Althusser, L. (1974). Philosophie et philosophie spontanée des savants (1967): Cours de philosophie pour scientifiques. Paris: Librairie François Maspero. |
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Last edited by: Dominique Meeùs 2009-08-23 21:21:26 |
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Matérialisme [chez Monod] Dans l’Élément 1 [l’élément intra-scientifique de sa philosophie spontanée de savant, l’élément de sa philosophie qui émane de sa pratique scientifique], Monod (1968) a défini le contenu matérialiste de sa tendance en éliminant le mécanisme et le vitalisme, et en disant qu’il n’y a pas de « matière vivante », mais des systèmes vivants, et en désignant dans l’A.D N. le « support physique » de ces systèmes vivants. Mais, lorsque Monod sort du domaine de la biologie, de ce qu’il appelle d’un terme déjà suspect la « biosphère » (terme teilhardien) pour parler de ce qu’il appelle d’un terme encore plus suspect la « noosphère » (terme teilhardien), il ne respecte plus les règles qui commandaient le contenu matérialiste de l’Élément 1 [intra-scientifique]. C’est alors qu’on voit s’inverser, dans l’usage des concepts mêmes de l’Élément 2 [je crois devoir corriger 1 en 2 ; et c’est alors l’élément extra-scientifique de sa philosophie spontanée de savant], la tendance matérialiste qui régnait dans l’Élément 1 [intra-scientifique], en tendance idéaliste, et même spiritualiste. Le symptôme le plus frappant de cette inversion nous est fourni par l’inversion de l’attitude de Monod à l’égard de Teilhard : dans l’Élément 1 [intra-scientifique], Monod est à 100 % contre Teilhard. Dans l’Élément 2 [extra-scientifique], Monod a recours à deux concepts de Teilhard : avant tout, la « noosphère » et la « biosphère ». Il en résulte, on va le voir, que la composante dialectique, exprimée par le concept d’émergence, devient elle-même idéaliste, et retombe dans ce que Monod a évité dans l’Élément 1 [intra-scientifique], savoir le couple spiritualisme-mécanisme. En clair : Monod propose une théorie de la naissance de l’humanité : « Seul le dernier en date de ces accidents pouvait conduire au sein de la biosphère à l’émergence d’un nouveau règne, la noosphère, le royaume des idées et de la connaissance, né le jour ou les associations nouvelles, les combinaisons créatrices chez un individu, ont pu, transmises à d'autres, ne plus périr avec lui. » Thèse précisée : c’est le langage qui a créé l’homme. Le règne de l’homme, c’est la noosphère, La noosphère, c’est « le royaume des idées et de la connaissance ». Dans cette extrapolation, Monod se croit matérialiste, parce que le langage n’est pas pour lui d’origine spirituelle, mais simplement une émergence accidentelle, qui a pour support biophysiologique les ressources informationnelles du système nerveux central humain. Pourtant, Monod est, dans sa théorie de la noosphère, en fait (et non selon ses convictions déclarées) idéaliste, très précisément mécaniste-spiritualiste. Mécaniste, car il croit pouvoir rendre compte de l’existence et du contenu de la « noosphère » par les effets déclenchés par l’émergence du support biophysiologique du langage (le système nerveux central humain). En termes clairs : il croit rendre compte du contenu de l’existence sociale des hommes, y compris de l’histoire de leurs idées, par le simple jeu de mécanismes bioneurologiques. C’est du mécanisme que d’étendre sans aucune justification scientifique les lois biologiques à l’existence sociale des hommes. Monod insiste sur la légitimité de cette extension arbitraire : « La noosphère, pour être immatérielle, peuplée seulement de structures abstraites, présente d’étroites analogies avec la biosphère d’où elle a émergé. » Et il n’y va pas par quatre chemins : appelant de ses vœux l’avènement du très grand esprit « qui saura écrire, comme pendant à l’œuvre de Darwin, une “histoire naturelle de la sélection des idées” ». Monod n’attend même pas que ce très grand esprit soit né : il lui donne bénévolement les bases de son œuvre à venir : une stupéfiante théorie biologiste des idées comme êtres doués des propriétés spécifiques des espèces vivantes, vouées aux mêmes fonctions et exposées aux mêmes lois : il y a des idées possédant un pouvoir d’invasion, d’autres vouées à dépérir en tant qu’espèces parasites, d’autres condamnées par leur rigidité à une mort inéluctable. Nous retombons, avec ce très grand biologiste d’avant-garde, dans des banalités qui ont plus d’un siècle d’existence, et à qui Malthus et le darwinisme social ont donné une belle flambée de vigueur idéologique pendant tout le 19e siècle. Théoriquement parlant, le mécanisme de Monod réside dans la tendance suivante : plaquer mécaniquement les concepts et les lois de ce qu’il appelle la « biosphère » sur ce qu’il appelle la « noosphère », plaquer le contenu du matérialisme qui est propre aux espèces biologiques, sur un tout autre objet réel : les sociétés humaines. C’est un usage idéaliste du contenu matérialiste d’une science définie (ici, la biologie moderne) dans son extension à l’objet d’une autre science. Cet usage idéaliste de contenu matérialiste d’une science définie consiste à imposer arbitrairement à une autre science, possédant un objet réel différent de la première, le contenu matérialiste de la première science. Monod déclare que le support physique de la biosphère est l’A.D.N. En l’état actuel de la science biologique, cette thèse matérialiste est inattaquable. Mais, lorsqu’il croit être matérialiste en donnant pour base biophysiologique à ce qu’il appelle la « noosphère », c’est-à-dire à l’existence sociale et historique de l’espèce humaine, l’émergence du support bioneurologique du langage, il n’est pas matérialiste, mais, comme on dit, « matérialiste mécaniste » , ce qui signifie aujourd’hui, en théorie de l’histoire humaine, idéaliste. Aujourd’hui, car le matérialisme mécaniste qui a été, au 18e siècle, le représentant du matérialisme en histoire, n’est plus aujourd’hui qu’un des représentants de la tendance idéaliste en histoire. Mécaniste, Monod est, en même temps, et nécessairement, spiritualiste. Sa théorie du langage qui a créé l’homme peut être entendue d’une oreille intéressée par certains philosophes de l’anthropologie, de la littérature, voire de la psychanalyse. Mais il faut se méfier des oreilles intéressées : leur intérêt étant de faire des contresens intéressés sur ce qu’on leur dit pour pouvoir entendre ce qu’elles désirent entendre et qui peut être juste en ce qu’elles veulent entendre, mais qui est faux en ce qu’on leur dit. La théorie du langage créateur de l’homme est, dans le cours de Monod, une théorie spiritualiste qui ignore la spécificité de la matérialité de l’objet qu’elle concerne en fait. Dire que le langage a créé l’homme, c’est dire que c’est non pas la matérialité des conditions d’existence sociales, mais ce que Monod appelle lui-même « l’immatérialité » de la noosphère, ce « royaume des idées et de la connaissance », qui constitue la base réelle, donc le principe d’intelligibilité scientifique de l’histoire humaine. Nulle différence essentielle ne sépare ces thèses que Monod croit scientifiques, mais qui ne sont qu’idéologiques, des thèses les plus classiques du spiritualisme conventionnel. De fait, quand on a donné pour toute base matérielle à la « noosphère » le support biophysiologique du système nerveux central, il faut bien remplir le vide de la « noosphère » avec le secours de l’Esprit, car on s’est interdit tout autre recours, en tout cas tout recours scientifique. C’est ainsi que le matérialisme de l’Élément 1 [intra-scientifique] est inversé en idéalisme dans l’Élément 2 [extra-scientifique] de la P.S.S. de Monod. Inversion de tendance affectant un même contenu (les mêmes concepts) : la tendance idéaliste étant constituée chez Monod comme résultante du couple mécanisme-spiritualisme. On peut retracer la généalogie logique de cette inversion : matérialisme au départ, puis mécanisme, spiritualisme, enfin idéalisme. Dans le cas de Monod, le point précis de sensibilité, le point où s’opère l’inversion, c’est le mécanisme. Un usage mécaniste du matérialisme biologique hors de la biologie, dans l’histoire, produit l’effet d’inversion de la tendance matérialiste en tendance idéaliste. |
Changeux, J.-P. (2002). L’homme de vérité M. Kirsch, Trans. Paris: Éditions Odile Jacob. |
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Last edited by: Dominique Meeùs 2016-05-30 21:00:01 |
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Noam Chomsky (1995) allait encore plus loin et émettait des doutes sur l’ensemble de l’entreprise d’investigation naturaliste du langage. pour lui, « en raison des limites biologiques » de notre cerveau, le langage et sa générativité relèveraient probablement de « secrets ultimes de la nature » qui « demeureront à jamais » dans l’ « obscurité ». |
Chomsky, N. (2001). Le langage et la pensée: Contributions linguistiques à l’étude de la pensée L.-J. Calvet, Trans. Paris: Éditions Payot & Rivages. |
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Last edited by: admin 2010-12-12 18:09:05 |
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Lorsque nous nous demandons ce qu’est le langage humain, nous ne lui trouvons pas de similitudes frappantes avec les systèmes de communication animale. Il n’y a rien d’utile à dire sur le comportement et sur la pensée au niveau d’abstraction auquel la communication animale et la communication humaine se rejoignent. Les exemples de communication animale qui ont été jusqu’ici examinés partagent effectivement bien des propriétés avec les systèmes gestuels humains, et il serait raisonnable d’explorer la possibilité de relation directe dans ce cas. Mais il apparaît que le langage humain est fondé sur des principes entièrement différents. Ceci est je crois un point important, trop souvent dédaigné par ceux qui approchent le langage humain comme un phénomène biologique, naturel ; il semble en particulier relativement sans objet de spéculer sur l’évolution du langage humain à partir de systèmes plus simples — aussi absurde peut-être que de spéculer sur l’ « évolution » des atomes à partir de nuages de particules élémentaires. Pour ce que nous en savons, la possession du langage humain s’accompagne d’un type spécifique d’organisation mentale et pas simplement d’un degré élevé d’intelligence. L’idée selon laquelle le langage humain serait simplement un exemple plus complexe de quelque chose que l’on trouverait partout dans le monde animal semble n’avoir aucune solidité. Ceci pose un problème au biologiste car, si c’est vrai, c’est un bel exemple d’ « émergence » — apparition d’un phénomène qualitativement différent à un stade particulier de complexité d’organisation. C’est la reconnaissance de ce fait qui, quoique formulée différemment, a en grande partie motivé l’étude du langage à l’époque classique chez ceux qui étaient en premier lieu intéressés par la nature de la pensée. |
Coppens, Y. (2008). L’histoire de l’homme: 22 ans d’amphi au collège de france. Paris: Éditions Odile Jacob. |
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Added by: Dominique Meeùs 2012-12-22 18:13:24 |
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En ce qui concerne le pourquoi, que nos disciplines sont tout à fait en mesure d’aborder contrairement à ce qui est frileusement dit parfois, il convient de différencier la raison pour laquelle les hommes fabriquent des outils, de plus en plus d’outils, des outils de plus en plus variés, de la raison pour laquelle un type d’Homme se met à fabriquer un certain type d’outils. C’est une évidence de dire que le corps redressé libérant en partie, puis complètement, les mains de la locomotion, ces extrémités des membres antérieurs au premier rayon opposable ont pu se saisir d’objets : le développement du système nerveux central aidant, un beau jour, un Australopithèque a délibérément (ou par accident) changé la forme de ces objets pour les rendre plus efficaces pour accomplir les tâches auxquelles il les destinait ; et à partir de ce moment-là, Préhumains puis Hommes n’ont plus cessé d’agir sur le monde et de le transformer à leur profit. Et l’échange permanent cerveau, main, c’est-à-dire outils, et langage, c’est-à-dire société, n’a plus cessé de se faire, multipliant et diversifiant de manière autocatalytique et amplifiée les outils qui se sont conservés pour notre réflexion. Les études de micro-usure des parties utilisées des outils ont permis quant à elles de répondre de mieux en mieux à l’autre pourquoi, passant de simples classifications construites sur les formes à des rangements solidement basés sur les fonctions ; grâce aux nombreuses expérimentations et à leurs examens au microscope optique ou même plus magnifiant, les cicatrices de la taille de la viande, de la peau, des cuirs, de l’os, du bois (de renne ou d’arbre), des plantes, mais aussi les polissages, les stries, les émoussés, les écaillures se sont en effet inscrits de telle manière dans l’outil que leur lecture a été celle des diverses activités évidemment croissantes des Hommes. Pour la première fois par exemple, on a pu dire à coup sûr qu’un grattoir avait gratté ou qu’un racloir avait raclé (ou pas) ! |
Dobzhansky, T. (1978). Le droit à l’intelligence: Génétique et égalité M. Reisinger, Trans. Bruxelles: Éditions Complexe. |
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Added by: Dominique Meeùs 2009-08-22 06:19:05 |
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L’infinie variété des êtres vivants nous fascine et nous déroute à la fois. Il n’existe pas deux êtres humains identiques, pas plus que deux sapins, deux mouches Drosophiles ou deux infusoires identiques. Le langage humain rend maniable la variété fugitive de nos perceptions. La classification et la dénomination de groupes d’objets est peut-être l’activité scientifique primordiale. Il se peut qu’elle ait précédé l’apparition de l’Homo sapiens, et elle subsistera tant qu’un animal doué de la faculté symbolique existera. Les biologistes et les anthropologues décrivent et nomment les ensembles d’organismes qu’ils étudient, afin de les identifier pour eux-mêmes, et pour que les autres puissent savoir de quoi ils parlent. Les êtres humains que nous rencontrons et dont nous entendons parler sont nombreux et divers. Il faut que nous les classifions et mettions une étiquette sur les différents groupes. Ainsi nous distinguons ceux qui parlent Anglais, Russe, Swahili, ou d’autres langues ; les étudiants, les ouvriers et les paysans ; les intellectuels et la « majorité silencieuse », etc. Les gens qui étudient les variations physiques, physiologiques et génétiques de l’homme trouvent pratique de distinguer différentes races. On peut définir les races comme des populations mendéliennes faisant partie de la même espèce biologique, mais différant entre elles par l’incidence de certaines variables génétiques. On pose souvent la question suivante : les races représentent-elles des phénomènes naturels objectifs, ou bien sont-elles de simples concepts élaborés par les biologistes et les anthropologues pour des raisons pratiques ? C’est pourquoi il faut indiquer clairement la dualité du concept de race. D’une part il se rapporte à des différences génétiques objectives entre des populations mendéliennes. D’autre part il s’agit de catégories classificatoires qui ont pour rôle pragmatique de faciliter la communication. On peut spécifier la procédure opérationnelle par laquelle on démontre que deux populations font partie ou pas d’une même race. Ces populations renferment des ensembles de génotypes différents si elles n’appartiennent pas à la même race et des ensembles semblables si elles font partie de la même race. |
Edelman, G. M., & Tononi, G. (2000). Comment la matière devient conscience J.-L. Fidel, Trans. Paris: Éditions Odile Jacob. |
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Last edited by: Dominique Meeùs 2016-05-30 19:22:45 |
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Un animal seulement doté d’une conscience primaire peut produire une « image mentale » ou une scène fondée sur l’activité réentrante intégrée du noyau dynamique. Cette scène est en grande partie déterminée par la succession des événements réels survenant dans l’environnement et, jusqu’à un certain point, par l’activité sous-corticale inconsciente. Cet animal a une individualité biologique, mais non de vrai soi, de soi conscient de lui-même. Bien qu’il ait du « présent remémoré », sous l’effet de l’activité du noyau dynamique à travers le temps réel, il n’a pas de concept du passé ou du futur. Ces concepts n’ont émergé que lorsque les aptitudes sémantiques — à savoir la capacité à exprimer des sentiments et à se référer à des objets et à des éléments au moyen de symboles — sont apparues au cours de l’évolution. Nécessairement, la conscience de niveau supérieur implique des interactions sociales. Lorsque l’aptitude linguistique pleine et entière, fondée sur la syntaxe, est apparue chez les précurseurs d’Homo sapiens, la conscience de niveau supérieur s’est épanouie, en partie par suite des échanges au sein de la communauté des êtres qui parlaient. Les systèmes syntaxiques et sémantiques ont fourni de nouveaux moyens de construction symbolique et un nouveau type de mémoire médiatisant la conscience de niveau supérieur. La conscience de la conscience est alors devenue possible. |
Lorsqu’on contemple les modifications phénotypiques qui ont dû se mettre en place avant que le langage n’apparaisse ou ne soit inventé, la difficulté qu’on éprouve à reconstruire ses origines au cours de l’évolution ne devient que trop évidente. Premièrement, le précurseur des hominidés devait posséder une conscience primaire — c’est-à-dire une aptitude à, dans le présent remémoré, élaborer une scène dans laquelle des objets ou des événements à la fois liés et non liés entre eux, mais pris ensemble, avaient un sens au regard des valeurs et des souvenirs influencés par l’histoire de cet animal individuel. Une série de changements morphologiques ont ainsi conduit à la mise en place de la bipédie, de la possibilité de saisir des objets, liée à un sens tactile plus élaboré, et à la transformation du crâne. En même temps, ces modifications crâniennes ont permis que le larynx descende au cours du développement, libérant un espace au-dessus qui a permis de produire des sons de parole articulés. Aptes à communiquer, ces hominidés se sont servi de gestes et de sons pour développer des interactions sociales présentant un avantage sélectif pour la chasse et la reproduction. Et le cerveau ? C’est sans doute à cette époque que les structures corticales et sous-corticales permettant une riche catégorisation phonologique et la mémoire des sons de parole ont évolué. Cette étape cruciale dans l’émergence de la conscience de niveau supérieur a reposé sur l’apparition au cours de l’évolution de connexions réentrantes entre ces structures et les aires du cerveau responsables de la formation des concepts. Selon la théorie de la sélection des groupes de neurones, les répertoires des différentes aires cérébrales, opérant selon un principe de sélection, sont assez malléables pour s’adapter de façon somatique à une vaste gamme de changements phénotypiques corporels, comme l’émergence d’un espace supralaryngal. Cette plasticité résout un dilemme génétique et évolutif : des mutations corrélées et simultanées peuvent ainsi avoir lieu à la fois dans les parties altérées du corps et dans les cartographies neuronales altérées correspondantes. (Bien sûr, à la suite de l’ajustement somatique du cerveau à une mutation affectant le corps, des mutations ultérieures dans les gènes significatifs du point de vue neuronal ont pu s’accumuler au cours de l ’évolution pour le bénéfice de l’organisme.) Que faut-il pour que du sens et de la sémantique émergent des échanges ayant lieu au sein de la communauté de parole qui s’est développée chez les hominidés ? Premièrement, ces échanges doivent avoir des composantes affectives et émotionnelles liées au jeu des récompenses et des punitions. La relation émotionnelle précoce entre la mère et l’enfant et la toilette en sont probablement des prototypes, mais ce ne sont pas les seuls. Deuxièmement, la conscience primaire et les aptitudes conceptuelles devaient déjà être en place. (Avant le langage, les concepts dépendent de l’aptitude du cerveau à élaborer des « universaux » par le biais des cartographies de niveau supérieur de l’activité des cartes cérébrales perceptives et motrices.) Troisièmement, il faut que les sons deviennent des mots — des vocalisations développées au fil du temps au sein de l’histoire par ailleurs arbitraire d’une communauté de parole doivent être échangées et remémorées en liaison avec leurs référents. Enfin, certaines aires du cerveau doivent répondre à ces vocalisations, les catégoriser et connecter le souvenir de leur signification symbolique aux concepts, aux valeurs et aux réponses motrices. La valeur pour l’évolution de ces développements tient au souvenir des événements qui résulte des connexions réentrantes entre les aires qui médiatisent la mémoire pour les symboles de parole et les aires conceptuelles du cerveau. |
Notre attention se concentre ici sur la conscience primaire, c’est-à-dire l’aptitude à construire une scène mentale intégrée dans le présent sans recourir au langage ni au sentiment de soi. Il nous semble que cette scène mentale ne dépend pas seulement de la catégorisation perceptive des stimuli sensoriels actuels — qui forment le présent —, mais surtout de leur interaction avec des souvenirs catégoriels — c’est-à-dire avec le passé. En d’autres termes, cette scène mentale intégrée constitue un « souvenir du présent ». |
Laplane, D. (1992). La neuropsychologie s’intéresse-t-elle à la pensée ? In H. Barreau (Ed.), Le cerveau et l’esprit (pp. 3–14). Paris: CNRS éditions. |
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Last edited by: Dominique Meeùs 2009-10-06 04:11:52 |
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Résumé Le but de cet article est de rappeler que la neuropsychologie (prise ici au sens restreint du terme : étude des modifications du fonctionnement psychique par des lésions cérébrales) est une science des comportements, y compris verbaux. Trois exemples sont pris pour illustrer ce rappel : l’aphasie, pour montrer que la pensée le déborde de toute part et qu’aucun neuropsychologue ne saurait soutenir l’idée chère à certains philosophes et cognitivistes que la pensée se résume au langage ; la négligence unilatérale pour montrer que son assimilation à un défaut d’attention correspond à une inférence psychologique discutable ; la question de la conscience de l’hémisphère droit après section des commissures interhémisphériques pour souligner la tentation anthropomorphique contre laquelle le béhaviorisme n’arrive que difficilement à se défendre. La difficulté du problème vient de l’impossibilité de définir ce qu’est la pensée que nous ne connaissons que par expérience personnelle et que nous ne pouvons qu’attribuer aux autres dans la mesure où leur comportement nous renvoie à des expériences que nous connaissons. ll en résulte que si la science peut nous apprendre beaucoup sur le fonctionnement du cerveau et le mode de formation des éléments qui peuplent notre pensée, elle ne pourra jamais rien nous dire sur la pensée en tant que telle qui reste un problème philosophique.
Abstract The aim of this paper is to remind that neuropsychology is a science of behaviours including language. (Neuropsychology will be defined here restricively as the study of the psychic modifications from cerebral lesions). This is illustrated by three examples : aphasia, to show that thought overlaps language in any direction and that a neuropsychologist cannot support the idea defended by some philosophers and cognitivists that thought is restricted to language ; unilateral neglect to show that it assimilation to an attentional deficit is due to a disputable psychologic inference from a behaviour ; the question of the conscious awareness of the right hemisphere in split brain patients to emphasize that the behaviourism hardly avoids completely the anthropomorphic temptation. The difficulty of the problem raises from the impossibility to define what is tought which we know only by personal experience and which we can attribute to the others only as far as their behaviours echoes some experience of ours. Science has demonstrated its ability to tell us much on the working brain and the modalities of formation of the components of our thought. It will never be able, however, to say anything on the thought itself which remains a philosophical problem. |
Lévy, J.-P. (1997). La fabrique de l’homme. Paris: Éditions Odile Jacob. |
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Last edited by: Dominique Meeùs 2010-01-02 08:12:20 |
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La parole est d’or Le langage articulé est une authentique particularité humaine, bien plus que l’outil par exemple, qu’on invoque souvent à ce titre mais que les chimpanzés utilisent et fabriquent déjà, au moins de façon rudimentaire. Certes, ils disposent aussi de quelques dizaines de sons correspondant à des messages très simples, mais ils n’ont pas de syntaxe. Ce n’est peut-être qu’une question de possibilité de vocalisation, et il est probable que les structures qui permettent la parole s’ébauchent déjà avant l’homme, puisqu’il semble qu’au moins un bonobo, qui serait notre plus proche cousin longtemps confondu avec le chimpanzé, ait pu acquérir une syntaxe rudimentaire et quelques centaines de mots, d’un langage symbolique. L’homme, lui, peut naturellement émettre des milliers de messages différents et les associer de façon quasi infinie, pour transmettre des informations d’une extrême complexité. À une seule condition toutefois : qu’il ait pu imiter d’autres humains. Selon toute vraisemblance, cette capacité est récente dans notre famille. Les préhominiens, et même les premiers membres du genre Homo, ne disposaient pas d’un larynx situé comme le nôtre et associé à une chambre supralaryngée leur permettant de moduler les sons, avec le concours de la langue et des lèvres, comme nous le faisons. L’homme de Neanderthal, pourtant très proche de nous, n’avait pas seulement une région préfrontale beaucoup plus petite que la nôtre, ce qui limitait ses performances intellectuelles, il avait aussi un larynx en position sensiblement différente. Cette position devait lui permettre de respirer et de boire en même temps, ce qui nous est impossible, mais du coup il ne pouvait probablement pas moduler les voyelles. Seuls les derniers néanderthaliens auraient commencé à pouvoir le faire. Il est donc vraisemblable que nos prédécesseurs, il n’y a que quelques dizaines de milliers d’années, cent mille ans peut-être, ne pouvaient pas vraiment parler. C’est avec les changements de la face, qui ont entraîné aussi des modifications de la disposition du larynx, que le langage articulé est devenu possible. Et c’est la sélection, au cours de l’évolution, de cerveaux de plus en plus performants, capables d’utiliser une parole diversifiée, qui a fait l’Homo sapiens sapiens. Cette sélection très progressive n’a pu s’effectuer que grâce aux interactions réciproques de la pensée, d’abord élémentaire, et de la parole, qui va finalement perfectionner la pensée en lui fournissant un instrument de symbolisation et une syntaxe, ce qui multiplie massivement ses possibilités. |
Pinker, S. (1999). L’instinct du langage M.-F. Desjeux, Trans. Paris: Éditions Odile Jacob. |
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Last edited by: Dominique Meeùs 2009-08-15 18:07:54 |
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La plupart des gens instruits ont déjà leur opinion sur le langage. Ils savent que c’est l’invention culturelle la plus importante de l’homme, la quintessence de sa capacité à utiliser des symboles et que ce phénomène sans précédent le distingue irrévocablement des autres animaux. Ils savent que le langage s’infiltre dans la pensée, des langages différents amenant leurs locuteurs à construire la réalité de façon différente. Ils savent que les enfants apprennent à parler avec des personnes qui représentent des modèles de rôles et avec celles qui s’occupent d’eux. Ils savent qu’autrefois on cultivait la complexité grammaticale dans les écoles, mais que la détérioration de l’éducation et l’effondrement de la culture populaire ont entraîné un effroyable déclin dans l’aptitude du sujet moyen à construire une phrase grammaticale. Ils savent aussi que l’anglais est une langue extravagante qui défie la logique. Ils savent que George Bernard Shaw se plaignait de ce que fish pourrait tout aussi bien s’écrire ghoti (avec gh comme dans tough, o comme dans women, et ti comme dans nation), et que seule l’inertie des institutions empêche qu’on adopte un système plus rationnel, où l’on pourrait dire plus souvent « ça s’écrit comme ça se prononce ». Dans les pages qui suivent, je vais essayer de vous convaincre que chacune de ces idées est fausse ! Et elles sont toutes fausses pour une seule et unique raison. Le langage n’est pas un produit culturel qui s’apprend comme on apprend comment dire l’heure ou comment fonctionne le gouvernement de son pays. Au contraire, c’est une partie distincte de la structure biologique de notre cerveau. Le langage est un savoir-faire complexe et spécifique qui se développe spontanément chez l’enfant, sans effort conscient et sans apprentissage formel, qui s’articule sans qu’il en connaisse la logique sous-jacente, qui est qualitativement le même chez tous les individus et qui est distinct d’aptitudes plus générales pour traiter les informations ou se comporter avec intelligence. C’est ainsi que certains spécialistes de sciences cognitives ont décrit le langage comme une faculté psychologique, un organe mental, un système de neurones et un module de traitement de données, mais je préfère le terme, archaïque je l’admets, d’instinct. Il rend l’idée que les gens savent parler plus ou moins dans le sens où les araignées savent tisser leur toile. Le tissage de la toile d’araignée n’a pas été inventé par quelque araignée géniale et restée inconnue. Il ne dépend pas d’un enseignement approprié ni d’un talent en architecture ou d’un savoir-faire en matière de construction. Bien plutôt, les araignées construisent des toiles parce qu’elles ont des cerveaux d’araignées qui les poussent à tisser et leur donnent la compétence pour y réussir. Bien qu’il existe des différences entre les toiles d’araignées et les mots, vous devriez considérer le langage de cette manière. Cela permettra de comprendre le phénomène que nous allons explorer. Si l’on pense au langage en terme d’instinct, on va à l’encontre de la sagesse populaire, en particulier parce qu’elle a été modelée par les règles des sciences humaines et sociales. Le langage n’est pas plus une création culturelle que la station verticale. Ce n’est pas la manifestation d’une capacité générale à utiliser des symboles : un enfant de trois ans, comme nous le verrons, est un génie en grammaire, mais il est totalement incompétent dans les arts visuels, l’iconographie religieuse, les panneaux de signalisation et autres éléments représentatifs de la sémiotique. Bien que le langage soit une aptitude merveilleuse exclusivement réservée à Homo sapiens entre tous les êtres vivants, cela ne justifie pas qu’on exclue l’étude de l’homme du domaine de la biologie, car la possession d’une aptitude merveilleuse et unique chez une espèce vivante est loin d’être un phénomène singulier dans le règne animal. Certains types de chauves-souris se dirigent tout droit sur des insectes grâce au sonar Doppler. Certains types d’oiseaux migrateurs naviguent sur des milliers de kilomètres en calibrant la position des constellations sur le moment du jour et de l’année. Dans le spectacle des merveilles de la nature, nous ne sommes qu’une espèce de primates, qui joue son rôle avec le talent qui lui est propre, celui de communiquer des informations sur qui a fait quoi et à qui, en modulant les sons que nous produisons en soufflant. |
Prochiantz, A. (1989). La construction du cerveau. Paris: Hachette. |
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Last edited by: Dominique Meeùs 2010-07-18 09:34:49 |
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Le système nerveux central de l’homme forme une manière d’engramme de son histoire personnelle ; et l’individu humain, unique, donc non clonable, résulte d’une histoire sociale. Chez les abeilles, tous les individus sont à quelque chose près (qu’il ne faut évidemment pas nier) des clones. Deux humains, fussent-ils absolument identiques sur le plan génétique, ne sont jamais des clones, parce que l’histoire de chaque individu reste singulière, de la naissance à la mort. Or, cette histoire est marquée dans la structure physique, puisqu’elle s’inscrit dans la matière cérébrale même, à cause de l’importance de l’épigenèse qui va stabiliser tel circuit ou tel autre. Et si le langage, évidemment fondamental pour ce qui est de l’humanité de l’homme, se trouve lié à la structure d’une couche cérébrale particulière, à sa conformation synaptique, au nombre de cellules qui la composent et à tout autre trait de caractère épigénétique, alors le langage d’un individu a à voir avec le processus de son individuation: avec son histoire affective, intellectuelle, d’interactions avec les autres individus dans la société. L’individu humain est donc un individu extrême, et en même temps un individu social extrême ; à la fois le plus individuel et le plus social des animaux; le plus individuel parce que, par nature, le plus social. Voilà qui permet, me semble-t-il, de relancer sur de nouvelles bases les discussions souvent mal engagées sur l’inné et l’acquis. Prenons un exemple brûlant. Je suis convaincu que la perspective développementale que l’on vient de résumer est susceptible de réduire, sinon de dissiper complètement, l’hostilité qui s’est installée entre les neurobiologistes, ou ceux qu’on appelle les psychiatres biologistes, d’une part, et le courant psychanalytique, toutes obédiences confondues, d’autre part. Quand les biologistes décrivent les désordres comportementaux (névroses, psychoses...) comme inscrits dans la structure neuronale du cerveau, les psychanalystes interprètent à contresens et s’imaginent qu’on veut parler de quelque chose d’inné. Ils sont persuadés qu’on soutient, ipso facto, qu’il existe, par exemple, un gène de la schizophrénie ou de la névrose obsessionnelle, et que la maladie affecte automatiquement tout individu porteur du gène. Il faut bien leur accorder qu’à partir de données généalogiques démontrant, pour certaines formes de maladies mentales, une composante héréditaire, il s’est trouvé quelques idéologues qui ont tenté de généraliser et d’exploiter les résultats des recherches en biologie moléculaire pour soutenir de telles aberrations radicalement et exclusivement généticistes, qui menacent toujours d’être criminelles. Rappelons-nous les premières lobotomies ! Mais il y a là un profond malentendu. La position des neurobiologistes sérieux consiste à affirmer, tout simplement, que la plupart de ces comportements sont liés à certaines structurations des réseaux neuronaux : ce qui ne signifie nullement que ces comportements soient innés ou qu’une quelconque composante génétique les rende fatals. On peut penser, au contraire, que ce sont des structures qui se sont construites au cours du développement de l’individu et qui se sont stabilisées du fait de l’environnement affectif que l’individu a dû affronter au fil de son histoire singulière. Dans cette perspective, une structure psychique névrotique peut, de fait, très bien correspondre à une structure de réseaux neuronaux. Prenons le risque de heurter un peu plus les convictions idéalistes de la majorité des psychanalystes en empiétant résolument sur leur domaine. Ne peut-on penser que la cure analytique correspond à une modification des réseaux neuronaux, qui s’effectue douloureusement dans les conditions du transfert au cours de l’anamnèse (la remontée vers les souvenirs d’enfance), puisqu’on sait que les neurones restent plastiques, chez l’homme, jusqu’à un âge avancé, sinon pendant l’entière durée de sa vie ? Si l’on a un jour la possibilité de visualiser certains de ces réseaux entiers, par exemple grâce à de nouvelles techniques d’imagerie médicale, on pourra peut-être trancher. J ’aime à penser qu’on pourra voir, au cours de la cure, s’opérer la modification de certains réseaux, et le dénouement de certains « nœuds » qu’on pourrait appeler, pourquoi pas, des « nœuds névrotiques ». Il n’y a rien là qui me paraisse scandaleux du point de vue de la neurobiologie. Pourquoi les psychanalystes s’en offusqueraient-ils ? Freud lui-même aurait-il rejeté cette hypothèse ? |
Sève, L. (1980). Une introduction à la philosophie marxiste suivie d’un vocabulaire philosophique. Paris: Éditions sociales. |
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Added by: admin 2009-03-15 23:21:34 |
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Toute claire compréhension des textes comme des problèmes philosophiques présuppose donc l’examen attentif des rapports entre le langage, la pensée et la vie réelle. Comment la pensée, à travers le langage, peut-elle se détacher de la réalité ? C’est la question, primordiale, de la nature et des pièges de l’abstraction, c’est-à-dire, plus généralement, du processus de la connaissance. |