Il y a des exemples comme ça, dans l’histoire des sciences : tout un courant de la connaissance se gèle pendant dix, vingt ans, avant que ça reparte. Prenez l’histoire du rêve. Le premier qui a vraiment essayé de le situer dans le sommeil, de le doter d’une structure temporelle, c’est Alfred Maury, qui était professeur au Collège de France. La théorie en vogue à l’époque disait que l’esprit, étant immatériel, voyageait en tous sens, pendant que le corps subissait la « mort périodique » du sommeil. Alfred Maury a réussi à infirmer cette idée. Il lui a substitué son interprétation du rêve comme accident épisodique, phase intermédiaire entre le sommeil et l’éveil. Sa conception a littéralement parasité les chercheurs qui se sont occupés ensuite de la question. Il a fallu, en fait, attendre la guerre de 1939-1945 — car c’est la guerre qui fait avancer la recherche! — pour qu’on dispose facilement d’appareils permettant l’enregistrement des microvolts. Et, en 1957, des neurophysiologistes de Chicago, en étudiant le mouvement des yeux des dormeurs, ont pris conscience de leur périodicité. Mais, comme l’électroencéphalogramme était identique à celui de l’endormissement — et que les idées de Maury persistaient encore —, ils ont pensé que le rêve n’était qu’un retour du sommeil léger. Si bien que leur découverte qui aurait dû faire un énorme bruit n’en a pas fait beaucoup. Et le paradigme — prenons le mot, bien que je ne l’aime pas — du rêve demi-réveil, demi-sommeil, est resté bloqué où il était. Comme je l’ai dit, c’est totalement par hasard, en étudiant les mécanismes d’apprentissage du chat, que François Michel et moi sommes arrivés par l’autre côté, en 1958. Nous nous sommes aperçus que le rêve n’était ni du sommeil ni de l’éveil. Et que c’était donc obligatoirement un troisième état de cerveau, aussi différent du sommeil que celui-ci l’est de l’éveil. |