Lorsque nous nous demandons ce qu’est le langage humain, nous ne lui trouvons pas de similitudes frappantes avec les systèmes de communication animale. Il n’y a rien d’utile à dire sur le comportement et sur la pensée au niveau d’abstraction auquel la communication animale et la communication humaine se rejoignent. Les exemples de communication animale qui ont été jusqu’ici examinés partagent effectivement bien des propriétés avec les systèmes gestuels humains, et il serait raisonnable d’explorer la possibilité de relation directe dans ce cas. Mais il apparaît que le langage humain est fondé sur des principes entièrement différents. Ceci est je crois un point important, trop souvent dédaigné par ceux qui approchent le langage humain comme un phénomène biologique, naturel ; il semble en particulier relativement sans objet de spéculer sur l’évolution du langage humain à partir de systèmes plus simples — aussi absurde peut-être que de spéculer sur l’ « évolution » des atomes à partir de nuages de particules élémentaires. Pour ce que nous en savons, la possession du langage humain s’accompagne d’un type spécifique d’organisation mentale et pas simplement d’un degré élevé d’intelligence. L’idée selon laquelle le langage humain serait simplement un exemple plus complexe de quelque chose que l’on trouverait partout dans le monde animal semble n’avoir aucune solidité. Ceci pose un problème au biologiste car, si c’est vrai, c’est un bel exemple d’ « émergence » — apparition d’un phénomène qualitativement différent à un stade particulier de complexité d’organisation. C’est la reconnaissance de ce fait qui, quoique formulée différemment, a en grande partie motivé l’étude du langage à l’époque classique chez ceux qui étaient en premier lieu intéressés par la nature de la pensée. |
La parole est d’or Le langage articulé est une authentique particularité humaine, bien plus que l’outil par exemple, qu’on invoque souvent à ce titre mais que les chimpanzés utilisent et fabriquent déjà, au moins de façon rudimentaire. Certes, ils disposent aussi de quelques dizaines de sons correspondant à des messages très simples, mais ils n’ont pas de syntaxe. Ce n’est peut-être qu’une question de possibilité de vocalisation, et il est probable que les structures qui permettent la parole s’ébauchent déjà avant l’homme, puisqu’il semble qu’au moins un bonobo, qui serait notre plus proche cousin longtemps confondu avec le chimpanzé, ait pu acquérir une syntaxe rudimentaire et quelques centaines de mots, d’un langage symbolique. L’homme, lui, peut naturellement émettre des milliers de messages différents et les associer de façon quasi infinie, pour transmettre des informations d’une extrême complexité. À une seule condition toutefois : qu’il ait pu imiter d’autres humains. Selon toute vraisemblance, cette capacité est récente dans notre famille. Les préhominiens, et même les premiers membres du genre Homo, ne disposaient pas d’un larynx situé comme le nôtre et associé à une chambre supralaryngée leur permettant de moduler les sons, avec le concours de la langue et des lèvres, comme nous le faisons. L’homme de Neanderthal, pourtant très proche de nous, n’avait pas seulement une région préfrontale beaucoup plus petite que la nôtre, ce qui limitait ses performances intellectuelles, il avait aussi un larynx en position sensiblement différente. Cette position devait lui permettre de respirer et de boire en même temps, ce qui nous est impossible, mais du coup il ne pouvait probablement pas moduler les voyelles. Seuls les derniers néanderthaliens auraient commencé à pouvoir le faire. Il est donc vraisemblable que nos prédécesseurs, il n’y a que quelques dizaines de milliers d’années, cent mille ans peut-être, ne pouvaient pas vraiment parler. C’est avec les changements de la face, qui ont entraîné aussi des modifications de la disposition du larynx, que le langage articulé est devenu possible. Et c’est la sélection, au cours de l’évolution, de cerveaux de plus en plus performants, capables d’utiliser une parole diversifiée, qui a fait l’Homo sapiens sapiens. Cette sélection très progressive n’a pu s’effectuer que grâce aux interactions réciproques de la pensée, d’abord élémentaire, et de la parole, qui va finalement perfectionner la pensée en lui fournissant un instrument de symbolisation et une syntaxe, ce qui multiplie massivement ses possibilités. |