Plus près de nous, les psychologues cognitivistes ont réaffirmé la légitimité des concepts de conscience et d’esprit. Ils conçoivent la conscience comme un module spécifique ou comme un échelon dans le tracé hiérarchique que suit le traitement des informations. En fait, les psychologues cognitivistes voient souvent dans la conscience un goulot d’étranglement de notre fonctionnement mental, lequel pourrait être dû à une limitation de notre cerveau. Plusieurs modèles de fonctions associées à la conscience ont été formulés ; ils s’inspirent de la psychologie cognitive, de l’intelligence artificielle ou bien s’appuient sur des métaphores empruntées à l’informatique, comme celle d'unité centrale ou de système d’exploitation. Les psychologues ont aussi utilisé la métaphore de la conscience comme échelon unifié, comme scène ou comme théâtre sur lequel les informations en provenance de multiples sources seraient intégrées sous le contrôle du comportement. Certaines de ces intuitions vont dans le bon sens, tandis que d’autres sont aussi erronées que séduisantes. Cependant, ce qui est certain, c’est que de telles métaphores ne peuvent se substituer à un mode de compréhension de la conscience qui soit authentiquement scientifique. En général, les modèles cognitifs ont très peu à offrir en comparaison des aspects phénoménaux et vécus de l’expérience consciente. Si on se fie à ces modèles, la conscience en tant qu’expérience phénoménale (et souvent émotionnelle) pourrait tout aussi bien ne pas exister, pour autant que ses fonctions présumées, comme le contrôle, la coordination et la planification, soient assurées. Les exposés cognitifs classiques n’expliquent pas vraiment pourquoi une multiplication effectuée par un être humain est un processus conscient lent et hésitant, alors que la même opération accomplie rapidement par une calculatrice de poche n’est pas consciente. Ils n’expliquent pas non plus pourquoi les processus complexes permettant de tenir debout en marchant ou d’articuler des mots pour parler doivent rester inconscients, alors qu’une simple pression sur un doigt est une expérience consciente. Au bout du compte, comme beaucoup de critiques l’ont souligné, toute approche de la conscience en termes de processus informationnel et d’un point de vue strictement fonctionnaliste a très peu à nous dire sur le fait que la conscience semble impliquer l’activité de substrats neuronaux spécifiques. Ce sont précisément eux qui sont l’objet central des spécialistes de neurosciences. |
Le moi n’est apparemment que la perception d’un état neural, strictement présent, intégrant l’état actuel du corps et toutes les informations mémorisées sur ce corps, sur ses interactions avec le monde et même sur ses projets, qui sont en fait des souvenirs du futur possible. Il est non seulement lié au présent mais en permanence en train de se modifier au gré du présent. Quand je dis « moi », je me réfère à un ensemble d’informations sur ma machine, pour l’essentiel inconscientes, dont une fraction émerge, ou plus précisément vient juste d’émerger à ma conscience, dans un passé très récent que j’appelle « le présent ». Et ces informations vont se modifier avec ce présent
Où suis-je ? Que suis-je ? Suis-je un ou deux ? L’ambiguïté du moi, c’est qu’en même temps qu’il se perçoit comme corps il se ressent aussi comme quelque chose d’autre, qui en serait prisonnier. Le dualisme, l’idée d’un corps habité par un esprit, est naturel et universel. Il est à l’origine de toutes les religions. Et pourtant, tout le monde constate l’évidence de la dégradation de l’esprit avec celle du cerveau, voire de son anéantissement dans un corps atteint de la maladie d’Alzheimer, par exemple. Où serait un esprit autonome dans cette machine dont la pensée est morte ? Mais l’esprit qui se pense lui-même se place naturellement hors de son objet au cours de ce processus, il ne peut donc pas s’assimiler à la machine biologique qui le produit. L’esprit (ou l’âme, si l’on préfère) est un ensemble d’informations de la machine, sur le monde et sur elle-même, qui proviennent exclusivement de ses circuits de neurones, et sont mortelles avec eux. […] Je me pense, donc je suis. Où ? Je suis entièrement inscrit dans mon cerveau, dans un langage dont les symboles sont des réseaux activables de neurones, avec des synapses renforcées qui donnent des préférences à certains de ces réseaux, ou plutôt à certaines de leurs associations. Pourtant, le dualisme continue à obséder une grande partie des humains, même ceux qui s’occupent de sciences cognitives. Or toute la pensée ne peut venir que de la matière, du corps. Comme l’écrit Edelman, « l’esprit est un processus d’un type particulier qui dépend de certaines formes particulières d’organisation de la matière », ou encore : « Darwin avait raison : c’est la morphologie qui a donné l’esprit. Et sur ce point Wallace, qui pensait que la sélection naturelle ne pouvait pas rendre compte de l’esprit humain, avait tort. Quant à Platon, il n’avait même pas tort : il était tout simplement à côté de la question. » C’est peut-être le permanent remaniement de l’esprit, c’est-à-dire du cerveau, qui le produit, qui donne cette impression de localisation de la pensée hors du corps. Mon moi, « je », est un gigantesque ensemble d’informations sur le monde, mais aussi sur moi, et sur moi dans le monde. Certaines de ces informations, le noyau dur interne, sont celles de l’espèce, génétiquement transmises dans mes cerveaux anciens et à peu près inaltérables, elles font mon humanité élémentaire et mes limites. D’autres, implantées solidement, sont en particulier les acquis de ma formation depuis l’enfance, ancrés dans mon cortex mais bien contrôlés par mes circuits limbiques, avec leurs connotations affectives et leur sentiment de vérité. Elles sont, pour cela, difficiles à faire évoluer. D’autres encore, plus récentes, issues de mon néocortex, se greffent sans cesse sur cet ensemble, comme une surface bouillonnante, infiniment changeante. Étant donné son remaniement permanent sous l’effet de sa propre activité, le cerveau n’est totalement le même que dans l’instant. Sous l’influence du monde extérieur, du corps, ou de son propre bouillonnement intérieur, une information particulière émerge à la conscience et, prise en compte par le cerveau lui-même qui l’a produit, elle va du même coup le modifier. Nous sommes en permanent devenir. |