Mais en réalité, toute sa méthode en est le contre-pied [du matérialisme historique]. Jamais historien ne fut plus que Toynbee « idéaliste » au sens que les marxistes donnent à ce mot. S’il n’est pas insensible aux injustices sociales ; s’il accorde une très grande importance aux rivalités de classes, il n’évoque à peu près jamais, ou d’une façon très furtive, les rapports de production qui, selon les marxistes, contiennent l’explication dernière de l’Histoire. Pour Toynbee, ce sont, à coup sûr, des élites et des idées qui mènent le monde. Les masses ne jouent dans l’Histoire qu’un rôle passif. Tout va bien quand elles suivent ; tout se gâte quand elles commencent à ne pas suivre. Il est vrai qu’alors elles tirent de leurs souffrances les religions de salut. Nous touchons ici à un autre aspect de la pensée de Toynbee. Si, à certains égards, sa méthode rappelle celle des Sciences naturelles ; à un autre point de vue elle est imprégnée d’un moralisme à base chrétienne et n’est pas sans présenter plus d’une ressemblance avec la pensée de Simone Weil. La source est, d’ailleurs, un peu la même. Au fond Toynbee est avant tout un helléniste. Il invoque très souvent les mythes grecs et, quand il nous rappelle, à plusieurs reprises, le mot d’Eschyle, suivant lequel nous apprenons par la souffrance, comment n’évoquerions-nous pas les commentaires de Simone Weil sur Prométhée ? La souffrance est donc, selon lui, une source de connaissance et de spiritualité. Ce ne sont pas ceux qui jouissent, mais ceux qui souffrent qui sont le moteur de l’Histoire. |
Solon prétendait qu’en se tenant à mi-chemin entre les classes opposées et en imposant de la mesure à leurs ambitions, qui elles-mêmes sont illimitées, il avait réalisé la justice sociale. C’est la première fois qu’apparaît dans la pensée grecque l’idée de la « moyenne », ou « milieu », comme il faudrait plutôt l’appeler (meson). Mais la conception pythagoricienne est différente. Pour Solon, la moyenne c’était le point situé à mi-chemin des deux extrêmes, et il s’imposait de l’extérieur. Pour les Pythagoriciens, c’est une nouvelle unité qui naît du conflit même dont elle est négation. La signification de cette conception devient encore plus claire si nous examinons la terminologie qui l’exprime. Les Pythagoriciens décrivent l’accord en musique (harmonia) comme « une coordination des contraires, une unification du multiple, une réconciliation de ceux qui ne pensent pas pareillement (Philolaos, fragment P 10, édition Diels-Kranz) ». Les mots dicha phronéo, « être en désaccord » et symphronasis, « réconciliation » sont doriques et ont pour équivalents attiques stasis et homonoia, correspondant aux mots latins certamen et concordia. Tous ces mots ont pour origine des rapports sociaux : stasis signifie faction ou guerre civile (en latin : certamina ordinum); homonoia signifie paix civile ou concorde (en latin : concordia). Ainsi la concorde des Pythagoriciens reflète le point de vue de la nouvelle classe moyenne, intermédiaire entre l’aristocratie foncière et la paysannerie, et qui prétendait avoir résolu la lutte des classes par la démocratie. Si l’on désire une preuve supplémentaire, il n’est que d’opposer leur point de vue à celui de Théognis qui a été témoin dans sa cité natale de Mégare de l’arrivée au pouvoir des démocrates qu’il détestait […] […] Théognis n’était pas philosophe. Il ne fait que décrire, du point de vue de quelqu’un qui s’y oppose violemment, les transformations sociales de son temps. Et que voit-il ? Les contraires, esthloi et kakoi, qu’en tant qu’aristocrate il veut maintenir séparés, il les voit fusionner par l’effet de l’argent de la nouvelle classe moyenne. Cette interprétation est si évidente qu’on peut considérer qu’elle confirme l’idée que la doctrine en question remonte aux Pythagoriciens de Crotone. Une telle philosophie ne peut s’être constituée qu’à une époque d’ascension de la nouvelle classe moyenne. On peut tirer la même conclusion de l’œuvre d’Eschyle, qui meurt en 456 avant notre ère, à peu près au moment où l’Ordre Pythagoricien perd le pouvoir. Il est expressément dit par Cicéron, qui avait étudié à Athènes, qu’Eschyle était Pythagoricien (Les Tusculanes, livre 2 § 23). Et l’authenticité de cette tradition se trouve confirmée par l’étude de ses pièces. Il n’est pas nécessaire bien sûr de supposer qu’il fut membre de la Secte, bien qu’il se soit plusieurs fois rendu en Sicile et qu’il ait très bien pu y adhérer là. Mais sans aucun doute il en connaissait la philosophie pour laquelle, en tant que démocrate modéré, il éprouvait une sympathie naturelle. Ses premières pièces datent du début du 5e siècle, alors que Pythagore était peut-être encore en vie. Comme je l’ai montré dans mon livre Eschylus and Athens, le type de drame qu’il créa : la trilogie incarne, aussi bien par sa forme que par le contenu, l’idée de la fusion des contraires dans la moyenne. Le progrès de l’humanité, selon lui, avait été un combat entre des puissances opposées, par lequel l’homme était lentement passé de la barbarie à la civilisation — combat qui avait reçu de son vivant sa solution dans l’unité nouvelle que représentait l’Athènes démocratique, la plus brillante cité que le monde ait jamais contemplée. |