Matérialisme [chez Monod] Dans l’Élément 1 [l’élément intra-scientifique de sa philosophie spontanée de savant, l’élément de sa philosophie qui émane de sa pratique scientifique], Monod (1968) a défini le contenu matérialiste de sa tendance en éliminant le mécanisme et le vitalisme, et en disant qu’il n’y a pas de « matière vivante », mais des systèmes vivants, et en désignant dans l’A.D N. le « support physique » de ces systèmes vivants. Mais, lorsque Monod sort du domaine de la biologie, de ce qu’il appelle d’un terme déjà suspect la « biosphère » (terme teilhardien) pour parler de ce qu’il appelle d’un terme encore plus suspect la « noosphère » (terme teilhardien), il ne respecte plus les règles qui commandaient le contenu matérialiste de l’Élément 1 [intra-scientifique]. C’est alors qu’on voit s’inverser, dans l’usage des concepts mêmes de l’Élément 2 [je crois devoir corriger 1 en 2 ; et c’est alors l’élément extra-scientifique de sa philosophie spontanée de savant], la tendance matérialiste qui régnait dans l’Élément 1 [intra-scientifique], en tendance idéaliste, et même spiritualiste. Le symptôme le plus frappant de cette inversion nous est fourni par l’inversion de l’attitude de Monod à l’égard de Teilhard : dans l’Élément 1 [intra-scientifique], Monod est à 100 % contre Teilhard. Dans l’Élément 2 [extra-scientifique], Monod a recours à deux concepts de Teilhard : avant tout, la « noosphère » et la « biosphère ». Il en résulte, on va le voir, que la composante dialectique, exprimée par le concept d’émergence, devient elle-même idéaliste, et retombe dans ce que Monod a évité dans l’Élément 1 [intra-scientifique], savoir le couple spiritualisme-mécanisme. En clair : Monod propose une théorie de la naissance de l’humanité : « Seul le dernier en date de ces accidents pouvait conduire au sein de la biosphère à l’émergence d’un nouveau règne, la noosphère, le royaume des idées et de la connaissance, né le jour ou les associations nouvelles, les combinaisons créatrices chez un individu, ont pu, transmises à d'autres, ne plus périr avec lui. » Thèse précisée : c’est le langage qui a créé l’homme. Le règne de l’homme, c’est la noosphère, La noosphère, c’est « le royaume des idées et de la connaissance ». Dans cette extrapolation, Monod se croit matérialiste, parce que le langage n’est pas pour lui d’origine spirituelle, mais simplement une émergence accidentelle, qui a pour support biophysiologique les ressources informationnelles du système nerveux central humain. Pourtant, Monod est, dans sa théorie de la noosphère, en fait (et non selon ses convictions déclarées) idéaliste, très précisément mécaniste-spiritualiste. Mécaniste, car il croit pouvoir rendre compte de l’existence et du contenu de la « noosphère » par les effets déclenchés par l’émergence du support biophysiologique du langage (le système nerveux central humain). En termes clairs : il croit rendre compte du contenu de l’existence sociale des hommes, y compris de l’histoire de leurs idées, par le simple jeu de mécanismes bioneurologiques. C’est du mécanisme que d’étendre sans aucune justification scientifique les lois biologiques à l’existence sociale des hommes. Monod insiste sur la légitimité de cette extension arbitraire : « La noosphère, pour être immatérielle, peuplée seulement de structures abstraites, présente d’étroites analogies avec la biosphère d’où elle a émergé. » Et il n’y va pas par quatre chemins : appelant de ses vœux l’avènement du très grand esprit « qui saura écrire, comme pendant à l’œuvre de Darwin, une “histoire naturelle de la sélection des idées” ». Monod n’attend même pas que ce très grand esprit soit né : il lui donne bénévolement les bases de son œuvre à venir : une stupéfiante théorie biologiste des idées comme êtres doués des propriétés spécifiques des espèces vivantes, vouées aux mêmes fonctions et exposées aux mêmes lois : il y a des idées possédant un pouvoir d’invasion, d’autres vouées à dépérir en tant qu’espèces parasites, d’autres condamnées par leur rigidité à une mort inéluctable. Nous retombons, avec ce très grand biologiste d’avant-garde, dans des banalités qui ont plus d’un siècle d’existence, et à qui Malthus et le darwinisme social ont donné une belle flambée de vigueur idéologique pendant tout le 19e siècle. Théoriquement parlant, le mécanisme de Monod réside dans la tendance suivante : plaquer mécaniquement les concepts et les lois de ce qu’il appelle la « biosphère » sur ce qu’il appelle la « noosphère », plaquer le contenu du matérialisme qui est propre aux espèces biologiques, sur un tout autre objet réel : les sociétés humaines. C’est un usage idéaliste du contenu matérialiste d’une science définie (ici, la biologie moderne) dans son extension à l’objet d’une autre science. Cet usage idéaliste de contenu matérialiste d’une science définie consiste à imposer arbitrairement à une autre science, possédant un objet réel différent de la première, le contenu matérialiste de la première science. Monod déclare que le support physique de la biosphère est l’A.D.N. En l’état actuel de la science biologique, cette thèse matérialiste est inattaquable. Mais, lorsqu’il croit être matérialiste en donnant pour base biophysiologique à ce qu’il appelle la « noosphère », c’est-à-dire à l’existence sociale et historique de l’espèce humaine, l’émergence du support bioneurologique du langage, il n’est pas matérialiste, mais, comme on dit, « matérialiste mécaniste » , ce qui signifie aujourd’hui, en théorie de l’histoire humaine, idéaliste. Aujourd’hui, car le matérialisme mécaniste qui a été, au 18e siècle, le représentant du matérialisme en histoire, n’est plus aujourd’hui qu’un des représentants de la tendance idéaliste en histoire. Mécaniste, Monod est, en même temps, et nécessairement, spiritualiste. Sa théorie du langage qui a créé l’homme peut être entendue d’une oreille intéressée par certains philosophes de l’anthropologie, de la littérature, voire de la psychanalyse. Mais il faut se méfier des oreilles intéressées : leur intérêt étant de faire des contresens intéressés sur ce qu’on leur dit pour pouvoir entendre ce qu’elles désirent entendre et qui peut être juste en ce qu’elles veulent entendre, mais qui est faux en ce qu’on leur dit. La théorie du langage créateur de l’homme est, dans le cours de Monod, une théorie spiritualiste qui ignore la spécificité de la matérialité de l’objet qu’elle concerne en fait. Dire que le langage a créé l’homme, c’est dire que c’est non pas la matérialité des conditions d’existence sociales, mais ce que Monod appelle lui-même « l’immatérialité » de la noosphère, ce « royaume des idées et de la connaissance », qui constitue la base réelle, donc le principe d’intelligibilité scientifique de l’histoire humaine. Nulle différence essentielle ne sépare ces thèses que Monod croit scientifiques, mais qui ne sont qu’idéologiques, des thèses les plus classiques du spiritualisme conventionnel. De fait, quand on a donné pour toute base matérielle à la « noosphère » le support biophysiologique du système nerveux central, il faut bien remplir le vide de la « noosphère » avec le secours de l’Esprit, car on s’est interdit tout autre recours, en tout cas tout recours scientifique. C’est ainsi que le matérialisme de l’Élément 1 [intra-scientifique] est inversé en idéalisme dans l’Élément 2 [extra-scientifique] de la P.S.S. de Monod. Inversion de tendance affectant un même contenu (les mêmes concepts) : la tendance idéaliste étant constituée chez Monod comme résultante du couple mécanisme-spiritualisme. On peut retracer la généalogie logique de cette inversion : matérialisme au départ, puis mécanisme, spiritualisme, enfin idéalisme. Dans le cas de Monod, le point précis de sensibilité, le point où s’opère l’inversion, c’est le mécanisme. Un usage mécaniste du matérialisme biologique hors de la biologie, dans l’histoire, produit l’effet d’inversion de la tendance matérialiste en tendance idéaliste. |