Dominique Meeùs
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Ferdinand Lot, La fin du monde antique et le début du moyen âge, 1968

Ferdinand Lot, La fin du monde antique et le début du moyen âge, Albin Michel, Paris, 1968, 567 pages.
Version de poche de la réédition en 1951 chez Albin Michel de Lot 1927.

Il est intéressant de voir que le servage, que nous considérons trop facilement comme typique de la féodalité européenne, est très ancien, coexistant avec l’esclavage.

Qu’est-ce qu’un colon ?

« Le colon… est un fermier perpétuel et héréditaire, mais non volontaire, pour qui l’attache au sol est à la fois un droit et une nécessité ; il ne peut être investi de fonctions publiques qui l’en éloigneraient, ni ordonné clerc, si ce n’est sur le fonds qu’il cultive et à condition d’y rester. S’il s’enfuit, il est revendiqué comme un esclave et, une fois repris, sérieusement puni, ainsi que le receleur. Mais le propriétaire ne peut vendre le fonds sans les colons, ni les colons sans le fonds, ni les transporter d’un fonds sur un autre, à moins que le premier n’ait trop de fonds et l’autre pas assez. Le fisc lui-même ne peut rompre le lien qui l’attache à la terre et les constitutions impériales défendent à ses agents d’expulser le colon qui ne peut payer l’impôt. »

Cette terre, dont il est le serf et qui le retient lié à sa glèbe, le colon la tient, lui aussi, de père en fils, et elle ne retournera au propriétaire que si le colon ne laisse pas d’héritier. Le maître n’a pas le droit d’augmenter les redevances ou de modifier les devoirs du tenancier : ceux-ci sont fixés par une lex (ou mos loci), considérée comme perpétuelle. Au regard du droit civil, le colon est un homme libre. Il peut contracter mariage, tester, même intenter une action, du moins pour des contestations portant sur sa tenure. Il n’est le serviteur de son seigneur (patronus, dominus), le propriétaire, qu’indirectement, par l’entremise de la terre sur laquelle il habite et qu’il cultive.

Ce régime social n’est pas une innovation du Bas-Empire. Les antiques monarchies de l‘Asie et de l’Égypte, la Grèce ancienne, la Gaule indépendante aussi, très probablement, ont connu de temps immémorial un servage de la glèbe qui présente des analogies frappantes avec le « colonat » proprement dit.

Toutefois, celui-ci, sur le sol de l’Occident du moins, paraît être le résultat d’une évolution du système d’exploitation agraire du monde romain. Dès la fin de la République, la petite propriété rurale avait disparu. Restaient, sous l’Empire, la grande et la moyenne propriété qui avaient à leur disposition pour la culture deux systèmes : 1o le faire-valoir direct, confié à des intendants, exécuté par des esclaves enchaînés groupés en « décuries » ; 2o le fermage.

Le premier a dû être abandonné peu à peu à cause de la diminution considérable du nombre des esclaves. Une fois la période de conquête terminée, il n’a plus été possible de jeter sur le marché des troupeaux de captifs, comme au IIe et au Ier siècle avant notre ère. L’importation par achat n’a été que d’un faible débit. D’autre part, l’élevage des esclaves est dispendieux : jusqu’à treize ans, pour le moins,l’esclave coûte et ne rapporte pas ; il s’use vite et meurt jeune. Enfin l’économie agraire esclavagiste exige des capitaux élevés et des terres riches, vu la faible productivité du travail non libre. Mais dès le IIe siècle de notre ère, les capitaux ont disparu, les terres riches sont épuisées et le travail agricole esclavagiste devient une spéculation désastreuse.

Quant à la classe des petits fermiers libres (coloni, conductores) qui louaient la terre pour une courte durée (cinq ans d’habitude) et à prix d’argent, elle disparut ou se raréfia extrêmement dès le règne de Trajan.

Les propriétaires de fonds n’eurent plus d’autre remède que d’opérer la division de leurs domaines. Ils en firent deux parts. L’une, la réserve du maître (indominicatum), comprend l’habitation (la villa, le futur « château ») avec une partie des terres labourables et un peu de prés, la plus petite part (un tiers ou un quart du total), mais la totalité des forêts, pâturages, landes. L’autre, la majeure partie des terres labourables, vignes et prés, fut répartie en « tenures » (appelées manses à l’époque franque) conférées à des fermiers, dits libres (coloni), et aussi, mais beaucoup plus rarement, à des esclaves « casés » (casati). La tenure, dite mansus ingenuilis ou colonica quand elle est exploitée par un colon, mansus servilis quand elle l’est par un esclave, est une unité économique. Elle ne consiste point en terres d’un seul tenant, mais en parcelles labourables réparties dans les divers cantons ou soles du domaine, en quelques arpents de vigne ou de prés, enfin dans la jouissance des pâturages et des bois de maître (dominus), au prorata du nombre de têtes de bétail possédées par le fermier. Le manse, c’est en principe la quantité de terres, prés, vignes, nécessaire à l’entretien d’un paysan et de sa famille : toutefois, si la tenure est étendue, celui-ci a le droit de s’adjoindre un associé (socius), parfois même deux.

Ces tenanciers s’acquittent moyennant une somme d’argent des plus modiques et surtout, vu la décadence de l’économie monétaire, en parts de fruits (agrarium) : ils versent un dixième, semble-t-il, des récoltes. Enfin, et surtout, ils donnent à la réserve seigneuriale une forte partie de leur temps et de leur peine : ils y font gratis les labours, semis, hersages, moissons, fauchaisons, fenaisons, clôtures, réparations de tous genres. Les serfs casés doivent consacrer à ces travaux (corvadae, manoperae) la moitié de leur existence, les colons ingénus sensiblement moins, mais, tout de même, une forte part de leur temps. Le problème angoissant de la main—d’œuvre se trouve ainsi résolu pour le propriétaire. « Au fond, le colonat n’est pas autre chose que la substitution du système de la petite tenure au système de la culture en masse par des mains serviles. »

Cette pratique n’était pas sans racines dans le passé : Atticus, l’ami de Cicéron, homme d’affaires avisé, avait déjà commencé à diviser ses fonds entre de petits colons partiaires. Elle a pris ensuite un développement considérable, du IIe au IVe siècle, sans que nous puissions malheureusement suivre les étapes de l’évolution. Si la législation du Bas-Empire nous révèle, comme subitement, le colonat, qui a transformé la société antique en Occident, c’est que l’intérêt de l’État l’a amené à regarder de très près cette institution et à y porter une main autoritaire et violente.

P. 117-119.

Ainsi non seulement « les antiques monarchies de l‘Asie et de l’Égypte, la Grèce ancienne, la Gaule indépendante aussi, très probablement, ont connu de temps immémorial un servage de la glèbe », mais à Rome le colonat ou le servage existaient déjà sous la République.

On voit aussi qu’il y a deux catégories de colons, plus libres ou plus asservis. Il en était de même dans la féodalité européenne, ce qui est masqué parfois par l’utilisation d’un concept de « servage » de généralité abusive.

Le grand domaine aussi préfigure la féodalité, dès la seconde moitié du 3e siècle :

Alors s’inaugure la vie rurale, qui va devenir pour le grand seigneur l’existence normale pendant près de quinze siècles.

En même temps le grand domaine et la Cité tendent à vivre d’une vie séparée. Les clarissimes, affranchis des honores et des munera municipaux, refusent aux curiales l’entrée de leurs terres, même pour y laisser accomplir les opérations exigées par l’assiette et la levée de l’impôt foncier. En 383, il faut décréter que sur les terres des « puissants » l’exactio sera confiée au gouverneur de la province qui la fera opérer par son officium.

Ainsi doté d’une véritable autonomie fiscale, le grand domaine acquiert, par abus, l’autorité judiciaire sur les hommes, libres ou non, qui l’habitent. Même les villages libres (vici, comae) cherchent à s’y agréger. En même temps, lorsque l’aristocratie se christianise, elle commence à élever des églises privées, des oratoria, pour ses besoins religieux et ceux des hommes du domaine ; les liens qui unissent le domaine à l’église mère (cathédrale) de la Cité tendent à se desserrer. A la fin de l’Empire le grand domaine, qui constitue une unité économique, fiscale, judiciaire, religieuse même, vit d’une vie autonome à l’écart de la Cité.

P. 135.

J’avais lu ailleurs (mais je ne sais plus où) ce privilège de presque extraterritorialité du domaine, qui fait que des gens libres recherchent sa protection. Lot développe ça au chapitre 7 : « La grande propriété contre l’État et les faibles. Le patronage », p. 137-143.

Claudien, un grec d’Alexandrie, écrit bien en latin, parce qu’il l’a appris dans les classiques, mais le latin est déjà alors une langue morte (p. 167).

Lot a une bonne vision de la spécificité des mathématiques par rapport aux autres sciences.

La science est une création du génie hellénique. En dehors des Grecs et avant eux il y a eu des découvertes ; mais, comme elles n’étaient pas le fruit d’une méthode, elles demeurèrent infécondes.

Dans les pays helléniques eux—mêmes, toutes les branches de la science n’ont pas brillé du même éclat. Le génie grec s’est manifesté surtout dans les mathématiques qu’il a véritablement constituées. Malheureusement la spéculation mathématique, où l’esprit se meut à l’infini sans jamais se heurter à l’obstacle et au contrôle des faits, présente des analogies avec la spéculation métaphysique. Ses procédés et ses trouvailles jettent les esprits dans un ravissement qui peut aller jusqu’à l’ébranlement cérébral. La découverte par la seule force du raisonnement amène à la croyance que, par le jeu des formules, on peut percer les secrets de la nature, par suite la soumettre aux volontés de l’homme. L’admiration inconsidérée des mathématiques maintient ou réintroduit une mentalité magique. Déjà Pythagore avait enseigné, au milieu du VIe siècle avant notre ère, le principe de l’harmonie qui maintient l’Univers par la force du Nombre. Au IVe siècle après Jésus-Christ, Jamblique est comme affolé par la science des nombres. Quant à l’astronomie, malgré d’admirables découvertes, elle ne s’est dégagée vraiment de l’astrologie qu’au XVIIe siècle.

Sans doute que la mathématique, réduite à elle seule, est impuissante à soutenir l’esprit scientifique. Il lui faut le secours d’observation et d’expérimentation. Mais, pendant l’Antiquité, les sciences de la nature demeurèrent dans l’enfance. La physique fut presque inexistante. La chimie demeura engagée dans la magie et ne fut qu’une collection de recettes mystérieuses.

P. 177
Acheté en 2008.