Comparons, avant de poursuivre, les contraires pythagoriciens avec le yin et le yang des Chinois (p. 70). Les deux théories ont en commun le point suivant : elles postulent toutes deux une série de couples, où à chaque fois, l’un des éléments est moralement supérieur à 1’autre ; en outre, elles s’accordent pour exclure, ou du moins pour rejeter à l’arrière-plan, une origine du monde dans le temps. Mais, quoique grosse d’idéalisme et de dualisme, la théorie chinoise reste moniste et matérialiste, le conflit des contraires étant réconcilié et contrôlé en la personne du roi. La théorie chinoise est donc moins avancée que celle des Pythagoriciens. C’est la conception d’une intelligentsia commerçante dans une société où le développement de la production marchande est bloqué par le despotisme oriental. |
Par quoi avaient-ils été amenés à franchir cette étape ? Pas seulement par leur curiosité pour les mathématiques. Leur curiosité pour les mathématiques était plutôt une autre manifestation de la même tendance. Un phénomène aussi fondamental dans le domaine de la pensée ne peut s’expliquer que si on le conçoit comme le reflet dans la conscience d’une transformation tout aussi fondamentale dans les rapports sociaux de leur temps. Qu’y avait-il de nouveau dans la société grecque de l’Antiquité ? Les chapitres précédents ont répondu à cette question. C’est précisément dans la Grèce de ce temps-là que la production marchande atteignit son plein développement et révolutionna l’ensemble de la société précédente. Anaximène et Pythagore témoignent tous deux de la conception propre à la nouvelle classe des commerçants, qui étaient lancés dans l’échange des marchandises à une échelle qui nous semble très limitée selon nos critères modernes mais qui était sans précédent pour leur époque. Le facteur essentiel était par conséquent la croissance d’une société organisée en fonction de la production de valeurs d’échange et le déclin correspondant des anciens rapports fondés sur la production des valeurs d’usage. C’est pourquoi l’aspect caractéristique de leur pensée peut se définir très simplement si l’on se reporte à la différence fondamentale, indiquée par Marx (1969, pp.51-52,53), entre la production pour l’usage et la production pour l’échange. |
Solon prétendait qu’en se tenant à mi-chemin entre les classes opposées et en imposant de la mesure à leurs ambitions, qui elles-mêmes sont illimitées, il avait réalisé la justice sociale. C’est la première fois qu’apparaît dans la pensée grecque l’idée de la « moyenne », ou « milieu », comme il faudrait plutôt l’appeler (meson). Mais la conception pythagoricienne est différente. Pour Solon, la moyenne c’était le point situé à mi-chemin des deux extrêmes, et il s’imposait de l’extérieur. Pour les Pythagoriciens, c’est une nouvelle unité qui naît du conflit même dont elle est négation. La signification de cette conception devient encore plus claire si nous examinons la terminologie qui l’exprime. Les Pythagoriciens décrivent l’accord en musique (harmonia) comme « une coordination des contraires, une unification du multiple, une réconciliation de ceux qui ne pensent pas pareillement (Philolaos, fragment P 10, édition Diels-Kranz) ». Les mots dicha phronéo, « être en désaccord » et symphronasis, « réconciliation » sont doriques et ont pour équivalents attiques stasis et homonoia, correspondant aux mots latins certamen et concordia. Tous ces mots ont pour origine des rapports sociaux : stasis signifie faction ou guerre civile (en latin : certamina ordinum); homonoia signifie paix civile ou concorde (en latin : concordia). Ainsi la concorde des Pythagoriciens reflète le point de vue de la nouvelle classe moyenne, intermédiaire entre l’aristocratie foncière et la paysannerie, et qui prétendait avoir résolu la lutte des classes par la démocratie. Si l’on désire une preuve supplémentaire, il n’est que d’opposer leur point de vue à celui de Théognis qui a été témoin dans sa cité natale de Mégare de l’arrivée au pouvoir des démocrates qu’il détestait […] […] Théognis n’était pas philosophe. Il ne fait que décrire, du point de vue de quelqu’un qui s’y oppose violemment, les transformations sociales de son temps. Et que voit-il ? Les contraires, esthloi et kakoi, qu’en tant qu’aristocrate il veut maintenir séparés, il les voit fusionner par l’effet de l’argent de la nouvelle classe moyenne. Cette interprétation est si évidente qu’on peut considérer qu’elle confirme l’idée que la doctrine en question remonte aux Pythagoriciens de Crotone. Une telle philosophie ne peut s’être constituée qu’à une époque d’ascension de la nouvelle classe moyenne. On peut tirer la même conclusion de l’œuvre d’Eschyle, qui meurt en 456 avant notre ère, à peu près au moment où l’Ordre Pythagoricien perd le pouvoir. Il est expressément dit par Cicéron, qui avait étudié à Athènes, qu’Eschyle était Pythagoricien (Les Tusculanes, livre 2 § 23). Et l’authenticité de cette tradition se trouve confirmée par l’étude de ses pièces. Il n’est pas nécessaire bien sûr de supposer qu’il fut membre de la Secte, bien qu’il se soit plusieurs fois rendu en Sicile et qu’il ait très bien pu y adhérer là. Mais sans aucun doute il en connaissait la philosophie pour laquelle, en tant que démocrate modéré, il éprouvait une sympathie naturelle. Ses premières pièces datent du début du 5e siècle, alors que Pythagore était peut-être encore en vie. Comme je l’ai montré dans mon livre Eschylus and Athens, le type de drame qu’il créa : la trilogie incarne, aussi bien par sa forme que par le contenu, l’idée de la fusion des contraires dans la moyenne. Le progrès de l’humanité, selon lui, avait été un combat entre des puissances opposées, par lequel l’homme était lentement passé de la barbarie à la civilisation — combat qui avait reçu de son vivant sa solution dans l’unité nouvelle que représentait l’Athènes démocratique, la plus brillante cité que le monde ait jamais contemplée. |