Parmi les mots concernés, je vois, sans les variantes orthographiques : bolchévique, bolchévisme, bolchéviste, menchévique, menchévisme, menchéviste.
Je commence par ceci pour l’écarter au plus vite. Je ne sais pas si en russe ça se prononce comme cheminot, comme chercheur ou comme chéri. Il me semble que cela ne doit pas intervenir dans la discussion. Le mot a été intégré en français, est devenu un mot français et sa prononciation et son orthographe sont une question d’usage en français, pas de fidélité à la prononciation en russe.
On pourrait glisser ici une considération proche de la précédente, la systématisation des transcriptions du russe. Cette problématique ne me semble intéressante si on se trouve devoir aujourd’hui transcrire un mot russe. Mais ce n’est pas de cela qu’il est question ici. Ce dont il s’agit c’est de l’orthographe d’un mot français emprunté au russe, non pas aujourd’hui, mais il y a plus d’un siècle. On verra ci-dessous que le TLFi considère même les exigences de la translittération, ce qui est encore infiniment moins pertinent que la transcription.
On pourrait invoquer deux types d’autorité : les dictionnaires et les écrits importants, les premiers se basant d’ailleurs sur les seconds.
Le TLFi, à l’article bolchevik, ignore la variante bolchévik (et écarte bolchevick comme une anomalie).
À l’article bolchevique, il mentionne que les dictionnaires préfèrent bolchevique à sa variante accentuée et, ce qui est curieusement normatif, que bolchévique « ne répond pas aux exigences de la translittération ».
Avec ces deux articles séparés, le TLFi introduit une distinction à laquelle je n’avais jamais pensé avant de les ouvrir côte à côte : le mot bolchevik désigne les tenants du mouvement, de la fraction du POSDR, qui a reçu ce nom, et même adjectivement reste limité à cette signification historique étroite, tandis que bolchevique désigne plus largement tout ce qui a trait à ce mouvement. Je ne sais pas si cette distinction, intéressante mais peut-être difficile à cerner pour l’adjectif, est vivante et détectable dans la littérature ou si c’est une spéculation, un coupage de cheveux en quatre des auteurs du dictionnaire.
Pour le mouvement opposé, le TLFi ne connaît que le substantif menchevik et l’adjectif mencheviste. C’est un peu court, parce qu’on peut difficilement nier qu’une forme adjective de menchevik (que ce que soit en qu ou en k) existe et est utilisée ; on pourrait la dire indispensable.
La 9e édition du dictionnaire de l’Académie distingue aussi, mais plus simplement, un substantif bolchevik, dans le même sens historique précis que le TLFi, et un adjectif bolchevique pour tout ce qui tient de près ou de loin aux bolcheviks.
Ce dictionnaire ne connaît que le substantif menchevik. C’est un peu court, parce qu’on peut difficilement nier que l’adjectif (quelle que soit sa forme) existe et est utilisé ; on pourrait le dire indispensable.
Les rectifications orthographiques de 1990 s’alignent sur la distinction substantif, adjectif de l’Académie (plus simple que celle du TLFi), mais laissent le choix de l’accent, bolchevik ou bolchévik, selon la préférence de prononciation. De même pour bolchévique (adjectif), ainsi que pour bolchévisme et bolchéviste.
Le Wikitionnaire privilégie bolchévique et donne bolchevique, bolchévik, bolchevik comme variantes.
L’Histoire du Parti communiste (bolchévik) de l’URSS, Éditions en langues étrangères, Moscou, dans mon édition de 1949, parle des bolchéviks et des menchéviks avec l’accent. On rencontre le plus souvent les adjectifs bolchévique et menchévique, mais je trouve des exceptions comme « opportunisme menchévik », page 51 et « journal bolchévik », page 165, et en poursuivant plus loin le sondage, j’ai la conviction qu’on a, pour l’adjectif, bolchévik au masculin (comme dans le nom du parti dans le titre du livre) et bolchévique au féminin. Idem pour menchévik. Je n’ai pas trouvé d’usage féminin du substantif.
Le volume Index 2 des Œuvres de Lénine, Éditions sociales, Paris et Éditions du Progrès, Moscou, 1976, a une entrée Bolchévisme pour l’ensemble de ce qui concerne les bochéviks. Pour les autres, il y a l’article Menchévisme et menchéviks (et un petit article séparé pour Plékhanov).
Un conflit entre deux courants se manifeste au 2e congrès. Dans les textes de l’époque, Lénine n’utilise que les mots ordinaires majorité et minorité. Il est possible que dès la fin du congrès, on ait créé les étiquettes bolchévik et menchévik, mais évité de les utiliser par écrit tant qu’il restait un espoir d’unité. Je trouve le mot menchéviks pour la première fois dans la dernière phrase de l’article « Il est temps d’en finir », page 32 du tome 8 des Œuvres.
Il faut distinguer dans les Œuvres en français les tomes 1 à 33, dont les exemplaires que je possède sont tous des années soixante, avec les textes politiques principaux, des tomes 34 à 44, avec des lettres, des articles d’abord jugés moins importants ou retrouvés tardivement, et cetera, dont les derniers sont des années septante. Il me semble que dans les années soixante l’accent aigü est constant et que le bolchevik sans accent est une modernisation savante tardive, tout à la fin des années soixante (comme p. 216 du tome 41 de 1969, p. 90 du tome 42 de 1969 et p. 152 du tome 44 de 1970).
Il est certain que dans le passé, le français francisait plus allègrement qu’aujourd’hui. On accentuait donc plus aussi. C’est ainsi que l’écrivain Louis Ségal, dont on trouve des livres dans plusieurs langues, ne s’appelle Ségal qu’en France. Je suis tenté de penser qu’on a très vite naturalisé le mot russe bolchévik en lui collant un accent. Ce ne serait que dans la seconde moitié du 20e siècle qu’on aurait légiféré sur ce qu’est une bonne ou une mauvaise transcription du russe (comme en témoigne le TLFi) et entrepris de remonter le courant de l’usage avec accent. Bien sûr déjà dans la première moitié du 20e on rencontrait parfois aussi l’autre forme.
S’il faut choisir, je choisirais l’usage plus ancien avec accent, encouragé par la tolérance des rectifications orthographiques de 1990, contre l’usage savant sans accent. Pour le reste, je préfère la distinction claire de l’Académie entre substantif bolchévik et adjectif bolchévique à la distinction trop subtile du TLFi. Idem pour menchévik et menchévique. Par contre, je ne maintiendrais pas pour l’adjectif une orthographe différente au masculin et au féminin, comme celle que fait l’Histoire du PC(b) de l’URSS.