Des fois, nous la simulons pour accélérer sa venue. Réunies sous nos lampes bariolées, nous nous écrions : qu’on est bien ! Mais nous savons que notre île prend eau, certaines s’accrochent aux fils électriques, d’autres ont déjà loué des barquettes pour s’enfuir à quelques-unes vers d’autres îles.
Thérèse dit :
— C’est toujours la même chose. Ils sentent que nous sommes ici réunies, alors ils crient, ils clament notre désertion, tout argument leur est bon pour nous faire rentrer. Parce qu’ils sont certains d’avoir le droit de nous bloquer dans la forteresse, dont les murs n’ont pas du tout été érigés pour nous protéger mais pour nous enfermer.
Monique dit :
— C’est vraiment comme ça. J’ai le droit de venir ici un jour par semaine. Pour venir un deuxième jour, je dois ou mentir ou me justifier : c’est important, ce que nous faisons, dis-je, c’est un vrai travail ! Des fois, ils sont fiers de nous, ils disent à leurs amis : nous, nous avons des femmes vraiment extra ! ça vaut la peine de vivre avec des femmes pareilles ! On ne sait pas ce qu’ils pensent. Ils souffrent. Ils croient qu’ils souffrent. Ils décident qu’ils souffrent.
Thérèse dit :
— On devrait partir, avoir le courage de partir. Pourquoi acceptons-nous encore cet enfermement ? C’est de la lâcheté.
p. 65Monique dit :
— Partir, j’y ai pensé des fois mais pas sérieusement. Mon pacte est trop profond. Et suffisamment respecté. Je tire sur la corde mais je suis décidée à ne pas la briser. Quand une femme ds : la Maison des femmes arrive en disant : je suis partie, et bien, je suis terriblement fière d’elle, je trouve qu’elle nous libère toutes par son honnêteté, son courage. Mais si je connais l’homme qu’on laisse, j’ai comme un remords. Comme si nous avions encouragé une solution facile : partir. À ce moment-là, il est le plus faible, il ne comprend pas ce qui lui arrive, il est si peu conscient, si peu coupable finalement.
Thérèse dit :
— Je ne dis pas qu’il est coupable. Je dis que je ne peux plus. J’éclate. Tu ne peux pas savoir. Je me déteste à cause de ce poison que je tourne en moi. Je pleure mais j’ai envie de vomir. Je voudrais me laver, me laver, me laver. Je rêve d’une mer immense, je marcherais jusqu’au bout des isthmes et des îles. Et seule.
Madeleine raconte :
— Hier, il est venu une femme, mariée depuis deux ans. Elle est décidée à refaire sa vie, dit-elle. Comme tant d’autres, elle vient nous demander comment elle peut quitter le domicile conjugal sans que cela se retourne finalement contre elle. Il boit et il est violent quand il a bu. Ils ont eu un accident de voiture lorsqu’ils venaient de se marier. Il en a gardé des maux de tête atroces. Boire le soulageait. Ses parents étaient consanguins, certains de ses frères étaient malformés, alors lui, il ne voulait pas d’enfants, a-t-il dit un peu plus tard. À quoi bon être mariée si ce n’est pour avoir des enfants ? dit-elle. Elle a les joues rouges et les seins qui appellent le lait. Après son divorce, elle compte bien faire un vrai mariage avec quelqu’un de normal et avoir les enfants qu’elle veut. Elle ne sera pas aussi bête que sa tante qui a 47 ans : son homme vient de mourir, elle se retape à vue d’œil mais elle a eu six enfants !
Madeleine admire la jeune femme intrépide. Mais elle ne p. 66 peut s’empêcher de penser au garçon, qui avait cru s’en sortir en épousant une belle jeune fille. Même sans le bête accident cela n’aurait pu marcher puisque lui avait du mauvais sang dans le corps, puisqu’il n’aurait pas dû naître, puisque ses parents n’auraient pas dû se marier ensemble. Maintenant il va d’un café à l’autre, d’une femme à l’autre jusqu’à ce que toutes aient compris, alors il sera bon pour une structure d’accueil et puis clochard, un jour on le reconduira dans sa ferme natale, c’est comme un destin qui l’y ramène peu à peu à travers des éléments liquides : bière, gin, excréments, rigoles, pluie, mare. Des eaux perdues le refouleront jusqu’au ventre maternel mais celui-ci est tout racorni et finalement sa mère le laissera tomber sur le fumier devant la ferme, là où trente ans plus tôt, elle avait jeté son placenta.
— Fais attention, Madeleine ! À brosser tes petits tableaux idylliques de la vie, tu vas perdre ta force révolutionnaire !
— Mais pas du tout. Je ne suis pas obligée de devenir abstraite et partisane pour rester combative. Je suis tout à fait d’avis qu’il faut profiter de la crise dans la société des hommes pour la détruire et la reconstruire patiemment. Simplement, je vois qu’il y a du déchet. La faiblesse des révolutionnaires, c’est de ne pas admettre qu’ils produisent du déchet. Lorsque nous sommes les femmes ensemble, nous voyons clairement les raisons de nous battre. Même quand nous ne nous rassemblons qu’au téléphone, comme les hirondelles sur le fil, et que nous nous parlons deux à deux en disant « ils », nous sentons monter, comme une flamme en nous, l’ardeur des grands combats. « Ils » te font l’amour n’importe comment, sans même te demander si tu as envie, et ils te le donnent au compte-gouttes pour les dépenses du ménage, jaloux si tu réussis quelque chose par tes propres forces, et crétins avec ça, entêtés, et des idées d’avant-guerre pour élever les enfants, et si tu dis un jour que tu en as vraiment marre, ils te demandent si tu ne ferais pas mieux d’aller chez le médecin, question hormones ou quoi, ils p. 67 t’obligent à y aller, ils en parlent à ta mère. En gros, ils sont tous comme ça. Avec des nuances. Des circonstances et des excuses. Si nous commençons à les nuancer, nous n’aurons jamais le courage de nous battre. Il faut que nous les pensions en gros et pas du tout comme la somme de nos amis singuliers, il faut que nous les massifions comme espèce dominante, qui a pris, sans le savoir peut-être et sans le vouloir, en chaque individu, les caractéristiques du dominant. Si nous les regardons un à un, nous sommes perdues. À moins qu’il ne s’agisse réellement d’un spécimen monstre. Mais s’ils sont « normaux », alors ils arrivent à nous immobiliser par une sorte de glu affectivo-spermale qui constitue, avec la cuisine et les enfants, notre prison sans barreaux, notre cage avec téléphone.
— Ouvrir la maison aux hommes, dit Madeleine, ce serait comme les reprendre encore une fois dans notre ventre.
— Moi, je ne suis pas mère, dit Josine.
— Cela ne te met pas à l’abri. Tu ne refuses pas de le devenir, alors tu leur es déjà un peu une maison… Toutes ces églises que les hommes ont construites, ces monuments et citadelles, c’est pour remplacer notre ventre, mais ce n’est jamais assez ! S’ils osaient, ils tapisseraient de notre peau les murs.
— On dirait que tu as pitié ?
— Je m’en défends, mais il y a de ça, avoue Madeleine. Je trouve qu’ils ont pris du bon temps sur notre dos, mais les choses ne sont jamais si claires que les paroles qui les expriment. Tu sais ce qui serait nécessaire : être un homme, cinq minutes. Le temps de se rendre compte de ce que c’est. Alors cesseraient les chantages.
— Moi, je suis comme je suis. Et je ne me demande pas tellement ce qu’ils éprouvent. Je les accepte. Qu’ils fassent pareil !
Des fois, nous déjeunons dans la cour, il y fait tellement plus doux que dans nos salles. L’air de la rue aussi est souvent plus chaud, plus enveloppant que l’atmosphère enterrée de nos p. 68 trop hauts murs. Des fois, tu franchis le seuil et l’air du dehors s’engouffre en toi comme quelque chose dont tu avais immensément soif sans le savoir. La ville. S’il n’y avait pas la maison domestique où tu es requise et qui t’appelle de façon encore plus pressante que la Maison des femmes, tu te laisserais emporter vers la ville, tu irais t’asseoir entre les gens qui n’ont d’autre projet que de ne pas en avoir. Tu marcherais, les frôlant pour devenir chacun d’eux, pour devenir parmi eux cette petite tranche de film, Agnès Varda filmant les jambes fermes ou lourdes qui traversent la place de la Monnaie à cinq heures, tu achètes une gaufre, le marchand n’a guère changé car c’est son fils, tu la manges sur un banc, c’est tout autrement qu’on te parle sur les bancs aujourd’hui, ton aujourd’hui personne ne voudrait te le voler, tu n’as plus l’âge des conquêtes mais celui des présences affectueuses : bien volontiers, monsieur, je suis à pour ça, dites n’importe quoi, dites ce qui vous fait du bien, pour moi c’est sans importance, je mange ma gaufre, elles n’ont plus le goût qu’elles avaient, pourtant le monde est pareil, vous ne trouvez pas que nous sommes toutes tellement pareilles ? Figurez-vous, il m’arrive d’aller dans une maison où nous prétendons tout refaire, nous avons commencé par peindre les murs, maintenant nous lavons les femmes de leur peau d’esclave, après nous gratterons les hommes, oui, c’est une entreprise énorme, nous avons tous les courages, nous allons retourner la monde, on ne verra plus ni imperméables ni écharpes, les automnes seront chaudes, les femmes resteront jeunes sur tous les bancs et personne ne voudra du mal à personne. (Isaïa, XIII, 39.)
Christiane est morte hier après-midi. On nous le téléphone ce matin. Horreur et soulagement. Ce qui devait arriver l’est. Ce qu’on attendait — on appelle ça la délivrance — eh bien, on l’a. Il n’y a plus qu’à faire les derniers gestes, vous connaissez, puis on apprendra à oublier.
Nous sommes en mai, il a fait beau tous ces jours-ci, Luce p. 69 dit que, dans son quartier, les femmes sont sur les terrasses et les enfants jouent dans les jardins. Luce connaissait bien Christiane puisqu’elles habitaient la même rue, c’est comme ça qu’elle a été avertie la première, alors elle a fermé la porte de la terrasse pour ne plus entendre les enfants. Elle n’a rien dit aux voisines, en ville, ça ne se fait pas, on ne vivrait plus si on devait tout savoir. Christiane a écrit elle-même ce qu’on mettrait dans le journal, c’est toujours comme ça qu’elle fait : organiser les choses pour qu’on ne se mette pas à hésiter, à risquer de ne pas tomber d’accord. Voici le texte :
Christiane est décédée le 10 mai 1976.
Elle souhaite que tous se retrouvent à la liturgie qui aura lieu à Waterloo, en l’église Saint-Joseph, le jeudi 13 mai 1976 à 18 heures. Selon sa volonté, son corps a été légué à l’université. Christiane serait touchée par le geste de ceux qui, désirant montrer leur sympathie par des fleurs, en verseraient le montant aux « Amis du Collectif Contraception ». Le présent avis tient lieu de faire-part,
Le dernier message de Christiane. Elle serait touchée, dit-elle. C’était sa manière. Faisant aux gens cette confiance, leur donnant l’occasion d’un geste. Le Collectif Contraception, c’était son projet, son œuvre. Elle s’en est occupée jusqu’à ce qu’elle n’ait plus aucune force dans le corps. Et maintenant elle force gentiment ceux qui préfèrent se détourner des problèmes de l’avortement à y être attentifs, au moins un instant, au moins par quelque aumône,
Christiane nous invite dans l’église. Parce que sa famille est pratiquante et c’est elle qu’il faut consoler et puis Christiane pense que les idées, les croyances et les non-croyances n’ont pas beaucoup d’importance. Souvent, elle s’étonnait de nos discussions, de nos divisions. Alors qu’il y a tant à faire pour aider les femmes, alors que toutes nos forces réunies n’y suffisent pas !
Mourir à 38 ans. Quitter la vie alors qu’on l’aime, qu’on est active, confiante, intrépide. Pourquoi pas une autre d’entre nous ? Une plus faible, une plus sombre, une moins nécessaire ? Nous nous demandons comment nous pourrons continuer sans p. 70 elle, mais déjà nous le faisons. Déjà on ne pensait plus à elle chaque jour, même pas chaque mardi, son jour de présence à la Maison des femmes, et maintenant cela ira encore plus vite. On a beau dire un tas de choses, les gens qui sont partis s’effacent. Des fois, ils apparaissent, vous traversent avec violence. Et puis repartent. Reviennent de moins en moins. Aujourd’hui, c’est Malraux. On te ressuscite avant que la terre ne se tasse. Et puis on laisse aller. L’enterrement a eu lieu un jeudi qu’il faisait très froid. Nous mourions de froid. Nous y sommes allées à quelques-unes depuis la Maison des femmes. Nous aurions mieux aimé rester là, à parler de Christiane, ç’aurait été notre cérémonie. Nous sommes trois femmes dans une voiture, nous roulons vite parce que Nina doit lire un texte et nous avons traîné pour partir, nous roulons vite et sans parler dans la forêt renaissante, nous allons au rendez-vous de Christiane. Presque pleine déjà, l’église resplendit de cierges, de fleurs blanches. Une invention de Christiane. Un instant, ce fut comme si elle était vraiment là, nous ne pouvions la voir à cause des arches et des ombres, mais nous la sentions proche et tellement centrale, oui, au centre exact de ce temple et de ce chœur, au centre de la foule d’amis rassemblés autour d’elle. Devant la famille, autour de ce point zéro qui la représente, à la place désignée par Christiane pour nous, les femmes du mouvement, nous formons un rempart effrayé. Nous n’avons pas la solidité nécessaire. Dans les mouvements militants, on ne peut pas penser à la mort, on la refuse comme un accident individuel et qui n’a rien à voir. Derrière nous, la famille, les amis de la famille ont sûrement des airs plus adaptés. Il leur arrive souvent de franchir le seuil de l’église pour l’un ou l’autre dont l’âme a quitté le corps. Les familles sont la résine qui tient les morceaux ensemble. Les églises aussi. La voûte des églises. Dans un coin, des filles jeunes forment une chorale à la manière de Sœur Sourire (celle qui chantait la joie du bon Dieu dans un couvent à trois pas d’ici, qu’elle a quitté et qu’est-elle devenue ?). Ce chant nous énerve. Nous sommes mal p. 71 préparées. Nous ne nous étions pas du tout préparées. On lit des textes qui parlent de paix. Si au moins on chantait encore les vieilles terreurs en latin, si au moins les chantres pleureurs faisaient encore leur office ! Ce n’est pas effacer la mort qu’il faut faire, c’est la déployer. Nous avons le droit d’être furieuses. Révoltées. La mort nous a volé une femme.
p. 72Passer une journée entière dans la Maison des femmes est épuisant, même si c’est par moments drôle et toujours « formatif » ! Quand Louise sortira, à onze heures du soir, il y aura 13 heures qu’elle se trouve là, elle aura la tête complètement vide et le sentiment d’un inachèvement atroce. Lorsqu’elle arrive, à dix heures, il y a déjà deux filles qui essaient d’ouvrir la porte. Cela ne marche pas. La porte a été forcée et nos clés ne marchent plus normalement. Il fait un petit vent glacial.
— Allons toujours boire un oxo au café du 7e Art. Peut-être quelqu’une va-t-elle arriver avec une meilleure clé.
Nous sommes d’autant plus pressées de nous éloigner de cette porte récalcitrante que le téléphone sonne et resonne. Une femme en détresse.
— Non, dit Francine, c’est ma mère qui appelle depuis l’Allemagne, je lui avais dit que je serais là à 10 heures.
Comment savoir qui téléphone ? La mère de Francine, vraiment ? ou bien une femme qui comptait sur nous de façon pressante et nous voici infidèles. Parce que nous sommes incapables d’ouvrir une porte. Au lieu d’appeler le serrurier, la police, l’employé communal, nous attendons. Nous attendons que le ciel nous dépêche un homme. Le voici qui s’amène en tangant et le visage jovial, c’est le secouriste, notre voisin de palier. Qui sort une clé de sa poche et ouvre en moins de deux.
p. 73Il fallait soulever la porte en même temps qu’on tourne la clé dans la serrure. Nous le remercions à peine car il n’est déjà que trop satisfait. Content de voir « une brochette » de filles et content de nous avoir été indispensable. Les hommes ont déjà reçu leur récompense.
Nous essayons d’oublier l’épisode des clés et nous ouvrons le courrier en attendant que le téléphone se remette à sonner. Colette parle de son chat. Quand elle est énervée, quand les objets semblent la narguer alors qu’elle est déjà tellement secouée par ses enfants, elle se raccroche à l’affection du chat.
— Tu crois qu’il t’aime vraiment ? dit Louise.
— Il est beau. Il ne fait pas de bruit. Il ne m’embête pas.
Aux premiers jours, lorsque faute de mieux nous rincions les gobelets en plastic de la troupe de théâtre pour étancher notre soif. Colette disait non merci.
— Non. J’aimerais encore mieux boire à l’écuelle du chat. Les gens ont un tas de microbes, surtout ces temps-ci. Mon chat est très propre.
— Tu aimes quand même les gens ? demande Louise.
— Des fois, oui, mais pas tout de suite, ou alors d’un coup, si quelque chose me séduit très fort. Il y a des gens que je n’aime pas.
— Mais les femmes ?
— Les femmes, c’est pareil.
Peu à peu, comme elle l’avait promis, Colette va s’y mettre. Elle va ressentir notre misère commune — qu’elle avait déjà connue toute seule mais plutôt comme une malchance dont elle s’était bien tirée à force d’énergie — elle va comprendre combien il nous est nécessaire d’être solidaires entre femmes, au-delà de toute animosité ou préférence.
Colette ressemble à une fleur pâle, qui ne demande qu’à s’ouvrir à la chaleur de nos mots, à la gaieté de nos yeux, mais qui au moindre contact un peu rude se referme. Un tas de fois, Colette a dit « je ne viens plus » et ce furent des heures au téléphone pour ouvrir à nouveau chaque pétale. Louise, la p. 74 joue enfoncée par la pression du cornet noir, souriait à la vue téléphonique de son œuvre : le visage de Colette, rosé, presque joyeux, se redressant sur la tige frêle et la voix qui était devenue grinçante, redevient chaude, bouillante même, mais toujours trop aiguë — et c’est à cela qu’on devine qu’un jour ou l’autre cela va se briser quand même. (Colette est partie comme elle était venue, discrètement. Un jour que nos disputes sordides lui ont fendu l’âme. Elle n’aurait même pas pu les répéter à son chat, elle était devenue inconsolable. Nous faisons semblant de l’oublier mais nous restons marquées de cette crevasse dans nos murs intérieurs.)
Avec Colette, on commençait toujours par parler un tout petit peu des enfants. Des grands enfants qui couraient les déserts sans donner signe de vie.
— Mais puisqu’au désert, comment voudrais-tu ? dit Louise, le désert est sans courrier ! Des fois, Louise pense : qu’ils y meurent, puisqu’ils ont voulu y aller, qu’ils y meurent de soif et nous les oublierons peu à peu. Naturellement, ce ne sont pas des choses à dire à Colette.
— Tu sais, dit Louise, les voyages, c’est précisément fait pour briser le cordon ombilical, alors ils ne peuvent pas écrire.
— On voudrait quand même savoir. Ils pourraient envoyer la carte vide, simplement adressée et timbrée. Je n’en demande pas davantage : savoir qu’ils vivent. Parce qu’aux Indes, pour les maladies, toutes ces maladies de jeunes, c’est beaucoup plus dangereux qu’ici, tu le sais.
— Il fera des anticorps.
— On voit que ce n’est pas le tien !
— Moi aussi je me tracasse pour des Indes, même si elles sont indigènes, même si l’évasion a lieu à deux rues d’ici, alors je dis n’importe quoi, tu comprends.
Elles se regardent et passe entre leurs yeux le bel enfant blond, à l’âge où il devient petit homme, demain tu seras comme papa.
— Tu veux une cigarette, dit Colette.
p. 75Anne-Thérèse arrive. Anne-Thérèse raconte et c’est pareil. À quatorze ans, l’enfant première née claque la porte et les parents se trouvent face à face dans le nid abandonné, saccagé. Aussitôt, lui transforme sa douleur en colère : c’est de ta faute, tu l’écoutais, tu ne lui disais pas qu’elle était folle, tu ne l’obligeais pas à obéir. Elle te parlait et tu ne me disais rien. Il se sent terriblement seul. Seul à vouloir sauver le monde, les valeurs, les règles, les réalités, le sens commun. On dirait que toutes les femmes sont devenues folles en même temps. Elles se mettent à contester avec les jeunes et plus encore qu’eux. Elles disent : des études pour quoi faire ? pour faire de la fille une secrétaire, et du garçon un bourreau de secrétaires ? Oui, nous sommes lasses d’un monde que nous n’avons pas fait, nous sommes lasses d’y engager aveuglément nos enfants.
— Tu veux un petit café, Anne-Thérèse ?
— J’aimerais encore mieux être seule avec les enfants.
— Ne crois pas ça, disons-nous, ne risque pas l’expérience. Tu serais seule à représenter tout le champ du territoire à conquérir, ou à rejeter. Maintenant, tu as le rôle sympathique, puisque lui tient à son rôle de chef. Puisque nous vivons dans un monde de chefs, il faut bien que ce rôle-là apparaisse aux enfants, afin qu’ils s’y opposent et qu’ils s’endurcissent pour la lutte.
— Une voisine me disait, dit Louise, combien son mari ne comprenait rien, mais rien du tout aux désirs des enfants. Pour qu’elle puisse supporter la chose, nous disions alors : c’est parce qu’il est boulanger ! C’est parce qu’il est obligé de travailler la nuit et de dormir le jour. Il a le visage tout enfariné, ses yeux, brûlés par la chaleur du four, ne peuvent plus s’ouvrir vraiment.
Qui n’aurait pas pitié du noble boulanger ? Mais les autres ! Ceux qui ne font pas le doux pain mais produisent le sale argent, la bête école, la basse politique, la vilaine science, l’affreux commerce, les villes invivables et toutes les autres crasses : écrasement des faibles, domination des femmes, tous p. 76 les hold-up petits et grands, toutes les malhonnêtetés, les guerres, les viols et les excisions, ces hommes-là, qu’allons-nous en faire ? Faut-il seulement les quitter ou bien les exterminer ? Ou les chapitrer, les convertir ? Nous ne le savons pas encore, nous commençons seulement à entrevoir la chose, nous n’avons pas pris de décision à ce sujet mais nous voudrions sauver nos enfants.
— Un enfant à Katmandou, c’est peut-être moins grave qu’un enfant futur cadre sup, dit Louise.
— Si seulement il donnait signe de vie, dit Colette.
Le courrier est abondant mais pas fascinant. Risible à côté de nos propres problèmes. Notre adresse est encore si peu connue, nous ne sommes pas encore inscrites au bottin et pourtant arrivent d’innombrables publicités, offres de grossistes en tous genres, qui nous croient « maison de la femme », c’est-à-dire vendeuses de corsets ou masseuses.
D’innombrables professeurs ont choisi comme sujet d’élocution française « l’année de la femme ». Ce qui donne des lettres du genre :
Monsieur,
Veuillez m’envoyer une documentation complète sur tous les problèmes qui concernent le travail féminin. Inutile de me faire parvenir celle qui parle des problèmes psychologiques, car ceci n’est pas l’objet de mon étude.
Je suis élève en 3e année scientifique supérieure B, à l’école des Sœurs de la Croix du Christ, à la rue Sans-Souci, à Farcienne-au-Vent.
Veuillez agréer, Monsieur…
Au début, nous répondions une lettre manuscrite à la jeune fille, lui disant gentiment que nous ne nous appelions pas monsieur, lui expliquant ce qu’était le mouvement des femmes, etc. Comme il y en avait plusieurs du genre par semaine, Colette a fabriqué un petit stencil renvoyant les intéressés à l’Organisation de l’Année Internationale de la femme. Colette a-t-elle eu raison de rationaliser ce petit travail ? D’un côté, oui, car vraiment nous perdions notre temps. Mais n’avons-nous pas perdu par la suite une partie de notre confiance, et en nous-mêmes, et en celles qui s’adressaient à nous de façon plus ou p. 77 moins lointaine ? Ne fut-ce pas là le début d’une certaine bureaucratisation qui aujourd’hui nous effraie ? Nous avions rêvé d’une maison sans machines (ce qu’elle redevient périodiquement à cause des déprédations en tout genre), sans secrétariat, sans fiches, sans carnet de bord… mais seulement des échanges personnels, affectueux, chauds. Or nous avons un tas de registres, un immense fichier et plusieurs petits, nous imprimons un bulletin mensuel de vingt pages au moins, nous classons et déclassons sans fin un tas de papiers, nous faisons des comptes dans le sens vertical et aussi dans le sens horizontal (pour les balances). Nous passons beaucoup de temps à ce travail ingrat et nous en sommes méprisées par les féministes radicales, celles qui veulent tout brûler illico.
Il est midi moins le quart. Louise dit à Colette : il va être temps de préparer les sandwiches, nom d’un petit bonhomme, c’est ce que je déteste le plus au monde, ce que j’évite de faire chez moi et me voici attelée ici…
— Parlons encore un peu, dit Colette, c’est si rare qu’on soit tranquilles.
— Non, ce n’est pas possible, tu sais bien que les premières femmes arrivent à midi, elles ont peu de temps pour déjeuner, il faut que ce soit prêt. Je vais chercher le pain.
— J’y vais avec toi.
— Et si le téléphone sonne ?
— Eh bien tant pis ! Dans les bureaux, on cesse de répondre à midi moins dix.
— Nous ne sommes pas un bureau !
— Pas non plus une pouponnière. Mais regarde-nous, Louise ! deux mères qui préparent le déjeuner des enfants.
— Écoute, arrête. C’est une décision qui a été prise à l’unanimité et nous nous sommes engagées à le faire à nous deux, le jeudi, alors ?
— On vient ici pour être libre et puis on se contraint tout le temps. Autant rester chez soi !
p. 78Elles courent à la boulangerie, de là chez les Turcs pour les olives et les tomates, chez le boucher qui est voleur, mais on n’a pas le temps d’aller plus loin. Bavardage dans les magasins, détente par déversement de la bourrasque quotidienne. Louise se détendrait davantage en regardant les autres femmes qui achètent mais Colette est dans un jour d’épandage. Retour avec les paquets et confection des sandwiches dans la mini-cuisine qui est coincée entre le buffet-bar et le frigo à bières.
— À une fille de 15 ans, tu trouves qu’il faut donner la pilule ?
— Qu’il faut ? Je ne sais pas. Peut-être c’est prudent. Des fois, on laisse traîner des pilules et elles les prennent si elles en ont besoin.
— J’aimerais mieux qu’elle aille chez le médecin.
— C’est ce qu’elle ne fera pas.
— Et le comble, c’est qu’elle n’a pas vraiment envie mais elle trouve qu’elle a l’âge.
— L’âge où nous commencions à mettre des bas et du rouge à lèvres.
— Le plaisir, c’est peut-être d’enfreindre quelque chose.
— Pour être à la fois adulte et libre. Elles veulent faire l’amour pour être adulte mais ne veulent pas s’astreindre à prendre des pilules, elles trouvent ça trop mémère, tu comprends.
— Le monde est idiot.
— Tu crois qu’il faut peler les tomates ou bien on les met comme ça ?
— Nous, si nous avions eu la pilule quand nous étions jeunes.
— Je ne sais pas. Quand on est jeune, on ne veut pas prévoir, on aime mieux le risque que la planification.
Un homme s’encadre dans la porte du bistrot. Louise va vers lui pour qu’il n’entre pas. Car si on les laisse s’introduire, ils se croient maîtres de la place. Il faut tout le temps les tenir p. 79 en respect, surtout celui-ci ! C’est l’ambulancier de ce matin.
— Vous êtes encore là ?
— Je voulais seulement savoir : c’est à vous cette cour, tout à côté ?
— Naturellement, dit Louise, c’est notre jardin. (À l’époque c’était un dépotoir, maintenant, c’est un patio, grâce à l’une de nos fées, qui sait faire grandir des arbres entre des pavés.)
— Moi, dit-il, je trouve qu’une cour, ça devrait être pour tout le monde.
— Cette cour fait partie de nos locaux, dit Louise. Elle est entre notre bistrot et notre salle d’enfants, entre nos fenêtres.
— J’aimerais y faire sécher la grande tente, dit-il. Pendant deux ou trois jours.
— Pendant deux, trois jours, nous pourrions vous la garder.
— C’est que je voudrais aussi y faire des exercices de sauvetage.
Louise bondit. Elle a envie d’enfoncer son tournevis dans sa graisse (un tout petit tournevis qu’elle a toujours dans son sac pour les pannes de serrures et autres éventualités). Non content de rôder devant nos portes, il rêve de nous épater de son savoir de boy-scout, il nous voit toutes aux fenêtres, admirant nos protecteurs bénévoles ! Louise dit : mais vous n’y pensez pas ! Et elle le remballe aussi sec.
— Tu vois que tu es une femme d’affaires, dit Colette quand l’homme est reparti.
— Que veux-tu dire ? dit Louise. Je ne connais rien aux affaires, j’en suis à mille lieues.
— Tu n’hésites pas, tu fonces, tu ne consultes personne.
— Non mais tu nous vois avec ce type et ses acolytes dans la cour ? alors que nous venons de décider pas d’homme ici ! Tu imagines ce que diraient les femmes si nous avions cédé là-dessus ?
— Il fallait leur en parler, exprimer la requête de ce type et puis dire ce que nous en pensions, chacune, et puis voir la décision qui se dégagerait…
p. 80— Mais c’est tout vu ! Si nous n’avions pas dit non tout de suite, il serait revenu à la charge, il aurait prétendu que nous avions fait des promesses… pas vrai ?
— Si, c’est vrai. Dans ce cas-ci, cela me paraît assez clair. Mais des fois, c’est trop vite clair pour toi, tu comprends ? des fois ta clarté t’aveugle. Par exemple, pour le Parti Féministe Unifié : je vois bien les problèmes que cela aurait posés de les avoir ici, mais ce sont quand même des féministes, je trouve qu’on aurait dû en parler davantage, peut-être les prendre à l’essai…
— À l’essai ! Et puis devoir les faire partir après ?
— Comment sais-tu à l’avance qu’on n’aurait pas pu s’entendre avec elles ?
— Je ne dis pas ça. Il faut toujours s’entendre, surtout entre femmes. Mais il y a des choses incompatibles : fonder un parti, c’est absolument autre chose que créer une Maison des femmes.
— S’appeler Maison des femmes et puis écarter d’emblée certaines femmes, des femmes féministes…
— Je sais bien. La chose me tracasse souvent. Je ne suis pas une femme d’affaires. Mais je tiens au projet Maison des femmes. Qui est indéfinissable et pourtant lié à une certaine optique.
— Tu veux dire : a-politique ?
— Non, absolument pas ! Je crois que notre projet est politique. Mais d’une façon subtile. Fondamentale, mais un peu cachée. Au contraire d’un parti, qui, lui, entre dans le jeu politique tout en restant politiquement flou par opportunisme. Nous n’avons pas dit que nous étions contre l’idée d’un parti de femmes. Il aurait fallu voir si c’était réalisable sans transiger sur l’essentiel. Nous croyons que dans l’état actuel des choses, c’est impossible. Un parti doit faire des membres. Et pour obtenir assez d’adhésions, il doit mentir. Même un petit parti. Elles nous auraient dévorées.
— Mais c’est toi qui penses ça ! toi seule ! et tu essaies d’en persuader les autres.
p. 81— Persuade-les du contraire, si tu crois que j’ai tort !
— Oh moi, je n’aime pas me battre. Si vous devenez vraiment trop sectaires, je partirai. À part ça, je t’aime bien, Louise, tu es simple et tu as l’air sincère. Pourtant tu as le don de prendre les gens dans tes filets. À commencer par moi.
Cependant, on s’interroge sans fin, et Marie écrit dans la bulletine, en novembre 1976 :
Qu’est-ce que la Maison des femmes ?
La Maison des femmes, c’est un endroit où des femmes sont ensemble pour faire des choses.
…
Le changement que nous voulons, c’est que les femmes et les hommes ne se pensent plus suivant le schéma habituel mais qu’ils s’éprouvent comme des personnes autonomes, qui ont d’autres rapports entre elles. Profiter de ce qu’on défait la pyramide familiale, pour détruire toutes les pyramides : celles qui tiennent à la naissance, à la culture, à l’argent, à la profession, au sexe !
C’est avec ces idées-là et ces envies-là que nous avons cherché et choisi notre nom : Maison des femmes. C’est gourmand comme nom. Nous sentions bien que ce ne serait la maison que d’un certain nombre de femmes.
Des femmes ont pu croire que la Maison serait un lieu où toutes les femmes qui voulaient se réunir pour faire quelque chose y seraient chez elles. Ce n’est pas ça que nous avons mis sur pied. Ce n’est pas ça non plus que proposent les « Journées des femmes ». Celles-ci ne sont pas des foires ou chacune vient montrer sa marchandise, faire sa propagande et des adeptes pour ce qui lui tient à cœur ou qui lui plaît.
À travers l’expérience Maison des femmes, nous essayons de comprendre ce que nous voulons et ce qu’il nous est possible d’inventer. Nous voulons comprendre ce qu’est l’exploitation des femmes et aussi l’exploitation tout court, y compris celle que nous exerçons nous-mêmes sur d’autres.
La Maison des femmes a son visage, sa personnalité. Toutes les femmes ne s’y sentent pas chez elles. Des femmes, différentes par les inégalités que la société impose et différentes aussi par l’expérience et le caractère, s’y retrouvent. Et alors, ce sont de nouvelles différences qui apparaissent et qui font la maison vivante. Je veux dire, c’est parfois cruel, la Maison des femmes, c’est fatigant. Drôle aussi. Quand on sort de là, on continue à se poser toutes les questions. On se dit j’en parlerai demain à l’une ou l’autre, on y réfléchira ensemble, on fera une réunion là-dessus, on y verra plus clair, on trouvera un début de solution…
— Les intolérantes sont plus honnêtes, dit Thérèse, après lecture. — Que veux-tu dire ? demande Monique.
p. 82— Elles exigent seulement qu’on soit d’accord avec leur théorie : signe notre charte révolutionnaire et fais ce que tu veux.
— Mais elles ne font rien, Thérèse ! Rien que faire signer des pétitions.
— Je dis que nous, nous sommes d’une exigence terrible. On ne te fait rien signer, d’accord, mais tu subis une contrainte de tous les instants. Sans mots, mais c’est pire encore. Ce sont les murs, ce sont les yeux des murs qui tout le temps te reprochent ton manque d’élan et puis tes petitesses, jusqu’à tes pensées rétro.
— J’admets que notre tolérance est tactique. Mais c’est une méthode très ancienne ! et très efficace. Elle fait penser à la conversion. C’est aussi le système de la révolution culturelle, remarque. Un changement de tout l’être ! et qui serait spontané ! Tu vois comme le mouvement des femmes est maoïste !
— Pourquoi tu t’amuses à dire ça maintenant, Marie ? Voilà trois ans que nous faisons ensemble la Maison des femmes, on se voit presque chaque jour, et jamais tu n’avais parlé comme ça !
— C’est parce que Thérèse a touché un point sensible : la tolérance qui est finalement plus contraignante que l’intolérance. Ce qui voudrait dire que nous devenons déjà une petite secte. Nous crions : nous sommes toutes sœurs ! un peu comme ceux qui disent sur les murs : Jésus t’aime ! Nous fuyons le réalisme : voilà ce que je veux dire. Nous le faisons en nous appuyant sur le maoïsme. Si nous avons appelé notre premier manifeste « Le Petit Livre Rouge des femmes », ce n’est pas par hasard. Ce qui nous en a donné l’idée, c’est « le Petit Livre Rouge des écoliers » qui lui ne cachait pas son maoïsme, beaucoup plus simpliste que le nôtre. Il y avait une analogie : écoliers et femmes ne forment pas à proprement parler une classe, mais une masse apathique qu’il y aurait moyen de révolter contre les maîtres. Comme les paysans chinois.
Ce n’est qu’aujourd’hui, 21 avril 1977, que je vois ça clairement p. 83 — trop clairement, sans doute à cause de « Retour de Chine », et la réalité est toujours beaucoup moins claire — mais il est temps que nous nous rendions compte des influences que nous subissons. Et puis redécouvrir notre but réel et quels seraient les moyens — honnêtes ! — de s’en rapprocher. Savoir aussi que nous ne sommes pas un mouvement de masse mais une avant-garde intellectuelle.
— Pourtant, il y a quelque chose de changé pour la masse des femmes. Il n’y a pas une femme, peut-être pas une femme dans le monde entier, qui n’ait changé son rapport à sa propre vie, dit Brigitte.
— Son regard sur sa vie, peut-être. Mais davantage ?
— Des fois, dit Monique, je me demande si on parlera de nous dans l’histoire des mouvements marginaux. Pendant combien de temps fera-t-on référence à ces petits groupes de femmes qui croyaient tout découvrir et pour ce faire, elles couraient dans un vieil immeuble du centre de la ville. Là elles se sentaient libres. Elles prétendaient naître à une vie nouvelle. Elles n’en continuaient pas moins, le reste du temps, à mener la vie conventionnelle de la société : aller travailler, s’occuper des enfants, « coucher avec leurs petits maris », comme disait ironiquement Adrienne lorsque nous la quittions. Pourtant, il y a quelque chose d’irrévocablement changé en nous, c’est vrai.
Il nous arrive de nous raconter nos petites victoires sur nous-mêmes ou sur l’entourage. Par exemple, cette grand-mère qui abandonne sa petite-fille pour venir à la Maison des femmes. La petite-fille commençait à pleurer et la grand-mère à flancher, lorsqu’elle pensa à dire : reste avec bon-papa ! Elle était encore toute émue en nous le racontant, elle avait besoin de notre approbation tant elle demeurait perturbée par son geste ! Cette grand-mère a 70 ans. Elle s’est sentie naître pour la seconde fois lors de notre première Journée des femmes, en 1972.
De toutes petites libertés sont possibles. Pour les grandes, p. 84 c’est souvent l’impasse. Janine est allée habiter dans un autre pays, au moment où nous fondions la Maison des femmes. Son départ la rendait malade. Pour elle et pour nous. Elle avait participé à tous nos projets.
Janine est une femme douce, efficace, et puis jolie. De ces femmes dont la présence parmi nous révolte les hommes. Son mari trouve agréable de vivre dans ce pays lointain. Elle n’en a pas envie. Pendant des mois, si pas des années, elle est restée en Belgique avec ses enfants, le mari revenant de loin en loin (comme dans les romans de Marie Cardinal). Un jour, il a dit : j’en ai marre, tu me rejoins ou bien c’est fini ! Elle, elle trouvait que ça allait très bien comme ça. Elle avait un job pas trop prenant, une relative indépendance… Maintenant, Janine devait ou se soumettre ou devenir une femme pauvre avec des enfants sans père. Elle est partie. Au début, ce fut atroce. N’ayant rien à faire, elle bouffait toute la journée. Elle était devenue énorme, ce qui ne faisait évidemment qu’empirer son moral. Elle prenait le thé et aussi des gâteaux avec des femmes émigrées comme elle, épouses de hauts fonctionnaires et ne manquant de rien, ce qui veut dire de tout. Un jour, Janine a parlé de l’exil forcé, de l’oisiveté de dindes gavées qui était la leur. Presque toutes ont avoué leur ennui profond, mais ce fut si tragique, tellement suicidaire, que de commun accord elles ont résolu de ne plus jamais en reparler. Ceci prouva à Janine qu’elle n’était pas seule à ressentir l’inanité de leurs existences. En même temps le manque de courage des autres ne faisait qu’ajouter à son sentiment d’impuissance. Jusqu’au jour où elle a pris le dessus. Elle a suivi des cours de langues, les kilos superflus ont disparu, elle a trouvé une place. Au début, elle nous écrivait de longues lettres de défoulement. Puis de joyeuses cartes, de tous les coins du monde où l’envoyait son travail. Aux dernières nouvelles, elle est chômeuse et de nouveau très grosse.
Colette et Louise achèvent de préparer le déjeuner, les femmes p. 85 commencent à arriver. On sonne, tu vas ouvrir, tu as en face de toi une femme qui te sourit. Mais une autre est enrhumée. Pas de bonne humeur. Pas du tout contente. Ni de toi ni du monde. C’est vrai qu’on finit souvent par parler des enfants. S’il n’y a pas un problème urgent à régler ou une réaction à donner à tel article, à tel fait que le journal relate ou bien un film que plusieurs ont vu et elles en discutent, quand il n’y a pas ça, ce sont nos vies : enfants, vaisselle, mari. Vous n’êtes que des mères ! s’écrient celles qui ne le sont pas et que nos lamentations excèdent. Non, nous ne sommes pas que mères ! mais nous en crevons. Tu verras, si tu as un jour des enfants, tu verras si c’est drôle tous les jours, tu verras si tu peux l’oublier, crie une femme qui hurle sa douleur d’enfant pas encore enfanté, enfant pas lavé, enfant fuyard, enfant enceinte, enfant bonne à rien et mère en furie, mères folles et furieuses, mères déchaînées et tu crois qu’il pourrait en être autrement, tu crois que toi, tu réagirais autrement ?
— Moi, je ne sais pas. Je ne viens pas à la Maison des femmes pour entendre tout le temps hurler les mères.
Chacune vient pour parler de ce qui lui déborde. Du moins à midi. Le soir, il y a les réunions, on pense davantage en féministe. À deux heures moins vingt, des femmes se lèvent pour aller travailler, elles reprennent leur visage vertical, où est mon sac, je dois partir.
Les autres se rassoient, prennent encore une tasse de café. Si nous ne sommes qu’entre nous, il n’est plus question d’accueil, c’est la douceur de vivre. Mais c’est souvent l’heure où des femmes plus ou moins en dépression viennent chercher un endroit où passer deux heures d’oubli. Cela devient un pli et quand c’est le quatrième jeudi qu’une femme raconte la même chose — et c’est presque toujours comment elle est humiliée du matin au soir et y compris la nuit — Louise en a tellement marre qu’elle regarde l’heure, se lève, vide un cendrier, agit comme si on allait fermer boutique ! Mais pas question, Louise ! Reste sur ta chaise, tu es là pour ça. Si encore on pouvait les p. 86 mettre à balayer, à classer des fiches ! Si elles rangeaient les livres, triaient les journaux, découpaient ce qui est intéressant, le mettaient au mur… Leur envie, c’est de ne rien faire. Reposer leur corps. Ne pas se sentir traquées. Être bien. Tu peux au moins comprendre ça, Louise ? Naturellement, je comprends, mais je ne me marre pas et je ne rirai pas non plus ce soir quand j’aurai emmené tout le courrier pour le faire chez moi : les comptes, les coups de téléphone à donner pour les réunions… tandis que maintenant… et puis je ne puis pas sûre que ce soit bon pour elles de se laisser aller de la sorte.
— Tu sais, dit Colette, c’est partout comme ça. Dès que tu as un boulot où il faut laisser parler les gens, c’est pareil. Si tu étais avocat ou médecin, ce serait comme ça. Les gens ont des lacs entiers de lamentations à déverser le plus tôt possible. Alors, dans une Maison des femmes, c’est normal qu’on en supporte un peu du genre.
— N’avions-nous pas dit que nous ne serions pas un service social, mais une maison militante ? Où le service que nous rendrions aux femmes serait de leur apprendre à se prendre elles-mêmes en charge, donc pas du tout de se laisser aller comme des petites loques dans nos mains.
— Et toi, tu n’es jamais comme une petite loque, Louise ? Moi je pense qu’il y a partout du service social. Quand tu vas rentrer chez toi, que seras-tu d’autre qu’un service d’infirmière sociale ? Que tu les écoutes l’un puis l’autre, que tu pèles les patates, que tu écrives un article ou que tu téléphones, que fais-tu d’autre que panser des blessures ? Et suppose que tu sois dans un bureau, qu’y feras-tu de moins échevelé, perdu, noyé qu’ici ? Avec même pas le sentiment que les ouvre-boîtes que tu aides tes patrons à vendre valent ta peine. Pourtant des ouvre-boîtes, c’est utile. Un tas de choses très bêtes sont très utiles, précieuses, indispensables. Tu sais ce que je pense ? Nous sommes d’ignobles idéalistes. Être femme et idéaliste : le comble de l’horreur !
p. 87Pour arriver malgré tout à un meilleur rendement de ces assemblées des heures creuses. Colette a proposé de faire un groupe de prise de conscience. On lisait Le deuxième sexe et on discutait. C’était déjà trop de programme, trop de suite dans les idées, trop d’obligation, pour des femmes à la fois super- et sous-tendues, des femmes mal dans leur peau et dont la seule envie était de se laisser aller complètement sur leur chaise, l’esprit sans contrainte et les mains vides. Ne rien exiger de son corps, sauf boire et fumer. Ne pas sentir le temps s’écouler. Le sentir quand même, quelque part dans son ventre, à moins que tu ne sois vraiment malade, vraiment bonne pour l’asile. Sinon, à trois heures vingt, un ressort te pousse à te lever. Les joues de Colette se creusent, tout son visage devient serré, elle n’est déjà plus ici mais devant l’école où il lui faut ranger sa 4L à quatre heures moins sept, si elle ne veut pas retrouver ses chérubins écrasés par la circulation de la grande chaussée.
— Enfin, Colette, un de plus un de moins, pour ce qu’ils deviennent !
(Louise crache des trucs comme ça pour conjurer le sort. Mais jamais la roue ne s’arrête et ce sera le bête accident comme on dit, celui que nous craignons toutes, tout le temps, et c’est pourquoi nous courons sans cesse.)
À peine Colette est-elle partie qu’on sonne encore une fois. Louise se demande quel genre de visage elle aura devant elle et si elle préfère une inconnue ou une habituée, si elle va devoir discuter d’une histoire lancinante parce qu’insoluble, comme le refus de donner un local au Parti Féministe Unifié, ou bien le mécontentement cyclique des lesbiennes.
Le sonneur est un homme. Le représentant de la Culture française qui vient nous expliquer comment il faut remplir un tas de papiers pour être dignes de recevoir une aide financière du Ministère.
— Asseyez-vous, je vous prie.
Louise, ne commence pas à prendre tes grands airs ! La
p. 88subsistance de la Maison des femmes dépend de l’octroi des subsides ! Je croyais que nous ne dépendrions de personne ?
Pour ne pas dépendre de quelqu’un en particulier, il faut accepter des dépendances anonymes. Louise note tout ce que le monsieur dit. Il faut faire des comptes-rendus de toutes les activités, dépenses occasionnées, personnes diplômées utilisées, à quel taux, avec quel rendement… Seigneur, doux Jésus !
— Monsieur, chez nous il n’y a qu’un tarif, les diplômes ne comptent pas, nous nous cultivons les unes les autres, nous nous ensemençons nous-mêmes.
Louise, arrête-toi !
L’homme est sérieux. Il parle à Louise comme à un enfant. Louise suce son crayon, pose des questions pour montrer comme elle est docilement bête. L’homme est content. Dit qu’il a un boulot monstre. Il est appelé partout à la fois. Louise comprend. Elle fond d’admiration. L’homme a un grade, un titre, des appointements, bientôt une pension, de toute manière une position. Louise se sent minuscule. Méprisable. Méprisante. Furieuse. Elle lui dit : la porte, c’est par là, du haut des deux marches qui forment un petit palier entre notre bistrot et notre petite salle à tout faire, refuge de notre intelligentsia indéfrisable. Pourvu que je sache remplir convenablement ces formulaires, se dit-elle, pourvu surtout que je ne nous aie pas définitivement coulées au carnet de Contrôle des Organismes d’Education Permanente, COEP. Et si cela avait été une Inspectrice ? Louise aurait-elle eu un meilleur contact ? Rencontré une être moins prétentieuse, moins imbue de sa petite fonction administrative et officielle ? Moins férue de paperasseries, chiffres et diplômes ? Croyons-le.
Nous avons l’habitude féministe de développer une théorie simple qui dit ceci : il y a les femmes et il y a les hommes. Les unes et les autres sont formées, déformées par les rôles que la société leur fait jouer : lorsqu’une femme joue son rôle de femme, elle développe des dons d’imagination, de fantaisie, p. 89 de tendresse, de connaissances pratiques… en même temps elle devient molle, indécise, passive, infantile, etc. Si cette femme se met à jouer un rôle d’homme, par exemple en devenant Inspectrice, elle attrape tous les défauts des hommes : suffisance, mépris des faibles, autoritarisme, fatuité, etc. Le tableau, comme vous le voyez est très noir : les hommes, qui ont inventé ces rôles et qui donc les apprécient, sont irrémédiablement vicieux, c’est le sexe à abattre. Quant aux femmes, elles ont le plus grand mal à sortir de la coquille où les tient enfermées le rôle féminin sans se revêtir immédiatement, ne fût-ce que comme protection, comme vêtement pour remplacer la coquille, du rôle d’homme. Rôle qu’elles se mettent alors à jouer encore plus bêtement que les hommes parce qu’il est encore plus plaqué sur leur bonne nature. Vous sentez bien que derrière cette histoire de rôles se profile celle d’une nature. Il y aurait eu, dans la nuit des temps, un état d’homme et de femme qui était bon, si bon qu’il s’agissait peut-être à l’époque d’un matriarcat, c’est-à-dire une société dirigée par les femmes, mais bien dirigée naturellement, gentiment et les hommes n’y étaient pas des esclaves mais des pères consentants, jouant de façon charmante leur rôle d’éducateur, éplucheur de patates et tout ce qui s’ensuit. Et, peut-être encore mieux, n’y eut-il pas de matriarcat (ceci est controversé) mais un réel partage des rôles, et donc tous les dons étaient partagés, femmes et hommes étaient également intelligentes, douces, énergiques, imaginatives, sensuelles, ordonnées, libres… si bien qu’il n’y avait pas besoin de direction ni de pouvoir : tout s’équilibrait parfaitement, de sorte qu’il n’y avait pas non plus de rivalité, ni jalousie, ni abus d’aucun genre, le mot « virilité » n’existait pas ni le mot « viol » et pas non plus « crêpage de chignons ». Tout le monde se caressait les cheveux librement, sans la moindre arrière-pensée. Après, la société est venue et tout s’est déglingué. Les hommes se sont déclarés plus forts, ont pris le pouvoir, ont inventé le capitalisme.
Aujourd’hui, les femmes veulent se soustraire à l’oppression, p. 90 au capitalisme, au pouvoir, au règne de la force. Elles ont toujours essayé de s’y soustraire par ruse, inertie, bizarrerie, sorcellerie, empoisonnements… Aujourd’hui, nous décidons de nous y opposer ouvertement. Pour cela, nous nous réunissons, nous nous échauffons, nous stigmatisons l’injustice, nous nous révoltons, nous écrivons des pamphlets et des livres, nous marchons dans les rues, nous créons des maisons de femmes. Là, nous rassemblons nos forces. Pas seulement celles du nombre et même relativement peu celles-ci, mais nos forces intérieures, ignorées ou jugulées jusqu’à présent. Puisque nous déplorons l’intégration des hommes à leur odieux système, nous n’essayerons pas d’y entrer ni d’user de ses moyens pour en forcer la porte. Nous allons déployer la face cachée du monde, nous allons démontrer notre puissance intrinsèque, car nous avons la vie avec nous et en nous. La vie que nous sommes capables de perpétuer ou non, suivant notre envie ou notre volonté, la vie qui passe par nous et par nous seules (du sperme, nous saurons toujours en ramasser dans un coin ou l’autre et le stocker), la vie que nous sommes seules à entretenir car nous faisons la nourriture et aussi la propreté et aussi les soins, l’élevage et l’atmosphère sereine du foyer ! Toutes les choses vitales, c’est nous qui les faisons. Si vous vous imprégnez peu à peu de ces évidences, vous sentez votre corps se développer au même rythme, vous vous sentez devenir énormes, solides, éternelles, royales, et posant votre regard au loin, vous dites : mais où sont les hommes ? et vous les voyez assis tout bossus dans leurs banques et leurs bureaux, le fond du pantalon élimé par le frottement de la chaise, ou petites silhouettes travailleuses et minuscules au fond de Ja vallée. Nous, nous sommes les montagnes assises, statues vivantes et invincibles, temples aztèques.
La démonstration est séduisante mais répond-elle à toute la réalité ? D’où tirons-nous cet état de nature, si bon ? Puisque nous affirmons aussi qu’il n’y a pas de nature humaine, que tout est déjà marqué de civilisation, donc vicié ? Un de nos p. 91 problèmes, c’est que beaucoup de femmes se sont laissées abîmer par le système. Elles croient à toutes sortes de balivernes comme les études, la profession, la pensée, le bien-être et donc aussi la promotion et le mieux-être, la gloire, la prostitution, l’argent, le bonheur. Un tas de femmes ne savent pas qu’elles sont des temples aztèques et qu’il leur suffirait de s’affirmer comme telles et toutes ensemble pour avoir la paix et aussi le bonheur, le vrai bonheur. Le bonheur qui ne dépend pas des hommes…
Louise ne refuse pas de se penser temple ou église, mais alors avec portes. Louise n’est pas une femme d’affaires mais elle prend plaisir à un certain commerce, aux échanges. Tous les hommes ne sont pas des secouristes adipeux ni des inspecteurs rengorgés. Voici le dernier homme de la journée qui s’amène de ce pas de crabe qu’ils attrapent tous à parcourir le couloir de la Maison des femmes, si bien que Louise se demande si nous n’exerçons pas, vis-à-vis d’eux, un trop vif pouvoir de déboussolement, si nous n’exacerbons pas de la sorte une guerre des sexes que nous voulons par ailleurs défaire ? Cette fois-ci, c’est le livreur de boissons, et ses jambes arquées (par la charge des tonneaux peut-être ?) qui ressemblent à celles d’une femme trop souvent engrossée.
— Moi, dit Louise, je n’aurais plus rien au monde, eh bien, j’embarquerais l’homme de la bière.
— Louise, tu exagères.
Vous penseriez que Thérèse trouvait que ce n’était pas une réflexion à faire dans une maison féministe ? que c’était une façon mec de parler ? que c’était vraiment moche de la part de Louise d’avouer ce besoin d’homme, d’homme quel qu’il soit ? Eh bien, même pas. Elle trouvait Louise trop simple, trop humble. Elle, quand elle songe à ce genre de choses, c’est beaucoup plus vague, ça ferait penser, mais en plus flou, au prince qui réveille la bergère, qui l’éveille en douceur naturellement, qui a des manières, et qui connaît la jouissance clitoridienne.
p. 92Une femme s’avance timidement dans le couloir. C’est pour le groupe A. Il n’y a pas de permanence aujourd’hui. On voit que cela l’affecte terriblement. Un autre jour, ce serait trop tard, dit-elle. Aujourd’hui, elle a pris son élan, elle a confié ses enfants, et voilà : elle est enceinte mais c’est impossible. C’est impossible, explique-t-elle une fois que sa voix s’est affermie, parce que je suis veuve. J’ai quatre enfants. Pour eux, je ne peux pas. Que penseraient-ils d’une veuve qui est enceinte ? Non, elle ne prenait pas la pilule. Mais lorsqu’elle a vu qu’elle n’était pas réglée, alors elle l’a prise. Pendant six jours. Alors elle a été réglée et a cessé de la prendre. Maintenant elle croit vraiment qu’elle est enceinte.
C’était celle-ci, le 13 mars ou un autre jour, c’était une autre plus jeune ou plus âgée, déjà mère ou non, vivant seule le plus souvent. C’est toujours une femme surprise par ce qui lui arrive et décidée à faire l’impossible pour effacer son erreur. Elle sent bien que prendre la pilule comme elle a fait, c’était une erreur. Quand on lui expliquera clairement le travail de la pilule, peut-être elle comprendra. Mais peut-être pas. Peut-être elle admettra mieux que, quoique veuve et voulant se cacher de ses enfants, elle a une vie sexuelle. Peut-être. En ce moment, son problème, c’est d’avoir de nouveau des règles et rien d’autre dans le corps. Si quelqu’un trouve le temps de lui parler, quelqu’un qui la comprendrait assez pour qu’elle-même écoute ce p. 93 qu’on lui dit, peut-être elle ne risquera plus de tomber enceinte. Mais peut-être que tout ça va rester obscur en elle, parce que son avortement sera une chose difficile à obtenir, elle devra le réaliser clandestinement, elle ne pourra parler à personne autour d’elle de la vie qu’elle a, en cachette, quand elle quitte un moment son rôle de mère et de veuve. Elle est petite et blonde, le visage consciencieux et tendu. Elle a un sourire qui l’éclaire, au moment où elle nous remercie de notre aide. Heureusement qu’elle n’en est qu’à sept semaines ! Heureusement que l’étau de la répression de l’avortement s’est un tout petit peu desserré : on pourra la délivrer de son fardeau, mais pas du sentiment que ces choses doivent restées cachées parce qu’elles sont fautives. Pas encore.
On sonne encore une fois et Louise ouvre la porte à une classe entière, professeur en avant. (Ils avaient prévenu, semble-t-il, mais le registre avait mal enregistré.) Le prof secoue sa tête de petit coq, il n’apprécie pas ce genre de local et essaie d’intimider Louise pour garder la face devant ses élèves. Louise dit entrez, et les précède dans le couloir où certains s’attardent à lire les affiches de groupes alternatifs : défense de quartier, contre-école, pour une autre justice, etc. Le couloir est notre lieu d’information générale. Au bistrot, nos panneaux de lutte, des affichages sur l’avortement, le viol, le travail ménager… et la charte des homosexuelles. Tout le monde s’assoit sans trop lever les yeux. Louise propose une limonade ou une bière. Puis, il faut bien faire le boniment. Expliquer comment c’est mal parti depuis toujours entre les hommes et les femmes et comment les hommes ne comprenant pas la chose, les femmes ont décidé de prendre leur sort entre leurs propres mains, d’où, par exemple, la création de cette « Maison des femmes » qui est un lieu d’amitié et de lutte, un quartier général, une forêt, une île. Louise dit cela un peu plus longuement, elle s’adresse aux filles parce qu’elle pense éveiller quelque chose en elles, mais ce sont les garçons qui posent des questions. Non, dit p. 94 Louise, nous n’avons pas de dépliant où seraient résumées nos options principales et nos intérêts secondaires, et comment nous nous insérons dans les autres luttes, et ce que nous pensons de la contraception et quel est le pourcentage des divorces requis par les femmes. Bien sûr, nous avons écrit sur tout cela. Voici notre bibliothèque, on peut emprunter les livres, on peut aussi acheter les Cahiers du Grif qui publient notamment une bibliographie très complète sur tous ces sujets. La chose vous intéresse ?
Trop touffu, trop long à lire, trop cher, trop difficile. On vient seulement à cause de l’Année de la femme. On aurait aimé recevoir une documentation courte et pratique. Pour les travaux scolaires, c’est ça qu’il faut. Nous ne montrons aucune impatience, car ils sont venus de loin et sont très courtois, le prof s’est mis au diapason, tout s’est extrêmement bien déroulé, peut-être même qu’ils ont appris des choses qu’ils ne connaissaient pas et ils en reparleront dans le train. En ce moment, ils s’assoupissent légèrement sous la chaleur des radiateurs à gaz et des douces paroles de Carine aux yeux de feu.
C’est en ces jours du premier hiver, où tout était encore neuf, désorganisé mais frais, frais comme la nouvelle terre, c’est pendant ces jours de notre faux printemps que nous avons appris la mort d’Anne. Éliane a dit : il y aura une messe, est-ce que tu veux bien y aller, Madeleine ? Les amies d’Anne n’iront pas, car ce serait en quelque sorte la trahir que de participer à ces rites dont elle ne voulait plus. Elle est morte loin de tout et qu’importe. La mort, c’est le tout loin.
La nuit est poisseuse. C’est l’heure où les gens rentrent du travail. Les voitures piétinent dans une sorte de glu.
— Ne fais pas d’imprudence pour si peu, Madeleine, dit Anne.
— C’est pour tes parents, tu comprends, Anne. Parce que tu m’avais dit un jour qu’ils se faisaient tellement de souci pour toi et ça te faisait mal, tu croyais peut-être que s’ils p. 95 m’avaient rencontrée… Si tu savais le souci que je me fais pour mes enfants ! Pour toi aussi et, tu vois, je ne t’ai pas assez prise dans mon cœur, j’étais tellement inquiète quand tu m’as téléphoné pour me dire adieu, j’étais déçue aussi, et fâchée, je trouvais que tu n’avais plus l’âge des départs fous et puis, ne nous étions-nous pas liées toutes ensemble pour changer la vie en Occident ? Je te comprenais, je ne te comprends plus, mais allons-y ensemble, prenons cette rue basse afin d’éviter les signaux de la place Sainte-Croix, il vaudrait mieux que nous arrivions à temps pour cette cérémonie en ton honneur, Anne, tu ne crois pas ?
Tant qu’on n’est pas entrée dans l’église, la présence d’Anne plane comme un oiseau immense, plane sur toute la ville. Si l’on parvenait à la toucher, elle reviendrait, ses ailes se plieraient et tu prendrais Anne tout endormie, tu la mettrais dans le fond de la voiture, tu te garerais au bord de la Maison des femmes et tu crierais : j’ai Anne ! Elles viendraient à deux pour t’aider à la sortir de la voiture, car Anne serait très fatiguée, blessée peut-être, il faudrait la ranimer tout doucement, sans la brusquer, sans lui rappeler d’où elle vient.
L’église est presque pleine, Anne n’a pas voulu entrer avec Madeleine, elle n’y mettait plus les pieds. Les gens sont assis, consternés. Un petit monde bossu, vaguement maudit et qui attend. Le prêtre finit par dire quelque chose de pas tellement bête, il dit qu’il n’est pas nécessaire de vivre vieux pour avoir une vie, il rappelle que le Christ est mort à 33 ans, l’âge qu’allait avoir Anne, Madeleine pense à Simone Weil, à Zaza, l’amie de Simone de Beauvoir, à une autre Anne qui était jeune en 1940, des filles qu’on a connues à l’école ou plus tard, puis un jour, ça se casse en elles et on t’envoie leur sourire sur la photographie (que tu mettais dans ton missel, je te parle d’autrefois). Madeleine n’a pas embrassé la mère, la famille était comme un paquet et Anne n’était plus là.
Parce qu’Anne était quand même plus âgée, plus mûre que tous les enfants de maintenant, Madeleine se demandait : mais p. 96 pourquoi aux Indes ? Pourquoi cette attirance jaune, empoisonnée, qui fait penser à des films d’avant-guerre, tout un exotisme de bazar ? Anne, si intelligente. Elle avait même osé dire : je pars pour toujours. À quoi espères-tu être fidèle ? avait répondu Madeleine durement.
Anne n’avait pas répondu. Et dans son silence, il y avait : quelle raison aurions-nous de nous enchaîner les unes aux autres ? et aussi : cesse de poser des questions, Madeleine, cesse de croire que tu peux tout comprendre.
Une vieille 2 CV et une cape violette. Tant de filles ont ça aujourd’hui. Chez Anne, c’était vraiment elle, son invention. Sa voiture, bourrée d’affaires, c’était sa meilleure maison, celle qui ne la décevait jamais. Elle aimait voyager seule, ça ne lui faisait pas peur du tout ; elle l’a expliqué à Paris, lors de la première grande rencontre des femmes, en 1972. Elle a affirmé que le viol, ça n’arrivait pas lorsqu’on ne le craignait vraiment pas du tout. C’était présomptueux de dire ça, mais courageux, car cela allait à l’encontre de ce qui se disait dans la salle de la Mutualité. Anne n’avait pas peur, elle a pris le micro et elle a crié que si nous continuions à nous plaindre de la sorte et à nous faire peur les unes aux autres, cela irait de mal en pis. Il est vrai qu’une longue plainte montait durant ces Journées et pas assez d’envie de se battre, il y avait comme une soumission à la fatalité du viol, à la continuité de l’oppression, qui était déprimante. Dépression compensée par la joie d’être réunies si nombreuses. Pour Anne, c’était insuffisant, trop féminin, trop passif. Anne pense qu’en s’affirmant, on force le respect. Elle n’attend pas des miracles de nos assemblées, ni même du mouvement comme tel. Anne veut que nous nous transformions chacune, que nous prenions confiance en nous-mêmes, en notre dignité et ainsi nous imposerons le respect. Anne voit le féminisme comme un mouvement de conversion des femmes et des hommes. Anne fait confiance à toute personne afin que cette personne découvre, face à Anne, sa propre dignité et soit ainsi rendue capable de se comporter comme p. 97 une personne humaine. Anne aidait les hommes à ne pas la violer en posant sur eux son regard absolument clair. Mais elle avait quand même son petit couteau sous la main.
Quelle bonne équipe, elles formaient, Anne et Madeleine, en cette première année du néo-féminisme où on nous appelait un peu partout pour voir ce que nous avions dans le corps ! Nous y allions bien volontiers, pas dupes mais avec l’élan de la certitude. Duponne et Duponne : Madeleine, parlant de la vie de tous les jours, et touchant les femmes au point le plus secret, là où elles n’avaient pas encore placé de défenses ; Anne, décrivent la nouvelle vie, celle où les lois ne sont pas l’expression de la tradition mais du respect de chacun. Avant la réunion, pour affronter la foule inconnue, ou après, pour se réjouir du dégel qu’elles avaient provoqué, elles allaient prendre un petit café, s’étonnant de leur affection si vive, de leur connivence profonde alors que leurs vies étaient si différentes, presqu’opposées.
— Anne, je pourrais être ta mère. On peut se sentir sœurs et plus que sœurs : jumelles d’idées, à travers des différences toutes fortuites.
Un jour, Anne avait parlé davantage dans le train du retour, les vaches étaient placides comme toujours quand les trains passent et Madeleine se sentait très secouée par tout ce qu’Anne racontait. Elles s’étaient embrassées en se quittant, puis seule dans le métro, la vie de Madeleine lui était apparue comme un tissu de petites compromissions. Cet amalgame bizarre, fait de maison, enfants, situation, culture et dons divers, santé normale, apaisement relatif des sentiments, ce serait ça l’harmonie d’une vie de femme ? avoir gardé des bras ronds et montrer un visage reposé ?
Madeleine enviait Anne, les longues études qu’elle prolongeait, sa vie indépendante, sa chambre à soi. (Qu’elle avait conquise non sans mal. Car le garçon qu’on aime bien ne comprend pas qu’on veuille se réserver une chambre, il sent ça comme une trahison, un sentiment anormal de la part d’une p. 98 femme.) Anne voulait dormir seule, des fois. On comprend. En se mariant, on s’ampute du plaisir de dormir seule, forcément : un plaisir chasse l’autre.
Chez Anne, ils habitaient, des garçons et des filles. Ils avaient une cuisine avec une table ronde où on mettait du manger, il te suffisait de t’asseoir et de prendre, et une fois la surprise d’un nouveau lieu passée, une fois ta tartine beurrée et ton café sucré, ton regard faisait le tour de la pièce et tu découvrais, çà et là, de drôles de petits singes qui te regardaient avec des yeux d’enfants. Laisser tomber ta tartine, de surprise, n’eût pas été gentil. Anne, voyant ton étonnement, disait : ils ont tout le temps froid, c’est pour ça qu’ils se mettent dans les coins, ils se collent aux radiateurs, il n’y a pas moyen de les empêcher d’avoir froid. Tu apercevais alors la grande cage et toutes les laines qu’Anne y accumulait pour qu’ils s’y blotissent. Mais le mieux, disait Anne, c’est encore d’ouvrir la cage et de les laisser trouver la chaleur où bon leur semble. Tous s’occupaient anxieusement de ces petites bêtes. À minuit, nous partions après avoir élaboré la brochure au sujet de la contraception (à l’époque, cela ne pouvait même pas se distribuer ouvertement !), eux commençaient à chercher leurs petites choses, à les rouler dans de vieux bonnets pour qu’ils dorment finalement dans la cage. On en trouvait partout, jusque dans l’entrée, on risquait de marcher dessus en sortant, même dans la voiture, on se sentait poursuivie par ces regards de penseurs désespérés. Madeleine empruntait une rue bordée de maisons, elle passait devant la gare si douce de Watermael et puis le long des étangs calmes, elle essayait de s’emplir de paysage familier, traditionnel, elle ne parvenait pas à se distraire de cette maison, de ces vieux jeunes couples et leurs enfants singes qui ressemblaient tellement à ces bébés de cauchemar dont Madeleine rêve souvent. Elle rêve qu’elle oublie de les nourrir, elle les range dans un placard pour faire de la place ou bien dans un livre, et les retrouve, des mois, parfois des années plus tard, gris, tout chiffonnés mais encore vivants, des embryons vivants que p. 99 Madeleine essaie de regonfler : leurs yeux sont tellement sévères.
Enjamber la fenêtre. Se lancer par la fenêtre. Courir depuis le fond de la chambre jusqu’à travers la fenêtre. Mourir, quel espace ouvert ! Quel repos. Silence éternel. Immobilité. Anne et sa cape violette. Anne et ses pulls. Ses cheveux tellement blonds. Ses grandes lunettes. Anne parle, elle défend son idée, elle parle vite et fort. Madeleine disait je comprends ce que tu veux dire mais je ne crois pas que tu aies raison. Anne discutait, argumentait, ne voulait pas céder un pouce de terrain et puis ses yeux commençaient à pâlir, elle enlevait ses défenses, elle aussi voulait comprendre, voulait non pas que la discussion tourne à l’avantage de l’une ou de l’autre mais que la vérité surgisse, que la vérité monte, qu’elle se dresse et demeure.
Il n’est pas possible qu’Anne soit devenue indifférente à la vérité. Des gens disent : elle est dans la vérité. Personne ne comprend. Anne ne bouge pas, elle n’ouvre pas les portes, elle n’entre pas, ne crie pas, ne dit rien, n’est pas triste, ne s’assied pas, ne mange pas. Elle n’a pas froid comme ses pauvres marsupilamis, elle ne se tient pas blottie, elle ne marche pas, ne lave pas ses cheveux. Elle entre dans le mur, elle va disparaître, d’ailleurs Madeleine ne lui parle presque plus, ne l’écoute plus. D’autres choses arrivent. Effacent. (N’effaçons pas : p. 193, annexe no 3, le manifeste du Front de Libération des Femmes, rédigé par Anne en 1972.)
Cinq ans plus tard, nous pouvons redire presque tout ce que Anne a écrit. Ce n’est pas parce que la loi sur les régimes matrimoniaux a changé qu’il est devenu possible à une femme sans ressources de divorcer. Par exemple. Et ce n’est pas parce que le principe du salaire égal pour un travail de valeur égale a été admis que la précarité de la situation professionnelle des femmes a changé.
Épouvante et calamité, tremblement de tout ton être, rejet par tous tes pores quand une femme qui, morte, serait beaucoup p. 100 plus heureuse — du moins c’est ton sentiment et il est si fort que tu mets les mains derrière le dos pour ne pas l’étrangler (douceur de l’euthanasie) — quand une femme s’assied au bout de la table comme si elle était seule au monde (ce qu’elle est en réalité), comme s’il n’y avait pas cent femmes autour d’elle et des nouilles dans son assiette.
— Tu ne manges pas ?
— Non, je ne mange jamais, vous avez de la chance, vous êtes bien toutes ensemble, ne laissez pas refroidir, non je ne désire pas parler, je n’ai pas faim du tout, j’ai un chien, non, j’aime mieux ne rien dire, cela me fait trop mal, voici la photo si vous insistez, ce chien a été assassiné par un médecin, je l’avais conduit à la clinique pour qu’on le soigne, vous savez comment ça se passe dans les cliniques, il aurait suffi de lui faire un lavage d’estomac, oui, il avait été empoisonné par un homme, mais ils n’ont rien voulu entendre, ils l’ont assassiné, voici sa photo, vous comprendrez tout de suite. Un chien qui savait écouter.
Tu dis je suis désolée, tu dis venez assister à la réunion, ou bien revenez un autre jour ! Elle dit oui je pars vous êtes tout à fait gentille. Tu te dis pourquoi je ne l’ai pas retenue ? Pourquoi je ne suis pas restée avec elle à contempler la photo du chien ? Tu te dis à quoi ça aurait servi ? Et tu vas à la réunion où l’on discute de l’itinéraire de la manifestation pour la liberté de l’avortement. Elle avec son chien dans les bras, un chien qui peut tout comprendre, qui ne se lasse pas d’écouter. Si nous passons dans ces rues désertes que vous dites, ce n’est pas la peine de manifester. Elle travaille dans un bureau, c’est pourquoi il faut un chien habitué à rester seul. Le maire qui vous a proposé un itinéraire pareil, il s’est foutu de vous. On dit c’est cruel de laisser une bête toute la journée, mais n’est-ce pas encore plus cruel de rentrer dans un appartement où personne à qui parler ? Faut-il vraiment manifester ? Si nous ne sommes que 300 ou même 500, quel impact cela aura-t-il ? Parler, manifester, parler, manifester, parler, manifester, crier.
p. 101Oh ! Qu’elles se taisent Qu’elles souffrent en silence Qu’elles restent dans leurs cuisines Qu’elles n’en sortent plus jamais.
C’est faux de dire que les femmes se plaignent trop. Les femmes se plaignent bien. Il faut être costaude comme une femme pour oser raconter les atrocités vraies que nous racontons. Pas que nous soyons toutes des femmes battues — encore que là il y aurait beaucoup à révéler — mais la solitude, l’abandon, le cancer, l’excès de travail, la stérilité, la fertilité, la tristesse innée, la dépression, la jalousie, l’envie de vivre, toutes les étroitesses, les mensonges, les trahisons, tout. Dire que le travail guérit, c’est faux. Que le féminisme sauve, c’est faux aussi. Que le communisme, encore plus faux.
— Mais alors ? Pourquoi une Maison des femmes ?
— Parce que là, tu comprends, c’est quand même moins mal. Là, on triche un peu moins. On parle un peu plus. On est un peu plus écoutée. Bien sûr, si on vient avec des idées de paradis sur terre, on ne va trouver que des mégots écrasés et des femmes aux yeux durs. Ce ne serait pas mal d’être un peu plus dures (que la douceur féminine attendue) mais il faudrait savoir être en même temps un peu plus folles.
Le dosage de folie nécessaire pour vivre sans en mourir n’a encore jamais été calculé. À cause de ça, d’immenses dégâts.
— Tu nous fais dire ce qui t’arrange, Marie !
— Mais pas du tout, Brigitte, c’est vrai ce que je dis là. Cette femme est vraiment venue avec la photo du chien, elle me l’a vraiment montrée !
— N’empêche que tu en fais un personnage : la femme-au-chien.
— Ce n’est pas vrai. Je vois encore très bien sa tête, je sais où elle habite. Des fois, quand je vais de ce côté, j’y pense, et même si je ne fais qu’évoquer le quartier, écrire une adresse, citer cette rue, je la revêts d’une couleur, celle d’un chien planant p. 102 sur les toits.
— Je ne dis pas que tu mens, Marie. Mais en quoi cela concerne-t-il le mouvement des femmes ? Tu fais des « digressions », c’est comme ça qu’on dit ?
— Tu trouves que je n’aurais pas dû parler d’Anne ?
— Oui, tu pouvais le faire. Anne a été très importante pour le mouvement, il ne faut pas que nous l’oubliions. Mais je sens que tu attaches plus d’importance à Anne elle-même, à sa vie, à sa mort, qu’à sa participation. D’ailleurs, elle n’est jamais venue dans notre maison, elle est partie aux Indes au moment où nous l’avons trouvée.
— Vous ne me laissez pas libre.
— Tu es tout à fait libre, Marie. Si tu nous demandes notre avis, on te répond. On voit bien que pour toi le mouvement n’est pas l’essentiel. Tu t’en fous un peu. Même si tu t’y donnes beaucoup, on dirait que pour toi c’est un gag !
— Toute la vie est un gag, tu comprends, Brigitte. Et tout d’abord parce qu’on a la mort aux trousses. On ne se dépêcherait pas tellement, nous n’aurions pas ce zèle pour changer le monde, et nous n’aurions pas non plus ces faiblesses qui nous font accepter un tas de petits trucs peu brillants, si nous ne savions pas que notre temps est mesuré, que nous vieillissons chaque jour, que même le mouvement vieillit. Il est temps ! Même pour toi, qui es jeune, il est temps, je te le dis souvent, la vie va beaucoup plus vite qu’on ne croit. La vie, c’est comme un rat qui te mange sans bruit. Tout le temps, il faut se défendre. Par exemple, en faisant un livre. Dans un livre, on se moque de la vie. En même temps, on avoue qu’on l’adore. Comprends ça. !
Hier, je sortais du métro pour rentrer chez moi, tu sais, il n’y a plus beaucoup de monde lorsqu’on arrive à ma station, alors chaque personne est toute petite et en même temps très importante, toute la vie se rassemble en elle au milieu de cette immense cave (où des types sont cachés pour nous arracher notre sacoche, paraît-il, heureusement je n’y pense jamais), une p. 103 femme vient vers moi, elle n’est plus très jeune mais encore élancée, blonde, il pourrait encore lui arriver des choses et pourtant elle est déjà toute marquée par les choses passées, ce qui lui est passé sur le corps et ce dont ce corps a manqué, tout ça dessiné sur elle de façon impressionnante, enfin moi, je suis tout impressionnée, je vois tous ses rêves dans ses yeux et tout ce qui l’a barrée dans ses joues, et elle marche avec entêtement, et elle marchera comme ça jusqu’à ce qu’elle n’en puisse plus, dans la rue à tout petits pas finalement et le plus longtemps possible, puis dans la chambre, glissant d’un meuble à l’autre, ça ne pourra même plus s’appeler de la marche mais cela sera encore ce cramponnement têtu à ce que nous appelons vivre. Tu ne trouves pas ça gag ? Et tu ne trouves pas que le mouvement des femmes et ce qui l’entoure : nos discussions, nos emballements, nos manifestations, nos livres, c’est encore plus comique, plus incroyablement fou que la lutte que chacune d’entre nous mène contre le destin qui la pousse dans la mort ? Et que ce serait irrémédiablement bête de consacrer toute notre attention au mouvement jusqu’à en oublier notre existence ?
— Des fois, dit Brigitte, je suis tellement envahie par l’existence des femmes qui viennent ici et qui me parlent, parfois pendant des heures, que je n’arrive pas à m’endormir, je me tourne et me retourne dans mon lit, j’ai de plus en plus froid, je dois me relever pour faire une tisane, je n’en peux plus. D’autres fois, quand elles ne racontent que des choses insignifiantes, à quatre ou cinq autour de la table, je trouve ça tout aussi atroce. À ce moment-là, j’aime mieux qu’on parle mouvement, qu’on parle action, que ce que nous disons aille vers un but. Parce que cette litanie à bâtons rompus, je trouve ça encore plus agonisant que tout le reste.
— Tu as raison. Des fois, en réunion, on commence très bien sur un point concret, le travail ménager, par exemple, et on décide d’en parler de façon utile, de façon à en tirer une théorie cohérente. Aussitôt des filles qui n’avaient rien dit jusque-là se mettent à parler comme dans un livre, se mettent à p. 104 réciter quelque chose, qui semble les réconforter. Alors une femme se lève — c’était Annick, l’autre soir — elle casse leur discours en hurlant sa peine de façon très embrouillée, mais poignante. Elle crie toujours la même chose, et nous commençons à le connaître par cœur, c’est de l’hystérie finalement, et nous lui disons : tais-toi ou tu sors. Cette femme me fait peur, elle m’affole avec ses grosses mèches noires et son teint labouré de ménagère-sorcière, et ce qu’elle dit est faux, en partie faux, son mari n’est pas aussi tortionnaire qu’elle dit, mais c’est sa vérité à elle, sa vérité du moment, à ses jours de règles et de vent du nord.
D’autres écriront l’histoire du mouvement des femmes, elles justifieront nos idées. Moi, je ne pourrais pas. Il faut des idées, comme il faut des valises pour rassembler les bagages, pour les mettre dans le train. C’est indispensable, mais moi, ça m’embête. Et tu vois, Brigitte, ce que je trouverais très triste, c’est qu’on croit, plus tard, que le féminisme, ce n’était que des idées. Ou bien des femmes folles. Or ce n’est pas ça du tout. Ou pas seulement ça. Je ne sais pas ce que c’est. Peut-être un autre regard des femmes sur elles-mêmes. Parce que nous sommes sorties volontairement des maisons paternelles, familiales, scolaires et bureaucratiques, et nous nous sommes rassemblées ici. Et c’est quelque chose d’important. Pour moi, c’est émouvant. Parce que c’est très précaire en même temps. Je veux décrire le tableau. J’aimerais mieux le peindre. J’aurais l’impression d’être plus objective. Je dirais nous deux, en ce moment, juste avant que les femmes arrivent pour dîner, la lumière blafarde sur le bar où tu épluches les légumes, tes doigts qui coupent les poireaux et les carottes, et c’est comme si c’était pour la première fois au monde — pas du tout que tu ferais ça de façon inexpérimentée, au contraire, tu le fais magnifiquement, c’est comme si tu étais à la fois la terre, la plante et le couteau. En toi, tout se rassemble à cette heure qui est la révolution du jour. Je ferais ton portrait, tu serais la femme du film Retour à Bray, non, tu es bien davantage, je ferais ta statue, j’y emploierais p. 105 tous les murs de la Maison des femmes, tu serais la présence totale et éternelle, mais non, c’est faux, tu es vivante, des fois tu en as marre de nous faire à manger. Un jour, tu nous quitteras.
La couleur de chacune, la silhouette de chaque femme, depuis les cheveux jusqu’aux souliers, lorsqu’elle s’encadre dans la porte, lorsqu’elle s’avance et qu’elle ôte son bonnet, sa veste ou son châle. Ou bien celle qui a toujours le même manteau à ceinture qu’elle serre bien fort et tous les plis sont ajustés autour de sa taille, ou celle qui change tout le temps de blouse et en même temps de coiffure, un pantalon flottant, parfois une jupe jusqu’au sol, des cheveux tellement noirs, des yeux tellement cerclés, son tablier à fleurs fermière, sa robe à volants liberty, et toutes les autres, celles qui se font moins ostensibles, emballées dans leurs pantalons-chemises, et puis des tricots, des tricots, des tricots, daim et bottes, velours côtelé, tous les bleujean’s et tous les mauves, les rouges, les noirs de la terre. As-tu déjà pensé au tas que ça ferait si un jour nous jetions tous nos vêtements les uns sur les autres ?
— Non, je n’y ai pas pensé, Marie. Ça ne m’intéresse pas. Je trouve que nous sommes des personnes. Pas des figures pour un tableau, si émouvant soit-il. Cesse de nous traiter comme un paquet de méduses, que tu pousses négligemment de ton bâton de grand-mère. Cesse d’écrire ce livre. Tu n’es pas une vraie militante. Tu défends la cause parce que ça t’excite, ou peut-être parce que tu nous aimes bien, mais tu n’y crois pas vraiment.
— J’y crois. J’y crois comme Dieu croit au monde. Ce qui veut dire : très fort et pas du tout. Je nous trouve sensationnelles. Intelligentes. Bêtes et butées. Ridicules. Invincibles. Jamais, ce que nous avons fait ne s’effacera. Parce que c’est vraiment formidable. Et juste. Mais la vie passe, la vie balaie mieux qu’une femme, elle érode jusqu’aux pierres les plus dures. Alors, je peins.
p. 106Un jour, à table, quelqu’un a parlé des métiers qui nous ont été volés, Évelyne Sullerot a analysé ça : la cuisine, les conserves, la fabrication des tissus, les robes, les tricots, la dentelle, tout ce qui en s’industrialisant nous a été ôté et nous n’y pensons même plus, nous allons dans les magasins comme s’ils étaient remplis par Saint-Nicolas lui-même pour le plaisir de nos yeux, de nos doigts…
— C’est quand même gai d’acheter, dit Christine. Moi j’ai trouvé une petite robe rouge, elle me va, elle me va ! C’est une peau, tu comprends, rien qu’une peau !
Louise regarde le sureau qui pousse dans la cour. Elle n’a pas envie de gâter le plaisir de Christine. Le droit au plaisir, n’est-ce pas un mot d’ordre pour nous ? Plaisir, mode, commerce, mots chargés de mille sens contradictoires. Louise a mal à la tête, les radiateurs à gaz vont trop fort, ils avalent tout l’oxygène.
— C’est quand même vrai, dit Thérèse, que nous nous faisons complètement avoir par la publicité, la mode et puis les snobismes que nous prenons pour de la liberté : acheter aux puces, par exemple. Ou chez les Pakistanais. Qu’y a-t-il de libre là-dedans ? Moi, ce qui me fâche le plus, ce sont les chaussures. Des trucs qui font mal aux pieds, qui abîment le dos, qui nous donnent une démarche mal assurée, trébuchante : et c’est pour qui le plaisir ?
— Tu crois vraiment qu’ils font ces modèles pour nous entraver ? demande Christine.
— C’est évident, dit Louise. Et je crois que nous ferions mieux d’ouvrir les yeux. Même si c’est moins gai. C’est quand on a sa tête dans les nuages qu’on met son pied dans la merde. Nous avons la tête pleine de bulles et du fard sur les yeux. J’étais aux caisses du supermarché, tout à l’heure, et je nous trouvais si vaches, si plantureusement vaches dans les robes à bretelles de l’été. Bien sûr, c’est gai, le soleil sur la peau et elles sont belles à voir, nos épaules toutes brunes, mais la ville n’est pas encore une prairie, que je sache, la ville est un enfer.
p. 107— Tu ne t’es pas bien amusée en vacances, Louise ? Qu’est-ce qui te prend de nous faire ainsi la morale ? Laisse-nous au moins respirer. Et nous habiller. Ou bien tu trouves que nous devrions semer du lin, élever des moutons dans la cour de la Maison des femmes, et puis laver, tisser, filer, assembler tout nous-mêmes ?
— Écoute ! Je voulais seulement dire : les vacances, c’est pas tellement bon. Se bronzer s’étendre, se planturer, ça nous fait croire que nous sommes des fleurs, de grosses fleurs paisibles. Et libres !
— Germaine était là ?
— Oui, elle y est encore. Elle fait des salades, des confitures. Elle dit qu’elle va se mettre à écrire. Mais encore plus que nous, elle se pose la question : pourquoi passer par l’écriture alors que la plupart des femmes ne lisent pas ? Elle a absolument voulu me recouper les cheveux — que le coiffeur avait cochonnés, a-t-elle dit. Et m’a fait un rinçage pour cacher mes cheveux blancs.
—— Tu vois.
—- Tu vois, si nous étions vraiment sûres de nous, nous irions comme nous sommes. Nues en quelque sorte.
— Nous n’en sommes pas là, dit Thérèse, mais je crois qu’il y a pourtant quelque chose : les femmes, lorsqu’elles se regardent au miroir de la salle de bain, n’ont plus si peur de leur corps, elles ne le voient plus comme un étranger qui leur joue des tours, mais plutôt comme un allié — à cause de la pilule, notamment. Nous avons un corps qui nous obéit davantage et nous le regardons plus gentiment : merci, corps, de ne plus me trahir ! maintenant je ne suis plus obligée de me vendre pour avoir ma tranquillité, mon pain assuré.
— Mais c’est faux !! Non seulement nous louons à très bas prix notre force de travail à un homme-patron, mais nous nous vendons corps et âme à n’importe quel autre homme qui veut bien nous ramasser !
— Tu exagères. Nous avons moins peur de vivre seules. Et p. 108 puis on peut se faire lesbienne.
— Les lesbiennes se font moins de souci pour leur corps. Mais même pour elles, le corps n’est pas cette déesse que nous chantons. Un corps, c’est toujours un peu un mur.
Pour les hommes, non : pour l’Homme, le corps de la Femme est un lieu de passage. Où il se passe des choses grâce au passage d’un homme. Corps marqué ! corps fécondé ! Mais aussi corps abîmé, violé, battu, corps de misère. Combien de femmes meurent encore de ce qu’on appelle pudiquement « mauvais traitements », ce mot couvrant tous les viols qui ont mal tourné, les battages à mort, et celles qu’on laisse encore mourir d’avortement malgré les nombreux discours et les mesures prises depuis quelques années. Pour quelques-unes acceptées dans les hôpitaux pour montrer la mansuétude des médecins — et même leur héroïsme, car c’est vrai qu’ils risquent la prison ! Combien de femmes à qui l’on dit encore : « je ne peux rien faire, allez ailleurs ? » Et combien auxquelles on ne dit rien pour la bonne raison qu’elles connaissent la réponse sans aller la quérir : arrange-toi ! Les yeux des hommes ont la bonté de se fermer pour nous laisser avorter en cachette. Eh bien, nous ferions mieux de leur crever les yeux, à ces hommes-là ! Ils ne méritent pas moins. Au début, ça paraît miraculeux : la Maison des femmes ouvre un local d’aide aux femmes en besoin d’avortement et un des premiers clients qui se présente, c’est le policier du coin. Nous craignons d’être coulées, mais pas du tout. Il venait frapper à la porte pour sa petite cousine, ni vu ni connu, et nous protégerait par la suite. Marché conclu. Habituées à nous contenter de peu, nous nous sommes senties victorieuses. De pouvoir téléphoner en paix, comme des folles, vu l’urgence, d’une clinique à l’autre, et le plus souvent en Hollande. Nous nous sentions sauvées. Maintenant nous avons notre propre officine dans la rue du photographe. Où nous restons menacées et même parfois inquiétées, mais pas jusqu’à devoir fermer la p. 109 boutique. Les yeux des hommes. La société des hommes ne pourrait se passer d’avortements. Finalement, ils l’organisent avec les lois que vous savez, de façon à ce que cela reste difficile, inquiétant, dangereux, soumis. Nous sommes le dernier pays où l’avortement reste entièrement réprimé.
En 1976, nous avons décidé de cesser d’implorer la pitié des notables par la description de certaines situations atroces qui, dirait-on, leur broient agréablement les tripes. Nous avons, par deux fois, manifesté dans la rue notre décision d’avorter librement parce que c’est notre droit. Nous avons publié une brochure où nous exprimons notre détermination. Nous disons notamment :
Le contrôle de la reproduction c’est :
quand nous décidons d’avorter, nous avortons.
Aujourd’hui, le progrès scientifique a permis de mettre au point des techniques contraceptives et abortives qui si elles ne nous conviennent pas parfaitement ont du moins le mérite d’être efficaces.
Aujourd’hui nous dit-on, le contrôle de la reproduction existe. Et pourtant pour les femmes c’est toujours la même prison. Jusqu’à présent l’obtention de contraceptifs efficaces dépend d’une ordonnance médicale. Alors qui contrôle la contraception ?
L’avortement sera libéralisé. D’ailleurs il est déjà pratiqué mais ce sont et ce seront encore des médecins, des commissions, des autorités, le gouvernement, qui décideront à quelles conditions. Alors qui contrôle la reproduction ?
Dans tous les pays, la reproduction est soumise aux impératifs économiques et dépend de décisions politiques auxquelles les femmes (et beaucoup d’hommes) ne participent pas. La politique démographique varie d’un pays à l’autre suivant ce que l’on estime être le besoin en citoyens.
Dénatalité en Belgique ? on traîne pour l’avortement, on freine la contraception, on veut donner une allocation sociopédagogique, on relèvera peut-être les allocations familiales, etc. Surpopulation dans le tiers monde ? Stérilisation à grande échelle (Amérique latine), dans certains cas à l’insu des femmes elles-mêmes (Inde), avortement autorisé, encouragé, relations sexuelles déconseillées (Chine).
On nous pousse dans un sens, ou dans un autre et nous n’avons pas voix au chapitre.
Est-ce que le fait d’être « reproductrices » pourrait constituer un pouvoir ? Jusqu’à présent, il a toujours été un enjeu du pouvoir, et à ce jeu les femmes ont toujours perdu.
Les merveilles de la science médicale ne nous concernent pas d’un poil, tant que nous, les femmes, ne contrôlerons pas ces moyens qui nous permettent p. 110 de choisir d’être ou de ne pas être mère à un moment de notre vie. Il faut que, quand nous décidons d’avorter, nous avortions. Et c’est tout. C’est cela le contrôle de la reproduction. Cela implique de la part des femmes une prise en charge d’elles-mêmes, de leurs problèmes personnels, et qu’elles n’attendent pas de solution miracle du médecin, du psychologue, du conseiller conjugal.
Décider de ce qui se passe dans notre corps est un minimum pour décider de notre vie. C’est en cela que la lutte pour l’avortement est un moment dans la prise de conscience et dans la lutte des femmes.
Allons-nous dire : « Faire des enfants dans ces conditions ? Pas question ». C’est peu réaliste, je ne crois pas ce chantage possible, nous ne ferions pas le poids dans le rapport de force. Pourtant cette attitude existe au niveau intellectuel : des femmes et des hommes refusent de faire des enfants dans les conditions de vie actuelles. Est-ce que cela a un sens ? un sens politique ? Est-ce une démission ? une nouvelle marginalité qui ne gêne en rien le système ? Ou alors peut-on arriver à ce que les décisions qui déterminent la politique démographique soient le fruit d’une politique que nous avons choisie ? Et comment ? en nous insérant dans les structures politiques de notre pays ? en constituant un groupe de pression qui influencerait les décisions ?
C’est peut-être à nous, puisque ça nous retombe dessus, ou plus exactement dans notre corps, à tirer le signal d’alarme, à dire haut et fort que la reproduction, on veut la contrôler (contraception, avortement), on veut qu’elle serve nos intérêts, nos objectifs. (Alors que maintenant les femmes font des enfants qui s’intégreront dans le système qui les opprime et les exploite.)
Quand nous disons « nos objectifs », ça veut dire la société que nous voulons pour nous-mêmes et pour nos enfants, une société ouverte à tous, où les enfants ne soient pas empilés dans les chambres et les écoles, puis refusés au travail ou exploités s’ils ne deviennent pas eux-mêmes exploiteurs.
« Nos intérêts », c’est d’être mère quand nous le jugeons bon et dans la mesure où cela ne nous relègue pas au rôle de reproductrice.
(Extrait de : Avortement, les femmes décident — nov. 1977.)
Beaucoup de réunions pour préparer cette brochure. Où nous ne publierons qu’une partie des témoignages rassemblés. Car il n’est pas question ici de raconter la vie comme elle est, avec ses hésitations et ses contradictions. Nous écrivons un manifeste. « La vie comme elle est » est démobilisatrice, elle ne peut s’étaler qu’en des moments de bonheur, de liberté. De ce travail compliqué : à travers notre vécu réel, dire notre volonté inébranlable, nous ferons quand même un petit bonheur ! Nous irons à la campagne, nous travaillerons sous les grands arbres, dans le jardin de Michèle et Corinne.
p. 111Tu marches vers la gare. Des lambeaux de chair accrochés aux murs de la salle de bain, à ceux de la cuisine, à la cafetière (tu as mis le café dans le thermos pour qu’ils le trouvent encore chaud à leur lever), au peuplier d’Italie du coin de la rue. Parce que tu as beau écrire une brochure militante et même y croire de toute ton âme, des fois tu te sens le corps en morceaux, tu as envie d’être une simple femme, avec de la vraie chair et cet enfermement délicieux de la maison, de la chambre, du lit. Il est très tôt et nous sommes samedi, pas une âme dehors ! Des rues vides. Personne à l’arrêt du bus. Comme si tu offensais tellement la ville qu’elle en tombe morte. Dans le bus, juste le conducteur et un autre homme qui n’a pas encore commencé sa nuit. Allons, reprends-toi, pense à cette journée studieuse et gaie qui s’annonce. L’air est léger. Bientôt tu verras Ève. Dès que Ève sera en vue, tout deviendra plausible, normal. À la gare, personne. Tu pleures au-dedans de toi, ça fait comme un bruit de gouttière, ça descend dans tes joues, qui deviennent douloureuses, ta bouche se tire à cause des gorgées d’amertume que tu avales, tu deviens affreuse, l’eau des larmes t’emplit les poumons, tu commences à te sentir mal. Ton estomac se noue, ton ventre gonfle, la matrice, les ovaires, la vessie se coincent, tu as de plus en plus mal, tu te tiens pliée en deux, tu serres les bras sur ton pauvre ventre que tu voudrais bercer, tu es ton propre bébé mort, noyé dans tes larmes noires. Tu t’assieds sur le banc du quai numéro 1, un homme basané y attend déjà, les mains immobiles, patientes d’une patience très ancienne. Tu fixes une affiche de voyage en Yougoslavie pour ne pas l’importuner, mais tu sens que tu te glisses dans l’échancrure de sa veste, tu deviens son corps lisse, et tu laisses le tien tout affaissé sur le banc. Le train est à peu près vide. Ève n’est pas venue. Tu choisis un compartiment où tu es seule. Tu appuies la tête au dossier de bois et tu regardes avec avidité les angéliques et les fougères géantes qui montent à l’assaut des fenêtres. Vient un tunnel, puis des arrière-maisons toutes noires avec un jardinet où il y a du linge, des pommes de terre p. 112 et une balançoire. Le train s’arrête souvent. Des gares ornées de bois festonné et des hôtels du même style sur les places. C’est là que les familles de médecins venaient en villégiature, à six kilomètres de la ville. Aujourd’hui, les rues y ont remplacé les arbres, on y dort en rangs serrés et le train transporte la marchandise humaine, chaque matin, chaque soir. Aujourd’hui, nous sommes samedi. Des jeunes sont montés, peut-être ils font une excursion, de « bons » jeunes. Tu descends à la neuvième gare et tu marches comme Josine t’a expliqué. Tu passes devant l’hôtel de l’Yser, très délabré mais encore en fonction. Tu décides d’y finir tes jours. D’y poser ton corps de sorcière mis au rancart. Tu sais que ça finira comme ça, un samedi matin. Ma mère est morte un samedi, comme elle voulait, au jour dédié à la Vierge. Des gens viennent encore te voir, oui, malgré tes petites anomalies, on t’aimait bien. Tu vois dans leurs yeux que tu te laisses terriblement aller. Tu le sens mais tu ne peux pas faire autrement. Tes mains sont rhumatisées mais tu écris encore. Des choses folles. Celles que tu retenais dans ton corps, celles qui ne franchissaient pas la barrière des mots quand tu habitais dans la ville. Tu manges à peine, tu ne te coiffes plus du tout, quand tu as fini d’écrire, tu vas le long des chemins et tu cueilles l’oseille sauvage pour te faire du thé. À l’hôtel, ils disent que tu n’es pas difficile. Tu leur remets toute ta pension.
Dans la brochure, nous essayons d’expliquer calmement la réalité. Des avortements ont lieu. Cela se passe bien. Ou mal. Au grand jour ou clandestinement. L’avortement ne devrait pas être un événement tragique, c’est un acte de nécessité courante. Toute la contraception est de nécessité courante. Pas si pratique ni agréable que ça. Mais nécessaire.
Nous voudrions affirmer des réalités simples mais notre vécu se heurte à autre chose. Quand on ôte les barrières, il y a encore des barrières. C’est l’Église, disons-nous, c’est ma mère, c’est l’éducation reçue, ce sont les idées qu’on nous a fourrées p. 113 dans la tête. On se raconte l’une à l’autre ses accouchements, ce qu’on a subi, ce qu’on aurait voulu, et les avortements qu’on aurait préféré pas. Ma mère ne m’avait pas dit, ma mère avoue seulement aujourd’hui, mais moi je ne veux pas faire comme ma mère. Je voudrais un enfant, je ne veux pas d’enfant. Est-ce de volonté qu’il s’agit ? de désir ? Est-ce que je dis ça avec mon moi le plus sauvage, ou le plus réfléchi ?
Ce que nous avons gommé de la brochure : le magma d’envies, impressions vagues et refus violents, désirs téméraires, regrets inexplicables, toute cette salade touillée au rythme du va-et-vient qui nous palpite au ventre.
Nous voulons l’avortement, nous voulons toutes les contraceptions. Et nous disons : c’est quand même de la merde. Ce que nous voulons vraiment, c’est un corps libre.
— Tu veux dire un corps où il ne se passerait rien ?
— Où il ne se passerait pas des choses irrémédiables, où il n’y aurait pas ces enclenchements continuels, et alors cette surveillance qui te contraint, jour après jour. On nous dit que nous sommes libres parce qu’il y a des pilules sur le marché. Devoir consommer des médicaments n’est pas une liberté. Devoir surveiller son corps tous les jours, devoir le mettre en bon état de marche, ou de non-marche, n’est pas beaucoup plus libre que la continence ou la chasteté conjugale — comme ça s’appelait autrefois ! dit Corinne.
— On voit que tu n’as pas vécu ça. Tu ne sais pas ce que c’était de trembler tous les mois, parce qu’il n’y avait pas grand-chose à faire que de ne se laisser faire qu’aux moins mauvaises dates supposées, et puis attendre pour voir quel genre de miracle s’était accompli. Tu n’as pas connu ça, tu as commencé ta vie sexuelle avec la pilule, et maintenant tu veux autre chose, répond Madeleine,
— Oui, je veux autre chose, je veux mon corps intact, et libre.
— Avoue que le corps des femmes, c’est quand même différent, ajoute Michèle.
p. 114— Différent de quoi ? De la normale ? De la loi normale pour un corps humain ? Tu ne veux quand même pas dire qu’un corps d’homme, c’est plus normal ? (Madeleine est fâchée.)
— Non je ne veux pas dire ça. Mais le corps des femmes, je trouve que c’est spécial. Et moins libre.
— Tu voudrais un corps pas spécial, un corps neutre en quelque sorte, un corps qui n’aurait pas l’absurde prétention du corps de l’homme et pas non plus le lourd fardeau du corps féminin ? Tu n’aimes pas le corps, toi, Michèle.
Des femmes adorent leur corps spécial, elles disent que c’est le vrai corps, celui par où passe la vraie vie, le corps frémissant, le corps souffrant, le corps. D’autres femmes ressentent les limites d’un tel corps. Du pouvoir de fécondité, elles ressentent surtout l’obligation de prendre la pilule ou d’avorter. Même celles qui se défendent le mieux, celles qui ont un travail qu’elles aiment et pas de fardeau d’enfants, ressentent leur corps comme leur point faible, leur faille, l’instrument par lequel elles vont être coincées. Elles reprochent aux autres femmes de donner trop de place au corps féminin, de le grossir, de le majorer, d’en rendre le poids excessif et de faire supporter ce poids par d’autres qui ne le désirent absolument pas. Ces femmes-là récusent le livre d’Annie Leclerc, Parole de femme, et elles détestent aussi ce qu’elles disent percevoir comme climat dans la Maison des femmes : un espace indifférencié, massif, de femmes enceintes, femmes avortées, femmes qui sentent le sperme et sont tout le temps en mal d’enfant… un vrai harem, quoi. C’est vrai qu’une fois mère, tu ne cesses de l’être, tu t’engrosses de tout, tu prends un volume différent, si mince sois-tu. Et les femmes non mères te semblent lointaines, descendant d’une autre planète. On peut s’aimer, devenir les meilleures amies à cause de ces différences mêmes, qui ‘sont un étonnement, mais un jour ou l’autre l’étonnement se change en suspicion. Les hommes le savent et ils entretiennent p. 115 cette division des femmes, ils la montent en épingle, ils la mettent à la une des journaux, un jour tu liras dans France Dimanche : Simone a rompu avec Antoinette. Ils seront tellement contents ! Ils nous considèrent comme une masse gélatineuse, compacte et molle, indécise. Il nous est donc défendu d’avoir des liens personnels entre nous. Pour eux, notre seul lieu d’existence est la fécondité. C’est pourquoi il nous est dangereux de suivre la voix d’Annie Leclerc, même si par moments, elle nous réjouit le cœur. Notre fertilité, la possibilité que nous avons d’être fécondées, ainsi que toutes les précautions que nous devons prendre pour ne pas l’être, font la preuve de leur puissance ! Ce qu’ils n’aiment pas chez les lesbiennes, ce n’est pas tant qu’elles prennent leur plaisir entre femmes : les hommes ont toujours su que les femmes savaient s’amuser entre elles, mais qu’elles se dérobent à faire la preuve de la virilité. C’est pour cette même raison qu’ils prétendent que nous avons des envies de viol. Les femmes que les hommes aiment, ce sont les femmes aux yeux mouillés, celles qui ont besoin de leur puissance, qui la requièrent et ainsi se jettent avec joie dans l’esclavage. Toutes, ou presque toutes, nous courons vers cet esclavage et nous disons : à bonheur ! à jouissance ! Ce qui n’est pas faux. Mais se paie très cher. Il est vrai que c’est gai de se sentir enceinte, soumise à la nature, vrai aussi que certains hommes nous envient cet état. Ils nous envient même nos accouchements lorsqu’ils sont sans douleur ! Mais nous envient-ils le rôle de la femme, de jour en jour ? Et nous, que pensons-nous finalement de ce privilège qui est aussi notre entrave ? Comment le surmonter ? Jeter nos enfants dans des crèches ouvertes 24 heures sur 24 ? Les mettre à l’hôpital quand ils sont malades ? Nous voulons des congés pour maladies d’enfants. Et pour les convalescences d’enfants ? Pour qu’ils n’aient pas à subir les horaires du bureau ou de l’usine ? Que voulons-nous ? Une réduction des heures de travail. Mais une vraie réduction : mi-temps pour tous. Et en attendant que les hommes comprennent que ce serait cela leur p. 116 intérêt ? Eh bien en attendant, nous revendiquons le droit d’élever nous-mêmes notre enfant, nous revendiquons ce choix. Et nous ne comprenons pas qu’il n’y a là aucun choix réel mais une contrainte obscure.
Finalement, nous n’avons pas le droit d’avoir les enfants que nous voulons, que nous voulons par désir ou par raison, nous ne sommes pas libres d’avorter, pas libres non plus d’oublier notre pilule ou de refuser un stérilet, pas libres de notre temps, pas libres de confier l’enfant quelques heures et de le garder au chaud quand il est malade, pas libres d’organiser le travail des hommes et des femmes, ni même d’émettre une opinion à ce propos, enfin pas libres de refuser le sperme comme lien ineffable avec la civilisation. Nous n’avons aucune liberté.
Maintenant, ce qui serait fou, c’est de croire qu’il y a de la liberté. Nous pouvons rêver de vivre entre femmes, sur l’Île, avec nos enfants. Une fois de temps en temps, nous passerions à la banque de sperme, sur le continent où seraient restées toutes les banques et les autres choses emmerdeuses. Eh bien, nous ne serions pas encore libres ! Tu y rencontrerais sûrement des filles qui te confieraient leur enfant, parce que, quoique comblées par leur grossesse et les petits bras autour du cou, diraient-elles, elles ne sont vraiment pas douées pour torcher des culs, elles se sentent plutôt douées pour la théorie, tu vois ce que je veux dire, il faut aussi des intellectuelles dans cette monde-là, sinon nous n’arriverons jamais à rien, et elles te publieraient même un petit journal où tu apprendrais comment toute chose doit se penser, s’organiser, se distribuer. Suivant les dons de chacune. Ton don à toi, ce serait précisément de vider les cendriers. Alors, dans un moment d’humeur, tu dirais : même des hommes, ça ne fait pas plus de cendres ! et ça produit quelque chose en plus, quelque chose de spécial ! Tu te croirais maligne de dire ça, tu te croirais plus libre : tu le serais plutôt moins. Car le monde des hommes est le lieu de ton aliénation la plus subtile.
p. 117La solution, du moins dans l’immédiat, dit Michèle, c’est de n’avoir plus du tout d’enfant. Te faire ligaturer les trompes. Puisque, de toute façon, tu ne peux qu’enfanter des enfants de merde dans un monde de merde… ce qu’il y a de plus libre, c’est de se priver d’enfant !
— Te priver ! et tu appelles ça une liberté ! Moi je vous trouve les petites emmerdeuses de votre monde de merde !
— Enfin, Madeleine, réfléchis : si tu mettais au monde un enfant aujourd’hui — essaie de te mettre à notre place, ne rêve pas de ton temps « idyllique » d’après-guerre où tu faisais des enfants pour reconstruire le monde ! Tu n’étais pas très féministe à ce temps-là ! Si toi tu mettais au monde un enfant aujourd’hui, où serait-il appelé à vivre ? L’air est pollué, la médecine rend dingue, la nourriture donne le cancer, les écoles sont des bordels de pensée réac, et toi tu mettrais un enfant dans un monde pareil, tu voudrais prendre cette responsabilité-là ?
— Oui, je le ferais. Je suis assez téméraire pour le faire. Je me dirais : je veux un enfant pour que ça change, pour qu’avec elle le monde change. (Si j’ai eu tant de fils, c’est parce qu’à ce temps-là je ne savais pas que le monde changerait par les femmes.)
— Que veux-tu qu’elles fassent à quelques-unes ? dit Michèle. Le mal est trop grand, trop grave ! Il est trop tard.
— Alors, pourquoi tu luttes, toi ?
— Simplement pour ne pas mourir. Puisque j’existe, je dois lutter. Mais ce serait plus radical encore, plus révolutionnaire de ne pas exister, ne pas polluer, ne pas se compromettre.
— Si tu n’aimes pas la vie, si tu ne crois pas que le simple fait de vivre, c’est un bonheur, alors tu as raison, il ne faut pas mettre d’enfant au monde, ce serait monstrueux. Va donc trouver les structures d’accueil, dis que tu es un monstre, on t’accordera tous les avortements que tu veux, du moins je l’espère, dit Madeleine.
— Moi, dit Corinne, j’ai dû jouer à la femme tout à fait p. 118 dingue pour obtenir cet avortement tardif que vous savez (tardif parce que mon médecin croyait que j’avais un fibrome), il a fallu que je prépare un scénario hystéro-dépressif, conseillé d’ailleurs par le médecin qui se débinait in extremis ! et je n’étais même pas sûre de réussir. Pour m’humilier, ils n’hésitaient pas, mais pour m’avorter à 45 ans, ils étaient pleins de scrupules, ils se demandaient où était leur devoir !
Nous manquons terriblement d’imagination. Et même d’envie. De désir, comme on dit pour avoir l’air plus profond. Ce que nous avons trouvé de mieux, c’est de renoncer à la maternité pour pouvoir nous précipiter dans le travail des hommes. (Au-dessous d’eux bien entendu, et pour un moindre salaire.) Nous ne prenons rien en main. Et si nous le faisons, la chose se dit marginale. Et nous acceptons ce verdict. L’entité « femme-enfants » est considérée comme une masse amorphe, un tas de plumes. Quand nous avons monté une crèche à la Maison des femmes, ça n’a pas marché parce que personne n’y croyait vraiment, personne ne croyait que cela valait la peine de s’y donner vraiment. Oui, nous avions rêvé de faire des choses différentes. Mais il fallait aussi que ce soit pour le plaisir, que ce soit sans contrainte ou bien ce serait reproduire cette société de merde. Et sans profit, bien entendu, car ça, c’est la super-merde.
— Le plus pratique, dit Louise, ce serait de renoncer à tout, de fermer la Maison des femmes. Au fond nous sommes aussi connes que les femmes qui empêchent les enfants de jouer pour ne pas se salir.
— Tu dis con maintenant ?
— Non, je dis vagin. Je ne m’injurie pas moi-même. J’ai dit connes pour dire cornichonnes. Nous n’avons que des pensées d’esclaves. Je suis désolée, mais c’est comme ça.
— Je trouve que, comme solution à nos problèmes, nous priver d’enfant, ce n’est pas génial, redit Louise.
— Mais nous en privons en même temps les hommes ! Pour p. 119 les punir du monde qu’ils nous font. C’est logique. Privons-les de nous par-dessus le marché. Comme ça, on les embêtera deux fois. En échange des centaines de bâtons qu’ils nous mettent dans les roues, c’est minime.
— Tu trouverais ça gai ?
— Je ne dis pas. Mais utile.
— On pourrait prendre le moyen contraire : obligeons les hommes à nous faire les enfants que nous voulons, à payer les maisons qu’il faut, à s’occuper d’eux la moitié du temps, à prévoir leur bel avenir, à nous aider de toutes les façons.
— Tu reviens au matriarcat.
— Le matriarcat, dit Hortense, ce n’est sûrement pas plus mauvais que le patriarcat, c’est même meilleur puisque nous sommes meilleures.
— Moi, dit Louise, j’ai parfois envie de trouver une solution pour moi. Et vous, vous n’avez qu’à prendre ce que vous trouvez bon pour vous. Parce que moi, ça m’est égal d’être marginale, tu comprends, ça ne me change pas de ce à quoi je suis habituée. Je prendrais un mi-temps que j’aime, ou même un mi-temps très quelconque et après je serais un peu libre. Je parlerais avec les enfants, les arbres, les oiseaux et même les hommes s’il m’en prend l’envie. Je ferais comme j’ai envie. Et tant pis si vous n’êtes pas contentes.
— On comprend ce que tu éprouves, Louise, nous ne sommes pas aussi cinglées que tu fais semblant de le croire. Seulement, on te l’a déjà dit : quand on est militante, il y a des choses qu’on ne peut pas éprouver, qu’on ne peut pas penser, même si elles sont vraies. Tu comprends, un mouvement, ça doit pousser dans un seul sens, comme le vent. Sinon ça tombe,
— La maladie du féminisme, sa faiblesse plutôt, c’est celle de tous les ismes. Se croire inattaquables, alors qu’on prend eau de toute part, alors qu’on est entièrement exposées, minées comme un fromage de gruyère, comme un matelas Pirelli, pense Louise, mais elle ne le dira pas à haute voix. Trop de lucidité équivaut au suicide, elle ne le sait que trop bien. La p. 120 vie est une balançoire, il faut se tenir aux deux cordes. Et freiner l’élan lorsqu’on s’écarte dangereusement du sol.
À la Maison des femmes, n’avons-nous pas fait le projet de créer un large mouvement auquel beaucoup de femmes pourraient adhérer ? Parce qu’on n’y serait pas sectaire. On ne déciderait pas s’il vaut mieux avoir des enfants ou pas. On ne critiquerait pas celles qui en ont. On irait jusqu’à excuser celles qui en ont plusieurs. On n’éliminerait pas les femmes au foyer. On accueillerait les femmes du quartier, quel que soit leur âge, leur genre ou leur degré de culture.
Les femmes immigrées sont déjà les très bienvenues, elles ont des réunions par ethnie : cela nous a étonnées mais nous avons fin par comprendre qu’une femme turque n’est pas le sosie d’une femme marocaine. Les femmes américaines se réunissent entre elles dans la Maison des femmes. Les Belges de langue néerlandaise aussi.
Dans notre projet, le mouvement entraîne chaque femme à faire des pas plus ou moins rapides dans la prise de conscience. Prise de conscience de ce qui fait d’elle une esclave plus ou moins consentante, mais parfois si triste, si découragée. En même temps, découverte de soi, de ses possibilités insoupçonnées, de mille désirs qu’on se découvre et qui ne consistent pas seulement à boire en cachette ou à caresser le chat. Alors quoi ? Peut-être penser toute seule, voir d’autres gens, devenir un tout petit peu lesbienne, se croire libre… Et puis penser la monde nouvelle, celle où les enfants sont gardés par la nature elle-même et n’existe plus la lutte des classes pour la bonne raison que tous les hommes ont compris combien leurs ambitions étaient ridicules, comparées à la joie de vivre…
C’est toujours Madeleine qui entreprend ces descriptions, éloquentes, nous l’admettons, mais, comment savoir si elle est sincère ? Madeleine, lui demandons-nous, lorsqu’elle nous reconduit par des rues bizarres, aussi éloignées du but, nous p. 121 semble-t-il, que ses paroles amusées, Madeleine, où veux-tu en venir avec tout ça ?
Madeleine contine son petit jeu :
— Vous le savez, que nous sommes l’Occident de la ville, son après-midi, son soir un peu rosé, ses joues ?
— Enfin, Madeleine ! Je vois le soleil se lever face à ma chambre, dit Geneviève, et il se couche dans mon living, alors qu’est-ce que tu veux dire ?
— Je veux dire : aucun obstacle entre nous et la mer. Vous la sentez parfois, par vent d’ouest, enfiler les rues de son odeur ? J’aime rouler doucement le long des gens qui dorment, ajoute-t-elle.
— Tu ne crains pas de les éveiller, dit Geneviève, en prenant ces rues tranquilles ?
— Non, écoute : nous les berçons, nous les caressons, nous posons la main sur la couverture, nous disons « ne craignez pas ». Peut-être ils ont des cauchemars, ils ne savent pas qu’ils dorment sur une rivière. On a dû la couvrir parce qu’elle sentait trop à cause des morts, tu comprends, c’est à cause des morts accumulés que ça s’appelle la vallée Josaphat. Des fois, ils se soulèvent.
Madeleine dit : des fois, vous me rasez avec vos histoires de liberté, de bonheur. Comme si la vie ne tirait pas sa beauté, et donc sa grandeur, et son bonheur, de tous ces visages un peu anxieux et quand même ardents, téméraires, portés par on ne sait quel espoir mille fois démenti, qui vont et viennent dans la ville, les visages nus des femmes, les visages sérieux des enfants et ceux, plus gardés, des hommes. Penser comme ça, c’est démodé, je le sais et même défendu, ça s’appelle « pensée tragique », et c’est pascalien et donc pré-hégelien et pas du tout marxiste. Pour moi, c’est ce qui rend la vie supportable, et même belle.
— Une vraie révolutionnaire, Madeleine, ne chercherait pas à rendre la vie supportable, au contraire, elle dirait continuellement l’insupportable, jusqu’à ce que ça change.
p. 122Madeleine sort de la Maison des femmes. Il lui semble voir monter dans le ciel la fumée noire de toutes nos petites têtes raisonneuses et froides. La fumée s’étend par-delà la gare du Nord que la Maison des femmes surplombe : l’endroit fut toujours sinistre. Récemment, il fut mis à sac, et aussitôt abandonné par les promoteurs endettés. Les immigrés n’y trouvent plus même un pan de mur pour s’abriter. Ce ne sont que trous énormes, où nous pourrions jeter impunément nos enfants avortés.
p. 123En même temps que je recopie cette page, je fais le déménagement d’une vieille dame. Qui va d’un home pour personnes valides à un home pour personnes moins valides. Comme c’est une personne qui a toujours travaillé, vu qu’elle ne s’est jamais mariée, elle a une bonne pension. Elle peut se payer un bon home. (Cela ne se verra pas après les corrections d’imprimerie, mais chaque fois que j’écris home, la machine fait homme.) Dans son premier bon home, elle avait deux chambres. Dans le deuxième, elle aura une chambre, puisque lorsqu’on est moins valide, on a besoin de moins. J’ai donc dû séparer ses affaires en deux parts : l’une pour emmener avec elle, l’autre à consigner au garde-meubles. On ne supprime pas « du vivant », c’est une règle de bienséance, qu’on observe si la personne a de quoi payer. Ce ne sont que papiers, souvenirs de voyage, livres dédicacés par des amis chers, notes pour un article ou une conférence, documentation, études sur « Le verre à travers les âges », « L’éventail à travers les âges », « Les émaux à travers les âges ». Tout cela au garde-meubles, bien entendu, avec les tableaux et les souvenirs. En extraire ce que peut contenir une petite chambre sans entraver le va-et-vient des gardes-malades.
Je vais vous dire une chose : traverser les âges, c’est une mauvaise affaire. Je ne le souhaite à personne. Voyez Laure. Laure qui serait venue m’aider dans ce triste travail. Laure qui avait tout fait pour l’aménagement dans le premier home : p. 124 j’ai reconnu sa façon d’attacher les rideaux, certains coussins pris dans des chutes — elle s’accusait de garder trop de bouts de tissu, une manie disait-elle —, d’extraordinaires remises à neuf. Aujourd’hui, Laure est royalement absente. Elle me manque et je l’envie. Je me sens vieille, absolument crevée. Dans mon dos, le jardin. La brume de ce printemps pluvieux, qui monte dès que la pluie s’arrête. Je sens Laure s’y promenant dans sa robe de chambre rouge, celle qu’elle n’a pas quittée durant sa dernière année. Laure aime surtout le rosier nain dont les fleurs vont du jaune au rouge en passant par tous les tons de l’orange. Après lui, le jardin s’élargit pour faire place à une tonnelle couverte de rosiers grimpants : le souci de Laure. Elle voulait que nous les taillions davantage, nous demandions aux hommes de le faire. Mais eux, par paresse ou par attachement réel, disaient qu’a nous écouter on n’aurait gardé qu’un jardin tout chauve. Laure disait qu’il faut toujours trois plantes de la même espèce pour que des échanges suffisants leur permettent de vivre. Ses chats et ses plantes étaient son peuple secret. Il y a dans ce jardin une plante merveilleuse que Laure a ramenée de son pays d’enfance, un rhizome qu’elle a eu à son père, disait-elle, et qui s’est resemé partout, jusque dans les cailloux de l’allée. Une plante dont je ne connais pas le nom et je crois que Laure ne le connaissait pas non plus, car parfois elle l’appelait « la croix du Christ » à cause de sa forme écartelée et de sa couleur bleu violet, elle l’appelait aussi « dame d’onze heures », parce que ses fleurs ne s’ouvrent qu’aux heures des princesses.
Quand j’irai dans un home de vieillards, il faudra que j’en emporte une pousse. Je la regarderai pendant les longues heures de mes courtes journées. Encore faudrait-il qu’il y ait un jardin dans ce home, que ma fenêtre y donne ; que ma vue soit suffisante, que la personne qui fera mon déménagement accepte de se donner toute cette peine.
Cette fois-ci, ils ont jeté un pavé à travers la fenêtre du bistrot. Donc dépavé la cour. Donc fracturé la porte de la p. 125 cour. Où, la semaine précédente, ils avaient déjà cassé un carreau.
— Ces carreaux qu’ils cassent, ce n’est pas par là qu’ils entrent ! dit Béatrice. Puisqu’ils n’en ôtent même pas les morceaux coupants. Ils les laissent pour que nous nous blessions. Ils forcent les portes et ils cassent les carreaux en plus. Sans raison.
— Ils ont cassé des œufs sur les affiches, dit Myriam. On n’a pas trouvé du nouveau caca, mais on n’a pas cherché, tu comprends, c’est déjà tellement pénible comme ça, je trouve que cette fois on pourrait appeler la police.
— Un jour, dit Louise, c’était tout au début, j’ai téléphoné à la police pour signaler la disparition des cassettes de Marguerite, j’étais tellement ennuyée pour elle, elle y avait enregistré tous ses cours d’Économie et Politique. Les policiers se sont amenés à trois. Il était midi. Les femmes arrivaient pour le déjeuner. Elles ont été si scandalisées de mon geste que c’est à peine si on voulait me faire place à table, je crois qu’elles songeaient sérieusement à me virer…
— Il faut quand même faire quelque chose, ça ne peut pas continuer comme ça, nous en devenons malades, dit Myriam.
— Il faudrait monter la garde pendant tout un week-end, dit Béatrice.
— Tu passerais la nuit ici ?
— Pas toute seule, mais à quatre, par exemple, ça pourrait être gai, non ?
— Pas tellement, dit Louise. Faire le guet et puis quoi ? Se trouver devant combien de types ? Avec quels moyens de défense ? On n’aime pas la police. On ne veut pas faire appel à elle. On n’aime pas non plus se faire avoir à chaque coup parce qu’on est de pauvres femmes. On veut bien accepter les aléas des maisons de groupes, mais jusqu’où ?
Au début, Josine entendait distinctement des pas au-dessus de nos têtes, alors que les étages n’étaient pas encore occupés. Elle a même vu, sur le bar, une boîte de sardines entamée qui p. 126 n’y était pas une heure plus tôt : le rôdeur, disait-elle, avait pris une collation avant de commencer sa ronde de nuit. Josine reconnaît qu’elle a très peur des volées d’escaliers, des espaces qu’on sent au-dessus de sa tête et dont on ignore tout. Josine dit qu’en rêve, elle sent quelqu’un qui s’abat sur elle, comme un escalier qui tombe ou comme un arbre avec toutes ses branches qui te cachent et t’étouffent.
Ils sont revenus. Un mardi soir. Nous étions là, nombreuses. Notre présence leur a servi de couverture, ce sont les autres groupes dans l’immeuble qui ont reçu leur visite. Ils firent les poches dans un vestiaire et ramassèrent du même coup un appareil à projection. La police appelée — pas par nous ! — arrive, mais le gibier s’est envolé. Myriam a eu le temps d’en voir passer un devant la fenêtre. Elle n’a rien dit. La police, continuant ses investigations, s’étonne que nous ne lui ayons rien révélé les jours précédents.
— À quoi cela aurait servi ? répondons-nous.
Finalement, ils appréhendent un jeune garçon qui, au dire d’un autre, s’était vanté, un soir : « comme ça, elles ne sauront même plus manger, les femmes ! » C’était l’explication du vol de nos quarante couteaux. Nous nous étions demandé si ce choix bizarre était lié au complexe de castration mais nous pensions plutôt, et plus volontiers, qu’on nous volait pour vivre, pour subsister.
Aglaé est allée visiter le club de ping-pong dévasté. Elle a trouvé ça vachement spectaculaire. Aglaé ne peut cacher son attirance pour les dévastateurs. C’est la plus douce fille de la terre mais une grande force est cachée en elle, une force qui lui échappe, qui pourrait lui échapper, c’est pourquoi la destruction la fascine, comme un envers calmant, une sorte de pose de yoga qui la détendrait après son travail d’assistante sociale à l’écoute des victimes du système.
Aglaé confie ses sentiments à Louise qui est occupée à taper sur un stencil les slogans de la manifestation pour la liberté de l’avortement :
p. 127Y en à marre de se justifier
Notre ventre est à nous
Un enfant quand je veux
La Maison est secouée par trop d’événements. Louise fait des fautes de frappe et, naturellement, le corrector a disparu comme tout le reste ! Elle court à la droguerie pour acheter du vernis à ongles, qui fera l’usage. La vue du vieux couple droguiste la remet d’aplomb comme chaque fois qu’elle y vient chercher un salut pour la Maison des femmes : de la soude pour déboucher l’évier obstrué, de l’eau de javel pour chasser les odeurs épouvantables, de la corde, du papier de toilette, deux grands torchons.
Habiter une vieille droguerie. Connaître la place de chaque objet dans les immenses rayons de pitchpin, servir les clients à petite vitesse, à vitesse indépendante. Parler pour faire plaisir à la cliente, lui parler du temps qui change, feindre d’ignorer d’autres changements, ne pas savoir que celle qui achète du vernis à ongles prépare une manifestation, ne pas savoir qu’il y a des avortements, des immigrés, des policiers, des énervés, des fous. Vendre le poison à l’empoisonneuse comme si de rien n’était. C’est ça, la liberté de pensée !
Vers le soir, on téléphone pour signaler qu’une femme est mise à la rue avec trois enfants, il lui faut un toit pour dormir. La Maison des femmes n’est pas un toit pour dormir, il vaudrait mieux que tout le monde le sache, pense Louise, qui n’a rien su répondre de malin à ce « on » qui téléphonait. Nous disons que tous les refuges de la ville sont infects, donc nous n’en donnons pas l’adresse, donc nous ne proposons encore rien pour les femmes battues ou expulsées. Louise habite une maison où sans se serrer comme des harengs, on pourrait abriter quelqu’un, même avec enfants. Mais qu’est-ce que ça veut dire ça, abriter ? Louise sent qu’elle ne peut pas. D’ailleurs elle n’habite pas seule. Suzanne, qui est seule, a déjà pris une femme battue qui devait se cacher (parce qu’elle avait rendu les coups, et p. 128 même assez fort). Louise ne pourrait pas. Peut-être si elle était seule, sa conscience l’y obligerait. Elle préférerait se faire droguiste.
Louise se souvient d’un autre soir, c’était l’hiver, une jeune femme est arrivée avec deux enfants que leur mère qui est sa copine de bureau ne pouvait plus supporter, elle menaçait de les mettre à l’assistance publique. Battue, une fois seulement, mais la scène lui avait ôté ses illusions : elle découvrait qu’elle avait été épousée, et ses enfants reconnus, par un étranger pour éviter d’être reconduit à la frontière. Pendant des mois, elle avait cru à l’amour, au foyer, à la tendresse. Maintenant elle se sentait au fond du puits et envoyait tout au diable. Louise admirait la compagne de bureau qui finirait par garder les enfants trois jours. Mais pourquoi raconter toutes ces histoires devant eux ! Louise cherchait à les distraire en leur donnant du papier pour dessiner. La fille avait douze ans et le visage lassé déjà. Chacune donnait son avis, on téléphonait de tous les côtés, finalement ce fut l’heure du souper, la fille n’a rien voulu prendre mais le garçon avait une bonne faim. Après, il a proposé de jouer la comédie, il nous assigna des rôles, Béatrice connaissait tous les rôles, son visage devenait enfant, vieille dame, gendarme, indien, tout. Le petit garçon s’excitait de plus en plus, c’était comme une fête.
Maintenant, nous avons deux groupes pour aborder ce genre de problèmes. L’un qui veut fonder un refuge pour femmes battues (un mini-refuge a été secrètement inauguré le 17 novembre 1977) à la manière de celui d’Erin Pizzey, tel qu’elle l’a décrit dans son livre Crie moins fort, les voisins vont t’entendre. L’autre groupe s’appelle « groupe Droit des femmes », il s’efforce de déblayer avec les femmes leur problème, de chercher avec elles s’il est utile de recourir à la justice, et aussi si elles le souhaitent. Avoir affaire à la justice, même pour se défendre, c’est un peu comme être coupable. Il faut être ou très bouleversée ou bien extrêmement décidée pour avoir le courage d’affronter la police. En cas de viol, par exemple.
p. 129Il n’est pas normal que nous devions toujours avoir affaire à des hommes pour nous aider, nous protéger. Que ce soit le policier ou l’avocat, il éprouve une certaine connivence avec l’autre homme, celui qui nous a battue ou violée. Le policier essaie plutôt de dire qu’il ne s’est rien passé : « rentrez chez vous, il va se calmer… », « vous n’avez pas l’air si mal en point que ça… ».
L’avocat, dont on attendrait plus de compréhension puisqu’il se présente comme un « défenseur » — mais il n’oublie presque jamais de commencer par exiger une somme provisionnelle assez rondelette — appartient aussi à l’autre camp. On peut bien parler ici d’incompréhension fondamentale. Lorsqu’il s’agit d’un différend d’ordre sexuel, sentimental et sexuel qu’il est déjà difficile d’expliquer à sa meilleure amie… comment se faire comprendre d’un homme étranger ? Et pour peu qu’on s’énerve, qu’on pleure… on est tout de suite considérée comme une épave.
Nous ne nous prétendons pas capables d’explications claires et logiques en toutes circonstances… mais les hommes eux-mêmes le peuvent-ils ? Non, mais ils se comprennent entr’eux. Ils s’acceptent les uns les autres. Surtout face aux femmes.
Tant qu’elles restent chez elles, les femmes ont leurs moyens de défense : dérobades, récriminations, cris, silences… Mais si elles décident de partir… sans argent, sans atout, avec pour tout bagage un ou deux enfants à la main… Il ne faut pas s’étonner si des femmes viennent nous trouver pour que nous les aidions à sortir de l’enfer puis retournent là où pleuvent les coups.
Ainsi celle qui nous téléphone qu’elle est séquestrée par un étranger auquel elle a loué une chambre, un soir de bonté. Celui-là aussi s’est mis en tête de l’épouser parce que son permis de séjour touche à sa fin, mais il ne cache pas ses intentions, il la bat pour lui extorquer des signatures, il l’enferme. Elle téléphone à la police ; celle-ci lui rit au nez. C’est un peu fort, disons-nous, et nous décidons d’aider cette femme à se p. 130 dépêtrer de ce mauvais roman. Dire « mettez les affaires du type dans le couloir et changez les serrures de l’appartement », c’est une solution d’homme, évidemment. Toute femme devinera que le locataire évincé va s’embusquer dans les couloirs, que tout le quartier va devenir dangereux. La police le sait aussi, mais elle rigole. Nous, nous décidons d’accompagner la femme, de rester avec elle dans son appartement, etc. Rendez-vous est pris. Le lendemain, elle nous appelle : le permis de séjour est prolongé, le locataire semble beaucoup plus calme, elle va encore un peu attendre pour agir. La police rit de plus en plus. Nous pas. Nous sommes un peu déçues mais nous comprenons. Une femme est une femme. Il n’y a pas de quoi rire. Elle donne son cœur quand il ne faut pas, elle a un cœur trop élastique, elle a un cœur de « mère » : à qui la faute ? Elle a peur d’être seule. Parce que seule, elle est exposée à ne plus l’être. À n’importe quel prix. Une femme a un jour le courage de quitter un homme qui la bat, elle en ramasse un autre, qui la bat davantage. Qu’est-ce que ça prouve ? Que les hommes mesurent la faiblesse de l’adversaire et profitent du manque de résistance qu’ils rencontrent. Je ne dis pas que nous ne faisons pas pareil, ou plus ou moins, mais d’une façon moins violente en tout cas, moins immédiate. Autre chose : nous, on nous apprend à être faible, on nous éduque à ne pas savoir nous défendre. À la Maison des femmes, nous voulons que les femmes découvrent la force qui est en elles, qu’elles en usent. C’est pourquoi on dit de nous : ce ne sont pas de vraies femmes. À quoi Louise répond : Monsieur, j’ai six enfants. Ce qui ne veut rien dire, mais comme il ne s’y attend pas, ça le désarçonne.
Le Collectif pour Femmes Battues écrit :
Nous désirons ouvrir une maison où des femmes battues peuvent se réfugier temporairement. Nous aimerions qu’ainsi elles ne soient plus obligées de se laisser maltraiter ; tout en gardant leurs enfants. Car il est très difficile de trouver un toit, de l’argent et du travail, tout en ayant des enfants.
Vous pouvez les aider en venant ce soir vous amuser avec nous à la p. 131 Maison des femmes, 79, rue du Méridien à Saint-Josse, immédiatement après la manifestation pour l’avortement libre. Des sandwiches seront prévus pour calmer votre faim. Entrée, pour femmes seulement : 50 FB.
Elles distribuent ce tract à la manif.
Il faisait très beau, ce 5 mars après-midi, un vrai jour pour femmes ! Il y avait 7 000 marcheuses et marcheurs, aussi colorés que leurs calicots. Les femmes chantaient, criaient, dansaient, heureuses de se retrouver en foule. (On ne sait jamais, quand on organise une manif, si on ne va pas se retrouver à trois chattes.) Un gros renfort venait de la gauche extrême, mais les femmes étaient les plus nombreuses et leurs voix dominaient, leurs longs chants dominaient les slogans des troupes gauchistes. Delphine Seyrig filmait. Des femmes qui faisaient leurs courses s’arrêtaient le long du trottoir, mais pas longtemps, juste pour voir, puis elles disaient : « curieux quand même toutes ces femmes à longues jupes et ces garçons aux cheveux tressés ! on ne sait plus dans quel monde on vit ».
Combien serons-nous, le soir, à la Fête pour les Femmes Battues ? Étonnante, cette manifestation joyeuse, proclamant des libertés si peu acquises, si peu réelles encore, et puis ce soir, qui viendra danser ? Alors que nous sommes crevées par l’organisation du cortège, alors que ces hommes qui nous ont malgré tout aidées de leur présence et qui sont, pour certaines d’entre nous, des camarades, sont tacitement invités à rentrer chez eux, ou en tout cas à s’amuser ailleurs. Vous ne voyez quand même pas que nous invitions des hommes à venir s’amuser pour 50 F, sur le dos, je veux dire au profit des Femmes Battues ?
Le seul moyen de dissiper son malaise, se dit Madeleine, c’est de le justifier. Elle écrit :
Chère Corinne,
Je voudrais te dire comment c’était à la Maison des femmes, hier soir, te dire comment c’était pour moi. Et pour toi, le récital Emma Santos, c’était bien ? J’ai voulu attendre ton p. 132 retour du théâtre, et puis je n’étais pas sûre que tu viendrais, et je n’ai plus eu envie d’attendre. Je raconte : après avoir vu la vidéo de Delphine Seyrig sur la manif — elle montrait peu les types, et tellement nous, nous avec force, nous avec chaleur, tu vois — après, je me suis laissée entraîner par Josine et une femme que je ne connais pas : elle est dans la même file pour le chômage que Josine, elle est parfois venue à la Maison des femmes, elle trouve que nous y discutons à l’infini de nos tendances et de nos idéologies au lieu de nous occuper des problèmes des femmes.
J’y allais par curiosité, pour voir comment c’était finalement une fête de femmes, cette chose dont tu parles si souvent, mais chez toi, c’est un rêve ou bien tu as déjà participé à ça ? Tu ne trouves pas ça une drôle d’idée : danser au bénéfice des femmes battues ? Cette somme, nous devrions la donner d’office et bien davantage et puis danser quand le refuge sera meublé, décoré et tout, tu ne trouves pas ? Enfin, elles se sont donné bien du mal, tu sais quel bordel était la Maison après l’exposition des Poupées-poubelles de Marianne, suivie de la confection des calicots pour la manif : tous les meubles jetés les uns sur les autres, comme une montagne branlante et sur le point d’accoucher ! Je n’étais pas de très bonne humeur, parce que, je l’avoue, je n’ai pas aimé la manifestation. Peut-être si j’avais marché, c’eût été différent. À cause de mon dos, je suis restée au bord et j’ai trouvé ça d’un folklore douteux. Tu comprends, le droit à l’avortement, ce n’est pas du gauchisme. Ni du hippisme. Sans compter que les hippies, eux qui ne feraient pas de mal à une mouche, risquent de vouloir garder tous les fœtus, risquent de vouloir les épanouir tous, au chaud dans les communautés de l’Ardèche, pour en faire des fils de la nature… Quant aux gauchistes, s’ils étaient au pouvoir, tu ne sais absolument pas ce qu’ils feraient du droit des femmes. Je ne suis pas tranquille. Et à les entendre scander dans cette manif, je te jure que je n’étais pas à mon aise. Combien d’entre eux ne rêvaient-ils pas de verser le sang pour délivrer un vain peuple du joug de l’oppresseur ? p. 133 Et nous, nous étions ce peuple, qu’ils pouvaient enfin toucher, palper, prendre sous leur aile de Saint Marx. Eux, errant à la recherche d’un objet, et se jetant sur nous, les masses à sauver, s’emparant de nos tracts (qu’ils signent de leur organisation en les contrefaisant). Ne se jetant pas sur nous, une à une, parce qu’ils ont trop peur ; mais s’emparant de nous en bloc et nous traversant le corps avec la lame de leur idéologie pointue. À cause de cela, j’étais quand même soulagée de la décision de leur fermer les portes, ce soir. Quelques-uns sont venus parce que dans le journal, on n’avait pas mis « pour femmes seulement », et il a fallu les éconduire en endossant les plaisanteries que tu sais. Sciant.
Eh bien, Corinne chérie, je ne sais si ça aurait été ta fête ! La Maison était douce et accueillante, plus qu’à l’habitude. Un renouvellement. Une musique divine et à tue-tête. Donc pas moyen de se parler mais l’atmosphère était aux confidences, vu l’isolement que la musique provoquait. Conclusion : Suzanne et moi, on s’est hurlé des histoires dans l’oreille qui ne nous seraient jamais sorties de la bouche à tête reposée, je veux dire tranquillement dans une chambre, ni dans un café, ni même dans le bois, nulle part que dans ce bruit fracassant, ce n’eût été possible. Était-ce déjà de la fête ? La fille qui va au même bureau de chômage que Josine trouvait qu’il était temps de danser puisque nous étions venues pour ça. Il faisait très sombre mais rien ne bougeait. Elle dit tu veux danser avec moi, je dis oui mais je n’y connais pas trop en danse d’aujourd’hui. Comme elle est d’un volume assez carré, nous avons dansé un genre de bourrée, tu vois ce que je veux dire. Nous nous amusions bien. Personne n’est venue nous rejoindre. Nous n’avions pas le ton. Ce n’est que lorsque nous sommes allées nous rasseoir qu’elles se sont avancées une à une et se sont mises à danser toutes seules et d’une façon, mais d’une façon ! J’avais déjà vu ça, même à des bals populaires, j’en avais vu l’une ou l’autre danser sur elle-même, poupée mal articulée se prenant pour une flamme consumante. Mais ici ! dans notre p. 134 Maison ! Des femmes habituées de notre Maison, devenant toutes raides, la peau serrée, le regard sans regard, l’attention tendue vers on ne sait quel griffonnage que le corps serait tenu d’inscrire continuellement dans l’air. Je voyais le sol se fissurer d’étonnement triste, et mon corps, de chagrin. Tu te souviens, à propos de danse de femmes, je t’avais raconté, le jour où j’avais ouvert le bal du mariage, invitée par l’autre mère, et nous avions noué et dénoué dans cette danse notre émotion commune, la nervosité de ces mois d’attente, l’amour et l’angoisse que nous ne pouvons nous empêcher d’éprouver pour nos enfants et désormais pour les doubles enfants que nous nous étions donnés. Hier, ce qui me faisait tant honte, c’est que des femmes soi-disant plus sœurs que des sœurs soient tellement enfermées en elles-mêmes qu’elles se sentent incapables de danser ensemble ! Tu sais, c’était comme dans un film américain sur l’incommunicabilité. Il ne manquait que le psy barbichu décrivant le phénomène. Il y avait pourtant des lesbiennes là-dedans. La femme chômeuse a encore dansé avec moi, elle m’a dit que les femmes même lesbiennes ont peur de reproduire le schéma habituel de la danse : l’une conduit, l’autre suit. Il y a comme une adéquation liberté-solitude. Toute relation fait peur, enchaîne en quelque sorte. Enchaînées à la source de Narcisse, elles piétinaient le sol en cadence, les yeux durcis par le vide, les yeux presque blancs. Jamais, non, jamais je ne nous ai trouvées si pitoyables, à battre, finalement.
Tout à coup, Josine a dit allons-nous en, il n’était pas très tard mais nous n’avions plus le courage de t’attendre, nous avons roulé doucement dans les petites rues habituelles, mais au lieu de parler dans la voiture devant sa porte, nous sommes entrées chez elle et, par petites tasses, nous avons bu toute une cafetière réchauffée.
Il paraît que plus tard dans la nuit, c’était mieux, il y avait plus de chaleur et elles ont dansé ensemble, il paraît qu’elles attendaient que nous soyons parties… Moi, ce que j’attends, Corinne, c’est la fête que tu nous promets depuis si longtemps. p. 135 Mais peut-être il te suffit de dire : on ferait une fête ?
On lisait dans la bulletine de janvier 1976 :
La Maison des Femmes commence une consultation médecine-femmes.
Nous avons aménagé un petit local du sous-sol. Il y fait beau, chaud. À côté de certains cabinets de consultation, il semble rudimentaire mais il nous suffira pour faire démarrer notre projet. Nous avions d’abord envie de résoudre nos petits problèmes « médicaux » de femmes, en dehors de l’hôpital, de la clinique, du cabinet médical, de sortir du circuit santé pour organiser notre contraception, de ne plus être prise dans la traditionnelle relation patient-enfant-ignorant-impuissant, médecin-père-savoir-pouvoir. Ensuite, dans une optique féministe de prise en charge de nous-mêmes, nous voulions arriver à mieux connaître notre corps, son fonctionnement, à détecter nous-mêmes certaines choses comme de petites infections, puis de nous soigner.
En enfin nous souhaitions aussi briser un certain isolement (tabou ?) en essayant d’aborder les problèmes plus collectivement, dans des réunions sur un problème que l’une ou l’autre aurait, par exemple contraception, ou ménopause, etc. Une amie médecin participera à ces réunions en apportant les informations dont nous manquons et assurera la permanence une fois par semaine. Nous aimerions que d’autres femmes médecins viennent réaliser ce projet avec nous.
Comme tous nos projets, celui-ci se révèle plus intéressant que nous ne pensions, mais la réalisation demeure très en deçà de ce que nous voudrions.
Beaucoup de femmes viennent à cette consultation, elles s’en trouvent satisfaites. Annie, notre médecin est contente aussi, elle dit que les consultantes viennent ici avec une attitude beaucoup plus mûre qu’à l’hôpital. Or, la plupart ne sont pas des femmes de la Maison des femmes, ce sont des voisines, des amies, des femmes turques et marocaines aussi. Peut-être la sévérité de la Maison des femmes et de notre accueil peu maternant a-t-elle comme effet de rendre les femmes plus décidées, plus responsables ?
Cependant, notre projet allait plus loin. Nous aurions voulu, nous voudrions toujours, que cette consultation débouche sur une recherche commune au sujet de la pratique médicale, au sujet des rapports entre ceux qui savent et celles qui demandent p. 136 — et ignorent. Il y a aussi des maladies qui s’ignorent ; i y a l’individualisme qui incite à poser son problème à soi, en tête à tête avec la personne qui pourra le dénouer. Le motif n’en est pas tant la discrétion — car nos histoires, nous les racontons volontiers — mais l’envie de retenir toute l’attention de la personne qui doit regarder, comprendre, réparer. Nous retrouvons le même problème lors de la consultation juridique. Un divorce n’est pas l’autre. Un corps n’en est pas un autre. Des réunions informelles, où chacune raconte son divorce, sa contraception, ses accouchements, ses rêves, ça, oui, des nuits entières si on veut. Mais pas immédiatement en tirer les conséquences, pas devenir aussitôt la militante de chaque problème entrevu. « La vie est un combat dont la palme est aux cieux », disait Racine pour encourager ses héros, ou bien Corneille ou un autre Alexandre. Les héroïnes sont fatiguées. Elles ont beaucoup plus de travail que les héros. Elles s’intéressent beaucoup moins qu’eux aux palmes. Elles voudraient que le monde change. En attendant, elles le bercent de leur complainte, tantôt solitaire, tantôt chorale.
Le local gynéco est une ancienne petite cave suante, devenue un écrin délicieux. Des filles (et des garçons) l’ont miraculeusement transformée. Qu’elles en soient remerciées ici même et enfin ! Car, dans la Maison des femmes, le mot « merci » est tabou. Parce que, paraît-il, la reconnaissance est un sentiment conservateur. Si tu vas de l’avant, tu ne regardes pas en arrière, tu ne t’arrêtes pas, tu ne regardes pas non plus autour de toi, donc tu ne vois pas ce que font les autres, d’ailleurs ils sont libres, comme toi tu l’es. Ils ont librement aménagé cette chambre de médecine-femme et toi tu en uses librement aussi.
Quand Madeleine est descendue pour demander à Annie quel genre de pilules elle devrait choisir, vu son autre âge, Annie lui a fait prendre sa matrice entre le pouce et l’index pour sentir comme celle-ci était bien redevenue la toute petite boîte qu’elle serait désormais. Étonnement ! Stupéfaction ! Madeleine vivait avec le sentiment d’avoir là une grosse tambour pleine de p. 137 résonance, une grande casserole où mijotaient encore des embryons d’enfants qui ne verraient pas le jour en chair et en os mais se manifesteraient en gestes de Madeleine, en images verbales, en feux-follets, en ondines. Vous direz : si Madeleine n’était pas si narcissique, il y a longtemps qu’elle saurait que sa matrice est une toute petite chose. Eh bien, non ! D’innombrables femmes, très posées, ignorent tout de leur matrice, du col, du vagin, des humeurs de ces lieux, n’ont jamais pénétré elles-mêmes dans ces caves magiques, fût-ce pour y introduire un tampax ou tout simplement pour voir de quoi il retourne et qu’est-ce que c’est au juste la corolle ?
« Médecine-femmes » fait apparaître d’autres problèmes. Nous avons indiqué dans la bulletine que le coût comprendrait la part remboursée par l’assurance mutuelle plus le ticket modérateur, ce surplus destiné à freiner l’utilisation de la médecine et aussi à « sauver » le rapport médecin-patient. C’est tout à fait contraire à nos principes, ont dit des femmes partisantes de la médecine gratuite. Suivit une grosse discussion sur notre possibilité —- notre devoir ? — d’agir déjà dans la Maison des femmes comme dans la société que nous appelons de nos vœux. Par exemple, faut-il rétribuer les femmes médecins ? Au même taux que les permanentes de la Maison des femmes, c’est-à-dire un peu au-dessus du Smic ? Et les payer avec quoi si nous refusons le fameux ticket modérateur ? Comme celles qui posent les questions de principe n’en trouvent jamais le mode d’application mais s’en vont disant : « vous nous fatiguez, il est tard », il se peut que Médecine-femmes doive fermer sa chambrette. Il reste cependant une chance que des femmes non encore exténuées par les discussions prennent la relève, inventent des formes de fonctionnement moins stéréotypées. Car Anne ou d’autres, arrivant à la fin de leurs études, commençant une vie professionnelle très dure, trouveront peut-être ou prendront le temps de nous donner une aide sociale féministe, notamment au niveau de l’avortement. Mais n’auront pas le loisir de venir p. 138 discuter avec nous, à longueur de soirées, de notre rapport au corps. Une femme médecin retraitée s’est proposée : nous hésitons. Des psychologues en chômage : nous refusons. La psy nous fait hérisser les poils pubiens.
Aux dernières nouvelles, le groupe « médecine-femmes » semble avoir trouvé sa vitesse de croisière. Il arrive qu’on procède à des examens collectifs. Hier, elles étaient quinze dans la chambrette, et c’était merveille de voir le col du vagin, de voir se former la perle blanche qui s’en égoutte continuellement, comme une rosée du matin. Ou comme un autre battement du cœur. Merveille de notre instrument corps. Oublions un instant que cette sécrétion précieuse est aussi l’aliment de notre aveugle fertilité et parlons sexualité puisque c’est ça qui veut se parler lorsqu’il est dix heures du soir et qu’on se sent bien ensemble.
Autre nouvelle : lorsqu’une psychologue n’est pas seulement chômeuse mais a déjà donné des preuves de son féminisme, nous l’autorisons à participer aux groupes de recherche, non pas au nom de sa science, mais quand même eu égard à sa pratique.
Marie se demande comment elle va appeler C. Caroline ? Claudine ? Camille ? Ce sera Colette finalement. À chaque nom qu’elle prononce en elle-même, elle entend la voix suraiguë de C.
— Mais Marie ! Tu veux ma mort ? Tu me détestes tant que ça ? Je ne suis plus ton amie ?
— Pourquoi dis-tu ça ? Tu ne veux pas que je te donne un nom ? Tu n’aimes que ton prénom à toi ?
— Je le déteste. Je déteste encore davantage ces noms dont tu m’affubles. C’est comme me défigurer.
— Que puis-je faire ?
— Décris-moi sans nom. J’aime comme tu parles de moi, mais je ne te crois plus si tu inventes un nom.
J’ai mis Colette. Qui convient plus ou moins à cause de la voix pointue de C., mais c’est vrai que son nom à elle est plus p. 139 intelligent, plus ouvert, il lui convient bien mieux. Je suis obligée de changer tous les noms pour pouvoir dire « mais c’est un roman après tout ! », si elles me font des procès.
Un livre est égocentrique. Un livre est plein de toi. Tu obliges tes lectrices à devenir toi. À te donner raison. Passe encore lorsque tu écrivais sur toi-même et ton père. Mais le féminisme, la Maison des femmes, ne sont pas des matériaux dont tu peux l’emparer pour les emplir de toi. Tu n’es pas mandatée. Personne ne t’a demandé de faire son portrait.
Comment dire la beauté de Carine lorsqu’elle s’avance, noire, furieuse, mais déjà un sourire détend le coin de sa bouche. Puis elle reprend sa colère, qui mérite mieux que des mots d’apaisement. Quel bloc immense, ardent, plein de force et pourtant faible ! Dans le monde où nous vivons, son corps, qui ignore son arrogance, subira des outrages. Elle le sait mais se refuse à en tenir compte. Elle veut être libre. Elle est provocante. Lorsqu’elle met sa blouse noire transparente, achetée aux puces, elle est provocante,
— Qu’est-ce que tu veux dire avec ça, Marie ?
— Eh bien, tu n’acceptes pas le monde comme il est. Tu t’avances comme s’il était déjà changé. Alors tu ramasses des coups.
— Enfin ! Marie, si même nous, nous ne vivons pas dans une monde qui serait devenue amicale, comment veux-tu que d’autres arrivent à y croire ?
Maintenant je comprends ce qui fait notre force et notre faiblesse en même temps ! Comme tous les utopistes, nous vivons dans les deux mondes. Nous sommes platoniciennes comme l’ont été les maoïstes de Paris, comme le sont bien des gens, même quand ils le nient. Nous, nous le sommes avec effusion. Assises dans la caverne, enchaînées par le système capitaliste et phallocratique, nous regardons, reflet lumineux sur la paroi humide, l’ombre des nouvelles femmes.
p. 140Les nouvelles femmes ont réussi à s’enfuir sur la nouvelle planète, cachée entre les petites lèvres et les grandes lèvres des psyképo (Psychanalyse et Politique, groupe qui a fondé les éditions et la librairie « Des femmes », à Paris). Elles dansent sur le mur et donnent à notre clitoris les vitamines nécessaires à notre révolte. Nos cheveux s’allongent et se bouclent comme des flammes. Nos doigts s’allongent et nous parvenons à attraper, sur les rebords de la caverne, les mousses dont nous ferons les philtres qui rendent les hommes impuissants. Nos pieds s’allongent et bientôt ils dénoueront nos chaînes.
— Mais qu’est-ce que tu racontes, Marie ? Tu te moques ou tu es sérieuse ?
— Ne suis-je pas toujours sérieuse ? Je décris l’île de nos désirs, l’île que souvent nous évoquons ici même, lorsque nous sommes heureuses toutes ensemble, serrées dans nos châles pour le grand départ imminent, et de simples femmes, venues nous rejoindre pour un soir, affirment que nous avons un beau regard assuré, des voix fortes et tout notre corps respire une ardeur puissante, captivante même. Pourtant, elles s’en retournent comme elles étaient venues, sur la pointe des pieds. Nous ne nous sommes aperçues ni de leur arrivée ni de leur départ, tout occupées que nous étions à nos préparatifs de voyage.
— Marie, dans ton livre, tu vas aussi parler des lesbiennes ? demande Geneviève.
— Je ne sais pas encore. Je trouve ça difficile.
— Tu dois.
-— Pourquoi ? Je n’écris pas le journal de bord de la Maison des femmes.
— Tu veux quand même en donner l’atmosphère ? Eh bien, notre atmosphère, elle est marquée par le groupe des lesbiennes. D’ailleurs, à cause d’elles, il v a des femmes qui ne viennent pas chez nous.
— Je sais. Il y a toutes sortes de raisons qui empêchent des femmes de nous rejoindre.
p. 141— Moi, ma raison, ce n’est pas qu’elles soient lesbiennes, c’est qu’elles me méprisent. Aussi, Marie, dit Geneviève, regarde-moi bien, car tu ne me verras plus dans la Maison des femmes.
— Alors je viendrai te rejoindre à la piscine ! Ce sera l’occasion de remplir ma promesse. Et tu me feras nager. Mais pourquoi, dès que tu sens un climat un peu moins chaleureux, tu nous dis au revoir ? Tu nous quittes pendant des semaines et des mois ? Tu nous laisses dans le pétrin, en somme !
— Pour moi, dit Geneviève, ici, c’était le lieu de l’amitié. Chez moi, je suis seule. Au bureau, je dois souvent me battre. Il n’y avait qu’ici que je pouvais être moi-même.
— J’essaie de comprendre, je sais bien que la vie nous fait parfois ressentir les choses très différemment.
— Entre les mères d’un côté et les lesbiennes de l’autre, je t’assure qu’il ne reste pas beaucoup de place pour les riens du tout !
—- Ne sois pas si défaitiste, Geneviève ! Ne cherche pas à épingler ce qui nous sépare. D’ailleurs, ça ne sépare pas : nous sommes toutes des femmes. Enfants, nous étions pareilles, et vieilles, nous le serons de nouveau. Et puis lesbienne ! ne te fais pas une montagne avec ça. Nous pourrions l’être, nous aussi, si nous voulions. Rien de plus simple. Tu ne trouves pas qu’on l’est toutes un peu, ici, à la Maison des femmes ?
— Tu ramènes tout à tes impressions à toi, Marie. Tu cherches ce que serait le lesbianisme pour toi. Tu ne racontes pas ce groupe, comment nous nous sentons agressées par elles et elles par nous, et quel problème constant, quel traumatisme dans la Maison des femmes ! On dirait qu’il y a de plus en plus d’incompatibilité entre les femmes lesbiennes et les autres.
— Au début, elles faisaient partie du MLF, comme nous toutes. C’étaient les grandes embrassades des femmes. Et puis elles se sont regroupées, les lesbiennes sont devenues la pointe du mouvement, du moins c’est ce qu’elles ressentent, ce qu’elles expriment, lors des grandes réunions internationales notamment. p. 142 Elles-mêmes se nomment « les féministes radicales ». C’est très significatif. Elles veulent dire par là que nous, nous sommes des féministes relatives, partielles. Je comprends leur raisonnement : elles seules se passent vraiment des hommes ! elles seules vivent vraiment la sexualité des femmes ! elles seules réalisent l’utopie, disent-elles. Nous, nous la jouons. Nous, nous exigeons des hommes qu’ils comprennent les femmes comme si eux-mêmes en étaient, nous affirmons que la différence entre hommes et femmes n’est que culturelle. Nous créons des identités factices, nous voulons soumettre le monde à notre manière de voir les choses, mais cette manière n’est encore qu’un méli-mélo assez piteux. Elles, au contraire, se retirent du monde où les relations entre les femmes et les hommes ne sont à leurs yeux que sordides marchandages. Toute la littérature homosexuelle ne parle-t-elle pas ainsi ? Nous lisons cela avec une certaine exaltation, une connivence plus ou moins prononcée, puis, comme dit Adrienne, nous retournons coucher avec nos petits maris. C’est pour ça qu’elles nous méprisent.
— Ou nous envient, disent certaines,
— Oui, il traîne toujours une vague envie d’avoir ce qu’ont les autres, mais ici, je ne le crois pas. Elles sont trop centrées sur leur idée de pollution du monde par l’homme et par sa société pour que leur sentiment ne soit pas pur refus. C’est de cette façon qu’elles se disent aussi radicales politiquement. Leur politique est celle de la table rase. Et elles y croient. C’est ça que j’aime en elles. Cette croyance pointue. Exaltée.
Toujours, il faut des gens qui aillent plus loin pour que le moins loin ne soit pas l’immobile. Les lesbiennes représentent la résistance absolue. Le mur. L’impénétrable. (Tu connais leur théorie de la pénétration qui ne peut jamais être qu’un viol et qui abîme irrémédiablement.)
Des fois, avant leur réunion, les Homo L se nouent toutes ensemble et bruissent comme un essaim. Curieuse figure d’un cercle dont elles nous excluent. Dont elles nous imposent le p. 143 spectacle tout en nous reprochant de ne pas en faire partie. Tu sais ce qu’elles méprisent en nous ? Notre « bestialité » ! Nous sommes les « vaches assises » ! Boutade ou injure, ce n’est pas entièrement faux. N’est-ce pas pour être moins vaches et moins assises que nous participons au féminisme ? Féminisme à voie large et longue que le nôtre de femmes ordinaires, puisque nous luttons pour la maternité et pour l’avortement libres, pour le salaire égal et pour l’insertion dans toutes les fonctions, enfin pour que la vie change, mais avec tous ! Nous ne tournons pas le dos à la société. Ne serions-nous pas prêtes à signer un programme commun avec des hommes qui nous traiteraient vraiment en égales ? Parfois, je me demande s’il n’y a pas plus de différence entre une lesbienne et une autre femme qu’entre un homme et une femme. Une différence plus voulue et donc plus tenace. Des fois, les lesbiennes disent nous préférer les hommes homosexuels — malgré leurs attributs indécents, et c’est ce qui me rend la chose étonnante. Je suppose que ce qu’ils ont en commun, c’est le séparatisme. Ils disent que le séparatisme vient du rejet par la société. Mais à voir les lesbiennes dans la Maison des femmes, j’ai compris que le séparatisme fait partie de l’homosexualité. Le groupe de purs, qu’il soit sexuel ou politique, ne se constitue qu’en s’isolant des autres qu’il écarte comme un magma fangeux. Ce magma forme la digue (faite de sacs de boue) qui détermine en le limitant l’endroit pur, l’endroit non pollué où dansent, serrées, car nous leur laissons peu de place, les « biches sauvages ».
— Ce que tu dis est long et compliqué, Marie. Je sens que tu n’y vois pas clair.
— Je n’y vois pas clair du tout ! Et toi, Geneviève, comment expliques-tu ton refus violent ?
— Moi, je ne sais pas généraliser comme tu fais. Voici comment je raisonne : je suis une femme. Je vis par mes propres moyens. Je ne dépends pas d’un homme. Je ne vois pas en quoi une lesbienne serait plus femme que moi. D’ailleurs j’ai des amies lesbiennes, elles sont très gentilles et je me garderai de p. 144 les amener à la Maison des femmes. Je ne voudrais pas qu’elles s’insèrent dans ce groupe. Et je te trouve trop indulgente, Marie. Avec toutes ces histoires d’île et de caverne, tu renforces leur position. C’est de la dictature, finalement. Il me semble que le premier droit des femmes, c’est de vivre comme elles veulent. Tranquillement.
— Écoute, Geneviève. Je comprends que tout ça te fatigue. Mais nous n’aspirons pas seulement au repos ! Je sais que tu as avalé des couleuvres. C’est notre force à nous, les mariées, les mères, les fidèles : nous avalons la vie, même quand c’est amer. Les homosexuelles, à ce moment-là, elles crachent. Et c’est bien. Il faut des femmes qui crachent. L’ennui, c’est que si elles devenaient plus nombreuses, elles nous cracheraient du même élan.
J’ai du mal à t’expliquer ce que je sens. Je trouve que le lesbianisme est une part essentielle du féminisme, et pourtant je me force en disant ça. S’il n’existait pas de lesbianisme, cela m’arrangerait aussi bien. Parce qu’au fond j’en ai peur. Je ne sais pas bien expliquer pourquoi, mais ça me fait peur.
J’ai commencé à avoir cette peur quand nous avons fait le Petit Livre Rouge des femmes. Ce que je craignais par-dessus tout, et ma crainte était fondée, c’est que des femmes deviennent lesbiennes à cause de nous, à cause de ce livre, à cause de la Maison des femmes, à cause de ce commerce entre nous. Maintenant, c’est clair, la chose se propage comme une maladie, une passion, un point de tricot, une recette de beauté. Je ne sais pas expliquer pourquoi, mais je suis désolée, furieuse. Peut-être j’y attache trop d’importance, peut-être c’est une chose toute naturelle et simple. Et c’est moi finalement qui suis marquée par mon appartenance au monde des hommes, le monde de la différence telle que je l’ai vécue : bêtement lorsqu’il s’agit du stéréotype social, passionnément lorsqu’il a fallu inventer un langage pour faire se rencontrer deux planètes.
J’aime aussi la passion des femmes entre elles, j’aime quand une femme découvre, comme un miracle, une autre femme. p. 145 J’aime ça comme un moment fleur. Mais la vie, la vie dans sa totalité, peut-elle s’arrêter là ?
J’aurais mieux fait de ne rien dire. Jamais, je n’arriverai à exprimer ce que je sens. Autrefois, je trouvais l’écriture un métier. Je m’y amusais, je croyais joindre l’utile à l’agréable. Aujourd’hui, tout est suspect, empoisonné.
Aujourd’hui, c’est dimanche. J’irai voir ma tante qui est dans un home et qui m’attend. Elle m’attend toujours. Ou bien j’irai porter des fleurs sur la tombe de Laure. Je ne sais pas si elle m’attend. Vous vous rappelez que Laure vivait avec moi et nous faisions ensemble le jardin ? Depuis vingt ans, nous avons une glycine. Elle ne fleurissait pas mais on dit « il faut sept ans ». Nous avons attendu neuf ans pour être plus sûres. Alors nous avons écrit à l’horticulteur pour nous plaindre. Il a répondu déplacez votre plante car elle est dans un coin trop peu fertile, elle manque de nourriture. Alors, nous l’avons arrachée et, à son flanc, nous avons pris une tige que nous avons plantée en bonne terre. Sept ans plus tard, sont venus quelques embryons d’épis qui s’émiettaient avant de s’ouvrir. Nous avons ajouté de l’engrais, résultat médiocre. Ce printemps, alors que le jardin est en deuil, la glycine fleurit en d’immenses grappes d’un mauve merveilleux jusque sous la fenêtre de Laure. De son lit, elle aurait pu les voir et je lui aurais dit qu’elle aussi finalement guérirait. Son corps n’aurait pu souffrir sept ans ni sept mois de plus. Laure est délivrée.
Il me semble que je dois me délivrer de quelque chose. Après, il pourra m’arriver d’être sereine.
Toi, chère Adrienne, comment fais-tu ? Tu n’y arrives pas non plus ? Tes livres, d’une froideur si violente, ne sont pas non plus le lieu de ton repos ? Je le vois à ton corps de rosier sauvage, alors pourquoi simuler ? Pourquoi prétendre que dans tes amériques tu as trouvé des réponses mais je ne puis les recevoir puisque, je prétends m’en sortir toute seule, entre ma maison et mon jardin (celui de Laure). Cessons de jouer p. 146 à qui perd gagne. Explique-moi plutôt ceci : si tout nous est si difficile, pourquoi disons-nous que les femmes vont inventer leur écriture, aussi facilement qu’elles cueilleraient des champignons ? Pourquoi annoncer que des choses inouïes sortiront de nos bouches, alors que jamais nous n’oserons ? Que c’est impossible d’oser.
Toi, Adrienne, tu écris comme une musique super-sophistiquée. Tu ne livres rien et en même temps, c’est là. Indéchiffrable. Résistant. J’ai un ami qui a écrit le plus simplement du monde des choses qui vont très loin, des choses de rue, tu sais, un coiffeur paumé, des choses comme ça. Il trouvait qu’il en disait si peu, si mal, qu’il s’est mis à apprendre le piano. Pour jouer Mozart. Un bête piano. Avec des touches et des distances exactes, comme la machine à écrire. Des instruments de torture. Cela vaut quand même mieux que la torture sans instrument. Se blesser l’une l’autre. S’arracher la peau contre les murs.
Adrienne chérie, cesse de nous seriner qu’il suffirait d’oser. Puisque toi tu n’oses pas plus que les autres, pourquoi essaies-tu de nous tromper en nous annonçant monts et merveilles ? Tu parles comme une pensionnaire d’orphelinat. Affirmer que sous le regard de l’homme les femmes sont aveugles, sourdes, muettes, ficelées et folles, c’est partiellement juste, mais comment sommes-nous avant qu’on nous touche ? Des roses en fleur, vraiment ? En serait-il ainsi, ne faut-il pas se réjouir ? N’est-ce pas grâce à l’enfermement qui est devenu le nôtre que nous avons pu garder un tel sentiment du possible ? Sentiment que les hommes ont perdu, précisément à cause de leurs sorties insensées ?
— Oh ! Marie. Tu te prends pour Soljenitsyne maintenant ? Tu crois vraiment qu’il faut la prison pour connaître la liberté ? Tu te complais dans ta tour d’ivoire, alors c’est normal que tu trouves bête de chercher à conquérir sa liberté. Tu t’aveugles, Marie.
— C’est vrai que nous ne vivons pas de manière aventureuse. Alors, moi, ce que je trouve injuste, c’est parler l’Autrement p. 147 comme une théorie que d’autres devraient expérimenter. C’est un peu comme espérer des révolutions dans des pays lointains. Toi, tu visites des pays et tu reviens disant : là, les femmes sont bien, là, elles osent. Elles osent quoi, chérie ?
— Eh bien, être lesbienne ou bien prendre un type, comme ça, sans problème.
— Qu’en sais-tu si c’est sans problème ?
— Oh, toi ! avec ta sagesse !
Adrienne essaie de nous retourner la peau. Pour voir si à l’intérieur, ça grabuge autant que chez elle. Adrienne insiste :
— Monique par exemple, elle a tous les types qu’elle veut, des Henrimillers, des Francisponges.
— Prends-les, Adrienne, si ça peut faire ton bonheur, je te les offre, j’irai les chercher pour toi, je te les emballerai dans du papier fort. De quoi parlions-nous finalement ?
— Nous disions les entraves, les choses qui nous empêchent d’être librement nous-mêmes, tous ces tabous qui nous enserrent le ventre et la voix.
Oh ! Adrienne, ne viens pas dire, toi aussi, toi comme les autres, que la barrière fondamentale vient de ce que, enfant, nous n’aurions pas vu le sexe de notre père ni touché celui de notre mère ! Allons, ris, Adrienne, je t’en supplie, ou bien fâche-toi, écris quelque chose, mais ne va plus au Québec, ne dis plus que tu y as rencontré des lesbiennes énormes, des lesbiennes ventrifuges, je t’en trouverai de pareilles ici même, je te jure, j’en ai vu au Bois de la Cambre, j’en ramènerai dans un petit hamac et nous nous balancerons, des nuits entières.
C’est toujours ainsi avec Adrienne, on parle, on parle sans savoir où on va, mais on continue quand même parce qu’on ne veut jamais revenir en arrière, ce qui serait avouer qu’on aurait fait fausse route. Un jour, nous avons marché sept heures en voulant faire une promenade d’une heure au plus. Moi qui connaissais la région, je nous sentais perdues, mais Adrienne pas du tout. Puisqu’on est quand même déjà toujours perdue, disait-elle. Nous savons qu’il y a des directions fausses, des p. 148 impasses, des itinéraires ratés. Nous savons aussi que les bons itinéraires ne conduisent pas où on espérait, le paysage est beaucoup plus quelconque que les prospectus l’annonçaient, l’eau n’est pas si chaude ni si pure. Alors, allons n’importe où ! dit Adrienne, et nous marchons, tête basse, elle me parle pour que je lui réponde avec la naïveté sérieuse qui l’apaise. Nous divaguons par jeu, nous rêvons que nous sommes perdues mais nous sommes tout simplement abritées dans la deux chevelles d’Adrienne, nous attendons la fin de la pluie, nous avons mal à la tête mais nous n’allons pas nous quitter encore, nous irons boire un petit café en face, car il nous faut dépasser le nombre d’heures normales de la conversation dans l’espoir d’en dépasser aussi la logique trop connue, les arguments, les exemples, les récits de rêves. Adrienne renchérit sur l’aspect scatologique des choses, elle décrit par ronds concentriques de plus en plus nauséeux des endroits sordides, comme les WC des gares, et puis les bistrots de gare, vers une heure du matin. On ne sait pas si elle en vient tout juste ou bien si elle invente tout. Il est certain qu’elle se fait du bien, elle rit comme une gamine, elle se soulage. Tout à coup elle poursuit une idée, elle parle et parle et devient très pâle. C’est atroce comme elle peut se faire des maux de tête et puis s’en plaindre, et puis recommencer. Une hygiène d’enfer. J’ai faim, dit-elle, et elle se lève, elle s’excuse de devoir le dire mais elle est exténuée : tu n’aurais pas un homard dans ton frigo, par hasard ? hélas ! que je suis mesquine ! Cela ne fait rien, dit-elle, un œuf dur ou même cru, un crapaud de ton jardin, n’importe quoi, Marie. Déjà, je cours pêcher un saumon dans la mare, que je lui prépare à l’armoricaine. Elle jubile. Elle savait bien que tu étais une amie, sa vraie amie, tout ce qu’elle a dit, ces Renéchars, c’est faux, elle disait ça pour voir ta réaction, pour voir comment tu allais te fâcher et peut-être dire enfin des choses différentes. Parce que, dit Adrienne, ce qui me donne tellement soif, c’est que tout soit si lamentablement pareil. N’exprimes-tu pas quelque chose d’un tout petit peu banal ? dis-je avec une douceur de p. 149 grand-mère. Maintenant Adrienne est tout à fait détendue, elle croque des sucres en tenant la boîte sur ses genoux et moi, je la regarde, ravie de son bien-être, dont je suis à la fois spectatrice et autrice puisqu’elle m’a choisie pour ce voyage imaginaire. Nous nous quittons enchantées l’une de l’autre, certaines d’avoir été jusqu’à la pointe de quelque chose, à cette intersection de la vision la plus lucide (Adrienne) et en même temps la plus englobante (Marie) de la réalité. Nous avons conquis la monde, nous la dominons. Pour quelques heures.
p. 150Au-delà des réunions « Maison », la bulletine (que la plupart continueront toutefois à appeler bulletin) est un des lieux où la discussion peut se prolonger, se résoudre, ou s’épuiser… S’y exprime également tout un refoulé, bouillonnement du cœur que la vie courante et stressante de la Maison ne permet pas d’entendre. Les responsables de la publication ne sont pas nécessairement ravies de ces papiers, souvent bien tournés, mais auront-ils une influence bénéfique sur la cohésion du groupe, sur l’attractivité du mouvement des femmes ? Il va de soi que la censure est exclue.
En avril 1976, deux femmes mettent en cause l’accueil et l’atmosphère qui règne dans la Maison des femmes.
De passage
Exprimer un malaise, essayer de s’en dégager par l’écriture, mais aussi par lu discussion que nous espérons provoquer, c’est au fond le but de cet article.
Pourquoi l’une d’entre nous a-t-elle rôdé longtemps autour de la Maison des Femmes avant de pouvoir entamer un simple dialogue ?
Pourquoi l’autre n’y est-elle entrée que par la petite porte, c’est-à-dire introduite par quelqu’un qui s’y débrouille un peu, c’est-à-dire comme dans tout cercle bien-pensant par un intermédiaire averti des règles du jeu ?
Pourquoi aujourd’hui encore nous trouvons-nous dans une position de présence-exclusion ?
La timidité n’explique pas tout.
Mais peut-être faudrait-il d’abord dire ce qui nous a amenées à la Maison des Femmes.
p. 151En somme, un itinéraire classique :
— Une démarche individuelle aboutissant à une prise de conscience féministe.
— L’impression d’être isolée.
— L’envie de briser l’isolement en s’intégrant dans un projet de réflexion collective. Parce que nous estimons ne pas devoir ressentir de culpabilité en tant qu’intellectuelles, parce que nous pensons avoir le droit de préférer un engagement féministe qui corresponde à notre formation et trouver, au sein de la lutte féministe, une place en tant qu’intellectuelles précisément. Sans que cela implique une quelconque primauté de l’analyse sur la pratique. Sans que cela exclue une remise en cause du travail dit intellectuel et notamment l’individualisme qu’il entraîne souvent.
— Enfin, une recherche de rapports nouveaux, exprimer et vivre une solidarité entre femmes, qui ne nous oblige pas à produire une scission entre un moi-à la Maison des Femmes et un moi-en dehors de la Maison des Femmes, ni de faire abstraction, à la Maison des Femmes, de certains traits de caractère, de certains problèmes que nous ressentons.
On peut taxer ces exigences d’illusions. Nous croyons, au contraire, que ces attentes n’étaient pas excessives par rapport à ce que nous savions des mouvements féministes.
Et cependant, attentes déçues à plus d’un titre :
— Un accueil pratiquement inexistant, la sensation persistante de mettre les pieds dans une réunion d’anciennes combattantes (déjà !), le rejet qui en découle, la difficulté de prendre le train en marche et de s’intégrer dans un groupe existant.
— Le sentiment qu’aucune analyse portant sur l’oppression des femmes (ou les activités de la Maison) n’est commencée.
Pourquoi, par exemple, ne pas exposer dans le bulletin les difficultés rencontrées, les problèmes soulevés et demander l’avis des femmes qui le reçoivent, des femmes qui viennent régulièrement à la Maison ?
Une pratique militante sans élaboration des instruments qui permettent de la saisir et de la remettre en question, c’est l’unijambisme. Et d’ailleurs, la Maison des Femmes est-elle féministe ? Qu’est-ce qui la distingue d’autres groupes favorables à une amélioration des conditions de vie des femmes ? Qu’y devient l’objectif de libération ?
Qu’y devient aussi la remise en cause des rapports entre individus ? Jouer un rôle, changer de peau, d’image, déposer avant d’entrer nos doutes, nos hésitations, nos problèmes personnels parce qu’on ignore où caser notre personnalité.
Est-ce vraiment cela des rapports nouveaux, moins contraignants et répressifs qu’ailleurs ?
Pourquoi dès lors persister à venir à la Maison des Femmes ? Parce que nous sommes motivées : après un itinéraire de réflexion féministe assez long, se replier à nouveau dans l’isolement ce serait non seulement une régression, mais aussi une frustration, frustration dans notre désir de travailler collectivement sur des sujets qui nous intéressent.
p. 152Parce que, l’entêtement aidant, nous croyons toujours pouvoir y entreprendre une activité qui nous satisfasse.
Et puis, où aller ? Maison des Femmes ou isolement, c’est l’alternative.
C’est pour cette raison également que nous écrivons ce texte, en espérant que le problème ne sera pas, une fois encore, évacué,
Deux intellectuelles, Bérangère et Anita.
Le mois suivant. Nadine donne son point de vue sur « le malaise ».
En permanence
Anita et Bérangère, dans leur article sur la Maison des femmes paru le mois passé, mettent le doigt sur deux points-problèmes particulièrement importants et dont nous avons souvent débattu : l’accueil d’une part, la réflexion et l’analyse de l’oppression des femmes et des activités de la maison d’autre part.
Il est peu de réunions « maison » où nous n’avons pas abordé le problème de l’accueil parce que nous avions entendu dire que des femmes venant pour la première fois avaient été mal à l’aise, s’étaient senties exclues, n’arrivaient pas à s’intégrer, parce que nous avions remarqué que certains soirs à multiples activités, des femmes restaient seules, ne parlaient pas, ne connaissaient pas les autres. Le problème se posant surtout le soir car à midi et dans la journée nous sommes moins nombreuses et la rencontre est plus facile.
Nous n’avons pas envie d’avoir une ou deux hôtesses d’accueil à la disposition des nouvelles qui désirent des renseignements, ou ont envie de voir ce que c’est, ou encore ont besoin de parler,
Nous pensions qu’il ne fallait pas spécialiser les tâches, que c’est à toutes les femmes présentes, habituées ou non, d’être attentives, ouvertes aux nouvelles venues.
Rien ne me fait plus râler, le soir, alors que je suis à table, que quand on vient me chercher parce qu’il y a « une femme qui vient pour la première fois » et comme je suis là toute la journée et que « je sais tout », je suis la plus apte à expliquer la maison, les activités, le féminisme, etc. Zut ! chacune peut répondre. Pourquoi faut-il tout dire tout de suite ? Je n’ai pas envie (et je ne suis pas la seule) d’être hôtesse d’accueil ou assistante sociale, je suis là pour moi d’abord, pour le plaisir que j’y trouve, pour le chemin que j’y fais avec les autres.
Si je remarque une nouvelle, j’aurai envie de l’intégrer dans la discussion où je suis, qui ne la passionnera peut-être pas parce qu’elle voudrait sans doute savoir des choses ou dire des choses et je me dis tant pis, l’occasion se présentera plus tard. !
L’accueil, c’est aussi le lieu, l’ambiance, les choses agréables à regarder et à manger : c’est nettoyer, mettre une ampoule neuve, afficher, réparer p. 153 ce qui se dégrade, faire un repas spécial, acheter des fleurs… Nous pourrions partager cela aussi ?
Deuxième point : l’analyse de l’oppression des femmes, des activités de la maison. Il me semble que depuis que la maison existe, ce problème nous préoccupe, que nous ressentons le besoin de réfléchir ensemble et d’analyser notre oppression de femme, notre « féminisme », ce que nous faisons à la maison des femmes.
Depuis plus d’un an, nous avons essayé de répondre à ce besoin : ce fut la fête des Mères (réflexion sur la maternité !), la préparation du 11 novembre qui impliquait que chaque groupe analyse son action pendant un an, ce fut le week-end d’approfondissement du féminisme, c’est la réflexion sur les femmes et le fascisme, sur l’avortement, ce sera la journée du 8 mai.
Pourtant, pour être tout à fait honnête, ces journées ou week-ends m’ont toujours un peu frustrée : je me disais, on n’a pas tellement avancé, on n’a pas assez réfléchi ni analysé.
Curieusement, c’est le travail actuel pour le livre sur l’avortement et la contraception qui me semble le plus « prometteur » sur le plan de l’analyse et de la réflexion. Et ce n’est sans doute pas un hasard : il s’agit d’un livre, de textes à écrire qui analyseront une situation, qui développeront des options, où nous prendrons position. Un livre, ça se fait avec des mots, des idées.
Une maison des femmes, ça se fait avec des mots, des idées et tout le reste, toute la pratique (présence, argent, animation, organisation, coordination, administration et autres -tions).
Le féminisme, ça se fait avec des mots, des idées, et la lutte quotidienne de chacune individuellement (et qui nous pompe parfois), encore une pratique. C’est là que nous sommes limitées dans la réflexion, cette pratique nous prend beaucoup de temps, d’énergie. Mais je me demande quand même s’il n’y a pas autre chose.
L’analyse est un peu / beaucoup / passionnément / à la folie / pas du tout (ça dépend des gens) absente si l’on se réfère aux critères courants, ceux d’une intellectuelle moyenne comme moi. La preuve ? nous n’avons pas de plate-forme, de texte de base, de définition de notre féminisme, de principes clairement énoncés. L’analyse ne se voit pas. Est-ce à dire qu’aucune réflexion n’existe ? Je ne crois pas.
Nous n’avons pas d’assise théorique, donc pas question de s’asseoir et c’est dur et ce n’est pas rassurant.
Nadine
Madeleine y répond à sa manière.
Au passage
C’est quoi, pour finir, la Maison des femmes ? Même moi qui en suis une des fondatrices, il m’arrive de me poser la question.
p. 154Fondatrice, quel mot aussi ! On songe à couvent, tu ne trouves pas ? Couvent, académie, hospice. Que bordel. Un lieu qui a nom « Maison des femmes ». Qui intrigue beaucoup de gens, qui fait se signer des femmes (pour conjurer notre pouvoir diabolique), qui en attire d’autres, au point qu’elles franchissent la porte, et restent avec nous. Non sans hésitation, disent Anita et Bérangère dans leur texte intitulé « De passage ». Et, disent-elles encore, la timidité n’explique pas tout.
L’explication ne serait-elle pas à chercher du côté de l’idéalisme ? Ghislaine (une de nos Ghislaine) appelle idéalisme le désir de voir son rêve se réaliser dans des personnes, des groupes, des lieux, dont on attend… tout ce qu’on attend de Grand Désir.
Imaginons une femme qui commente à se sentir féministe. C’est comme une musique qui se met à tinter au centre d’elle-même — un peu comme l’enfant qui te tapote dans le ventre pour la première fois. C’est excitant, et tu as envie d’en rencontrer d’autres pour savoir si elles aussi ? Ce que ça va être gai, toutes ensemble ! ça va chauffer,
Habitée de ton nouvel élan, tu arrives en vue des grilles de la Maison des femmes et — geste ultime pour briser ton isolement — tu sonnes à la porte violette. Tu attends (le temps qu’une femme ait prêté l’oreille, remarqué que personne encore ne s’est élancé dans le long couloir et se soit décidée à aller elle-même vers toi), tu attends et quand enfin la porte s’ouvre, tu as déjà froid aux jambes et le cœur un peu serré. Tu te trouves devant une femme qui te dit bonjour d’un air entre deux airs, vu qu’elle ne sait pas de quel bois tu te chauffes et toi tu ne le sais pas d’elle non plus. Il se peut que vous vous plaisiez — ou pas tellement. Qu’elle ait la tête que tu espérais — ou pas tellement. Il se peut qu’elle te parle pour te remettre à l’aise ou bien qu’elle marche à ton côté, silencieuse, pour te laisser libre, il se peut tout simplement qu’elle ne soit pas bavarde.
Dans le bistrot, il y a un tas de femmes qui n’ont pas attendu que tu sois là pour se mettre à parler, boire, discuter et même penser le féminisme, ce sujet pour lequel tu viens. Elles sont contentes de te voir arriver, mais ne le disent pas. On dirait qu’elles n’ont besoin de personne. Si tu leur poses une question comme : les femmes du quartier, les ouvrières, les femmes de menage, elles viennent à la Maison des femmes ? tu te rends compte que tu es à côté de la plaque ou bien gauchiste, peut-être ? car tu n’as pas l’air d’une ouvrière, toi non plus. Peut-être, tu es une intellectuelle ? Tu as raison d’hésiter à poser ta deuxième question. Ne te vexe pas si on n’a pas réussi à te faire comprendre en un quart d’heure que les femmes du quartier, elles viennent pour le service qu’on peut leur rendre (médecine-femmes, aide à l’avortement) et que c’est tout normal, et qu’il est normal aussi que nous ne sachions pas encore comment résoudre le problème du « travail ménager » ni comment nous arranger pour que nos locaux soient moins sales.
Toi qui t’étais fait une joie à l’avance de ce moment où nous nous jetterions dans les bras les unes des autres, heureuses de nous reconnaître dans nos aspirations communes ! tu tombes de bien haut ! Mais c’est donc comme p. 155 partout ! Ces femmes ont les mêmes problèmes que partout ailleurs ! Organisation, fric, petits froissements, oublis, négligences, contradictions… franchement, si j’avais su, je ne me serais pas dérangée…
Dérangée de quoi ? De l’irrésistible image qu’on s’est forgée des femmes du Mouvement, image qu’on s’est projetée à travers le carreau de sa cuisine ? Ou bien nous dérangeons l’idée que tu t’étais faite de notre pratique, pratique que tu avais théorisée à l’avance ?
Après cinq années d’action féministe en Belgique et deux ans passés dans la Maison des femmes, je puis dire qu’il s’agit d’un dérangement qui dépasse toutes les joyeuses batailles dont on avait pu rêver à l’avance. Il s’agit de donner un temps qu’on ne possède pas à une lutte dont on ne connaît ni les moyens ni les conséquences. Il s’agit de jeter ses forces dans un projet dont on sait seulement qu’il est juste et qu’il faut le poursuivre envers et contre tout. Maintenant, que nous ayons l’air « d’anciennes combattantes », il est possible. Nous ne sommes pas des débutantes. Nous ne passons pourtant pas nos veillées à palabrer sur nos anciennes victoires. Nous élaborons des stratégies. C’est peut-être ce qui nous donne cet air affairé d’un échangeur urbain aux heures de pointe. Car nous sommes engagées dans toutes les directions en même temps dans une guerre d’usure qui exige à la fois entêtement et patience. Nous voulons arracher en même temps le droit à l’avortement, à la mise au monde des enfants, à la pilule en vente libre, à des procédures de divorce honorables, à notre intégrité physique, au juste salaire, au partage de toutes les responsabilités sociales, etc., et inventer un monde plus joyeux, plus libre, plus vivant.
Alors, c’est quoi, pour finir, la Maison des femmes ? Ce sont quelques femmes qui, chaque semaine, lavent le pont, dressent le mat, hissent les voiles et s’efforcent de garder le vent pour tous les groupes qui y ont pris demeure. Avec ceci d’ahurissant, c’est que beaucoup de femmes, anciennes dans les groupes ou nouvelles arrivées, apostrophent les matelotes (les prennent pour les mères ?) en ces termes : eh bien, Maison, pourquoi tu ne fais pas de meilleurs dîners pour le même prix ? et qu’attends-tu pour organiser une manif à participation massive ? et comment ça se fait que ta théorie n’est pas encore écrite noir sur blanc ? et pourquoi tu ne te donnes pas la peine d’expliquer à chaque femme qui vient toute ta théorie et toute ta pratique ? et pourquoi tu ne montres pas un visage plus détendu, gai, intelligent, doux, solide, le visage même que nous imaginions pour la femme féministe idéale ?
Réponse : nous ne sommes pas la femme féministe idéale, mais des femmes en mouvement. Nous avons commencé une longue marche. Si tu souhaites défricher avec nous, nous te ramasserons au passage. Naturellement, si tu connais un chemin plus idéal, prends-le, et fais-nous signe, nous prendrons aussitôt une traverse pour te rejoindre.
Madeleine
S’exprimer dans la bulletine. Mais aussi s’écrire des lettres. Même si nous nous voyons et nous téléphonons souvent, nous avons besoin de nous écrire. Pour réfléchir, pour mettre au point, pour nous confier et aussi pour le plaisir du lien par la feuille, fine et blanche, qui va s’envoler vers toi, te portant ma chose écrite, le dessin de mes mots, ceux que j’invente à l’instant et c’est ta pensée qui me les donne.
Germaine envoie d’immenses lettres à Louise. Elle en jette plus à la corbeille qu’elle n’en met à la poste, dit-elle. Elle écrit des livres et des livres sur des cahiers de brouillon. On les retrouvera peut-être un jour sous son lit.
février 1975 ?
Chère Louise,
Nous avons tous la grippe, sauf Lucien. Cela met un temps d’arrêt dans la vie. Le soleil de la semaine passée a fait sortir les jonquilles, j’ai biné, ramassé les feuilles mortes. Et la vie m’a semblé belle. Ça ne m’était plus arrivé depuis longtemps.
Je vais t’expliquer un peu. L’autre jour, je suis allée dans le village voisin, écouter un homme qui parlait très bien de la Chine. J’y suis allée parce que je le connaissais pour avoir, il y a plus de dix ans, milité avec lui au comité « solidarité Vietnam ». Nous y rencontrons L. (Tu sais, le type qui t’avait prêté sa photo pour que tu la joignes à ton article sur lui et puis tu l’as perdue…) C’est notre homme de lettres local, maintenant. Il me raconte ce qui s’est passé, comment il s’est opposé à la présence des flics, demandée par la tribune, comment les marxistes-léninistes avaient créé le désordre, s’isolant des travailleurs, et comment un « héros » de ce groupe s’était fait piétiner le visage par un « bonze » syndical. Celui-ci, applaudi par les trotskystes. L., qui est sympathisant de la Ligue trotskyste, disait en être malade. Où allons-nous ? Des flics dans une assemblée ouvrière ! Ça ne s’est jamais vu, même au début du siècle ! Que devient donc la « force ouvrière » ? Où vont la conduire syndicats et groupuscules gauchistes ? Qu’avaient-ils p. 157 à faire dans un meeting rassemblant des gauchistes et des gens du parti socialiste ? Quand je les vois, ces « Maos », écrire gloire éternelle à Chou en Laï sur qui ils cracheront à nouveau, parce que ça se discute encore en Chine.
Quand tu vois le Marchais qui rentre ses poings dans ses poches… La place est libre, libre… ! Il faut croire et espérer que la droite est aussi divisée que la gauche… J’ai envie de ne plus écouter ni radio, ni TV, heureusement qu’il y a le printemps !
J’avais bien envie d’aller au festival du cinéma des femmes, et puis, par fatigue, et aussi la grippe familiale, et aussi un peu honte et peur de rencontrer des copines… Il me semble qu’Aloïse était fort maso ? Je n’aime pas notre masochisme… cette complaisance à nous individualiser chacune pour nous fondre dans un cri de deuxième sexe, pour redevenir soi, l’unique… c’est pas narcissique ?
Tu vois, je suis encore barbouillée de complexes. Suis-je d’abord femme ou d’abord être humain ? Si je suis être humain à part entière, alors mes problèmes sont ceux de tous et maintenant je n’ai pas le droit de cautionner une certaine forme de féminisme. Ceci ne veut pas dire que je pense que le féminisme, c’est de la merde. Je veux expliquer pourquoi je peux m’y sentir mal à l’aise et donc avoir envie de n’être que critique.
Je t’aime.
Germaine
Louise répond :
1er mars
Tu es terrible, Germaine, avec tes lettres, enfin, ce que tu dis est tout à fait normal, mais tu as le don de retourner le fer dans la plaie.
Heureusement ! tu m’aimes. C’est ce que tu fais de mieux. Avoir la grippe, c’est bien aussi. Ça rappelle qu’on n’est pas le centre du monde, qu’on pourrait même périr, et tu sais quoi ? la vie continuerait sans nous, et très bien, et même ce p. 158 cher homme que nous avons chacune, qui nous adore et ne peut se passer une seule nuit de nous (au point que c’est fou cette idée d’aller camper, nous deux ! je n’oserais même pas en parler ou alors je devrais mentir…), et bien, il survivrait ! il trouverait peut-être une autre femme pour te ou me remplacer. Elle ne pourrait être aussi belle que toi, mais nous parlons seulement d’un remplacement.
Je comprends ton énervement devant les groupuscules et la police au milieu d’eux et à leur demande ! Mais pourquoi tu vas à ça ? À moins que tu sois tellement forte que tu puisses en rigoler ? Mais ce n’est pas le cas, je vois que tu pleures, alors n’y va plus ! Et ne t’inquiète pas tant. Ils ne sont pas très nombreux. Aucun de tes chers ouvriers ne les écoute. Tu sais ce que tu as ? La maladie de la révolution. De la révolution manquée, celle que tu aurais réussie vers les années 1900, avec ton grand-père et tous ceux de ce temps-là, si courageux, si lucides, qui n’écoutaient pas les syndicats ni les hommes de parti, qui n’écoutaient que la voix pure de leur sang de mineur… et c’est pour ça que tu as appelé ton groupe les « Marie Mineur ». Un beau nom mais ça entretient chez toi la nostalgie. Tu n’en feras jamais un groupe féministe. D’un côté, tu le voudrais — et pas seulement parce que tu m’aimes, mais parce que tu sens qu’il faut que nous nous défendions entre femmes. Seulement, ça t’embête. Il y a un tas de femmes que tu laisserais tomber. Je comprends. On ne fait pas la révolution qu’on veut, ni avec le groupe qu’on veut. Pour moi, où je vois le plus clair en ce moment, c’est dans la partie de la révolution qui est celle des femmes. Celles des ouvriers, 1o ce n’est pas la mienne, 2o je ne vois pas qu’ils la fassent. Je crois qu’ils pensent moins que les femmes à se révolter. Du moins pour le moment.
J’aimerais te dire des choses plus gentilles. J’écris comme une maîtresse d’école, je ne sais pourquoi. Je vais te téléphoner.
Les voix sont tellement plus douces.
L.
Germaine à nouveau :
sans date
…
J’ai eu quelques réunions avec des copines. Nous avons faite une petite enquête, répartie dans cinq ateliers différents. Un questionnaire sur le travail — le salaire — les cadences — les tâches ménagères. J’apporterai le résultat, peut-être Suzanne en fera-t-elle un article.
Depuis quelque temps, Lucia me fout des coups de pied au cul. Je dois m’occuper principalement de la liaison entre les différentes usines, dit-elle, m’occuper moins des femmes qui ne travaillent pas. « Se situer, dit-elle, dans la lutte que nous menons et cesser de perdre son temps ».
D’autres me disent : continue avec les femmes au foyer, elles ont besoin d’un coup de main, c’est pour elles que c’est le plus dur. Les femmes au foyer, on les trouve plus facilement, elles ont plus de temps. Mais c’est vrai que si je devais continuer en voyant deux femmes par jour, j’en ai pour trois mois. Les usines, c’est un lieu de concentration. C’est là que la lutte se déclenchera. Mais j’ai peur. On peut se tromper. Quand on a affaire à une ou deux femmes, c’est moins grave, mais on n’a pas le droit de se tromper quand on s’adresse au monde du travail.
C’est décourageant : depuis quelque temps, trois copines travailleuses parlent de s’intégrer à une organisation communiste-maoïste-trotskyste, bref mixte et attachée aux luttes sociales. Déçues par le syndicat, elles sentent la nécessité de s’organiser ailleurs. Je dois terriblement me battre pour leur démontrer qu’ils ont tous en commun leur impuissance, si pas la malhonnêteté.
Je suis la nihiliste. Celle qui crache sur tout et qui ne met rien à la place.
…
(À la quatorzième page) : eh bien ! si tu as le courage de tout lire ! je t’embrasse très fort. Tu vois pourquoi je ne t’envoie p. 160 pas plus souvent les lettres que je t’écris ! Elles sont si longues ! je suis si bavarde ! Un jour, j’écrirai un livre dont le titre sera : La berdeleuse.
En attendant, j’attrape des cheveux gris, deux rides vilaines au-dessus du nez, des cernes sous les yeux.
Je vais me couper les cheveux (pas en quatre).
Germaine, encore :
Chère Louise, j’écris comme ça, tout d’une traite et je continue parce que je me dis que je ne te l’enverrai quand même pas, alors je ne risque pas de t’ennuyer avec mes pleurs.
…
J’ai lu La bâtarde de Violette Leduc, et aussi Thérèse et Isabelle, L’asphyxie, Folie en tête, Ravage. Tout cela en trois semaines. J’aime surtout L’asphyxie. Pourtant je trouve que ça sonne faux, elle raconte des souvenirs d’enfance en mettant dans cette enfant des raisonnements qui sont de l’écrivain de 30 ans qu’elle était alors. Dans les autres livres, son sadomasochisme me gêne au point de la foutre par la fenêtre, mais je trouve en même temps certains états d’esprit fort proches des miens. N’empêche, elle se prend beaucoup trop au sérieux et ne tourne qu’autour d’elle-même. Cela me fait problème que Simone de Beauvoir encourage cette sorte de littérature maniaque de sensations. Dans Thérèse et Isabelle, qu’on lit d’une traite, je suis gênée par ses invitations au voyeurisme. Quand on a autant de poésie dans les phrases, je trouve dommage de les galvauder comme ça. C’est une emberlificoteuse. J’aime chez elle la vie qu’elle donne aux objets, l’importance maniaque qu’elle leur donne.
J’ai presque fini le livre de Desanti sur Flora Tristan. Je vais commencer le chapitre « Union ouvrière ». Je suppose que c’est le plus important. Bien sûr, pour juger, il faut replacer son œuvre dans son époque. Je ne la trouve pas très sympathique ni très sincère : l’épisode sur le bateau, l’amour qu’elle a pour sa fille, ça semble du chiqué. Et on a l’impression, quand p. 161 elle est en Amérique, qu’elle rêve d’être la reine de bons et loyaux sujets à qui elle offrirait le bonheur. En Angleterre, elle découvre beaucoup de choses, à la façon d’une femme curieuse, chez des amis bien nantis. Elle se « promène » dans la misère. Il semble que la critique des mœurs anglaises soit un parti-pris pour ne pas devoir aller jusqu’au bout de la critique à faire en France. Je trouve dégueulasses ses réponses au comité ouvrier qui voulait discuter avec elle ses idées et même son ouvrage. Elle est reine, ils sont sujets. Dominique Desanti ne le cache pas, mais elle admet, il me semble, avec trop de complaisance cet état d’esprit.
Je crois que c’est FC qui avait parlé de ce livre dans La Relève. Dans sa critique, n’apparaissaient pas les réserves que nous devrions avoir vis-à-vis de cet esprit « messie » qui menace toutes les élites. Ce n’est pas parce qu’on a une pensée bonne que d’autres ne l’ont pas aussi. Ce que tout le monde n’a pas, ce sont les moyens d’expression. Mais peut-être que tout ça m’énerve sans raison. Le 19e siècle n’est pas le 20e.
Toujours Germaine :
…
Jeudi, j’étais fort brève au téléphone, je ne sais pas si j’ai bien répondu à tes questions.
Il y avait à la TV un film de Costa Garvas, État de siège ; je n’ai pas pu m’en extraire, même en entendant ta voix.
Je ne vais pas bien. Je vis très fort la crise économique. Beaucoup de gens que je connais sont en chômage, ou partiel, ou total. Je ressens le vide politique comme une menace. Je pense que la violence, que le fascisme est à nos portes.
S’il existait un parti du prolétariat, je m’y inscrirais directement. Je pense qu’il faut cesser le féminisme spontanéiste. C’est dangereux ! Pourtant je ne sais pas s’il est possible de faire autre chose. Il manque une avant-garde. Les marxistes-léninistes veulent s’imposer, « Tout le pouvoir au peuple » surtout, et leur tactique est vraiment de droite, le contenu p. 162 idéologique est véhiculé par des intellectuels impuissants, rêches et aigres. Ils empêchent la création d’un véritable mouvement.
Je ne sais pas si toi, tu peux comprendre, mais c’est un leurre de croire que nous faisons autre chose que des paniers de récupération. Le féminisme n’est-il pas un luxe dépassé en ces temps de crise ? Où est donc notre place à nous, les femmes ? Il y a deux fronts. Et pas un n’est guidé par une force suffisante pour que ça serve à quelque chose.
J’ai l’impression de devenir lucide sans possibilité de tricher. Les murs sont plus solides que jamais.
Écoute ceci : hier, Valentine avait participé à une régate. Nous nous trouvions dans le club, attendant le résultat. Les régatiers, des hommes pour la plupart, et leurs fils, ou des hommes et leurs filles contestaient la participation d’un bateau trafiqué, qui avait battu tous les records. Les plus virulents étaient si fâchés qu’ils employaient notre patois le plus vulgaire. Leurs mains étaient celles de travailleurs. C’étaient de beaux hommes — ils étaient trois — déjà bronzés par le soleil. Ils tapaient sur la table, prenaient à partie les organisateurs, juraient. Je me disais : celui-là, quel délégué syndical il ferait ! Peut-être qu’il l’est, avec une gueule pareille ? Il ne se laisse pas faire. Est-il aussi virulent dans son usine ? Fait-il aussi peur là qu’ici ? Pourquoi se défendent-ils aussi fort pour une chose qui me semble si anodine ? Que c’est bête de gueuler comme ça ! Alors que son usine est sûrement menacée. Alors qu’il sera peut-être chômeur dans quelques semaines !
Je me disais : nous, nous sommes comme ça aussi. On se démène et on crie pour du superflu. Et le nécessaire, l’immédiat, coule à travers nous. Nous rentrons au couvent pour prier alors que la société se défait autour de nous.
Je pourrais t’en écrire longuement, Louise, mais je ne sais pas si ça sert à quelque chose.
Bien sûr, je t’aime fort, et d’autres femmes aussi. Et j’aime bien être entre vous. Je voudrais être rien. Sotte, douce. Juste assez cultivée. Un géranium.
p. 163Je t’embrasse. Dis-moi que ça va passer.
Dans une de ses lettres non datées, Germaine avait joint une note préparatoire au « week-end d’approfondissement du féminisme » organisé par la Maison des femmes et qui allait avoir lieu en octobre 1975. (On peut lire en annexe no 4, p. 197, le compte rendu des débats, très centrés sur « le pouvoir », qui ont fait l’objet de ces deux journées.)
Chères Marie-Thérèse, Éliane, Marie, Thérèse, Fanny, Madeleine, Suzanne, Ève, Juliette et Louise,
J’ai envie de parler avec vous toutes ensemble.
Comme ce n’est pas possible, je vous écris. Vous voudrez bien excuser toutes les maladresses d’écriture et voir si cela correspond à certaines choses que vous pensez.
Voici bientôt cinq ans que j’essaie d’être féministe en milieu ouvrier. Depuis deux ans, je suis assise entre deux chaises. Les. Marie-Mineur vivotent sans s’être organisées ni structurées. Les travailleuses ont intérêt à ne pas adhérer à un groupe qui les marginaliserait par rapport à leurs camarades de travail.
Certains permanents syndicaux, bonzes du parti socialiste, aussi des groupes de la Ligue Révolutionnaire des Travailleurs, des Maoïstes, voudraient s’approprier le mouvement, à l’occasion de l’année internationale de la femme, en encourageant leurs membres à en faire partie. Ma grande gueule fait peur. Mais pourtant on m’offre de le rallier. Même ! je reçois des mises en demeure d’adhésion. D’un autre côté, une vingtaine de femmes sont prêtes à commencer une Maison de femmes à C. Mais que peuvent faire environ sept femmes qui ont une vision claire de la lutte des classes dans un groupe qui ne l’a pas ? Un groupe qui n’est pas mûr pour l’avoir ou qui, volontairement, se veut pour la paix entre les classes comme entre les sexes ?
Parmi les gens que je connais, il y en a de plus en plus au chômage. Le chômage « volontaire » des femmes est encouragé p. 164 par les hommes, par la société, et aussi par les mauvaises conditions de travail.
Et nous continuons à parler ! De toutes sortes de choses qui, bien sûr, sur le plan culturel font changer les mentalités. Mais des féministes comme moi se posent quand même de fameux problèmes !
Moi, en tout cas, j’en ai marre. Je peux travailler sur des objectifs limités avec n’importe qui qui ne serait pas d’accord sur le reste, mais il me manque des perspectives. À cause de ça, nous faisons surtout confiance aux hasards des rencontres : on réunit la droite et la gauche, on crée un climat d’amitié entre toutes les femmes, ainsi soit-il.
J’ai eu tendance à m’appuyer sur des théories anarchisantes, à trop prôner le spontanéisme. Mon travail est un mauvais travail politique. Sous prétexte de modestie, genre : c’est toujours ça de gagné.
Je pense que les femmes sont une grande force révolutionnaire que nous n’avons pas assez considérée. Nous ne prenons pas nos responsabilités. Où en êtes-vous, vous autres ? Avez-vous aussi des cafards politiques ? Avez-vous aussi besoin de nous retrouver pour une réflexion politique de gauche ?
Voilà. Je voulais vous parler, je n’ai pas grand-chose à proposer, ce n’est pas le but de ma lettre. Je sens que nous partons à la dérive alors que se joue l’avenir, mais peut-être est-ce moi seule qui me noie. Je sens la nécessité d’un groupe féminin d’avant-garde qui serait le lieu de rencontre des femmes de gauche. Pour être mieux à même de travailler avec des « femmes de droite » si la chose s’avère utile.
Des idées, j’en ai, mais ce n’est pas clair. Constitution d’un front ? Un journal ? En tout cas, un groupe qui exprimerait clairement ses objectifs, à court, à moyen, à long terme.
Je vous embrasse, et c’est parce que vous êtes mes sœurs que j’ai besoin de dire tout ça. Et en tout cas je sens que si on ne fait pas vite quelque chose…
Au même moment, Ève écrivait à Madeleine pour la préparation de ce week-end de la Maison des femmes, qui devait marquer le commencement d’un travail plus sérieux, plus concerté, plus politique (la politique étant pour la plupart le signe de la sincérité et de l’efficacité…).
30 juillet 1975
Chère Madeleine,
Il fait un temps provençal. Je t’écris sur une place qui pourrait l’être aussi, mais à l’ombre de marronniers et devant des maisons au toit d’ardoise.
…
Au fond, en arrivant ici, j’avais plusieurs projets. Dont l’un est l’analyse de cette année dans la Maison des femmes. Tous les autres projets sont mis en chantier, mais pas celui-là.
J’ai commencé par le projet « week-end », j’aimerais savoir ce que tu en penses. Puis, les diverses lectures que j’ai ici ont précisé un projet que j’ai avec Véronique et d’autres : une série de réunions de travail, limitée dans le temps et impliquant de la part de chacune un travail préalable de prise de conscience, de réflexion sur notre « inconscient » de femme. Cela sonne un peu pompeux. Disons que nous éprouvons le besoin d’aller au-delà d’une aliénation qui est le résultat d’un conditionnement psychologique et social, que nous voudrions connaître les « marques » (comme dit Juliet Mitchell) qu’a laissées l’oppression au plus profond de nous. Voir aussi quelle est notre complicité avec cette oppression, etc. Tout cela, à la lumière entre autres de la psychanalyse. Enfin, je n’ai jas envie d’en dire davantage car c’est encore trop en ébullition pour le moment.
J’ai commencé, ce matin, après le tour en kayak, à relire les notes que j’ai retrouvées, trouées et classées, au sujet de la Maison des femmes. En relisant ces notes, ces feuilles, j’ai noté en vrac un certain nombre de questions qui me sont venues à l’esprit, je te les communique en même temps que mes ébauches de réponses.
p. 166— Quel aura été le rôle de notre constitution en ASBL ? Je n’aimais pas, au départ, ce petit comité doué d’un pouvoir exécutif suprême. Force m’est bien de constater qu’il n’a pas commis d’abus. Je crois aussi qu’il pourrait ne pas être, que ce qui compte, c’est le nombre de femmes engagées, impliquées, régulières et responsables ; ce sont elles qui doivent décider et pour le moment nous ne sommes pas très nombreuses. Finalement, cette histoire d’ASBL est moins importante que le rôle que tu joues dans la Maison, qu’on te fait jouer, qu’on aime te voir jouer : Madeleine, la mère. La Mère : ça nous caractérise peut-être un peu ? Un certain climat, très doux, tendre, sororel, gentil, trop gentil, toujours attentives à ne pas faire mal, à soigner les blessées, bref, des mères, des sœurs (dans tous les sens du terme).
En arrivant ici, en juillet, après cette réunion où j’avais eu un peu une indigestion d’accueil, je pensais, je rêvais, de façon provocatrice, à créer un groupe de femmes cruelles ou de femmes méchantes. C’est un peu délirant mais peut-être il y a quelque chose là-dedans. Je crois d’ailleurs qu’il faudra en reparler, de cet accueil, pour qu’il ne soit pas mièvre, gnangnan, plein de concessions, mais qu’il soit tellement bien dans sa peau que le ton serait juste.
31 juillet
Je viens de me relire. Ne le prends pas mal. Ce que j’ai dit de ton rôle de mère ne veut pas dire que c’est toi qui es douce, gentille, etc. (Je n’en pense rien.) C’est plutôt un climat qui répond à un désir, un besoin de douceur, chaleur, sécurité. J’ai toujours un peu peur du cocon sécurisant où on finit par somnoler.
Je me suis ensuite demandé en quoi la Maison des femmes était un « lieu de vie » où « d’autres rapports humains non hiérarchisés » non structurés ont été instaurés ? (Je cite la littérature de la Maison.) Si je pense aux réunions, au bistrot, je crois que nous avons créé ou commencé à créer quelque p. 167 chose de neuf. Ce qui me semble important, ce sont des détails très significatifs. D’abord, au bistrot, nous considérons qu’il va de soi que chacune aide à débarrasser et aide celle qui est payée pour y travailler. Même s’il y a des exceptions, si celle qui est de service se plaint à juste titre parce que certaines se comportent comme dans un vrai restaurant, ce n’est pourtant pas la règle. Il y a une nouvelle norme, qui a quelque chose à voir avec le refus de la division du travail. Il y a un type de fonctionnement qui garantit une certaine égalité.
Autre exemple : dans les réunions « Maison », je me souviens d’un soir, même de plusieurs, où une femme qui n’était pas encore venue s’insérait dans le groupe et prenait part à la discussion… (Ce ne fut pas toujours le cas, je sais bien…) De plus en plus, nous créons les conditions dans lesquelles tout rapport autoritaire, de force, de domination deviendra difficile, voire impossible : refus de la division du travail, refus d’une présidente, refus de la prise en charge, refus de dévouement, etc. Tout ça, exprimé en négatif (refus…), mais ça crée la possibilité d’inventer. Il y a toute une utopie à rêver, puis à réaliser.
Et il y a les moments où je me suis sentie si bien à la Maison des femmes, où quelque chose comme de l’amour était là, où l’écoute des autres était d’une qualité qu’on ne trouve pas dans le quotidien, où les paroles des autres me résonnaient très profondément à l’intérieur, faisant des vagues qui duraient parfois des jours et des jours. À ces moments privilégiés, on parlait en général de choses très quotidiennes, concrètes, de soi aussi, on y découvrait avec plaisir que les autres nous ressemblent, mais aussi sont autres, et on l’acceptait (ou presque).
Ce qui m’a manqué, c’est faire la fête, c’est inventer, créer, jouir et tout cela, je trouve, relève encore pour moi du tabou, de l’interdit. On bute sur le plaisir qui est — toujours ? — refusé, refoulé. Quant à parler du plaisir, c’est encore plus dur. Cela m’avait frappée à la fête des Mères. Parler du plaisir a quelque chose d’indécent.
p. 168L’autre chose que je regrette, c’est l’absence, du moins l’insuffisante communication entre les groupes. Je regrette que l’expérience, le vécu de chaque groupe n’ait pas été systématiquement communiqué aux autres, puis analysé par toutes ensemble de façon à constituer notre matrimoine théorique (hum !). Je veux dire : ce qui m’a manqué, c’est une réflexion sur nos actions, réflexion qui nous aurait aidées à préciser notre projet féministe. Je crois que beaucoup de femmes ont ressenti ce besoin. La preuve, c’est le week-end d’approfondissement que presque toutes souhaitent.
Je commence à en avoir marre d’écrire, d’autant plus que cette lettre est hachée : un baiser d’enfant, une baignade, un jeu de balle… Si tu es comme moi, mieux vaut une lettre mal fagotée que rien. Encore une chose : quelle est la différence entre la Maison des femmes et un ouvroir ? Je charrie un peu, mais parfois je me demande si on ne tombe pas dans le sororalisme. La sororité : une tarte à la crème. À redéfinir ou à rejeter. Comment être proche des femmes et en même temps radicale ? Etc.
Il y a en face de moi une quinzaine d’hommes qui jouent au ballon, pour se défouler après un séminaire organisé par Shell : il s’agit de leur apprendre les vertus d’une nouvelle huile et surtout comment la vendre.
Ici, l’espace est grand, le ciel est large, le temps dure vraiment. Je suis heureuse, D. aussi, les enfants aussi. Et toi ? Je me demande si tu n’es pas une trop bonne hôtesse, une trop bonne mère. As-tu du temps ? Si pas, prends-le. Si tu en as envie et le temps, écris-moi. Je rêvais de recevoir plein de lettres.
Ève
Ci-joint, une note sur le projet « week-end d’approfondissement ». L’idée du week-end d’approfondissement a évolué dans mon esprit et aussi chez les femmes présentes à la réunion préparatoire. L’idée de départ était d’ouvrir une réflexion sur le féminisme, chose qui ne s’est plus faite depuis un an au p. 169 moins, noyées que nous sommes dans un tas de petits et grands problèmes matériels liés au fonctionnement de la Maison des femmes.
Pour ma part, je voyais un nombre plus ou moins restreint de féministes convaincues et une discussion centrée sur la Maison des femmes. À la première réunion du groupe « week-end », nous nous sommes mises d’accord sur un w.-e., de travail qui devrait être préparé et qui se passerait en petits groupes, suivi de réunions plénières. Le travail consisterait en :
1. Une analyse des actions des groupes féministes : groupe A, GRIF, ateliers, etc., ces groupes fournissant des informations qu’on analyserait en sous-groupes, puis en réunions générales.
2. Analyse des actions menées dans les structures : partis, syndicats, pour la cause des femmes.
3. Perspectives d’action féministes à tirer de cette pratique, décrite en 1 et 2.
Ici, ça devient plus vague : problème du poids des structures dans les luttes féministes, celui de l’articulation des luttes féministes et des mouvements féminins, autrement dit : entre une politique radicale et celle de réformes ou d’aménagements. (Ce point m’intéresse particulièrement.) Ceci en tenant compte de ce que nous, les féministes, sommes fort isolées, coupées de la masse des femmes, tandis que les mouvements féminins peuvent mener des actions, qui sont moins glorieuses mais plus rentables dans l’immédiat. Le problème posé pourrait donc s’intituler : du féminisme comme ferment révolutionnaire…
Nous avons pensé qu’une cinquantaine de femmes serait le chiffre idéal. Reste à savoir qui devrait être contactée ? On a pensé aux femmes de Îa presse, des mass medias, les femmes des groupes féministes, les femmes des appareils, les femmes parallèles, groupes de quartier, etc. Le problème ici, je trouve : quels sont les critères qui vont nous guider dans le choix de ces femmes ? Faut-il qu’elles soient : féministes, sympathisantes ? militantes de base ? investies de pouvoir ? ou quoi ?
Quelques jours plus tard, Thérèse qui vient de rentrer de vacances écrit aussi ses impressions à Madeleine :
20 août 1975
Je voudrais te dire la Maison des femmes.
Hier soir, très très sale. Pouah ! je passerai un de ces jours. Mais il n’y a plus un seul balai ! Sinon, très sympa. Nous étions huit ou neuf à table. Trois filles qui sont allées au Portugal. Elles nous ont parlé de la situation des Portugaises. Lamentable. Je crois que la révolution n’est pas pour elles. La seule libération : le droit à l’uniforme pantalon-blouse. Les jupes longues ou gaies, c’est bourgeois ! Tu vois le cirque !
Nous avons lu la note d’Ève concernant le w.-e. Toutes, même la LRT, nous trouvons qu’il est prématuré de faire un week-end sur le féminisme avec des femmes des partis et des syndicats.
Nous n’avons même pas défini quel féminisme nous voulons ! Nous nous connaissons très mal puisque nous ne savons même pas nos différences. Alors on ne va pas s’offrir comme ça, toutes nues, aux femmes des mass medias et autres, qui ont de bonnes dents.
Même l’idée de réunir tous les groupes féministes ne fait pas l’unanimité ! Les femmes de la Maison des femmes ont une optique à définir : qu’on commence par là !
Du coup, moi j’ai enfourché mon petit dada : féminisme dans la vie quotidienne. Après deux, trois petites choses, nous en sommes venues à parler du fric. Eh bien, Madeleine, c’est fou ! Nous ne sommes nulle part ! Dans beaucoup de couples où les deux travaillent, c’est le salaire de la femme qui couvre les frais de bouffe, l’homme se chargeant des frais fixes : loyer, gaz, électricité, téléphone, etc. Or, s’il y a dans le ménage un domaine où la dépense est élastique, c’est bien la nourriture ! Donc, ce qui va te rester pour toi est fonction de la quantité et de la qualité de la nourriture que tu fournis ! La femme se retrouve, là encore, et malgré son apparente autonomie économique, dans la situation d’être soit l’éternelle sacrifiée, soit la non moins éternelle égoïste. Madeleine, est-ce sérieux, je te le p. 171 demande ?
On va faire des manif avec des panneaux grands comme ça. On va écrire mille articles et vingt bouquins sur « à travail égal, salaire égal », et on va se conduire comme des petites filles chez soi ! Je connais des couples d’enseignants : même boulot, même salaire, où le Jules offre des cadeaux mirifiques à sa femme, style fer à vapeur, gaufrier… ça lui fait tant plaisir ! Le comble, c’est que certaines en éprouvent vraiment de la joie ! C’est dingue.
Misère ! Je n’ai pas l’habitude de gratter du papier mais bien mieux de parler ! Que tu es loin !
Tout ça m’éloigne de la lettre d’Ève et du projet « week-end ». Donc, aux dernières nouvelles : week-end des « femmes de la maison ». Avec, comme question : « notre féminisme, c’est quoi ? »
Passe encore quelques belles journées. Ici, le temps est gris. Reviens en grande forme, la Maison des femmes est gourmande, je t’embrasse.
Thérèse
Le week-end d’octobre 1975
Curieux qu’il ait été si difficile à raconter, ce fameux week-end ! Celles qui n’y participaient pas n’ont jamais pu comprendre ce qui s’était passé. Quelques anecdotes, des photos… et puis un très long compte rendu des discussions, voilà ce qu’il en reste.
On se souvient qu’une colère a éclaté au sujet de mot « consensus ». Mot facile, s’il en est, direz-vous. Mot passe-partout, qu’on rencontre journellement dans la presse parlée ou écrite. !
— Eh bien ! entre nous, il ne passera pas, a dit tout à coup une femme. Immédiatement, plusieurs autres ont dit qu’elles étaient du même avis. Comme si le malaise était soudain à son comble ! Comme si ce mot, vilain, fermé, scolaire et pédant, stigmatisait les heures de discussion théorique que nous avons p. 172 alignées méthodiquement, malgré le merveilleux soleil d’octobre qui invitait à mille digressions.
— C’en est trop, ont dit ces femmes. Consensus, on ne comprend pas. Et puis, on n’admet pas. Parlons, s’il vous plaît, la langue que les femmes emploient.
Là-dessus, des femmes se fâchent : « s’il faut gommer tous les mots qui ne sont pas absolument concrets, il n’y a plus moyen de réfléchir ni de s’exprimer. Cela équivaut à s’enfermer dans le ghetto féminin, c’est se couper de la communication avec une grande partie de l’humanité, c’est empêcher toute synthèse ».
Aussitôt « synthèse » devient suspect et la discussion rebondit. Ce genre de confrontation reprendra souvent dans la Maison des femmes. Nous avons essayé de l’analyser dans le cahier du GRIF « Parlez-vous française » ? Il s’agit d’un sentiment d’infériorité, très perceptible entre femmes parce que réellement chez elles le langage se sépare à la limite des études un peu prolongées, celles que font les garçons… Il est certain que les femmes « lettrées » forment une petite classe à l’intérieur de la masse des femmes. Celles-ci s’en tiennent au parler de porte à porte où « consensus » se traduit par « tout le monde le dit ».
Nous logions dans un centre d’hébergement culturel, bâti autour d’un patio nostalgique, comme ils le sont tous dans les pays de brouillard. Il rappelait, en plus sophistiqué, la cour de la Maison des femmes — qui, elle au moins, n’hésite pas à exprimer la quintessence de l’enfermement, du désespoir silencieux (sauf le soir où une femme a hurlé, une femme en psychanalyse et il nous était défendu de l’aider parce qu’elle se trouvait en état de « transfert »).
Donc, cela faisait très « maison pour y recevoir la bonne parole » et ensuite se promener en rond en regardant ses pieds.
C’était d’autant plus frappant que la maison n’était pas religieuse. D’énormes dortoirs sans lumière où les chambrettes étaient agencées comme des wagons-lits. Nous dormions, isolées à la vue, mais pas aux bruits, ronflements, sifflements, p. 173 craquements. Étouffement par manque d’air et de lumière. Le cabinet de toilette, par contre, sans panneaux isolants. Le seul endroit où l’on pouvait être un peu soi-même ensemble. Fous rires intimidés. Comme nous nous connaissions peu ! Chaque brossage de dents à sa signature propre. Sans compter notre aura en chemise de nuit. Là eurent lieu les meilleurs approfondissements.
Nous étions une quarantaine de femmes. Pas mal de nouvelles, curieuses de nous et nous, d’elles. Mais aucun échauffement bienfaisant dans les conversations, ni prolongements nocturnes. Les lesbiennes étaient très calmes, apparemment. Nous avons joué au ballon comme des pensionnaires. Les discussions furent épuisantes. Très subjectives. Plusieurs couches de réticences superposées, dont on ne vint pas à bout. On ne parvint même pas à les déterminer. La bonne volonté était totale, ou presque. Nous étions paralysées par nos questions. Qui nous avaient été soufflées par l’anarcho-gauchisme de quelques-unes. Nous pataugions bravement. C’est probablement cette sévérité de la discussion qui a empêché toute effusion, toute drôlerie. Mal dormi, mal mangé, très peu bu. Et pourtant demeure un réel sentiment de camaraderie particulière entre celles qui ont fait partie du voyage. Celles qui n’avaient pu venir s’en étonnaient d’autant plus que nous disions : « ce ne fut pas très gai. On avait mal à la tête. »
Le compte rendu du week-end d’approfondissement du féminisme est peut-être long à lire. Il s’agit d’un travail commun, fruit des notes prises dans chaque groupe de travail. Il reflète fidèlement les perplexités, les réticences, les critiques et autocritiques qui sont encore latentes dans la Maison des femmes, deux ans plus tard.
De Juliette,
Le 12 mai 1977
Madeleine ! je suis à la Maison des femmes, seule, attendant. Je ne puis m’empêcher de t’écrire pour dire la désolation qui p. 174 m’envahit. Impression que j’ai eue hier et que je retrouve, particulièrement dans le bar. Le spectacle (le désordre) contemplé, et sans doute très ordinaire, m’a redonné un sentiment d’impuissance, d’inanité, d’à quoi bon…
Madeleine, je ne sais si c’est mon humeur du moment, mais je ne peux continuer dans ce « surplace ». Personnellement, je crois à la nécessité d’un approfondissement de la réflexion féministe. Je crois aussi aux insertions des femmes à tous les niveaux. Je ne crois pas à ces ghettos que certaines veulent créer pour se protéger et pour discuter éperdument, le regard sur le nombril. Certaines trouveront que ce que je dis n’est pas féministe. Cela m’est égal. Probablement que dans cinq ans, cela le sera.
Cependant, que de choses à faire ! Aujourd’hui, — et je termine heureusement ma soirée sur une note plus réconfortante — quatre femmes latino-américaines sont venues, croyant assister à la réunion du groupe « À travail égal, salaire égal ». Voilà des femmes, dont certaines sont réfugiées politiques et dont la vie est extrêmement difficile, qui ont une vision large des problèmes et qui situent le féminisme d’une manière particulière à leur culture mais très intéressante. Nos petites excitées trouveraient sans doute qu’elles ne parlent pas assez de relations ! Enfin, moi, elles m’ont réconfortée et renforcée dans l’idée qu’il faut aller de l’avant, même dans les structures.
J’aurais voulu te parler de cette journée sur la sexothérapie à laquelle j’ai assisté. J’y allais très prévenue et j’y ai trouvé des choses intéressantes. II est vrai qu’un conférencier que je n’aime pas avait été remplacé par le professeur N. que j’apprécie beaucoup plus et qui a devancé et même prévu une série de pièges que j’avais conçus à l’avance. Là, il y aurait matière à discussion et à réflexion féministes. La journée était certes centrée sur le psychologique, mais avec une ouverture réelle vers l’insertion de celui-ci dans une perspective sociologique où nous, femmes, pourrions situer nos désirs et nos attentes. Bref, de quoi phosphorer… si plus de temps nous était donné !
p. 175Comme je suis fort tendue et fatiguée, je compte débrayer un peu ce mois-ci. Je voudrais pourtant participer à un congrès sur la mort, problème qui me préoccupe non pas tant comme échéance que comme non-existence. Je me demande quand même si la mort n’est pas un autre mode d’exister. En tout cas, j’ai l’impression que c’est une problématique pas du tout envisagée par le féminisme, ou du moins pas encore intégrée. Et pourtant, en s’éloignant et de la vie et de la mort, en refusant d’en être les prêtresses, les femmes ne risquent-elles pas de se dépouiller d’une approche qui leur était plus possible qu’aux hommes et de livrer l’humanité à la technique triomphante ? Ne risquent-elles pas de se découvrir nues, si elles n’essaient pas d’appréhender — d’une autre manière sans doute — les forces de vie et de mort ?
Voilà bien des sujets et bien du travail ! J’espère que c’est précisément après ma mort que je trouverai enfin « le temps » et le « lieu » de satisfaire tous mes pourquoi et tous mes vides !
En attendant, je serais ravie de les combler en parlant avec toi, car c’est toujours une détente. Il ne faut pas s’expliquer démesurément pour se sentir sinon comprise, du moins perçue.
En juillet, Madeleine répond à Juliette :
Chère Juliette, toi qu’on voit trop peu et tu nous manques, nous avons besoin de tes jugements clairs, de ta sévérité parfois… J’ai été si heureuse de passer un moment avec toi, je voudrais que cela arrive plus souvent l’an prochain. Dis-moi : jouons-nous vraiment le rôle des mères ou bien est-ce notre caractère qui nous rend sur-responsables ?
Les situations, souvent dramatiques, qu’on vient confier à notre oreille sage n’ont pas la clarté ni la simplicité lapidaire qu’on leur voudrait et pourtant nous sommes obligées d’en faire des slogans, des points de départ de luttes. Passe encore pour l’avortement. Mais les femmes battues, les divorces, les viols même, tout ce qui a une composante relationnelle est toujours tellement plus lourd et compliqué que ce que nous p. 176 devons proclamer pour les besoins de la cause. Je crois que c’est ça qui nous a empêchées de participer de bon cœur au Tribunal International des crimes commis contre les femmes. Nous sommes peut-être trop sérieuses pour être de bonnes militantes ?
Je me pose des questions sur cette décision que nous avons prise : parler des problèmes médicaux, juridiques, psychologiques, etc. en groupe plutôt qu’en relation duelle. Il est vrai que cela peut éviter une attitude maternalisante de notre part et trop narcissique ou infantile de la part de celle qui vient consulter. Mais celle qui vient ne s’y attend normalement pas. Comment va-t-elle réagir, aussi bien disposée soit-elle, à cette sorte de tribunal que nous formerons, si attentives et amicales que nous soyons ? Prends cette fille qui était restée toute une après-midi, raconter son viol à Marie-Françoise. Celle-ci lui dit de revenir le lendemain, si elle veut, nous serons là à plusieurs et elle pourra parler en confiance. Cela s’est très bien passé mais ça faisait quand même fort cinéma ! Elle-même disait ne pas reconnaître sa voix. Et comme elle avait un penchant naturel à être faussement simple, je veux dire relativement distante tout en parlant beaucoup d’elle-même, je t’avoue que ça faisait pour moi un curieux scénario. Toutes nous étions comme sur une scène de théâtre. Au point que ce viol n’avait plus l’air assez réel. Cela devenait un viol exemplaire, raconté dans un lieu exemplaire — par chance, il y avait deux visiteuses, arrivées une heure plus tôt de Heidelberg — en vue d’une action exemplaire ! Tout se passait comme si ce viol avait été commis pour que, ce soir-là, dans la Maison des femmes, se déroule un entretien modèle, fruit de l’expérience de femmes-modèles, à l’occasion d’un viol-modèle. Plus elle parlait, plus on comprenait que son problème était surtout celui de la solitude, quand bien même elle avait un amant en titre. Ce qui n’enlevait rien à l’odieux d’un viol par quatre hommes au petit matin. Mais de ceci, elle parlait le moins possible. Une histoire extrêmement complexe, indéchiffrable, p. 177 et nous étions intimidées par cette fille qui semblait se confier à nous tout en restant très comédienne. J’ai eu envie de lui parler, d’entrer en elle, avec elle, pour l’aider à y voir plus clair, mais j’ai eu peur. Et puis ce n’était pas là le but. Des filles lui ont dit qu’elle devait porter plainte en justice, mais elle ne voulait pas, elle avait des raisons de ne pas vouloir, disait-elle. Et nous étions obligées de convenir que les choses sont moins simples que nous ne l’écrivons dans nos journaux militants.
Finalement, ça c’est très bien passé et peut-être chacune a-t-elle appris et compris de nouvelles choses. Je reste inquiète. Nous sommes si mal armées pour porter tant de fragilités réunies ! Je vois, comme une montagne très instable, comme une montagne minée, la longue plainte de la divorcée qui veut une grosse pension, celle de la femme qui ne veut pas de divorce, jointe à celle de la femme abandonnée qui parle à son chien mort, la femme qui vient nous demander qu’on l’occupe d’heure en heure pour qu’elle n’ait pas à penser et celle qui s’assied, prostrée, et puis celle qui boit, et Monique maintenant qui veut absolument devenir amoureuse, et celle qui quitte mari et enfants pour un peu essayer avec les lesbiennes, tout ça me fait crier de détresse. Et nous-mêmes ne sommes pas plus fortes. Nous hurlons, la nuit, après nos enfants fous. Je ne craque pas, mais je crois que je craque.
Est venue aussi ta Marocaine. Tu sais, celle à qui tu devais expliquer que nos lois sont trop libérales pour la soustraire aux lois du Maroc et que donc tu ne pouvais rien pour son divorce… Je l’ai trouvée si belle ! si digne d’être libre ! (Pour avoir moins mal, je l’avais imaginée plus âgée, analphabète et fataliste, inch Allah.)
J’ai encore cent choses à te dire, à te demander, mais n’écoute pas. Prends des vacances, tu le fais trop rarement. Je voudrais que tu puisses te détendre sans que la chose commence par des crampes et des maux que la détente elle-même provoque. Tu es vraiment trop dure à toi-même ! Je te vois comme au p. 178 premier jour, au premier soir où tu étais venue en accompagnatrice — ou pour ton propre compte — parmi des hommes atroces, qui nous cuisinaient tandis que nous essayions d’expliquer honnêtement notre Petit Livre Rouge des femmes. Tu es venue fougueusement vers nous, et c’est cette fougue-là que tu nous apportes à chaque fois et que nous finissons par exiger de toi. Ne te laisse pas dévorer !
Madeleine
Marie a quitté sa responsabilité dans la Maison des femmes. Marie écrit un livre, elle s’y cache sous des noms d’emprunt. Marie crée des personnages. Marie a peur de ce qu’elle a entrepris. Sa propre maison devient un lieu dangereux. Des femmes y sont tapies le long des murs, entre les meubles. Par moments, elles s’avancent et font à Marie d’affreuses grimaces.
— Je ne vous abîme pas, dis-je, ce n’est pas vrai. Pourquoi venez-vous surveiller mon travail ?
— Ce n’est pas un travail. C’est une dérobade. Une autre façon de nous dominer. Mais tu ne nous auras pas, nous nous vengerons.
Je leur donne des pages à lire et c’est pire encore. Elles passent de la dureté à la consolation.
— Cela ne te fait pas peur ?
— J’aime avoir peur. Tant que le livre est chez moi, je me sens forte. Après, je n’en dormirai plus. Mais il sera trop tard.
— Cesse de nous casser les côtes avec tes scrupules et tes emmerdements. Chacune a les siens. C’est vrai qu’on ne te reconnaît pas tellement dans ce livre. Personne ne s’y reconnaît. Quand tu parles, on te regarde, on t’écoute, on pense : c’est du Marie. Alors ça passe, tu comprends. Couché sur le papier, c’est plus raide.
J’ai envie de te parler encore un peu, Brigitte, parce que ce qui a compté, ce qui continue d’exister, ce sont des voix, la tienne surtout. Lorsqu’on forme le numéro 218 08 34, c’est encore toi p. 179 qu’on entend et si c’est une autre, on lui dit : appelle Brigitte, s’il te plaît. Ce soir, j’ai l’impression de te quitter une deuxième fois. D’avoir définitivement refermé sur moi la porte. Pourtant, j’y viens encore, dans cette chère et pauvre maison de plus en plus déglinguée, mais je sonne. Je n’emploie plus ma clé. Il m’arrive de ne connaître personne. Et je m’en réjouis, car cela prouve que la Maison des femmes attire de nouvelles femmes. Je m’assieds comme une invitée. Je reconnais la vaisselle, enfin il reste quelques assiettes à fleurs, mais nous préférions les blanches, n’est-ce pas ?
Ce soir, j’ai mal comme si je te fermais en fermant le livre. C’est vrai que nous allons nous quitter. Si chaque jour, on se quitte un peu soi-même, a fortiori abandonne-t-on les autres, n’en gardant qu’une image, plus ou moins vivante, plus ou moins fixée, où l’on cherche confusément à se tirer soi-même de l’oubli.
Nous n’irons plus ensemble à Mons, ni à Andenne. Viendrai-je encore dans ta cuisine où le café reste chaud ?
— Mais oui, Marie ! pourquoi ce pathos ?
— Je me sens infidèle. Je sais la Maison des femmes très lourde. Maintenant, c’est toi avec Mousa les corps qui empêchent le plafond de se coucher avec fracas sur le plancher. C’est toi, c’est elle, au téléphone, au bar, entre les portes, entre les femmes, c’est votre voix partout, votre passage apaisant. Même lorsque Mousa crie très fort. C’est sa générosité féroce. !
Ce soir, je te sens crevée. Excédée ou brisée par le malheur ordinaire des femmes que ta chair a bu, sans résistance. Fatiguée tout simplement d’avoir dit oui, d’avoir dit non, d’avoir appelé et rassemblé les textes de la bulletine, bouchant les trous avec tes petits dessins affectueux.
Pourrais-tu le dire, Brigitte, pourquoi j’ai quitté ma charge dans cette maison, pourquoi j’ai un jour dit que pour moi il était temps de partir ? Est-ce parce que j’avais le sentiment de faire écran : « Marie, on t’a assez vue et entendue, laisse un p. 180 peu les murs respirer » ou bien parce que j’avais accompli la tâche que je m’étais assignée : mettre la maison en route ? J’aime les commencements, les choses auxquelles on ne s’attache pas trop, qu’on ne prend pas trop au sérieux.
Aller dans les Ardennes avec Brigitte ! Passer ensemble la Meuse ! Il y avait de la neige sur le plateau et l’obscurité tombait. La moitié mâle du couple qui animait la Maison de la culture de B. est venue nous chercher à la gare. De cette maison fraîchement restaurée, ils habitaient l’étage. Nous avions pour nous deux un grand matelas à même le sol et une couverture orange. Toi, une longue chemise de nuit en tricot de coton, rayée. On a d’abord soupé : pain et fromage. Il y avait un second homme, animateur culturel aussi, et ça parlait à voix retenue. La femme n’était guère féministe. Nous sommes descendues dans la salle, étalant notre marchandise : cahiers du GRIF, Petit Livre Rouge des femmes, bulletine, affiches, cartes-vues avec prix indiqué (très petite vente). Tu avais plus de trac que moi, tu t’en souviens ? Il ne vint que six femmes. Elles parlaient simplement. On sentait qu’elles habitaient la campagne, leurs mots avaient plus d’importance que ceux des villes, à cause de l’écho, probablement, que renvoie l’espace et c’est la voix de ta conscience. Tu te souviens, Brigitte, de la jeune fille qui revendiquait le droit au célibat virginal et nous étions seules à la soutenir dans l’affirmation de sa liberté ? Je n’ai pas très bien dormi sur ce lit de fortune, je veillais à te laisser suffisamment de place, comme on fait avec les enfants. Dans le train du lendemain, nous ressentions l’austérité des voyages missionnaires. Les autres fois, nous n’avons pas logé et la dépense de temps et d’énergie nous a paru moins disproportionnée au résultat imaginable. Même fourbues, nous avons aimé ces voyages du retour dans un wagon mal éclairé, avec des arrêts dans des petites gares inconnues, intimes comme une réunion de peu de femmes. Le compartiment nous apparaissait comme une petite chambre suspendue où nous pouvions parler des vraies choses de la vie. Nous, assises et pensives, p. 181 tandis que la vie roulait sous nos pieds.
J’aimerais que tu te remettes à la sculpture. Quand tu fais des formes, tu me donnes la permission d’écrire même des choses pas très féministes, d’écrire la forme des femmes et le corps de la ville. Que je voudrais sculpter. Ô, dire sans mots le volume du monde !
Je sais déjà que toi tu me le pardonnes, Brigitte, ce livre très imparfait où pour la dernière fois j’aurai pris le pouvoir dans la Maison des femmes pour y imprimer ma façon de voir, pour la forcer à ressembler au visage que moi j’ai vu pour elle quand j’ai écrit dans Et ta sœur ? : si nous faisions une maison.
— Mais il y a un tas de maisons de femmes, Marie ! Ton idée n’était pas unique !
— Je sais, Brigitte, mais notre maison, celle qui va te retenir ce soir jusque bien tard, tu crois aussi qu’elle ne ressemble à aucune autre ?
Les yeux de Brigitte sont noirs. Et il vient toujours un moment où elle cesse de répondre.
Je n’ai fait qu’effleurer. Enfoncer les touches de la machine tapageuse en espérant que les mots viendront tout seuls. Ils surgiront, lettre après lettre, du bruit de l’enfer. Ils seront innocents. Je les entends, mais comme en écho, après les avoir frappés, donc je n’en suis pas responsable. Je suis mécanisée. Je déteste cette machine. Chaque soir, je me couche en disant c’est fini, j’abandonne. Je rêve qu’on m’enfonce des cailloux dans la tête.
Dès qu’il fait jour, je descends, je prends la dernière page que j’ai posée et si elle n’est pas trop infecte, s’il y a disons sept mots successifs qui me font plaisir, je glisse une nouvelle feuille dans la bouche tentatrice avant même d’avoir mis la cafetière en route.
Je descends les marches de la terrasse. C’est encore l’été. Les rosiers fleurissent pour la deuxième fois. Je me sens lourde. p. 182 Je suis dans la maison de vacances qu’elles ont quittée avant mon arrivée. La chose était prévue mais je la ressens comme une exclusion.
À elles aussi, j’avais donné des pages à lire. Leurs réflexions sont dures, militantes. Aurais-je dû comprendre depuis le début — quel début, celui de mon entrée dans le mouvement ? — que notre expérience devenant commune, je n’aurais plus le droit de parler seule ? Que tout ce que j’allais dire risquerait de « ternir l’image » ? Alors que j’avais le sentiment de donner une image chaleureuse et séduisante parce que sincère.
L’été touche à sa fin. Est-ce aussi la fin de l’amitié ? Je suis au bord de la dépression. Il faut que je retrouve Germaine, je crois qu’elle campe pas loin d’ici. Je vais lui écrire.
Germaine, il faut que je t’explique :
Nous sommes entrés dans une maison toute belle, fleurie de bugles et d’anémones, et vide. Vous étiez parties la veille, laissant ces lettres et, heureusement, le merveilleux tableau de Bernard, d’un noir à vous ôter le souffle, d’un noir à me rendre la paix tant il coïncide avec mon état du moment, quelques points éclairés çà et là, même pas des points, des poussières ou seulement des idées de clarté, puis le noir vous reprend. Je me donne à toi, ô Noir, enferme-moi.
Je savais que tu n’étais pas loin, je rêvais de te rencontrer par hasard, ou bien partir, une nuit, marcher jusqu’où tu dors et trouver là une sorte de pardon, tes bras autour de moi, une réconciliation.
Mais qu’ai-je besoin de pardon, de miséricorde ? Nous ne nous sommes pas disputées. Tu as eu le courage de me dire ce que tu penses de ce livre, tu as eu le courage de lire ce brouillon, au lieu de t’amuser avec les autres, et celui de m’écrire. Je t’en suis reconnaissante. C’était pour te remercier que je voulais tellement te voir. Quand j’ai aperçu Jean et lui ai fait signe depuis le bout de la rue, il ne pouvait comprendre mon émotion, il pensait : elles sont de plus en plus folles, il pensait p. 183 cela gentiment, c’est une chose qui l’aide pour son art, tu comprends, pour l’artiste, le plus agréable, c’est de sentir flotter autour de lui une douce folie qu’il n’a plus qu’à imprimer sur ses photographies. Je vais te dire : ils nous adorent. Je crois même que nous pourrions tirer encore un peu plus sur la corde, car ils sont conscients du souffle vital que nous leur apportons. Sans nous, ils ne connaîtraient pas les montagnes ni le bonheur qu’on éprouve à grimper entre les marnes, à passer des petits cols et découvrir d’autres versants. C’est leur jeunesse que nous sauvons et ils le savent. Ils disent que nous sommes les chèvres et eux les bergers. Ils disent : nous sommes vos protecteurs, sans nous, vous ne pourriez pas vous laisser aller à toutes ces folies. Et c’est vrai.
Je remercie aussi Ève pour sa lecture et la note qu’elle a laissée dans le manuscrit. Elle explique que je ne suis pas assez camarade et en même temps pas assez dure : je ne dis pas mes colères, pas assez ma violence et mon envie soudain de supprimer toutes les femmes. Donc, je donne de moi-même un visage mesuré qui n’est pas le mien — ou pas celui qui à la fois l’amuse et la sécurise. Je ne dis pas assez nos buts et nos moyens, je suis narcissique et pas du tout objective. Bon, mais moi je voudrais savoir comment on pourrait écrire un livre dont on ne serait pas le centre irradiant ou, si tu veux, la personne qui tient la lampe et qui éclaire ce qu’elle a envie de montrer, qui choisit les coins d’ombre et qui déforme en éclairant. Exprès. À moins naturellement, qu’on fasse un compte rendu, un rapport pour l’Inspecteur ?
« Que ce soit ton livre, dis-tu, même si du point de vue militant, il ne fait pas l’unanimité ». Tu m’en redonnes la maternité. Tu as peur pour moi, tu te vois déjà en gladiatrice, affrontant les lionnes qui arrachent la chair à Marie par lambeaux. Souvent, tu m’as sauvée en rêve, tu me l’as même écrit lorsque j’ai été opérée. Eh bien, vas-y ! C’est le moment ! Mais pourquoi croyez-vous qu’on écrit, toutes les deux ? Pourquoi on se donne toute cette peine ? Pour relater des événements ? Pour les p. 184 consigner ? Pourtant, quand vous m’écrivez des lettres, ce n’est pas ça du tout ! Pourquoi vous, vous pourriez écrire tout ce qui vous passe par le cœur tandis que moi je devrais faire sagement, en toute modestie et neutralité, l’historique de la Maison des femmes ? Parce que les lettres, c’est intime : lis cette lettre et jette-la tout de suite, tandis qu’un livre, c’est sérieux ? Alors, disons que je n’ai pas fait un livre mais une lettre, une immense lettre et tu peux la jeter, chère lectrice, il n’y a pas grand-chose dedans. À qui je l’écris finalement cette lettre ou cette livre ? À toi, à Josine, à Juliette, à des filles qui disent « j’aime bien comme tu écris, Marie ». J’admets que c’est faible comme projet. On pourrait croire que mon but est uniquement de plaire. Je dirais : persuader. J’ai l’intention de convaincre, même les militantes, et j’en fais partie, figure-toi, de la relativité de beaucoup de choses.
Je sais que l’histoire humaine est celle d’une longue lutte, d’une victoire de l’homme sur l’homme. Nous, les femmes, sommes entrées aujourd’hui dans cette lutte, tout en disant qu’il s’agit d’une autre lutte : ici, nous ne savons pas très bien ce que nous voulons dire mais nous y croyons. Quelle que soit cette lutte et la part que nous y prenons, tu ne me feras pas admettre qu’elle est le tout de la vie ni même de la lutte pour la vie. Tu souris. Je souris avec toi. D’autant que j’ai quelque chose à avouer. Je t’ai acheté de la laine teinte par les hippies, celle que tu avais aimée sur le marché : elle va du gris au beige au brun au noir au gris foncé, un régal. Ne te fâche pas. Je n’ai absolument pas l’intention de t’enlever ton ardeur à te battre. Au contraire. Tu t’en feras un châle et tu te serreras dedans, juste avant de prendre la parole, quand le froid t’envahit car tu n’es pas sûre de les subjuguer immédiatement. N’écoute pas ce que je raconte, tout cela ne tient pas debout. Rien ne tient debout, si tu veux savoir. D’ailleurs, tu le sais. Les mots ne tiennent pas. Ni les explications, les catégories, les notions. Au début, j’étais fascinée par tous ces arguments, polis comme des galets. Mais tu ne trouves pas qu’à la longue, ça p. 185 fait un peu marche militaire ? Quand une femme vient pour la première fois à la Maison des femmes et que, pour se sentir plus vite des nôtres, elle sort tout notre boniment — qu’elle a peut-être lu dans Elle, ou entendu à une table ronde télévisée — je l’assure que je ne suis pas fière ! Tout cela sent l’usure, terriblement. Les paroles qui nous rassemblent, cela doit se renouveler, et pas seulement les paroles, toute la sensibilité ; il faudrait tout le temps chercher avec plus de finesse, avec plus de force aussi, quels seraient les mots de la justice.
Avouer qu’on triche, c’est ce que j’ai trouvé de plus honnête comme manière, mais je crois que c’est aussi peu efficace que la confession catholique : on pleure un bon coup puis on sourit à travers ses larmes, c’est alors qu’on est le plus jolie. La mauvaise conscience, tu crois que c’est finalement mieux que rien ? ou pire que tout ? Voilà la question qui se pose à travers toutes nos lectures et donc aussi tous nos dires et nos écrits.
Je lis les livres des femmes engagées et je vois qu’on doit toujours un peu mentir à soi-même pour en sortir, que veux-tu faire d’autre ? Les Américaines sont plus simples, leurs scrupules sont mieux circonscrits, elles prennent l’abcès entre deux doigts et pffit ! ça saute et ça guérit. Je viens de lire deux livres — tu sais comme il peut faire froid ici, dans cette bergerie de pierre, alors je cours dehors et je lis au soleil pour me réchauffer. Deux femmes proches de moi, proches de nous : l’une, d’un féminisme « constructif », c’est Betty Friedan, l’autre d’un socialisme « social », c’est Jeannette Laot.
Dans Ma vie a changé, Betty Friedan raconte quel combat intérieur ce fut pour elle de publier son premier livre, La femme mystifiée, ce livre qui a été à l’origine du néo-féminisme, car c’est de là que tout est reparti, de la dénonciation de la mystique de la femme mère et ménagère. Pas avec « la conscience de la fascisation du système » comme tu dis, mais tout bonnement pour la vue de la pente conservatrice qui gît en tout homme et qui l’incite à s’organiser un nid confortable, entretenu par sa maîtresse-servante. Je trouve Betty Friedan p. 186 d’un optimisme merveilleux, et même fondé par moments, mais je la sens prisonnière d’une certaine idée américaine du bonheur. Je lui donne raison quand elle dit qu’il faut des mesures concrètes pour faire face à une situation concrète et actuelle. Par exemple, un minimum d’avantages sociaux pour le travail ménager en attendant que ce travail disparaisse dans un nouvel agencement de la vie sociale et familiale. Mais son optimisme l’aveugle. L’envergure qu’a pris le mouvement des femmes lui fait croire que le fruit est mûr, que tous les hommes et les femmes du monde n’attendaient que l’arrivée de ce sauveur (non pas qu’elle se prenne elle pour le sauveur, non, elle est foncièrement modeste, le sauveur, c’est l’événement, ce sont les femmes en marche) pour laisser tomber les masques et devenir des êtres libres, échangeant le meilleur d’eux-mêmes, devenant ensemble la fontaine du bonheur. Sa vision est délicieusement apocalyptique : tu aperçois la verte vallée où nous batifolerons joyeusement, âges, sexes et classes, races et genres mélés dans un même bonheur. Le moins qu’on puisse dire est que ça manque de rigueur. J’ai préféré la Betty plus souffrante du début du livre, quand elle découvre que le mot sororité n’est pas une garantie contre les conflits et les prises de pouvoir, quand elle dénonce la légèreté d’un slogan comme « avortement libre et gratuit » (c’est dommage qu’elle n’ait pas connu le nôtre : « avortement, les femmes décident », ça au moins, ça a du corps !), quand elle se rend compte que les lesbiennes voudraient imposer leur genre de vie comme le seul digne d’une femme à part entière. Elle a des colères mais tout de suite elle se reprend : soit par bon caractère, soit pour ne pas mettre en péril la large poussée du mouvement. Je sais que j’ai la manie de dire : ceci est typiquement américain ! hongrois ! français ! Mais comme c’est vrai, souvent ! Comme Betty Friedan ressemble au groupe WOE (Women Overseas for Equality) de la Maison des femmes, le groupe le plus camarade, le plus simplement féministe, parce que doucement empreint d’une idéologie qui s’ignore.
p. 187Si tu lis Stratégie pour les femmes de Jeannette Laot, tu découvres une femme selon ton cœur, chère Germaine, une femme qui situe la lutte des femmes à l’intérieur de la lutte des travailleurs, qui allie les deux, qui parle aussi des femmes au foyer, qui appelle vraiment une société où « ce que nous souhaitons pour nous-mêmes soit possible pour tous ». Comme toi, elle voit grand, elle voit se lever un peuple qui impose son vouloir parce que ce qu’il veut est juste et bon. Quand je la sens si heureuse dans la lutte syndicale — enfin, heureuse, je ne sais pas, mais réconciliée avec elle-même, semble-t-il, je me demande si tu ne devrais pas faire cette concession, te donner ce repos. Le syndicat, je veux dire : le cerveau syndical, c’est une famille de pensée, aussi relativement honnête que bien d’autres. Nous y connaissons, toi et moi, des gens vraiment courageux et presque libres. Non, barre ça, lis : et un peu libres. Je ne te pousse pas vraiment à y entrer, c’est seulement si tu te sens trop fatiguée. Ou trop libre. Tu vois, nous sommes trop libres. C’est dangereux. Non seulement cela donne l’envie du suicide, mais cela fausse la situation.
Quand on est jeune mariée, on prend tout très au sérieux et on pleure beaucoup. Toi, tu es encore dans le bel âge des larmes ! Moi, je ne suis même plus forcée de les avaler, je n’en ai plus ! Des fois, j’ai mal de larmes, mais c’est sec. À ce moment-là, il ne te reste que le rire. C’est ta dernière chance.
Je me demande comment sera le monde quand les femmes auront gagné leur bataille ? Peut-être chacune aura-t-elle sa chance, même les souris ? Elles se sont mises à envahir la cuisine avec trop d’aisance, alors j’ai versé le poison. Comme elles n’avaient pas l’air de le trouver délicieux, j’y ai ajouté un reste de brandade. Si ça ne marche pas encore, je placerai des frappes avec du fromage de gruyère, mais la vue du sang nous offusque, n’est-ce pas ? Les femmes ont toujours préféré les empoisonnements lents.
Ô chérie, je ne sais pas me défendre, je vais te quitter, il est fort tard.
p. 188À la fin de ta lettre, tu ajoutes : il ne faudrait pas apparaître comme une femme qui flâne, il faut qu’on te prenne au sérieux. Donc, tu trouves ce récit « léger ». Évidemment. Je ne suis pas une personne sérieuse. Je suis une faiseuse de livres. Une artiste, si tu veux. Une bouche inutile.
Quand nous avons préparé le numéro des cahiers du GRIF sur « Les mères », je me suis rappelé que dans la bible, il y a un thème constant : des femmes ménopausées sont soudainement enceintes (d’un prophète, naturellement !). Elles commencent par trouver ça comique, elles en rient. Puis elles y croient quand même et alors ça marche ! Eh bien moi, toute rieuse que je sois devenue, ça pourrait m’arriver : être enceinte de quelque chose d’inattendu. J’en pleurerais d’émotion et je trouverais ça très drôle. Curieux que Ève n’ait pas aimé que je dise qu’un livre, c’est un enfant qu’on porte, que la Maison des femmes, c’est un enfant qu’on met au monde. Je crois qu’elle trouvait ce sentiment dangereux parce qu’irrationnel. Narcissique aussi, bien sûr. Et un peu court.
Cette fois, c’est vraiment la fin. Pourtant le ciel au-dessus des terrasses est sans commencement.
Maison des femmes à Bruxelles
Entre :
D.L…, avocat et ménagère, de nationalité belge ;
M.D…, écrivain et ménagère, de nationalité belge ;
F.F…., kinésithérapeute et ménagère, de nationalité belge ;
N.P…., professeur et ménagère, de nationalité belge ;
S.V…, journaliste et ménagère, de nationalité belge ;
H.P…, chercheur et ménagère, de nationalité belge,
il a été convenu ce qui suit :
Article 1er. L’association, dénommée « Maison des Femmes » aura son siège à Bruxelles.
Art. 2. L’association est féministe. Elle a pour but de promouvoir la participation
des femmes à la transformation de la société. Pour ce faire, elle se propose d’organiser
les activités suivantes :
— une large information sur le féminisme, par la diffusion de périodiques appropriés,
la création d’une bibliothèque spécialisée, la constitution d’une documentation, etc.
ces services étant ouverts à toutes les femmes ;
— la création de divers ateliers de travaux manuels, techniques et artistiques, permettant
le développement des connaissances et des dons de chacune ; la vente des produits
de ces travaux servira notamment à couvrir les frais de la Maison ;
— la mise sur pied de services collectifs, permettant la participation aux différentes
activités, notamment : une halte-garderie, une cafetaria ;
— l’organisation de réunions, cours et séminaires, qui se proposent de poursuivre
la réflexion féministe, à travers la connaissance des problèmes politiques, économiques
et sociaux de notre temps.
L’énumération qui précède est exemplative et non limitative.
Le tableau est fait de façon à ce qu’il y ait au moins deux personnes pendant toutes les heures d’ouverture ; ceci pour pouvoir assurer l’accueil et parler au téléphone, tout en faisant un certain nombre de travaux qui ne peuvent être remis à plus tard ou à jamais : préparation des repas, chauffage et arrangement des salles, comptes journaliers, courrier et autres urgences, comme l’envoi du bulletin, la convocation à une réunion, etc.
Anne-Martine
10 heures (payées) le mardi.
Principalement : accueil, bibliothèque (avec Michèle), achats pour le bistrot, préparation du repas du soir.
Brigitte
8 heures le mardi, 8 heures le jeudi (payées).
Accueil, courrier, affichage dans la Maison et mise en ordre, préparation du repas du midi le mardi et du repas du soir le jeudi (alternée avec Michèle le mardi, Marie le jeudi). Comptes du bistrot, accueil et comptes médecine-femmes, relations avec les groupes pour les salles, relations extérieures. Intendance des boissons. Arroser les plantes,
Claire
6 heures le jeudi (non payées).
Courrier et décisions Maison concernant les dépenses, comptes globaux.
Michèle
7 heures de présence plus achats des livres (pas encore payées).
Sandwiches du mardi et alternance avec Brigitte, accueil Maison et accueil bibliothèque, tenue des livres et des comptes bibliothèque. (Aux autres heures, la bibliothèque est tenue par les autres.)
Marie
10 heures le jeudi (pas payées).
Sandwiches en alternance avec Suzanne, courrier et subsides (démarches et rapports), accueil, relations extérieures, repas du soir (avec Brigitte), bulletin.
Mousa
6 heures le mardi, 6 heures le jeudi (payées).
Tenue du fichier, adressage bulletin et autres envois, rentrée des cotisations, accueil et téléphone, comptes de la Maison (journaliers), relations avec banque, tenue de la maison (réparations), annonces urgentes et mille autres choses.
p. 191Suzanne
5 heures le jeudi (pas payées).
Fabrication de panneaux, affiches, dessins, accueil, préparation des sandwiches en alternance avec Marie.
Anne
est une stagiaire assistante sociale qui nous aide deux jours par semaine, au moins.
Il nous faut encore dire que, pour les premières arrivées, s’ajoute le ramassage de cendriers pleins et de bouteilles vides un peu partout, des demi-vaisselles abandonnées, etc. souvent des déchets à côté de la poubelle. Pas gai.
Ghislaine s’occupe avec Claire des assurances, avec Marie des problèmes de l’immeuble.
N.B. Les permanentes sont également actives dans les groupes, tels que : enseignement, Ciné-débat, Grif, bulletin, ateliers, etc.
… Mes considérations sur le problème des permanences
C’est un problème qui mérite d’être le sujet principal d’une réunion Maison (en pratique, le 30 novembre). Parce que cela grogne des deux côtés. Les permanentes ne sont pas contentes mais les autres non plus. Et surtout personne ne sait qui fait quoi. Il y a de plus en plus souvent des quoi qui ne sont faits par aucun qui.
Pour rendre la situation encore plus confuse, il y a les permanentes payées et les permanentes non payées. Bref, je propose qu’à la réunion en question, on reprenne le problème à zéro.
Que fait la Maison des femmes et que veut-elle faire ?
Quelle besogne d’intendance est nécessaire pour qu’elle tourne et que les réunions puissent avoir lieu, c’est-à-dire être programmées, publiées, annoncées, chauffées, éclairées… ? Certaines activités peuvent d’ailleurs être remises en question, par exemple : faut-il encore de la bouffe ? puisqu’il n’y a plus personne pour la faire de bon gré. À la limite, faut-il encore la Maison, ou allons-nous nous recycler dans l’agriculture biologique ?
Claire
Le F.L.F.-Bruxelles est né dans une action, en mai 71, lors de la contestation du concours de « Miss Belgique »,
C’est un mouvement féministe, c’est-à-dire pour la libération des femmes par les femmes.
Nous luttons pour nous libérer du Patriarcat, un système économico-social basé sur l’exploitation de l’homme par l’homme dans une société de classes, et de la femme par l’homme dans un rapport de maître à sujet. L’homme riche est le propriétaire de ce monde et de tous ses biens, l’homme pauvre n’est propriétaire que de sa force de travail mais aussi et toujours propriétaire de la femme et des enfants.
Pour maintenir ce système, il a fallu mentir, il a fallu dénaturer les hommes et les femmes, travailler durement pour que tout le monde soit le plus conforme au « modèle ». On a donc inventé la virilité et la féminité, et on nous a tous poussés dans le moule. La réussite est grande, mais pas parfaite. Les ouvriers et, avant eux, les esclaves se sont rendu compte qu’au fond, « ce n’est pas normal », et les femmes aussi.
L’asservissement des non-possédants par les possédants a été plus franc, plus net et plus ouvert que celui des femmes par les hommes. On disait aux crève-la-faim que c’était par droit, par ordre, dans l’ordre divin. Le patriarcat continue de dire aux femmes que c’est par ordre « naturel ». Nous avons pris conscience de ce que cet ordre « naturel » n’est pas dans la « Nature ». La « Nature » n’a pas fait qu’en Chine, les femmes appartenant à des hommes riches sautillent à petits pas, on leur avait broyé les pieds. On a ainsi, au cours de l’histoire du Patriarcat, mutilé toutes les femmes. Et ceci pour en faire des femmes !
On nous a demandé si une femme libérée sera encore « féminine », c’est-à-dire passive, craintive, soumise, insécure et narcissique, collante, sous-développée intellectuellement, utilisant et subissant une sexualité dénaturée, manipulatrice armée soit de son con soit de ses larmes pour faire du chantage et du commerce, sotte, étourdie, envieuse, médisante, avide, possessive, matérialiste ou masochiste : un moignon d’être humain. La réponse est non. Elle sera ce qu’il lui a été vraiment donné d’être. Le génie n’a pas de sexe et la connerie non plus.
Pour se libérer, tous les moyens sont bons. Il y a, par exemple, la prise de conscience solitaire au niveau de la vie privée, ou le contact qui fera que la femme se mettra en mouvement vers des actions libératrices. Le comportement quotidien, l’attitude consciente envers tous et toutes. La diffusion des idées féministes chaque fois que la possibilité s’en présente. Les discussions en groupe et l’analyse de tous les phénomènes dans l’optique féministe. Les actions dans les lieux publics pour dénoncer l’aliénation des femmes et le caractère doublement répressif de l’attitude et du comportement dont les femmes sont victimes. Les interventions dans les conférences, débats publics, etc., pour souligner le peu de cas et le peu d’intérêt porté p. 193 aux points de vue des femmes. La naissance d’un sentiment de solidarité entre toutes les femmes : sororité.
Le F.L.F. est ouvert à toutes les femmes — travailleuses, femmes au foyer, mères célibataires, étudiantes, lycéennes, apprenties, etc. — pour mener ensemble des actions afin d’obtenir :
… La suppression effective de toute discrimination sexuelle dans la vie politique et sociale, à tous les niveaux.
(Pour 100 électeurs : 53 femmes 100 travailleurs : 30 femmes 100 parlementaires : 4 femmes 100 conseillers municipaux : 2 femmes)
… L’égalité d’accès aux professions et la suppression effective de toute discrimination sexuelle dans le travail, à savoir dans la division du travail, les salaires, les allocations de chômage, les chances de promotion professionnelle, etc.
(À capacité égale et à travail égal, une femme gagne 70 % de ce que gagne un homme, mais le pain n’est pas moins cher pour elle que pour lui.)
… L’abolition de mœurs et traditions déshumanisantes qui maintiennent la femme sous la dépendance et la tutelle de l’homme, telle que la formule de l’homme au travail / la femme au foyer, la notion d’autorité maritale, etc.
(70 % des femmes n’ont pas d’emploi. Or, une femme sur quatre est une femme seule, en Belgique. La femme au foyer est solitaire, isolée de la vie active, dépendante financièrement de son mari, et forcée au travail domestique crétinisant.)
… L’abrogation de toutes dispositions légales discriminatoires envers les femmes, notamment en ce qui concerne les contrats de mariage, le divorce, etc.
(Une femme doit suivre son mari. L’obligation de co-habitation ne vaut en fait que pour la femme. C’est la raison invoquée pour fermer la carrière diplomatique, entre autres, aux femmes : un mandat à l’étranger est incompatible avec son obligation de co-habiter avec son mari.)
… Le partage équitable entre les sexes de tout travail, productif ou non, rémunéré ou non, et, à cet effet, la réduction des heures de travail rentable pour tous les travailleurs et toutes les travailleuses, en vue d’une vie plus harmonieuse impliquant notamment une responsabilité partagée dans l’éducation des enfants.
Nous voulons changer radicalement le mode de vie. Nous voulons avoir le temps de vivre, d’être disponibles.
… Le renversement de la structure familiale patriarcale et autoritaire, base de l’oppression, fabrique d’idéologies et de structures mentales conservatrices. Elle conditionne les filles et les garçons aux rôles traditionnels féminin et masculin et, par la répression sexuelle, elle les prépare aux attachements collants qui les porteront plus tard au Mariage et à la fondation p. 194 d’une nouvelle Famille toute pareille. Elle produit des sujets sages et moutons, ayant appris dès le berceau le respect irrationnel du père, du chef, du patron, du plus fort.
… L’égalité d’accès aux études. La mixité de toutes les écoles et de tous les cours. La suppression de toute discrimination sexuelle dans les ouvrages d’éducation et dans les jeux.
(Connaissez-vous beaucoup de femmes-architectes, femmes-électriciens, femmes-plombiers, femmes-marins, femmes-ingénieurs, femmes-experts comptables… ? ? ?)
… La vérité sexuelle dès le plus jeune âge. L’information et la distribution libres et gratuites de tous moyens anticonceptionnels. Le droit pour les femmes au contrôle de leur vie reproductive,
(Seulement 15 % des Belges utilisent un contraceptif efficace. Peu de mineurs d’âge peuvent obtenir des contraceptifs. Quand déjà il y a un semblant d’éducation sexuelle dans les écoles, on ne dissocie toujours pas acte sexuel et procréation. Plaisir sexuel, connaît pas. Contraception, connaît pas. La sexualité est encore à ce point culpabilisante et tabou que très peu de femmes vont voir un gynécologue sans gêne et sans honte.)
… L’avortement libre et gratuit.
(Le nombre d’avortements clandestins pratiqués en Belgique est de 50 000 à 300 000 par an. La clandestinité fait de l’avortement une boucherie. La législation interdit même l’avortement thérapeutique, Nous exigeons l’abrogation inconditionnelle de cette loi meurtrière. Si des femmes se font avorter journellement au risque d’être mutilées à vie et d’y laisser leur peau, c’est que leur décision est irréversible. Aucune considération métaphysique, religieuse ni démographique ne les fera changer d’avis.)
… Des crèches et garderies d’enfants ouvertes 24 h sur 24 et 7 jours par semaine, avec puériculteurs et puéricultrices, avec service médical et chambres d’isolement pour les enfants malades. Un service gratuit de gardes-malades spécialisés pour s’occuper des bébés et enfants malades à domicile, pour s’occuper des bébés et enfants malades à domicile, pendant que les parents sont au travail. Un meilleur équipement et un service de garderie efficace dans les gardiennats et les écoles primaires y compris un service de bus pour reconduire chez eux les enfants dont les parents ne peuvent assurer le retour à domicile,
… Des maisons libres, laïques et subventionnées par l’État pour les mères célibataires. Suppression des maisons de style pénitentiaire.
La liste d’objectifs ci-dessus n’est nullement limitative et il importe de souligner que ces objectifs sont indissociables, et que seule une victoire totale, sur tous les plans, constituera le garant d’une véritable libération des femmes.
Il n’y aura de Révolution véritable sans la libération effective de tout le genre humain. Nous représentons une majorité d’êtres humains et, p. 195 considérant le retard dont nous souffrons par rapport aux hommes au stade actuel du processus de libération générale, il est essentiel que, par priorité, nous consacrions nos efforts à l’obtention de nos revendications spécifiques et à la lutte contre toutes formes d’oppression que nous subissons en tant que femmes. La libération des femmes est le critère naturel de la libération générale.
La situation des femmes est une situation tout à fait particulière et unique de majorité doublement exploitée et doublement opprimée — 1o) en tant que travailleuse, rémunérée ou non, et 2o) en tant que femme. Il convient donc de tenir compte de tous les facteurs éducationnels, législatifs, religieux, sociaux, psychologiques et autres qui font perdurer cette situation. Les femmes sont une majorité silencieuse et, à l’inverse des minorités doublement opprimées (minorités raciales par exemple), elles sont isolées les unes des autres, convaincues par la publicité-doctrine « Diviser pour régner » qu’elles sont rivales entre elles.
Le F.L.F. est un mouvement de femmes, ses réunions sont donc non mixtes. L’absence d’hommes donne aux femmes : 1) une plus grande liberté d’expression — 2) la possibilité de prendre leurs problèmes en main et 3) la possibilité de se redéfinir par rapport à elles-mêmes.
Le week-end a commencé le vendredi 3 octobre au soir. Nous nous sommes mises d’accord sur les thèmes de réflexion et sur la procédure ; nous nous sommes réparties en quatre sous-groupes d’une dizaine de femmes venant des différents groupes de la maison,
Chaque réunion de travail des sous-groupes a été suivie par une réunion plénière.
Le texte qui suit essaie de restituer fidèlement ce que les quatre groupes ont rapporté aux assemblées plénières.
Samedi matin
Trois questions ont été l’objet de la discussion :
1) Est-ce qu’on remarque un projet politique à la Maison des femmes ?
2) Est-ce qu’on veut un projet politique et lequel ?
3) Est-ce que mon projet politique se réalise un peu, tout à fait à la Maison ?
Groupe I
Le projet politique de la Maison a été perçu comme vague, il transparaît à certains moments (manif., pétition), il est passé au deuxième plan, étant donné la préoccupation d’organiser la maison et la volonté de solidarité, d’accueil. Certaines parlent d’autocensure : dès qu’il y a menace de dissension, séparation, nous arrondissons les angles, le principe de la sororité l’emporte. D’autres affirment n’avoir senti aucun projet politique, mais y avoir trouvé chaleur, sympathie. Une seule sent un projet et vient à la Maison par militantisme. (La Maison des femmes comme les communautés, mouvements écologiques, transforme la pratique quotidienne immédiatement et est par là une révolution culturelle.)
À la seconde question, il est répondu par l’affirmative. On s’interroge sur le féminisme. Est-ce seulement supprimer le sexisme ? Non, pour la plupart il inclut un « changement de société », le « socialisme », il est « révolutionnaire ». Une femme exprime sa crainte d’un centralisme, d’un féminisme rigide. Une autre souligne l’importance de la pratique et cite l’exemple des USA où la pratique des femmes crée une contre-culture, où les femmes agissent et ainsi sapent le système : ce qui soulève le problème de la marginalité, dont l’aspect positif est qu’elle permet un changement de notre vie personnelle mais il y a risque de récupération (marginalité comme soupape de sécurité). On dit encore qu’il faudrait se mettre d’accord sur quelques points, comme le travail des femmes, l’avortement, etc. et que, d’autre part, ce qui a manqué pendant un an, c’est une réflexion, une analyse de notre pratique. Enfin certaines critiquent le manque de structuration, de coordination, le « terrorisme de l’accueil », l’attitude anti-intellectuelle…
Groupe II
Le groupe s’est d’abord demandé comment fonctionne la Maison : elle n’est pas structurée, d’où les ambiguïtés. Mais l’avantage est qu’il n’y a pas de hiérarchie.
p. 197Pour ce groupe, la Maison a un projet politique de type socialiste, impliquant un changement de société, et a la volonté de prise en charge des femmes par elles-mêmes. On souligne la « contradiction » entre la volonté d’accueil à toutes les femmes et celle de préciser une idéologie qui pourrait éloigner des femmes. IL y a le danger que s’instaure un rapport de force entre les femmes qui ont une idéologie et celles qui n’en ont pas. En principe, à la Maison, on ne recherche pas le pouvoir parce que la Maison doit être un lieu de vie, ce qui nous garantirait contre les rapports de force.
L’idéologie de la Maison devrait être « précisée », « définie », ce qui permettrait de prendre position, « de se distancier » par exemple par rapport au PFU (1) et dans les relations avec la commune (2) (nécessité de garder notre autonomie). Les objectifs à atteindre sont : égalité, partage des responsabilités, une société plus collective, la libre disposition de son corps, libération sexuelle.
Finalement, on évoque le plaisir d’être ensemble à la Maison, ce plaisir que certaines trouvent dans la prise de conscience, d’autres dans des actions.
(1) Parti Féministe Unifié. (2) Autorité municipale, qui met les locaux à notre disposition.
Groupe III
La discussion s’engage sur la question « la Maison des femmes avait-elle un projet au départ ? » et des femmes qui ont participé à sa création font un historique. Au départ, la Maison est un lieu de regroupement, un lieu où les choses pourraient se faire dans et par la pratique. L’idée à la base est la volonté de participer à une société non hiérarchisée, ce qui implique la mise en question de notre société. La volonté de rupture se traduisait dans la pratique de ne pas se présenter de façon habituelle. (On ne dit pas état civil, profession, etc.) Résultat après un an : les femmes de la Maison ne se connaissent pas.
On se demande quel est le degré de réalisation des idées de départ. Il y a la composition sociale des femmes de la Maison, qui recrute uniquement des bourgeoises.
Les tendances se manifestent dans le groupe : 1) les bourgeoises ont un travail à faire dont les retombées vont au-delà de leur classe ; 2) il y a un travail à faire auprès d’autres classes sociales,
On parle du danger de « maternalisme », de « porter la bonne parole à l’usine ». La première tendance exprime la difficulté de poser un projet politique sans rapport avec la classe ouvrière.
Le groupe s’est ensuite demandé si la Maison fait un travail révolutionnaire et ce que cela veut dire « révolutionnaire ». Faut-il des révolutions successives ? Faut-il travailler sur un changement des mentalités ? Le travail sur soi n’est-il pas préalable au travail sur et vers l’extérieur ? On fait allusion au slogan « pas de féminisme sans socialisme, pas de socialisme sans féminisme » qui a entraîné une discussion sur les termes. Une femme dit : « Si la Maison se concentre sur un travail de conscientisation à l’extérieur, alors on peut dire qu’elle a un projet révolutionnaire ». Une autre p. 198 femme pose la question autrement : la Maison est-elle un lieu où se retrouvent des militantes qui confrontent leur féminisme à l’extérieur ou est-ce la Maison des femmes qui doit aller vers l’extérieur ?
Groupe IV
Les femmes de ce groupe se demandent d’abord ce que chacune est venue chercher à la Maison. À partir des déceptions de chacune dans la vie individuelle, sociale et politique, la Maison apparaît comme un lieu de rencontre où on peut trouver un remède à ces déceptions. Une femme a exprimé dans ce groupe sa déception au sein d’un mouvement politique, étant donné l’écart entre théorie et pratique et l’existence d’un rapport de force : déception qui l’a entraînée à vouloir en finir avec ces rapports de force, de là une mise en cause d’ordre personnel, dans sa relation à l’égard de l’autre et une prise en charge de sa propre existence. Cette mise en cause suppose l’abandon des mécanismes de défense habituels et donc une mise en danger personnelle, une grande vulnérabilité. La Maison des femmes ne serait dans cette optique pas un luxe pour bourgeoises privilégiées, un lieu où on est à l’abri, mais une mise à nu.
Ce groupe répond oui à la première question tout en ajoutant que ce projet à l’origine était ambigu et que depuis un an les projets et actions réalisés se situent à gauche. Le mot « socialisme » n’a pas été prononcé dans ce groupe, ce qui illustre bien le refus du vocabulaire classique de la gauche qui cache la difficulté pratique des problèmes dans le concret. On veut un projet politique de gauche.
Le groupe perçoit la Maison comme un lieu où les projets personnels peuvent trouver un commencement de réalisation.
Une certaine frustration est exprimée, due au manque d’information sur ce qui se passe dans chaque groupe. On regrette que la critique manque à la Maison. (Exemple, on ne tire pas les leçons des activités.) Insatisfaction parce que la maison n’a pas de nouvelles initiatives qui permettraient d’aller vers l’extérieur. Pour certaines, la Maison est en deçà de ce qu’elles attendent ; il faudrait multiplier une journée comme la fête des Mères qui a attiré des femmes nouvelles. Pour d’autres, la Maison est au-delà de ce qu’elles attendent (c’est le cas de « À travail égal salaire égal ») parce qu’elle met les travailleuses en état d’insécurisation.
Samedi après-midi — discussion sur le pouvoir
Groupe I
On est d’accord pour combattre le pouvoir économique, politique, social, Mais faut-il rejeter le pouvoir, créer un contre-pouvoir, opter pour la marginalité ? On constate que la Maison des femmes, par son existence même, est marginale. Comment peut-on alors mener une lutte politique concrète et efficace, et quelle lutte ?
On propose que la Maison exprime sa solidarité avec les grandes causes de gauche (Chili, Espagne, etc.). En participant à des actions, la Maison peut faire pression pour que le féminisme entre dans le projet des autres, le projet des autres dans le féminisme. Ici, on s’arrête et on se dit que la p. 199 Maison des femmes devrait constituer un groupe de pression, donc exercer un certain pouvoir.
Mais il y a, à la Maison, deux « niveaux » : celui de la prise de conscience, du travail sur soi-même (point commun à toutes les femmes), l’autre niveau, celui de l’engagement dans une action plus politique qui n’intéresse qu’une partie des femmes de la Maison. Le groupe propose qu’à tous les niveaux on accepte une radicalisation de la Maison, même si on ne participe pas aux actions plus politiques de la Maison.
On insiste sur la nécessité de l’information pour que les prises de position de la Maison soient connues (bulletin, affichage dans le couloir). Il faut accepter la coexistence de ces deux niveaux (éviter le terrorisme) et susciter l’interférence des deux.
Proposition : un groupe qui susciterait des réunions larges sur des sujets déterminés pour discuter, réfléchir et prendre position.
Faut-il essayer d’intervenir dans la politique journalière du pays, développer une tactique d’intervention ? comment ? nous joindre à d’autres groupes pour des actions ponctuelles ?
Groupe II
Certaines veulent une société sans pouvoir, d’autres veulent un pouvoir partagé (autogestion).
À la Maison des femmes, le savoir doit être partagé pour une plus grande participation au pouvoir.
Le groupe propose d’écrire un texte, non pas définitif mais qui pourrait être en projet continuel, et d’autre part de constituer un groupe d’accueil pour les femmes qui arrivent la première fois.
Le groupe n’est pas d’accord dans l’analyse du processus révolutionnaire : changement de mentalité ou révolution violente, quoi d’abord ?
On pense qu’il n’y a pas de contradiction entre repli, travail sur soi et action vers l’extérieur.
La Maison des femmes doit être un lieu où le féminisme puisse se réfléchir. Veut-on prêcher à des convaincues ou à d’autres ?
Pour toucher des femmes non convaincues, nous pourrions programmer annuellement des journées consacrées à des thèmes larges, comme la sexualité, l’homosexualité, le mariage, la famille.
Nous pourrions faire un fichier avec les femmes disponibles (qui ont une voiture, veulent bien distribuer des tracts, manifester, etc.). Chacune des femmes du groupe a dit ce qu’elle voudrait de la Maison : lieu où on vit sa théorie, les femmes participent à un projet révolutionnaire, on s’exprime et s’écoute, on ne manipule pas, on refuse l’oppression, on est contre la propriété privée, on ne recherche pas le pouvoir, on supprime les rôles, on libère le corps.
Groupe III
Le groupe fait une distinction entre le pouvoir à prendre à la Maison des femmes et dans la société, le pouvoir étant défini comme la possibilité de décider. Qui décide à la Maison ? celle(s) qui est (sont) là. La pratique montre qu’il est difficile qu’il en soit autrement, étant donné les urgences, p. 200 mais ce fonctionnement est antidémocratique (cf. les coups de téléphone). Il y aurait un travail à faire de déconditionnement des pouvoirs établis (père, mari, école, État).
À quoi faut-il donner la priorité, à la révolution politique ou culturelle ? À la Maison il y a une tendance à escamoter la révolution politique parce que les femmes de la Maison ont des privilèges qu’elles ne sont pas prêtes à abandonner.
Une partie du groupe veut être plus claire au sujet du projet politique mais alors on craint l’exclusion d’une série de femmes.
Le rôle de la Maison pourrait être de s’attacher à l’oppression féminine avec un a priori de position politique plus globale (marxiste).
Question : faut-il faire passer la politique ou le féminisme d’abord ? Est-on d’accord pour déclarer que nous sommes pour un projet politique impliquant un changement des structures économiques sans lequel la libération ne peut avoir lieu ? Qui va décider cela ? Qu’est-ce que cela implique dans les faits ?
N.B. Il y a eu dans ce groupe une discussion au sujet du vocabulaire qui d’ailleurs a repris pendant la plénière : employer un vocabulaire intellectuel constitue-t-il une prise de pouvoir ? Faut-il utiliser un langage simple, refuser tout vocabulaire technique qu’il soit sociologique, politique, philosophique, juridique, etc. ?
Groupe IV
Le pouvoir est défini comme un rapport de forces, une relation de dépendance matérielle, psychologique et économique.
Les mécanismes psychologiques du pouvoir sont des compensations à des frustrations.
Le groupe conclut qu’il est nécessaire de prendre le pouvoir pour le détruire en le partageant.
Il faut s’attaquer au pouvoir matériel, au pouvoir de l’argent mais aussi aux racines psychologiques du pouvoir, de là un combat sur le plan matériel et aussi sur les mentalités.
Le féminisme est nécessairement anticapitaliste, nous devons donc soutenir toutes les luttes anticapitalistes, celles qui visent à changer les mentalités à tous les niveaux (enseignement, communautés) et en même temps en finir avec le mythe d’un paradis perdu, commun aux femmes et aux mouvements de gauche.
La Maison devrait s’insérer dans une lutte contre le capitalisme,
Plusieurs remarques :
— Danger que la force et le nombre n’aboutissent à une prise de pouvoir (groupe A
par exemple).
— Danger de la hiérarchie des valeurs dans la Maison : l’avortement est considéré
comme sérieux alors que l’expression corporelle est peu respectée. Chaque groupe doit
faire respecter son autonomie et donc prendre part aux décisions et assumer ses responsabilités.
Conclusion : la pratique de la Maison des femmes contredit l’idée qu’il faut prendre le pouvoir pour le détruire en le partageant,
p. 201Dimanche matin
Deux groupes travaillent sur les projets à réaliser dans la Maison et un groupe prépare un texte « carte d’identité » de la Maison.
Projets
Les deux groupes insistent sur le désir de garder un équilibre entre les femmes qui cherchent un endroit pour se retrouver et les femmes qui à partir de là veulent une action plus militante.
L’accueil
Ne devrait pas faire l’objet du travail spécifique d’un groupe. Le bistrot devrait être ouvert, la permanence assurée par roulement par chaque groupe, indépendamment des réunions. Il faudrait faire de la publicité pour le bar. On pourrait aménager une partie de la crèche abandonnée pour y lire, parler. Il faudrait prévoir des animations sur des sujets susceptibles d’intéresser une large catégorie de femmes.
Tout cela pour que la Maison soit un lieu où on peut se sentir bien, réaliser des désirs « féministes ».
Information
Il faut un affichage systématique, entre autres des sujets politiques de l’actualité qui s’insère dans l’idéologie exprimée au w.-e. Il faut prévoir des réunions intergroupes.
Décision
Il faut fixer une réunion Maison, une fois par mois, pour définir une position, prendre des décisions.
Il faudrait, en plus, une réunion hebdomadaire pour prendre des décisions urgentes où viendraient des responsables de chaque groupe (mardi midi).
Liaison avec l’extérieur
Il faudrait se préoccuper du problème des élections communales 1976, On propose de réfléchir aux points suivants : 1) La Maison des femmes ne participe pas à une manifestation où il faut voter femme parce que femme. 2) La Maison soutient tous les groupements et femmes féministes qui s’investissent dans le cadre féministe tel que défini pendant le w.-e.
On pourrait former un groupe de travail qui recueillerait l’information sur les problèmes qui nous concernent, proposerait, en réunion Maison, des sujets et susciterait des réunions pour s’informer, réfléchir, discuter, approfondir le féminisme à partir des problèmes de la politique quotidienne, Réunions qui pourraient aboutir à des prises de position ou à des actions.
Projet de texte — pour une carte d’identité de la Maison
La Maison des femmes est un lieu d’accueil de toutes les femmes pour une remise en question de la condition féminine et de la condition humaine en général.
Nous luttons pour une destruction des rapports de force établis sur la propriété, le sexe, la race et la culture, au sein de la famille et de la société.
Nos moyens sont : une remise en question personnelle pour une prise en charge de soi-même et la volonté de créer des rapports humains non p. 202 hiérarchisés dans la Maison des femmes et à l’extérieur (famille, école, lieu de travail…).
Ce choix implique un refus de la société capitaliste et la création d’une société nouvelle non autoritaire où chacun partage le pouvoir et les responsabilités.
Ce choix signifie donc le soutien, la participation et l’organisation de toutes les actions révolutionnaires qui vont dans ce sens aussi bien les luttes anticapitalistes (soutien des grèves, manifestations, prises de position…) que les recherches en vue d’une société alternative (comités de quartier, lutte écologique et urbanistique, liberté sexuelle, libéralisation de l’avortement…) (1).
(1) Le texte, jugé beaucoup trop général, insignifiant, a été jeté aux oubliettes. Que notre action soit notre passeport ! avons-nous dit en guise de conclusion.
Le w.-e. a eu lieu les 3, 4, 5 octobre 1976 à Tihange. Le temps était beau.
Achevé d’imprimer le 21 octobre 1980 sur les presses d’Édition et Imprimerie à Bruxelles pour le compte des Éditions Voyelles — L’une et l’autre (A.S.B.L.)
Dépôt légal : 1980-3153-2