Le problème social La population de la grande ville comprenait donc des éléments très divers par leur origine et leur civilisation, fort inégaux en richesse et en puissance sociale. Il ne semble pas pourtant que de graves conflits de classes l’aient agitée. Nous ne savons pratiquement rien des esclaves urbains qui étaient évidemment très nombreux ; ils ne paraissent pas avoir été animés d’une haine violente contre leurs maîtres. Au début du 4e siècle, un ambitieux de haute naissance, Hannon le Grand, tente une révolution politique et sociale qui devait lui donner le pouvoir souverain. Il appela les esclaves à se soulever, mais il semble avoir rencontré assez peu de succès auprès de ceux qui travaillaient en ville et vivaient avec leurs maîtres. Bomilcar, qui tenta aussi d’établir sa dictature au temps de la guerre d’Agathocle, s’appuya sur ses mercenaires et ne paraît avoir trouvé aucun appui dans le prolétariat urbain. Enfin, au moment de la crise suprême, en 149, le Sénat punique décréta la libération des esclaves. On ne craignait donc pas qu’ils prissent le parti des Romains, et la confiance qu’on mettait en eux fut justifiée car ils combattirent jusqu’au bout avec le plus grand courage. Le danger social venait d’ailleurs : tout d’abord des cultivateurs libyens ; ceux-ci se révoltèrent en 396 et en 379, et chaque fois mirent en danger l’existence même de Carthage. L’archéologie nous révèle la médiocrité de leur niveau de vie. S’ils demeuraient libres de leur personne, l’obligation qui leur était faite de verser une dîme, portée, en cas de guerre, au quart et même, quelquefois, à la moitié de leur récolte, était évidemment fort lourde ; il ne faut pas oublier cependant que jusqu’à ces dernières années demeurait en vigueur dans toute l’Afrique du Nord le « Khamessat », contrat de métayage qui réserve au propriétaire les quatre cinquièmes du revenu de la terre. Mais ces Africains se souvenaient d’avoir été privés depuis peu de leur liberté ; le système économique qu’on leur imposait leur déplaisait sans doute et ils auraient préféré revenir à l’élevage et au nomadisme ; enfin, ils étaient incités à la révolte par le voisinage de leurs congénères demeurés indépendants. Des esclaves ruraux qui travaillaient sur les domaines de l’aristocratie carthaginoise n’étaient pas non plus satisfaits de leur sort. Ces deux éléments fournirent les troupes des jacqueries du 4e siècle et, à Hannon, les vingt mille hommes qu’il rassembla après l’échec de sa tentative de révolte en ville. Un autre élément de désordre était constitué par les mercenaires. Nous dirons plus loin quel péril représentait pour Carthage cette force explosive toute prête à la détruire au lieu de la protéger. Mais il faut indiquer ici que la grande guerre qui éclata en 240, et qui demeure, grâce à Polybe et à Flaubert, l’épisode le plus célèbre de l’histoire de Carthage, fut avant tout une de ces grandes crises sociales qui ébranlèrent le monde antique entre la mort d’Alexandre et le rétablissement de l’ordre par Auguste. L’élément dynamique de l’armée que l’imprudence du gouvernement punique rassembla à Sicca était formé par ces gens que Polybe appelle des demi-Grecs, anciens esclaves ou déserteurs originaires de Sicile et de Grande Grèce. Ces régions étaient alors, avec l’Asie Mineure, celles où le déséquilibre social était le plus menaçant. Elles furent le foyer des trois grandes guerres serviles que Rome dut réprimer en 134, en 103 et en 73. On y trouvait en effet d’énormes masses d’esclaves maltraités, agités par une propagande révolutionnaire venue d’Orient et entretenue par des mages ou des philosophes qui rêvaient de réformer l’ordre social. Spendios, qui fut le véritable instigateur de la révolte, en faisant échouer au dernier moment l’accord que Giscon était venu négocier, était un de ces demi-Grecs de Campanie réduits en esclavage par les Romains. Sitôt la rupture accomplie, les mercenaires regroupèrent des esclaves fugitifs : c’étaient les cultivateurs des domaines puniques révoltés contre leurs maîtres. Les Libyens se soulevèrent aussi en masse ; Polybe nous fait un tableau fort précis de la triste situation où étaient réduits ces pauvres gens par l’âpreté avec laquelle les carthaginois avaient levé leur tribut pendant la guerre contre Rome. Un grand nombre d’hommes se trouvaient en prison pour n’avoir pas pu s’acquitter ; les femmes avaient pourtant constitué quelques réserves, consistant surtout en leurs bijoux personnels. Elles les livrèrent sans hésiter aux mercenaires qui tirèrent de cette contribution l’argent nécessaire à la guerre et se payèrent sur elle de leur arriéré de solde. On retrouve dans ce trait un usage qui s’observe encore aujourd’hui chez les Bédouins du Maghreb : les pauvres économies qu’ils peuvent amasser sont investies exclusivement en bijoux d’argent, grandes fibules, bracelets, anneaux de cheville, auxquels on ne touche que dans la plus grande nécessité. Les mercenaires trouvèrent encore un appui dans les villes phéniciennes qui reprochaient à Carthage de les traiter en sujettes et non en égales. Les commerçants de ces ports souffraient évidemment gravement du monopole carthaginois sur tout le commerce extérieur. L’opposition d’intérêts se révéla plus forte que la solidarité ethnique ; lors de la dernière guerre avec Rome, sept villes, les plus importantes, Utique et Hadrumète en tête, abandonnèrent Carthage pour Rome et durent à cette défection de conserver, dans le cadre de la province romaine, une indépendance théorique. […] Le problème social n’était donc pas posé à Carthage par l’opposition des classes à l’intérieur de la cité, mais par le conflit d’éléments ethniques affectés à des tâches économiques diverses. Tous les Carthaginois, riches et pauvres, libres ou esclaves, se sentaient solidaires parce qu’ils profitaient, inégalement sans doute, de la prospérité de la cité, et que les plus misérables savaient qu’ils auraient tout à perdre à sa ruine. Ce qui se passa en Espagne lors de la prise de Carthagène par les Romains montre que ce sentiment n’était pas illusoire : la ville comprenait deux éléments : une bourgeoisie formée en majeure partie de commerçants, et une classe ouvrière qui travaillait surtout à l’arsenal ; nous ignorons son statut exact, mais elle jouissait en tout cas de la liberté juridique. Scipion se garda bien de rien changer à cette hiérarchie. Il renvoya les citoyens chez eux et annonça aux artisans qu’ils seraient désormais esclaves du peuple romain, mais qu’ils retrouveraient leur liberté à la fin de la guerre si l’on était satisfait de leur travail ; en attendant, ils furent organisés militairement en escouades de trente hommes, ayant chacune à sa tête un surveillant romain. Les autres prisonniers allèrent aux galères. Au contraire, les Libyens s’opposaient en bloc aux Carthaginois et n’étaient maintenus dans la dépendance que par la terreur. Les indigènes espagnols étaient dans les mêmes sentiments. Il y avait là, dans l’empire punique, une cause de faiblesse que les Romains surent fort bien exploiter. Polybe insiste beaucoup sur l’habileté de Scipion qui se présenta en libérateur aux Ibères, traitant avec beaucoup d’égard les otages rassemblés par les Puniques à Carthagène : c’étaient les familles des principaux chefs indigènes, qui répondaient du loyalisme de leur tribu. « S’étant fait amener tous les otages, qui étaient au nombre de plus de trois cents, il commença par flatter et caresser les enfants les uns après les autres, leur promettant pour les consoler que dans peu ils reverraient leurs parents… Il donna aux petites filles des pendants d’oreilles et des bracelets, et aux jeunes garçons des poignards et des épées. Sur ces entrefaits, la femme de Mandonius, frère d’Indibilis, roi des Ilergètes, vint se jeter aux pieds de Scipion, pour le conjurer les larmes aux yeux de faire traiter les matrones faites prisonnières avec plus d’égards et de bienséance que n’avaient fait les carthaginois… Alors Scipion comprit ce qu’elle voulait dire et, voyant la jeunesse des filles d’Indibilis et de plusieurs dames illustres, il ne put s’empêcher de répandre des larmes. Le mot seul de cette dame suffit pour lui faire concevoir tout ce que ces prisonnières avaient à souffrir. » Ce passage touchant, dont la vieille traduction de Buchon rend bien la grâce doucereuse, montre que les procédés de propagande dont on se sert pour ruiner un empire colonial n’ont guère changé depuis l’Antiquité. Les « services psychologiques » de l’armée romaine avaient fort consciencieusement préparé leur dossier « d’atrocités puniques » et, à défaut de journalistes, les historiens étaient chargés de le faire connaître à l’opinion publique des pays civilisés, c’est-à-dire de la Grèce où se formait la conscience internationale de l’époque. Il serait évidemment absurde de prendre pour parole d’Évangile cette propagande de guerre dont l’hypocrisie est évidente. Carthage ne manquait pas d’administrateurs coloniaux habiles qui savaient gagner la confiance de leurs sujets. La section de sa diplomatie qui s’occupait des rapports avec les princes indigènes compte à son actif de remarquables succès. Un de ses meilleurs agents fut cet Asdrubal, fils de Giscon, qui réussit à gagner à sa patrie l’alliance de Syphax en lui faisant épouser sa fille Sophonisbe, elle-même douée de tous les talents et de tous les attraits de la «belle espionne». Mais à cette époque le sentiment national s’éveillait chez les Libyens, et Carthage était le premier obstacle à leurs aspirations. Syphax, qui tentait d’entraver ce développement, ne put tenir devant Massinissa qui sut l’organiser et le diriger à son profit. Carthage périt ainsi pour n’avoir pas su résoudre le problème fort difficile que soulève, en pays colonial, la coexistence de populations dont le niveau de vie et la civilisation s’opposent de manière trop criante. |