Charles-Picard, G., & Charles-Picard, C. (1958). La vie quotidienne à carthage au temps d’hannibal: 3e siècle avant jésus-christ. Paris: Librairie Hachette. |
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Last edited by: Dominique Meeùs 2011-05-28 20:53:41 |
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Le problème social La population de la grande ville comprenait donc des éléments très divers par leur origine et leur civilisation, fort inégaux en richesse et en puissance sociale. Il ne semble pas pourtant que de graves conflits de classes l’aient agitée. Nous ne savons pratiquement rien des esclaves urbains qui étaient évidemment très nombreux ; ils ne paraissent pas avoir été animés d’une haine violente contre leurs maîtres. Au début du 4e siècle, un ambitieux de haute naissance, Hannon le Grand, tente une révolution politique et sociale qui devait lui donner le pouvoir souverain. Il appela les esclaves à se soulever, mais il semble avoir rencontré assez peu de succès auprès de ceux qui travaillaient en ville et vivaient avec leurs maîtres. Bomilcar, qui tenta aussi d’établir sa dictature au temps de la guerre d’Agathocle, s’appuya sur ses mercenaires et ne paraît avoir trouvé aucun appui dans le prolétariat urbain. Enfin, au moment de la crise suprême, en 149, le Sénat punique décréta la libération des esclaves. On ne craignait donc pas qu’ils prissent le parti des Romains, et la confiance qu’on mettait en eux fut justifiée car ils combattirent jusqu’au bout avec le plus grand courage. Le danger social venait d’ailleurs : tout d’abord des cultivateurs libyens ; ceux-ci se révoltèrent en 396 et en 379, et chaque fois mirent en danger l’existence même de Carthage. L’archéologie nous révèle la médiocrité de leur niveau de vie. S’ils demeuraient libres de leur personne, l’obligation qui leur était faite de verser une dîme, portée, en cas de guerre, au quart et même, quelquefois, à la moitié de leur récolte, était évidemment fort lourde ; il ne faut pas oublier cependant que jusqu’à ces dernières années demeurait en vigueur dans toute l’Afrique du Nord le « Khamessat », contrat de métayage qui réserve au propriétaire les quatre cinquièmes du revenu de la terre. Mais ces Africains se souvenaient d’avoir été privés depuis peu de leur liberté ; le système économique qu’on leur imposait leur déplaisait sans doute et ils auraient préféré revenir à l’élevage et au nomadisme ; enfin, ils étaient incités à la révolte par le voisinage de leurs congénères demeurés indépendants. Des esclaves ruraux qui travaillaient sur les domaines de l’aristocratie carthaginoise n’étaient pas non plus satisfaits de leur sort. Ces deux éléments fournirent les troupes des jacqueries du 4e siècle et, à Hannon, les vingt mille hommes qu’il rassembla après l’échec de sa tentative de révolte en ville. Un autre élément de désordre était constitué par les mercenaires. Nous dirons plus loin quel péril représentait pour Carthage cette force explosive toute prête à la détruire au lieu de la protéger. Mais il faut indiquer ici que la grande guerre qui éclata en 240, et qui demeure, grâce à Polybe et à Flaubert, l’épisode le plus célèbre de l’histoire de Carthage, fut avant tout une de ces grandes crises sociales qui ébranlèrent le monde antique entre la mort d’Alexandre et le rétablissement de l’ordre par Auguste. L’élément dynamique de l’armée que l’imprudence du gouvernement punique rassembla à Sicca était formé par ces gens que Polybe appelle des demi-Grecs, anciens esclaves ou déserteurs originaires de Sicile et de Grande Grèce. Ces régions étaient alors, avec l’Asie Mineure, celles où le déséquilibre social était le plus menaçant. Elles furent le foyer des trois grandes guerres serviles que Rome dut réprimer en 134, en 103 et en 73. On y trouvait en effet d’énormes masses d’esclaves maltraités, agités par une propagande révolutionnaire venue d’Orient et entretenue par des mages ou des philosophes qui rêvaient de réformer l’ordre social. Spendios, qui fut le véritable instigateur de la révolte, en faisant échouer au dernier moment l’accord que Giscon était venu négocier, était un de ces demi-Grecs de Campanie réduits en esclavage par les Romains. Sitôt la rupture accomplie, les mercenaires regroupèrent des esclaves fugitifs : c’étaient les cultivateurs des domaines puniques révoltés contre leurs maîtres. Les Libyens se soulevèrent aussi en masse ; Polybe nous fait un tableau fort précis de la triste situation où étaient réduits ces pauvres gens par l’âpreté avec laquelle les carthaginois avaient levé leur tribut pendant la guerre contre Rome. Un grand nombre d’hommes se trouvaient en prison pour n’avoir pas pu s’acquitter ; les femmes avaient pourtant constitué quelques réserves, consistant surtout en leurs bijoux personnels. Elles les livrèrent sans hésiter aux mercenaires qui tirèrent de cette contribution l’argent nécessaire à la guerre et se payèrent sur elle de leur arriéré de solde. On retrouve dans ce trait un usage qui s’observe encore aujourd’hui chez les Bédouins du Maghreb : les pauvres économies qu’ils peuvent amasser sont investies exclusivement en bijoux d’argent, grandes fibules, bracelets, anneaux de cheville, auxquels on ne touche que dans la plus grande nécessité. Les mercenaires trouvèrent encore un appui dans les villes phéniciennes qui reprochaient à Carthage de les traiter en sujettes et non en égales. Les commerçants de ces ports souffraient évidemment gravement du monopole carthaginois sur tout le commerce extérieur. L’opposition d’intérêts se révéla plus forte que la solidarité ethnique ; lors de la dernière guerre avec Rome, sept villes, les plus importantes, Utique et Hadrumète en tête, abandonnèrent Carthage pour Rome et durent à cette défection de conserver, dans le cadre de la province romaine, une indépendance théorique. […] Le problème social n’était donc pas posé à Carthage par l’opposition des classes à l’intérieur de la cité, mais par le conflit d’éléments ethniques affectés à des tâches économiques diverses. Tous les Carthaginois, riches et pauvres, libres ou esclaves, se sentaient solidaires parce qu’ils profitaient, inégalement sans doute, de la prospérité de la cité, et que les plus misérables savaient qu’ils auraient tout à perdre à sa ruine. Ce qui se passa en Espagne lors de la prise de Carthagène par les Romains montre que ce sentiment n’était pas illusoire : la ville comprenait deux éléments : une bourgeoisie formée en majeure partie de commerçants, et une classe ouvrière qui travaillait surtout à l’arsenal ; nous ignorons son statut exact, mais elle jouissait en tout cas de la liberté juridique. Scipion se garda bien de rien changer à cette hiérarchie. Il renvoya les citoyens chez eux et annonça aux artisans qu’ils seraient désormais esclaves du peuple romain, mais qu’ils retrouveraient leur liberté à la fin de la guerre si l’on était satisfait de leur travail ; en attendant, ils furent organisés militairement en escouades de trente hommes, ayant chacune à sa tête un surveillant romain. Les autres prisonniers allèrent aux galères. Au contraire, les Libyens s’opposaient en bloc aux Carthaginois et n’étaient maintenus dans la dépendance que par la terreur. Les indigènes espagnols étaient dans les mêmes sentiments. Il y avait là, dans l’empire punique, une cause de faiblesse que les Romains surent fort bien exploiter. Polybe insiste beaucoup sur l’habileté de Scipion qui se présenta en libérateur aux Ibères, traitant avec beaucoup d’égard les otages rassemblés par les Puniques à Carthagène : c’étaient les familles des principaux chefs indigènes, qui répondaient du loyalisme de leur tribu. « S’étant fait amener tous les otages, qui étaient au nombre de plus de trois cents, il commença par flatter et caresser les enfants les uns après les autres, leur promettant pour les consoler que dans peu ils reverraient leurs parents… Il donna aux petites filles des pendants d’oreilles et des bracelets, et aux jeunes garçons des poignards et des épées. Sur ces entrefaits, la femme de Mandonius, frère d’Indibilis, roi des Ilergètes, vint se jeter aux pieds de Scipion, pour le conjurer les larmes aux yeux de faire traiter les matrones faites prisonnières avec plus d’égards et de bienséance que n’avaient fait les carthaginois… Alors Scipion comprit ce qu’elle voulait dire et, voyant la jeunesse des filles d’Indibilis et de plusieurs dames illustres, il ne put s’empêcher de répandre des larmes. Le mot seul de cette dame suffit pour lui faire concevoir tout ce que ces prisonnières avaient à souffrir. » Ce passage touchant, dont la vieille traduction de Buchon rend bien la grâce doucereuse, montre que les procédés de propagande dont on se sert pour ruiner un empire colonial n’ont guère changé depuis l’Antiquité. Les « services psychologiques » de l’armée romaine avaient fort consciencieusement préparé leur dossier « d’atrocités puniques » et, à défaut de journalistes, les historiens étaient chargés de le faire connaître à l’opinion publique des pays civilisés, c’est-à-dire de la Grèce où se formait la conscience internationale de l’époque. Il serait évidemment absurde de prendre pour parole d’Évangile cette propagande de guerre dont l’hypocrisie est évidente. Carthage ne manquait pas d’administrateurs coloniaux habiles qui savaient gagner la confiance de leurs sujets. La section de sa diplomatie qui s’occupait des rapports avec les princes indigènes compte à son actif de remarquables succès. Un de ses meilleurs agents fut cet Asdrubal, fils de Giscon, qui réussit à gagner à sa patrie l’alliance de Syphax en lui faisant épouser sa fille Sophonisbe, elle-même douée de tous les talents et de tous les attraits de la «belle espionne». Mais à cette époque le sentiment national s’éveillait chez les Libyens, et Carthage était le premier obstacle à leurs aspirations. Syphax, qui tentait d’entraver ce développement, ne put tenir devant Massinissa qui sut l’organiser et le diriger à son profit. Carthage périt ainsi pour n’avoir pas su résoudre le problème fort difficile que soulève, en pays colonial, la coexistence de populations dont le niveau de vie et la civilisation s’opposent de manière trop criante. |
Delcourt, M. (1939). Périclès. Paris: Éditions Gallimard. |
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Last edited by: Dominique Meeùs 2011-01-02 15:24:36 |
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Du reste, le grand homme d’État, c’est Clisthènes. Ce fils d’un tyran manqué, élevé parmi les aventures, sut embrasser par la pensée un vaste ensemble législatif et faire œuvre créatrice. Périclès, l’ami des philosophes, se borna à conserver et il ne put jamais dépasser la solution de quelques problèmes immédiats. Clisthènes se présenta comme l’homme qui, après une parenthèse de cinquante années, allait remettre en vigueur la constitution de Solon. Pisistrate, à vrai dire, ne l’avait jamais abolie quoiqu’il en eût gardé seulement les formes : procédé sage que les empereurs romains sauront employer pour engourdir les résistances républicaines. Le tyran avait même achevé sur un point important la réforme de Solon. Celui-ci avait trouvé le petit peuple des campagnes misérable et endetté ; les métayers vivaient du sixième de la récolte que leur laissait le propriétaire, et risquaient d’être réduits au servage comme les hilotes spartiates. Solon supprima les dettes, interdit la contrainte par corps et fit une dévaluation qui allégea le sort des paysans. Pisistrate, qui avait trouvé un appui parmi les pauvres, donna aux sixeniers la propriété des terres qu’ils cultivaient. Clisthènes pouvait donc partir d’une situation sociale assainie : Athènes ne deviendrait pas une seconde Sparte et l’aînée des filles d’lonie ne serait pas cultivée par des esclaves. Il s’agissait maintenant de donner une existence politique à ces gens établis sur la terre et accoutumés à l’indépendance personnelle. Solon avait divisé la population en quatre classes d’après leur revenu brut, c’est-à-dire d’après le nombre de mesures de blé, de vin ou d’huile récoltées sur le fonds. La cavalerie se recrutait dans les deux premières, l’infanterie dans les trois premières ; les Anciens n’ont jamais pensé qu’on puisse imposer le service militaire à des gens qui ne possédaient rien et qui étaient exclus des magistratures publiques, ce qui était le cas pour la quatrième classe, celle des thètes. Clisthènes garda ce système, mais le revenu de la terre, au lieu d’être calculé en nature, fut évalué en argent dès que l’emploi de la monnaie fut devenu courant. Du coup, la notion de classe perdit sa fixité : au cours du siècle suivant, à mesure que baissera la valeur de l’argent, on verra des hommes de la quatrième catégorie passer dans la troisième, sans être du reste moins pauvres pour cela. Clisthènes laissait les thètes à l’écart des charges individuelles, comme la stratégie et l’archontat, mais il entreprit de faire leur éducation politique en les introduisant dans les corps collectifs, l’Assemblée, le Conseil, le Tribunal. Celui-ci était composé uniquement de citoyens agissant comme des jurés. Plus tard, il fallut indemniser toutes ces petites gens qui donnaient leur temps à l’État : c’est Périclès qui devra accomplir, jusque dans leurs dernières conséquences, les réformes de son grand-oncle. |
Madaule, J. (1953). La pensée historique de toynbee. In Le monde et l’Occident (pp. 9–65). Paris: Desclée De Brouwer. |
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Added by: Dominique Meeùs 2010-07-30 00:12:20 |
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Mais en réalité, toute sa méthode en est le contre-pied [du matérialisme historique]. Jamais historien ne fut plus que Toynbee « idéaliste » au sens que les marxistes donnent à ce mot. S’il n’est pas insensible aux injustices sociales ; s’il accorde une très grande importance aux rivalités de classes, il n’évoque à peu près jamais, ou d’une façon très furtive, les rapports de production qui, selon les marxistes, contiennent l’explication dernière de l’Histoire. Pour Toynbee, ce sont, à coup sûr, des élites et des idées qui mènent le monde. Les masses ne jouent dans l’Histoire qu’un rôle passif. Tout va bien quand elles suivent ; tout se gâte quand elles commencent à ne pas suivre. Il est vrai qu’alors elles tirent de leurs souffrances les religions de salut. Nous touchons ici à un autre aspect de la pensée de Toynbee. Si, à certains égards, sa méthode rappelle celle des Sciences naturelles ; à un autre point de vue elle est imprégnée d’un moralisme à base chrétienne et n’est pas sans présenter plus d’une ressemblance avec la pensée de Simone Weil. La source est, d’ailleurs, un peu la même. Au fond Toynbee est avant tout un helléniste. Il invoque très souvent les mythes grecs et, quand il nous rappelle, à plusieurs reprises, le mot d’Eschyle, suivant lequel nous apprenons par la souffrance, comment n’évoquerions-nous pas les commentaires de Simone Weil sur Prométhée ? La souffrance est donc, selon lui, une source de connaissance et de spiritualité. Ce ne sont pas ceux qui jouissent, mais ceux qui souffrent qui sont le moteur de l’Histoire. |
Mill, J. S. (1993). Autobiographie G. Villeneuve, Trans. Paris: Aubier. |
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Added by: Dominique Meeùs 2016-08-27 23:02:39 |
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Rien ne contribue davantage à nourrir l’élévation de sentiments chez un peuple que le caractère noble et spacieux de ses habitations. |
Thomson, G. (1973). Les premiers philosophes M. Charlot, Trans. Paris: Éditions sociales. |
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Added by: Dominique Meeùs 2010-02-07 21:37:31 |
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Le mythe de la création a pour origine la réalité de la royauté mais dans la conscience humaine, divisée par la classe, ce rapport se trouva inversé, et le rôle du roi dans le rituel fut pris pour commémoration de ce que le dieu avait accompli au commencement. |
Au 4e siècle, le commerce grec était entre les mains d’hommes qui n’étaient pas citoyens et s’appuyait essentiellement sur le capital usuraire. […] Au 6e siècle pourtant, la situation était toute différente. Les documents pour la période antérieure sont rares mais clairs. |
Par quoi avaient-ils été amenés à franchir cette étape ? Pas seulement par leur curiosité pour les mathématiques. Leur curiosité pour les mathématiques était plutôt une autre manifestation de la même tendance. Un phénomène aussi fondamental dans le domaine de la pensée ne peut s’expliquer que si on le conçoit comme le reflet dans la conscience d’une transformation tout aussi fondamentale dans les rapports sociaux de leur temps. Qu’y avait-il de nouveau dans la société grecque de l’Antiquité ? Les chapitres précédents ont répondu à cette question. C’est précisément dans la Grèce de ce temps-là que la production marchande atteignit son plein développement et révolutionna l’ensemble de la société précédente. Anaximène et Pythagore témoignent tous deux de la conception propre à la nouvelle classe des commerçants, qui étaient lancés dans l’échange des marchandises à une échelle qui nous semble très limitée selon nos critères modernes mais qui était sans précédent pour leur époque. Le facteur essentiel était par conséquent la croissance d’une société organisée en fonction de la production de valeurs d’échange et le déclin correspondant des anciens rapports fondés sur la production des valeurs d’usage. C’est pourquoi l’aspect caractéristique de leur pensée peut se définir très simplement si l’on se reporte à la différence fondamentale, indiquée par Marx (1969, pp.51-52,53), entre la production pour l’usage et la production pour l’échange. |
Solon prétendait qu’en se tenant à mi-chemin entre les classes opposées et en imposant de la mesure à leurs ambitions, qui elles-mêmes sont illimitées, il avait réalisé la justice sociale. C’est la première fois qu’apparaît dans la pensée grecque l’idée de la « moyenne », ou « milieu », comme il faudrait plutôt l’appeler (meson). Mais la conception pythagoricienne est différente. Pour Solon, la moyenne c’était le point situé à mi-chemin des deux extrêmes, et il s’imposait de l’extérieur. Pour les Pythagoriciens, c’est une nouvelle unité qui naît du conflit même dont elle est négation. La signification de cette conception devient encore plus claire si nous examinons la terminologie qui l’exprime. Les Pythagoriciens décrivent l’accord en musique (harmonia) comme « une coordination des contraires, une unification du multiple, une réconciliation de ceux qui ne pensent pas pareillement (Philolaos, fragment P 10, édition Diels-Kranz) ». Les mots dicha phronéo, « être en désaccord » et symphronasis, « réconciliation » sont doriques et ont pour équivalents attiques stasis et homonoia, correspondant aux mots latins certamen et concordia. Tous ces mots ont pour origine des rapports sociaux : stasis signifie faction ou guerre civile (en latin : certamina ordinum); homonoia signifie paix civile ou concorde (en latin : concordia). Ainsi la concorde des Pythagoriciens reflète le point de vue de la nouvelle classe moyenne, intermédiaire entre l’aristocratie foncière et la paysannerie, et qui prétendait avoir résolu la lutte des classes par la démocratie. Si l’on désire une preuve supplémentaire, il n’est que d’opposer leur point de vue à celui de Théognis qui a été témoin dans sa cité natale de Mégare de l’arrivée au pouvoir des démocrates qu’il détestait […] […] Théognis n’était pas philosophe. Il ne fait que décrire, du point de vue de quelqu’un qui s’y oppose violemment, les transformations sociales de son temps. Et que voit-il ? Les contraires, esthloi et kakoi, qu’en tant qu’aristocrate il veut maintenir séparés, il les voit fusionner par l’effet de l’argent de la nouvelle classe moyenne. Cette interprétation est si évidente qu’on peut considérer qu’elle confirme l’idée que la doctrine en question remonte aux Pythagoriciens de Crotone. Une telle philosophie ne peut s’être constituée qu’à une époque d’ascension de la nouvelle classe moyenne. On peut tirer la même conclusion de l’œuvre d’Eschyle, qui meurt en 456 avant notre ère, à peu près au moment où l’Ordre Pythagoricien perd le pouvoir. Il est expressément dit par Cicéron, qui avait étudié à Athènes, qu’Eschyle était Pythagoricien (Les Tusculanes, livre 2 § 23). Et l’authenticité de cette tradition se trouve confirmée par l’étude de ses pièces. Il n’est pas nécessaire bien sûr de supposer qu’il fut membre de la Secte, bien qu’il se soit plusieurs fois rendu en Sicile et qu’il ait très bien pu y adhérer là. Mais sans aucun doute il en connaissait la philosophie pour laquelle, en tant que démocrate modéré, il éprouvait une sympathie naturelle. Ses premières pièces datent du début du 5e siècle, alors que Pythagore était peut-être encore en vie. Comme je l’ai montré dans mon livre Eschylus and Athens, le type de drame qu’il créa : la trilogie incarne, aussi bien par sa forme que par le contenu, l’idée de la fusion des contraires dans la moyenne. Le progrès de l’humanité, selon lui, avait été un combat entre des puissances opposées, par lequel l’homme était lentement passé de la barbarie à la civilisation — combat qui avait reçu de son vivant sa solution dans l’unité nouvelle que représentait l’Athènes démocratique, la plus brillante cité que le monde ait jamais contemplée. |
Par révolution démocratique de la Grèce ancienne (elle n’eut lieu nulle part ailleurs dans l’Antiquité) nous entendons le passage du pouvoir d’État des mains de l’aristocratie terrienne à celles de la nouvelle classe des marchands. On a objecté que le terme était trop vague puisqu’il pouvait tout aussi bien s’appliquer à la révolution bourgeoise ou à la révolution socialiste. C’est exact mais sans grande importance. L’absence d’un terme plus précis provient du manque de nom spécifique pour ce qu’Engels appelle, dans son tableau de la Grèce ancienne « la nouvelle classe des riches industriels et commerçants ». Par conséquent, lorsque nous parlons de révolution démocratique, il faut comprendre que nous pensons aux Grecs de l’Antiquité qui, après tout, ont un certain droit de priorité, puisque la démocratie est toujours désignée par le nom qu’ils lui ont donné. Cette révolution fut en général précédée par une phase de transition qu’on appelle la tyrannie. Nous pensons donc distinguer trois étapes : l’oligarchie qui est la domination de l’aristocratie terrienne, la tyrannie et la démocratie. Cette évolution est typique mais il est évident qu’elle ne se produisit pas partout au même rythme ou avec la même régularité. Dans certains États retardataires l’étape finale ne fut jamais atteinte. Dans certains des États les plus avancés l’évolution fut arrêtée ou même l’on revint en arrière. Dans les dernières années du 5e siècle la lutte que se livraient démocrates et oligarques prit la forme d’une guerre panhellénique entre Athènes et Sparte. Les premiers tyrans appartiennent à la seconde moitié du 7e siècle : Cypsélos et Périandre à Corinthe, Théagénès à Mégare, Orthagoras à Sicyône, Thrasyboulos à Milet, Pythagore (ce n’est pas le philosophe) à Éphèse. Dans quelques cités la tyrannie fut évitée ou anticipée par un aisymnètes, ou « arbitre », désigné d’un commun accord par les factions rivales pour exercer pendant une période limitée des pouvoirs dictatoriaux. C’est le cas de Pittacos de Mytilène et de son contemporain Solon d’Athènes (594). En 545 Polycrate devint tyran de Samos et, cinq ans plus tard, aidé par un autre tyran Lygdamis de Naxos, Pisistrate réussit à imposer la tyrannie à Athènes. Les premières démocraties qui nous soient connues existaient à Chios (600) et à Mégare (590). À Mégare, quelques années plus tard, les oligarques organisèrent avec succès une contre-révolution, peut-être avec le soutien des Bacchides, qui peu après la mort de Périandre avaient repris le pouvoir à Corinthe. À Milet, la mort de Thrasyboulos fut suivie d’une guerre civile qui dura deux générations, après quoi la cité retrouva sa prospérité antérieure sous la tyrannie d’Histiaios. Entre-temps, à Naxos la tyrannie de Lygdamis avait cédé la place à une démocratie. Et à Samos aussi, après la mort de Polycrate (523), il y eut une révolution démocratique mais elle fut vaincue à la suite de l’intervention perse. Partout, après leur conquête de l’Ionie (545) les Perses avaient mis en place des tyrans qui leur étaient favorables. Aussi lorsque les Ioniens se révoltèrent (499) et à nouveau lorsque les Perses furent vaincus à la bataille de Mycale (479), la démocratie fut en général restaurée. En Italie et en Sicile, cette évolution commença plus tard et n’eut pas le même résultat. Les peuples non grecs de l’Italie du Sud et de la Sicile se trouvaient à un niveau culturel bien inférieur à celui des Lydiens et des Cariens et, par conséquent, il était plus facile de les exploiter. À Syracuse et probablement aussi dans d’autres cités, les Grecs des classes inférieures firent cause commune avec les indigènes contre l’aristocratie terrienne. La lutte faisait déjà rage vers le milieu du 6e siècle mais dans plusieurs cités la tyrannie n’apparaît pas comme une transition vers la démocratie mais plutôt comme l’instrument de l’unification par la violence de cités voisines. Nous savons que le philosophe Empédocle était à la tête du parti démocratique à Agrigente vers 470 (Diogène Laërce, livre 8, § 66), et un autre philosophe, Archytas le Pythagoricien, était le dirigeant élu de la démocratie à Tarente aux environs de 400 (Strabon 280). C’est seulement pour Athènes que la suite des événements est conservée avec assez de précision pour former un récit continu et nous serons donc obligés de considérer son histoire comme, en gros, représentative des autres cités. Après avoir suivi la montée du mouvement démocratique à Athènes, nous examinerons son reflet dans la pensée athénienne, et ayant ainsi reconstitué dans ses lignes essentielles l’idéologie de la démocratie, nous utiliserons nos résultats pour l’étude des premiers philosophes. |