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Althusser, L. (1974). Philosophie et philosophie spontanée des savants (1967): Cours de philosophie pour scientifiques. Paris: Librairie François Maspero. 
Added by: Dominique Meeùs (2009-06-10 14:59:52)   Last edited by: Dominique Meeùs (2009-08-23 21:21:26)
Resource type: Book
BibTeX citation key: Althusser1974b
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Categories: Marxisme, Philosophie, Sciences
Creators: Althusser
Publisher: Librairie François Maspero (Paris)
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Quotes
pp.13-14   Les propositions philosophiques sont des Thèses.
[…] une proposition philosophique est une proposition dogmatique […]
[…] des propositions dogmatiques négativement, dans la mesure où elles ne sont pas susceptibles de démonstration au sens strictement scientifique (au sens où l’on parle de démonstration en mathématiques et en logique), ni de preuve au sens strictement scientifique (au sens où l’on parle de preuve dans les sciences expérimentales).
[…] Elles peuvent seulement être dites « justes ».   Added by: Dominique Meeùs
Keywords:   démonstration dogme mathématique philosophie preuve science
Comments:
Il se fait trop modeste comme philosophe et qualifiant les thèses philosophiques de dogmatiques, négativement, par défaut de démonstration ou de preuve. J’admets que les mathématiques connaissent des démonstrations et que les propositions philosophiques ne sont pas susceptibles de telles démonstrations. Par contre, les preuves de la science sont toujours relatives. Il s’agit de certitudes fondées sur des éléments probants. Même Popper admet que des thèses philosophiques (qui ne peuvent pas être réfutées) peuvent être argumentées et considérées comme raisonnablement certaines. Althusser parle lui-même à la page suivante de justification rationnelle.
     Mais on n’insistera jamais assez (par rapport à certaines dérives) sur la différence entre science et philosophie et de ce point de vue Althusser a raison.   Added by: Dominique Meeùs  (2009-07-06 23:12:58)
p.15   Toute une tradition philosophique oppose depuis Kant le « dogmatisme » à la « critique ». Or, les propositions philosophiques ont justement pour effet de produire des distinctions « critiques », c’est-à-dire de « faire un tri », de séparer les idées les unes des autres et même de forger des idées propres à faire percevoir leur séparation, et sa nécessité. Théoriquement, on peut exprimer cet effet en disant que la philosophie « divise » (Platon), « trace des lignes de démarcation » (Lénine), produit (au sens de rendre manifestes, visibles) des distinctions, des différences. Toute l’histoire de la philosophie le montre : les philosophes passent leur temps à distinguer entre la vérité et l’erreur, entre la science et l’opinion, entre l’intelligible et le sensible, entre la raison et l’entendement, entre l’esprit et la matière, etc.   Added by: Dominique Meeùs
Keywords:   critique démarcation distinction dogmatisme philosophie
p.15   Donc la philosphie énonce des Thèses. Propositions qui ne donnent lieu ni à démonstration ni à preuves scientifiques au sens strict, mais à des justifications rationnelles d’un type particulier, distinct.
     […] la philosophie est une discipline différente des sciences (la « nature » de ses propositions suffit ici à l’indiquer).   Added by: Dominique Meeùs
Keywords:   justification thèse démonstration philosophie preuve science
p.23   Mais les questions philosophiques ne sont pas les problèmes scientifiques. La philosophie traditionnelle peut donner des réponses à ses questions, elle ne donne pas de solution aux problèmes scientifiques ou autres — au sens où les scientifiques donnent des solutions à leurs problèmes. Ce qui veut dire : la philosophie ne résout pas les problèmes scientifiques au lieu et place de la science ; les questions de la philosophie ne sont pas les problèmes des sciences. Ici encore, nous prenons position dans la philosophie : la philosophie n’est pas science, ni à fortiori la science, ni la science des crises de la science, ni la science du Tout. Les questions philosophiques ne sont pas ipso facto des problèmes scientifiques.   Added by: Dominique Meeùs
Keywords:   philosophie science tout
p.26   La philosophie a pour fonction majeure de tracer une ligne de démarcation entre l’idéologique des idéologies d’une part, et le scientifique des sciences d’autre part.   Added by: Dominique Meeùs
Keywords:   démarcation idéologie philosophie science
pp.44-45   C’est à partir de cette situation contradictoire qu’on peut comprendre les rapports qui s’esquissent actuellement entre les différentes disciplines littéraires. Elles revendiquent le nom de sciences humaines, marquant, par le mot de sciences, leur prétention d’avoir mis fin à leur ancien rapport à leur objet. Au lieu d’un rapport culturel, c’est-â-dire idéologique, elles veulent instaurer un nouveau rapport : scientifique. Dans l’ensemble, elles pensent avoir réussi cette conversion, et le proclament dans le nom qu’elles se donnent, se baptisant elles-mêmes sciences humaines. Mais une proclamation peut être seulement une proclamation : une intention, un programme — mais aussi en partie un mythe, destiné à entretenir une illusion, la « réalisation d’un désir ».
     Il n’est pas sûr que les sciences humaines aient vraiment changé de « nature » en changeant, de nom et de méthodes. La preuve en est dans le type de rapports qui se constituent actuellement entre les disciplines littéraires : mathématisation systématique de nombre de disciplines (économie politique, sociologie, psychologie) ; et « application » des disciplines manifestement les plus avancées dans la scientificité sur les autres (rôle pilote de la logique mathématique, et surtout de la linguistique, rôle également envahissant de la psychanalyse, etc.). Contrairement à ce qui se passe dans les sciences de la nature, où les rapports sont généralement organiques, ce genre d’ « application » reste extérieur, mécanique, instrumental, technique — donc suspect. L’exemple actuel le plus aberrant de l’application extérieure d’une « méthode » (qui dans son « universalité » relève de la mode) à un objet quelconque est le « structuralisme ». Quand des disciplines sont à la recherche d’une « méthode » universelle, il y a fort à parier qu’elles ont un peu trop envie d’afficher leurs titres scientifiques pour les avoir vraiment mérités. De vraies sciences n’ont jamais besoin de faire savoir au monde qu’elles ont trouvé la recette pour le devenir.   Added by: Dominique Meeùs
Keywords:   dialectique idéologie linguistique logique mathématisation méthode psychanalyse recette science sciences humaines structuralisme
Comments:
Il y a une conception répandue de la dialectique qui en fait une méthode universelle, plaquée de l’extérieur, dont je trouve de même la prétendue universalité suspecte.   Added by: Dominique Meeùs  (2009-07-02 21:42:44)
p.113   Les conditions de l’Alliance entre les scientifiques et la nouvelle philosophie matérialiste doivent être particulièrement claires. […]
     Par cette Alliance, la philosophie matérialiste est autorisée à intervenir dans la P.S.S. [philosophie spontanée des savants], et uniquement dans la P.S.S. Ce qui veut dire : la philosophie n’intervient que dans la philosophie. Elle s’interdit donc toute intervention dans la science proprement dite, dans ses problèmes, dans sa pratique. Cela ne veut pas dire qu’il y ait une séparation radicale entre la science d’une part et la philosophie d’autre part, que la science soit un domaine réservé au pur scientifique. Cela veut dire que le rôle des catégories philosophiques et même des conceptions philosophiques dans la science, dont nous n’avons pas parlé jusqu’ici […], s’exerce, entre autres formes, par l’intermédiaire de la P.S.S., et que l’intervention philosophique dont nous parlons ici est une intervention de la philosophie dans la philosophie. Il s’agit encore une fois de faire basculer le rapport des forces internes à la P.S.S. de manière à ce que la pratique scientifique ne soit plus exploitée par la philosophie, mais soit servie par elle.   Added by: Dominique Meeùs
Keywords:   philosophie spontanée des savants matérialisme philosophie science
pp.125-130   Matérialisme [chez Monod]
     Dans l’Élément 1 [l’élément intra-scientifique de sa philosophie spontanée de savant, l’élément de sa philosophie qui émane de sa pratique scientifique], Monod (1968) a défini le contenu matérialiste de sa tendance en éliminant le mécanisme et le vitalisme, et en disant qu’il n’y a pas de « matière vivante », mais des systèmes vivants, et en désignant dans l’A.D N. le « support physique » de ces systèmes vivants.
     Mais, lorsque Monod sort du domaine de la biologie, de ce qu’il appelle d’un terme déjà suspect la « biosphère » (terme teilhardien) pour parler de ce qu’il appelle d’un terme encore plus suspect la « noosphère » (terme teilhardien), il ne respecte plus les règles qui commandaient le contenu matérialiste de l’Élément 1 [intra-scientifique]. C’est alors qu’on voit s’inverser, dans l’usage des concepts mêmes de l’Élément 2 [je crois devoir corriger 1 en 2 ; et c’est alors l’élément extra-scientifique de sa philosophie spontanée de savant], la tendance matérialiste qui régnait dans l’Élément 1 [intra-scientifique], en tendance idéaliste, et même spiritualiste. Le symptôme le plus frappant de cette inversion nous est fourni par l’inversion de l’attitude de Monod à l’égard de Teilhard : dans l’Élément 1 [intra-scientifique], Monod est à 100 % contre Teilhard. Dans l’Élément 2 [extra-scientifique], Monod a recours à deux concepts de Teilhard : avant tout, la « noosphère » et la « biosphère ». Il en résulte, on va le voir, que la composante dialectique, exprimée par le concept d’émergence, devient elle-même idéaliste, et retombe dans ce que Monod a évité dans l’Élément 1 [intra-scientifique], savoir le couple spiritualisme-mécanisme.
     En clair : Monod propose une théorie de la naissance de l’humanité : « Seul le dernier en date de ces accidents pouvait conduire au sein de la biosphère à l’émergence d’un nouveau règne, la noosphère, le royaume des idées et de la connaissance, né le jour ou les associations nouvelles, les combinaisons créatrices chez un individu, ont pu, transmises à d'autres, ne plus périr avec lui. »
     Thèse précisée : c’est le langage qui a créé l’homme. Le règne de l’homme, c’est la noosphère, La noosphère, c’est « le royaume des idées et de la connaissance ».
     Dans cette extrapolation, Monod se croit matérialiste, parce que le langage n’est pas pour lui d’origine spirituelle, mais simplement une émergence accidentelle, qui a pour support biophysiologique les ressources informationnelles du système nerveux central humain.
     Pourtant, Monod est, dans sa théorie de la noosphère, en fait (et non selon ses convictions déclarées) idéaliste, très précisément mécaniste-spiritualiste. Mécaniste, car il croit pouvoir rendre compte de l’existence et du contenu de la « noosphère » par les effets déclenchés par l’émergence du support biophysiologique du langage (le système nerveux central humain). En termes clairs : il croit rendre compte du contenu de l’existence sociale des hommes, y compris de l’histoire de leurs idées, par le simple jeu de mécanismes bioneurologiques. C’est du mécanisme que d’étendre sans aucune justification scientifique les lois biologiques à l’existence sociale des hommes. Monod insiste sur la légitimité de cette extension arbitraire : « La noosphère, pour être immatérielle, peuplée seulement de structures abstraites, présente d’étroites analogies avec la biosphère d’où elle a émergé. » Et il n’y va pas par quatre chemins : appelant de ses vœux l’avènement du très grand esprit « qui saura écrire, comme pendant à l’œuvre de Darwin, une “histoire naturelle de la sélection des idées” ». Monod n’attend même pas que ce très grand esprit soit né : il lui donne bénévolement les bases de son œuvre à venir : une stupéfiante théorie biologiste des idées comme êtres doués des propriétés spécifiques des espèces vivantes, vouées aux mêmes fonctions et exposées aux mêmes lois : il y a des idées possédant un pouvoir d’invasion, d’autres vouées à dépérir en tant qu’espèces parasites, d’autres condamnées par leur rigidité à une mort inéluctable.
     Nous retombons, avec ce très grand biologiste d’avant-garde, dans des banalités qui ont plus d’un siècle d’existence, et à qui Malthus et le darwinisme social ont donné une belle flambée de vigueur idéologique pendant tout le 19e siècle.
     Théoriquement parlant, le mécanisme de Monod réside dans la tendance suivante : plaquer mécaniquement les concepts et les lois de ce qu’il appelle la « biosphère » sur ce qu’il appelle la « noosphère », plaquer le contenu du matérialisme qui est propre aux espèces biologiques, sur un tout autre objet réel : les sociétés humaines. C’est un usage idéaliste du contenu matérialiste d’une science définie (ici, la biologie moderne) dans son extension à l’objet d’une autre science. Cet usage idéaliste de contenu matérialiste d’une science définie consiste à imposer arbitrairement à une autre science, possédant un objet réel différent de la première, le contenu matérialiste de la première science. Monod déclare que le support physique de la biosphère est l’A.D.N. En l’état actuel de la science biologique, cette thèse matérialiste est inattaquable. Mais, lorsqu’il croit être matérialiste en donnant pour base biophysiologique à ce qu’il appelle la « noosphère », c’est-à-dire à l’existence sociale et historique de l’espèce humaine, l’émergence du support bioneurologique du langage, il n’est pas matérialiste, mais, comme on dit, « matérialiste mécaniste » , ce qui signifie aujourd’hui, en théorie de l’histoire humaine, idéaliste. Aujourd’hui, car le matérialisme mécaniste qui a été, au 18e siècle, le représentant du matérialisme en histoire, n’est plus aujourd’hui qu’un des représentants de la tendance idéaliste en histoire.
     Mécaniste, Monod est, en même temps, et nécessairement, spiritualiste. Sa théorie du langage qui a créé l’homme peut être entendue d’une oreille intéressée par certains philosophes de l’anthropologie, de la littérature, voire de la psychanalyse. Mais il faut se méfier des oreilles intéressées : leur intérêt étant de faire des contresens intéressés sur ce qu’on leur dit pour pouvoir entendre ce qu’elles désirent entendre et qui peut être juste en ce qu’elles veulent entendre, mais qui est faux en ce qu’on leur dit. La théorie du langage créateur de l’homme est, dans le cours de Monod, une théorie spiritualiste qui ignore la spécificité de la matérialité de l’objet qu’elle concerne en fait. Dire que le langage a créé l’homme, c’est dire que c’est non pas la matérialité des conditions d’existence sociales, mais ce que Monod appelle lui-même « l’immatérialité » de la noosphère, ce « royaume des idées et de la connaissance », qui constitue la base réelle, donc le principe d’intelligibilité scientifique de l’histoire humaine. Nulle différence essentielle ne sépare ces thèses que Monod croit scientifiques, mais qui ne sont qu’idéologiques, des thèses les plus classiques du spiritualisme conventionnel. De fait, quand on a donné pour toute base matérielle à la « noosphère » le support biophysiologique du système nerveux central, il faut bien remplir le vide de la « noosphère » avec le secours de l’Esprit, car on s’est interdit tout autre recours, en tout cas tout recours scientifique.
     C’est ainsi que le matérialisme de l’Élément 1 [intra-scientifique] est inversé en idéalisme dans l’Élément 2 [extra-scientifique] de la P.S.S. de Monod. Inversion de tendance affectant un même contenu (les mêmes concepts) : la tendance idéaliste étant constituée chez Monod comme résultante du couple mécanisme-spiritualisme. On peut retracer la généalogie logique de cette inversion : matérialisme au départ, puis mécanisme, spiritualisme, enfin idéalisme. Dans le cas de Monod, le point précis de sensibilité, le point où s’opère l’inversion, c’est le mécanisme. Un usage mécaniste du matérialisme biologique hors de la biologie, dans l’histoire, produit l’effet d’inversion de la tendance matérialiste en tendance idéaliste.

Monod, J. (1968). Leçon inaugurale faite le vendredi 3 novembre 1967: Collège de france, chaire de biologie moléculaire. Nogent-le-Routrou: Imprimerie Daupeley-Gouverneur.   Added by: Dominique Meeùs
Keywords:   ADN émergence biosphère connaissance existence sociale extension extrapolation idéalisme idée idéologie langage matérialisme matérialisme mécaniste mécanisme monde 3 Monod noosphère philosophie spontanée des savants spiritualisme Teilhard de Chardin vitalisme
Comments:
Il faut rapprocher ceci de la discussion du monde 3 de Popper et du concept similaire de Bunge.   Added by: Dominique Meeùs  (2009-07-06 23:18:33)
pp.131-135   Dialectique [chez Monod]
     La même inversion.
     Dans l’Élément 1 [intra-scientifique], la dialectique est matérialiste : elle est présente dans le concept d’émergence. Ce concept d’émergence fonctionne adéquatement du point de vue scientifique, dans le domaine de la science biologique. Il y fonctionne au titre matérialiste.
     Mais quand on sort de la sphère de la biologie, pour passer à la noosphère, le concept d’émergence perd son contenu scientifique d’origine, et il est contaminé par la façon dont Monod pense la nature de son nouvel objet : l’histoire. Dans l’histoire, la dialectique fonctionne d’une manière étonnante.
     D’abord, l’émergence y prolifère : un vrai deus ex machina. Chaque fois qu’il se passe quelque chose de nouveau, une idée nouvelle, un événement nouveau, Monod prononce le mot magique : « émergence ». En règle générale, on peut dire que, lorsqu’un concept sert à penser toutes les choses, c’est qu’il risque de ne plus penser grand-chose. C’est le travers déjà dénoncé par Hegel contre Schelling appliquant partout sa théorie des pôles : du formalisme.
     Ensuite, l’émergence fonctionne dans l’histoire non sous la forme propre à l’histoire, mais sous la forme propre à la biologie : témoin la théorie de la sélection naturelle des idées, cette vieille imposture que Monod croit nouvelle.
     Enfin, qu’on le veuille ou non, et en dépit de ce que Monod avait dit du primat de l’émergence sur la téléonomie, excellemment, contre Teilhard et les finalistes, comme ce qui fait le fond de l’histoire pour Monod, c’est l’émergence de la noosphère, c’est-à-dire l’émergence de l’Esprit ; comme la noosphère est scientifiquement parlant un concept vide ; comme émergence et noosphère sont constamment associées, et de manière répétée, il en résulte un effet-philosophique objectif dans l’esprit, non de Monod sans doute, mais de ses auditeurs et de ses lecteurs. Cette insistance vide produit en fait un effet d’inversion de sens et de tendance : qu’on le veuille ou non, tout se passe comme si la noosphère était le produit le plus complexe, le plus fin, le plus extraordinaire de toute la suite des émergences, donc un produit « valorisé », sinon en droit (Monod ne le dit pas), mais en fait. La multiplication soudaine et miraculeuse des émergences dans la noosphère n’est que la manifestation en quelque sorte empirique de ce privilège de fait, mais privilège tout de même : la noosphère est la sphère privilégiée du fonctionnement de l’émergence. Alors le rapport se renverse, et tout se passe comme si la suite des émergences avait pour fin cachée, pour téléonomie, l’émergence de la noosphère. Monod peut contester cette interprétation : mais comme en fait il ne contrôle pas les notions qu’il manipule dans le domaine de l’histoire, comme il les croit scientifiques, alors qu’elles ne sont qu’idéologiques, rien d’étonnant s’il ne perçoit que l’intention de son discours, et non son effet objectif. La dialectique, matérialiste dans l’Élément 1 [intra-scientifique] est devenue idéaliste dans l’Élément 2 [extra-scientifique]. Inversion de tendance. Je reconnais volontiers que ce que je viens de dire n’est pas vraiment établi, puisque je parle seulement d’un « effet » d’écoute ou de lecture, qui est en lui-même insaisissable en dehors d’une convergence d’effets divers ; je vais analyser deux autres de ces effets pour renforcer ce que je viens de dire.
     1. Monod donne une définition de l’émergence qui contient en fait deux définitions très différentes l’une de l’autre. Son cours s’ouvre par cette définition. Je cite :
     « L’émergence, c’est la propriété de reproduire et de multiplier les structures ordonnées hautement complexes, et de permettre la création évolutive de structures de complexité croissante. »
     Il serait passionnant d’analyser de très près cette formule très réfléchie mais boiteuse. Car elle contient deux définitions différentes, deux propriétés différentes pensées sous un seul et même concept. L’émergence, c’est une double propriété : de reproduction et de création. Tout est dans le et. Car la propriété de reproduction est une chose et la propriété de création est une autre chose. Il est clair que la seconde n’a de sens scientifique en biologie que sur la base de la première : si des formes de vie n’étaient pas douées de la propriété de se reproduire et multiplier, il ne pourrait rien surgir de nouveau qui soit à la fois vivant, et plus complexe parmi elles. Il y a donc un lien entre reproduction et création. Mais il y a aussi différence, une rupture : celle du surgissement inattendu du nouveau, plus complexe que le précédent. Le petit mot et qui relie chez Monod la reproduction et la création risque de confondre les deux réalités ; en tout cas, les juxtapose. Or, une juxtaposition, ce n’est peut-être pas suffisant du point de vue scientifique. Monod ne pense donc pas entièrement, de manière satisfaisante, dès la définition qui manifestement veut désigner un des composants essentiels de l’Élément 1 [intra-scientifique] de la P.S.S. [philosophie spontanée de savant], ce qu’il dit. Monod ne distingue pas vraiment dans sa définition les deux propriétés. Pourtant, dans le domaine de la science biologique, sa pratique scientifique distingue parfaitement ce que sa définition se contente de juxtaposer : il y a des phénomènes de reproduction-multiplication, et les phénomènes de surgissement. Ce ne sont pas les mêmes phénomènes. Dans son exposé scientifique, lorsque Monod fait intervenir le terme d’émergence, c’est pratiquement toujours pour désigner le surgissement des formes nouvelles : la reproduction reste toujours dans l’ombre. De fait, elle ne joue, lorsqu’il est question du surgissement, aucun rôle scientifique pour penser le surgissement : elle désigne seulement qu’on a affaire à la vie, à des formes qui se reproduisent et se multiplient. Cette question est réglée par l’A.D.N. Donc, dans sa pratique, Monod fait bel et bien une distinction qu’il ne pense pas dans sa définition, à moins de considérer qu’il la pense sous la forme de la conjonction et, ce qui est insuffisant. […] En poursuivant cette analyse, que cette définition de l’émergence produit dans son silence central (ce mot : et) un effet tel que la « création » (ce mot n’est pas heureux) des formes nouvelles, d’une complexité « croissante », permet à la notion d’émergence de basculer insensiblement du côté d’un impensé qui fonctionne comme une finalité impensée, donc de changer de tendance : du matérialisme à l’idéalisme.
     2. On pourrait développer des considérations analogues à propos du concept de hasard chez Monod. En fait, le concept d’émergence a partie liée avec le concept de hasard. En biologie, le hasard est en quelque sorte l’indice précis des conditions de possibilités de l’émergence. Soit. Il joue depuis Épicure un rôle matérialiste positif, contre les exploitations finalistes de la biologie. Mais on peut constater que Monod conserve le même concept de hasard lorsqu’il passe de la biologie à l’histoire, à la noosphère. Pratiquement alors le couplage émergence/hasard sert à Monod à penser comme des émergences fondées sur le hasard, des phénomènes parfaitement explicables sur la base d’une science de l’histoire dont Monod ne soupçonne ou ne mentionne pas l’existence. Dans la plupart des exemples historiques de Monod (Shakespeare, le communisme, Staline, etc.), le hasard fonctionne chez Monod en sens inverse de la façon dont il fonctionne dans la biologie : non comme indice des conditions d’existence de l’émergence, mais comme théorie biologiste de l’histoire elle-même. Le symptôme frappant de cette inversion nous est fourni par le darwinisme historique de Monod. Alors qu’il ne fait pas intervenir la théorie de la sélection naturelle en biologie, il la ressort subitement et massivement en histoire, en parlant de ce grand esprit qui fera une histoire de « la sélection des idées ». Il est tout de même assez singulier de voir qu’une notion comme la sélection naturelle, que la biologie a étroitement limitée ou même profondément transformée, trouve subitement son plein emploi en histoire. Il est clair que, pour Monod, le sous-développement de l’histoire justifie qu’on y place un concept dans un emploi incontrôlé et démesuré, sans commune mesure d’ailleurs avec l’emploi que la biologie moderne fait elle-même de ce concept. Le résultat qui nous intéresse est en tout cas celui-ci : par l’usage non contrôlé qui en est fait, le hasard a changé de sens, et de tendance. Il est passé d’un fonctionnement matérialiste à un fonctionnement idéaliste. Et comme le hasard a partie liée avec l’émergence, l’émergence aussi.   Added by: Dominique Meeùs
Keywords:   Épicure émergence biologie complexité concept création dialectique esprit finalisme formalisme hasard histoire idéalisme idée matérialisme Monod noosphère reproduction sélection naturelle surgissement téléonomie Teilhard de Chardin
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