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Bunge, M. (2008). Le matérialisme scientifique S. Ayache, P. Deleporte, É. Guinet & J. Rodriguez Carvajal, Trans. Paris: Éditions Syllepse.  
Last edited by: Dominique Meeùs 2017-04-01 21:24:07 Pop. 0%
      Le mot « matérialisme » est ambigu : il désigne une doctrine morale autant qu’une philosophie et, en fait, une vision générale du monde. La morale matérialiste est identique à l’hédonisme, c’est-à-dire une doctrine selon laquelle les hommes ne doivent rechercher que leur propre plaisir. Le matérialisme philosophique est la conception selon laquelle le monde réel est exclusivement composé d’objets matériels. Les deux doctrines sont logiquement indépendantes : l’hédonisme est cohérent avec l’immatérialisme, et le matérialisme est compatible avec de hautes valeurs morales. Nous nous intéresserons exclusivement au matérialisme philosophique. Et nous ne le confondrons pas avec le réalisme, c’est-à-dire une doctrine épistémologique selon laquelle la connaissance, ou au moins la connaissance scientifique, cherche à représenter la réalité.
     Le matérialisme philosophique n’est ni une marotte récente ni un bloc solide : il est aussi ancien que la philosophie et il a traversé six stades bien différents. Le premier fut le matérialisme ancien, centré autour de l’atomisme grec et indien. Le second fut la renaissance du premier au l7e siècle. Le troisième fut le matérialisme du l8e siècle, partiellement dérivé de l’héritage ambigu de Descartes. Le quatrième fut le matérialisme « scientifique » du milieu du l9e siècle, qui s’est épanoui principalement en Allemagne et en Angleterre, et fut lié au développement de la chimie et de la biologie. Le cinquième fut le matérialisme dialectique et historique, qui accompagna la consolidation de l’idéologie socialiste. Et le sixième stade, le stade actuel, développé principalement par les philosophes australiens et américains, est universitaire et non partisan mais il est par ailleurs très hétérogène (1).
     Le matérialisme ancien était parfaitement mécaniste. Ses grands noms furent Démocrite et Épicure, ainsi que Lucrèce. Le matérialisme du l7e siècle fut principalement l’œuvre de Gassendi et de Hobbes. Le matérialisme du l8e siècle, représenté par Helvetius, d’Holbach, Diderot, La Mettrie et Cabanis, présenta une grande variété. Ainsi, tandis que La Mettrie voyait les organismes comme des machines, Diderot soutenait que les organismes, bien que matériels, possédaient des propriétés émergentes. Les matérialistes « scientifiques » du l9e siècle, alors qu’ils étaient philosophiquement naïfs, avaient le mérite de lier le matérialisme à la science, sans pourtant le lier aux mathématiques. Non seulement les scientifiques Vogt, Moleschott et Czolbe en faisaient partie mais également Tyndall et Huxley, de même que Darwin, secrètement. Le matérialisme dialectique, formulé principalement par Engels et Lénine, était dynamiciste et émergentiste, et se prétendait scientifique alors qu’en même temps il était lié à une idéologie. Enfin, les matérialistes actuels ou académiques se présentent très diversement, allant des physicalistes comme Neurath, Quine et Smart aux matérialistes émergentistes comme Samuel Alexander et Roy Wood Sellars (2). Leurs rapports avec la science contemporaine sont lointains.
     La plupart des philosophes, depuis Platon, ont dédaigneusement rejeté le matérialisme philosophique comme stupide et incapable de rendre compte de la vie, de l’esprit et de leurs créations. De ce fait, le matérialisme est rarement discuté dans la littérature philosophique et dans les classes excepté quand il est associé à la dialectique. En conséquence, le matérialisme est encore dans sa première enfance quand bien même il est âgé de plusieurs milliers d’années.
     Le matérialisme philosophique a été attaqué sous plusieurs chefs d’accusation. Premièrement, parce qu’il s’oppose aux visions magiques et religieuses du monde (pour cette raison, il est souvent confondu avec le positivisme). Deuxièmement, parce que la version dialectique du matérialisme fait partie de l’idéologie marxiste et qu’elle est donc souvent considérée comme anathème (quand ce n’est pas un dogme intouchable). Troisièmement, pour avoir prétendument failli à résoudre les problèmes philosophiques majeurs, ou même pour avoir esquivé certains d’entre eux. Nous ne nous occuperons pas des deux premières critiques car elles sont idéologiques et non philosophiques.
     Au lieu de cela, nous nous attacherons à répondre à l’objection selon laquelle le matérialisme n’a pas de sens parce qu’il n’affronte pas, et encore moins ne résout, certains des problèmes clés de la philosophie. Voici certains des problèmes majeurs que le matérialisme est supposé ne pas vouloir, ou même ne pas pouvoir, résoudre :
     (i) Comment les matérialistes peuvent—ils maintenir leurs positions face à l’apparente dématérialisation du monde accomplie par la physique contemporaine, avec ses champs et ses ondes de probabilités ?
     (ii) Comment le matérialisme, qui est supposé être réductionniste, explique—t-il l’émergence de nouvelles propriétés, en particulier celles qui tiennent aux organismes et aux sociétés ?
     (iii) Comment le matérialisme explique-t-il l’esprit, qui est immatériel ?
     (iv) Comment le matérialisme rend-il compte de l’intention et de la liberté, qui transcendent si ostensiblement la loi naturelle ?
     (v) Comment les matérialistes font-ils une place aux objets culturels,tels que les œuvres d’art et les théories scientifiques, qui semblent habiter un domaine qui leur est propre et obéir à des lois extraphysiques ou peut-être même à aucune loi ?
     (vi) Comment les matérialistes proposent—ils d’expliquer l’efficacité causale des idées, en particulier les idées technologiques et politiques ?
     (vii) Puisque les concepts et les propositions n’ont pas de propriétés physiques, comment est-il possible qu’ils puissent résider dans un monde purement matériel ?
     (viii) Puisque la vérité des propositions mathématiques et scientifiques ne dépend pas du sujet connaissant ni de sa situation, comment est-il possible de l’expliquer en termes de matière ?
     (ix) Comment le matérialisme peut-il rendre compte des valeurs, qui ne sont pas des entités ou propriétés physiques, et cependant guident certaines de nos actions ?
     (x) Comment le matérialisme peut-il expliquer la morale sans endosser l’hédonisme, puisque les règles du comportement moral, particulièrement celles concernant les devoirs, sont étrangères à la loi de la nature ?
     Il faut reconnaître que la plupart des matérialistes n’ont pas proposé de réponses satisfaisantes à ces questions cruciales. Ou bien ils n’ont pas affronté certaines d’entre elles ou bien, quand ils l’ont fait, leurs réponses ont eu tendance à être simplistes, comme les thèses selon lesquelles les points de l’espace-temps sont tout aussi réels que des morceaux de matière, qu’il n’y a pas d’esprit, et que les objets mathématiques ne sont que des traces sur du papier. En particulier, il ne semble pas y avoir de théories matérialistes à part entière de l’esprit et des mathématiques, ou des valeurs et de la morale.
     Il est évident que tous les matérialistes ne sont pas vulgaires ou stupides, et nombre de philosophes matérialistes ont proposé des éclairages valables sur ces questions. Cependant, la plupart des philosophes matérialistes ne parlent que le langage ordinaire et ils sont ainsi amenés à formuler leurs conceptions de façon inexacte, en se souciant rarement de les argumenter de manière pertinente. En outre, les matérialistes ont été si occupés à se défendre contre des attaques ignorantes ou haineuses, et à contre-attaquer, qu’ils ont négligé la tâche de construire des systèmes philosophiques d’ensemble et qui plus est, des systèmes compatibles avec la logique, les mathématiques, la science et la technologie contemporaines. Il en résulte que le matérialisme est moins un domaine de recherche actif regorgeant de nouveautés qu’un ensemble de croyances, pour l’essentiel obsolètes ou non pertinentes. (Quand avez-vous entendu parler pour la dernière fois d’une innovation majeure récente en philosophie matérialiste ?)
     Alors que tout ceci est vrai, la question intéressante est de savoir si le matérialisme est désespérément daté et impuissant, ou s’il peut être revitalisé et mis à jour et, si c’est le cas, comment. C’est ce dont traite ce livre.
Il peut être vu comme une invitation à considérer le matérialisme comme un champ de recherche plutôt que comme un corps de croyances figées. Plus précisément, il s’agit de ce défi : examiner, clarifier, étendre et systématiser le matérialisme à la lumière de la logique, des mathématiques et de la science contemporaines plutôt qu’à celle de l’histoire des idées, ou de l’idéologie politique. Le matérialisme doit relever ce défi sous peine de demeurer sous-développé et donc sans intérêt et inefficace.

   (1) Pour un panorama historique et conceptuel des multiples doctrines constitutives du vaste courant matérialiste, cf. (Charbonnat, 2007), notamment le long chapitre 7 sur le matérialisme au 18e siècle. (NdÉ.)
   (2) Sur cet émergentisme, et sur d’autres formes plus récentes, cf. Matière première, n°2/2007 (Athané, Guinet & Silberstein 2007), avec notamment un article de Mario Bunge, « Pouvoirs et limites de la réduction ». (NdÉ.)
      Une culture, en fait, est un système concret (matériel) enchâssé dans un système plus large — une société — et elle est composée de personnes vivantes engagées dans des activités de divers types, qui toutes mettent en jeu le néocortex du cerveau, dont certaines transcendent le niveau biologique et qui en dernière analyse sont toutes sociales, dans la mesure où elles impliquent l’ensemble de la société.
Changeux, J.-P. (2002). L’homme de vérité M. Kirsch, Trans. Paris: Éditions Odile Jacob.  
Last edited by: Dominique Meeùs 2016-05-30 21:00:01 Pop. 0%
      Cette analyse ne met pas fin au débat entre nature et culture, mais elle le replace dans une perspective nouvelle. On ne peut plus désormais parler d’inné et d’acquis sans prendre en compte à la fois les données du génome, leur mode d’expression au cours du développement, l’évolution épigénétique de la connectivité sous ses aspects anatomiques, physiologiques et comportementaux. Cela peut paraître très difficile, voire presque impossible, surtout dans le cas du cerveau humain. Pourtant, cette conception du gène et de son expression, à la fois multidimensionnelle, non linéaire et hautement contextualisée, remet en cause des formulations qui ont un impact social très fort : comme les « gènes du bonheur » ou, au contraire, de « la nature strictement constructive du développement mental », dans le premier cas, on omet l’épigenèse, dans le second, la génétique.
     Le développement du cerveau humain se caractérise fondamentalement par cette « ouverture de l’enveloppe génétique » à la variabilité épigénétique et à l’évolution par sélection, celles-ci étant rendues possibles par l’incorporation dans le développement synaptique d’une composante aléatoire au sein des enchaînements de croissance synaptique en cascade qui vont des débuts de l’embryogenèse jusqu’à la puberté.
     Chaque « vague » successive de connexions, dont le type et la chronologie sont encadrés par l’enveloppe génétique, est sans doute en corrélation avec l’acquisition de savoir-faire et de connaissances particuliers, mais aussi avec la perte de compétences […] Le savoir inné et l’apprentissage épigénétique se trouvent étroitement entrelacés au cours du développement pré- et postnatal, où se manifestent l’acquisition de savoir-faire et de connaissances, l’entrée en action de la conscience réflexive et de la « théorie de l’esprit », l’apprentissage du langage, des « règles épigénétiques » et des conventions sociales. L’épigenèse rend possibles le développement de la culture, sa diversification, sa transmission, son évolution. Une bonne éducation devrait tendre à accorder ces schémas de développement avec le matériel pédagogique approprié que l’enfant doit apprendre et expérimenter. Petit à petit se met en place ce que Pierre Bourdieu appelle l’« habitus » de chaque individu, qui varie avec l’environnement social et culturel, mais aussi avec l’histoire particulière de chacun. Le caractère unique de chaque personne se construit ainsi comme une synthèse singulière de son héritage génétique, des conditions de son développement et de son expérience personnelle dans l’environnement social et culturel qui lui est propre.
     Du point de vue plus général de l’acquisition des connaissances, le savoir inné et la plupart des dispositions innées à acquérir des connaissances et à en mettre à l’épreuve leur vérité de manière consciente se sont développés à travers l’évolution des espèces au niveau de l’enveloppe génétique. Par ailleurs, la durée exceptionnellement longue de l’évolution épigénétique dont dispose le cerveau humain a permis une « incorporation » dans le cerveau de caractéristiques du monde extérieur sous forme de « savoir épigénétique ». Inversement, c’est aussi ce qui a rendu possible la production d’une mémoire culturelle qui ne dépende pas directement des limites intrinsèques du cerveau humain et puisse être transmise de manière épigénétique au niveau du groupe social.
de Duve, C. (2013). Sept vies en une: Mémoires d’un prix nobel. Paris: Éditions Odile Jacob.  
Added by: Dominique Meeùs 2013-01-13 09:54:03 Pop. 0%
           Ce que je relate, avec mon vocabulaire à moi, c’est un cheminement intérieur strictement personnel, soutenu par l’art de raisonner que m’ont inculqué les pères jésuites, par le « doute méthodique » auquel m’a initié Descartes et par la démarche scientifique de Claude Bernard que j’ai apprise de mon maître Bouckaert.
     Le fruit principal de ce cheminement a été le refus de tout dualisme et une prise de position ferme en faveur du monisme, non par conviction doctrinale, mais pour des raisons de simple cohérence intellectuelle. Je refuse le dualisme cartésien « matière-esprit », « corps-âme », etc., parce que je pose la question de la nature du lien par lequel les deux communiquent : matière ? esprit ? ou les deux ? Descartes ne se prononce pas sur cette question à propos de ses « esprits animaux », dont la terminologie est presque contradictoire.
     L’autre dualisme que je rejette est celui qui voit dans l’univers existant l’œuvre d’un Créateur, Grand Architecte, Maître Horloger ou toute autre représentation anthropomorphique tirée de notre expérience journalière. Avec d’autres, je demande qui a créé le Créateur. Si on me répond : « Il n’a pas été créé ; Il est », je demande pourquoi on juge nécessaire de faire appel à lui. Pourquoi ne pas voir tout simplement le monde comme étant lui-même incréé, la seule réalité qui inclut tout, y compris nous-mêmes ? […]
     C’est de telles considérations qu’est née dans mon esprit, il y a une dizaine d’années, la notion d’Ultime Réalité, qui englobe tout ce qui existe, y compris moi-même et mes semblables, en une entité unique, mais présentant plusieurs facettes accessibles chacune à une part différente du cerveau humain : 1) la facette intelligible, révélée par la science ; 2) la facette sensible, source de l’émotion artistique ; et 3) la facette éthique, d’où naît la distinction entre le bien et le mal ; soit la célèbre triade retenue, notamment, par Einstein — le vrai, le beau et le bien — à laquelle j’ajoute l’amour, qui domine tout.

Un dernier virage
     J’allais conclure sur cette « profession de foi », lorsqu’une dernière autocritique m’a soudain fait changer d’avis. Je me suis rendu compte que cette notion d’Ultime Réalité, que j’ai énoncée il y a dix ans et réitérée depuis à plusieurs reprises, n’était pas le fruit d’une conviction raisonnée, mais bien un simple prolongement de ce fil conducteur issu du déisme de ma première enfance qui transparaît tout au long des citations qui précèdent. Il est enveloppé d’un « flou artistique » qui me permet de prendre mes distances à l’égard d’une croyance que mon cerveau rationnel rejette, tout en continuant de baigner dans le mysticisme romantique du boy-scout qui contemple le ciel étoilé. Suite à cette constatation, la notion d’Ultime Réalité a cessé d’emporter mon adhésion. Elle est devenue pour moi une cause d’embarras et de malentendu, que je me dois de dissiper tant que j’en ai encore le temps.
     En effet, cette notion évoque presque immanquablement celle d’une entité intemporelle dont nous ne faisons que découvrir l’existence et la nature. Entre mon Ultime Réalité et l’Être immanent des religions monothéistes, le pas est aisément franchi. je n’en voudrais pour preuve que l’accueil favorable que ma proposition a reçu d’un grand nombre de croyants. Pour ceux que j’induirais à franchir ce pas, je dois à l’honnêteté intellectuelle de préciser que telle n’est pas mon intention. Je ne puis plus, rationnellement, me rallier à ce concept d’un Être immanent.
     Il existe une autre conception, défendue en dehors de toute croyance par de nombreux scientifiques, selon laquelle les qualités que j’attribue à l’Ultime Réalité ne sont que des constructions du cerveau humain, de nature strictement utilitaire, dont il se fait qu’elles ont été retenues par la sélection naturelle parce que les individus et les groupes qui s’y conformaient survivaient mieux et produisaient plus de progéniture que ceux qui les ignoraient. Si nous respectons la vérité, ce n’est pas pour sa valeur intrinsèque, mais parce que, au cours du temps, le mensonge n’a pas été payant. En dernière analyse, la sélection naturelle n’a pas favorisé ceux qui refusaient de regarder la vérité en face. Nous aspirons à la beauté, non pas comme une conception abstraite, mais comme une qualité génératrice d’émotions qui, au travers de formes perpétuellement changeantes, ont renforcé les liens que les œuvres d’art ont tissés au sein des populations qui se sont groupées autour d’elles. Nous faisons appel à l’éthique, non pas en raison d’une supériorité existentielle du bien sur le mal, mais parce que les sociétés qui se donnaient des lois l’ont emporté sur les sociétés anarchiques. On doit souligner à ce propos que la sélection naturelle joue aussi un rôle dans le domaine culturel. Toutes les innovations qui contribuent au succès évolutif de leurs auteurs tendent à être automatiquement retenues.
     Vue sous cet angle, la réalité se présente comme une entité que nous ne faisons pas que découvrir, comme je le suggérais, mais que nous contribuons aussi à construire, dans un cadre où le temps joue un rôle majeur. Ainsi redéfinie, l’Ultime Réalité n’est pas l’entité intemporelle que son nom évoque, mais bien une conception de mon esprit qui ne me serait pas venue à l’idée si je n’avais pas subi un endoctrinement déiste au cours de ma première enfance. On peut se demander à ce propos si la « religiosité » d’Einstein, qui a fait couler tant d’encre, sinon d’eau bénite — le mot « Dieu » semble exercer sur lui une attraction presque obsessionnelle — ne trouve pas semblablement son origine dans une synagogue où il aurait reçu sa première éducation.
     Examinant mon revirement à la lueur des bribes qui subsistent de mes cours de philosophie, je constate que je n’ai fait que redécouvrir pour mon compte un dilemme qui préoccupe les philosophes depuis des millénaires et qui a opposé, notamment, Aristote à son ancien maître Platon : les notions abstraites appartiennent-elles, comme le pensait Platon, à un monde métaphysique qui existe en dehors de nous et que nous découvrons ? Ou bien sont-elles des créations de l’esprit humain ? Les mathématiciens se sont posé la même question à propos de leurs concepts. Pour ma part, j’ai commencé par me ranger avec les platoniciens, comme en témoigne ce passage d’À l’écoute du vivant : « Je ne puis qu’avouer un préjugé intuitif — ou est-ce une empreinte de ma première enfance ? — en faveur de la vision platonicienne. » Je suis passé depuis de l’autre côté.
     Cette nouvelle vision des choses débarrasse les attributs que j’assignais à l’Ultime Réalité de tout cadre métaphysique ou ésotérique. Pour autant, elle n’exclut pas la nécessité pour nous de nous donner des valeurs. Elle demande simplement une réorganisation de ces dernières.
Levins, R., & Lewontin, R. C. (1985). The dialectical biologist. Harvard: Harvard University Press.  
Last edited by: Dominique Meeùs 2020-03-03 15:30:17 Pop. 0%
      The simple view that the external environment changes by some dynamic of its own and is tracked by the organisms takes no account of the effect organisms have on the environment. The activity of all living forms transforms the external world in ways that both promote and inhibit the life of organisms. Nest building, trail and boundary marking, the creation of entire habitats, as in the dam building of beavers, all increase the possibilities of life for their creators. On the other hand, the universal character of organisms is that their increase in numbers is self-limited, because they use up food and space resources. In this way the environment is a product of the organism, just as the organism is a product of the environment. The organism adapts the environment in the short term to its own needs, as, for example, by nest building, but in the long term the organism must adapt to an environment that is changing, partly through the organism’s own activity, in ways that are distinctive to the species.
     In human evolution the usual relationship between organism and environment has become virtually reversed in adaptation. Cultural invention has replaced genetic change as the effective source of variation. Consciousness allows people to analyze and make deliberate alterations, so adaptation of environment to organism has become the dominant mode. Beginning with the usual relation, in which slow genetic adaptation to an almost independently changing environment was dominant, the line leading to Homo sapiens passed to a stage where conscious activity made adaptation of the environment to the organism’s needs an integral part of the biological evolution of the species. As Engels (1880) observed in “The Part Played by Labor in the Transition from Ape to Man,” the human hand is as much a product of human labor as it is an instrument of that labor. Finally the human species passed to the stage where adaptation of the environment to the organism has come to be completely dominant, marking off Homo sapiens from all other life. It is this phenomenon, rather than any lucky change in the external world, that is responsible for the rapid expansion of the human species in historical time.
Lévy, J.-P. (1997). La fabrique de l’homme. Paris: Éditions Odile Jacob.  
Last edited by: Dominique Meeùs 2010-01-02 08:12:20 Pop. 0%
      […] une évolution majeure de notre culture, intégrant véritablement la pensée scientifique — et non plus seulement technique —, serait nécessaire. Dans un monde tout imprégné de science, nous vivons une étrange situation : moins qu’à aucune autre époque la science ne fait partie de la culture. La formation de l’intellectuel du 20e siècle le laisse en général d’une ignorance étonnante en matière scientifique et prêt, comme le politique, à croire n’importe quelle absurdité. On pourrait pourtant souhaiter voir les hommes se passionner pour ce qui est, et recréer à partir de cette passion une culture. Cela impliquerait une profonde évolution de nos enseignements.
      Les idées forment les individus, les lient entre eux et assurent parfois leur survie
     Les cerveaux se modifient au rythme de leur absorption d’idées nouvelles. C’est ainsi qu’ils se forment depuis l’enfance et toute leur vie. C’est ainsi qu’ils échangent aussi leurs informations et progressent, faisant à leur tour progresser les idées, au gré des mutations qu’elles subissent parfois chez eux. Les idées sont la res cogitans de Descartes, distincte de la res extensa mais produite par elle et qui n’existe pas sans elle. Elles font les cerveaux et pourtant ne peuvent vivre sans eux : comme le demandait un Indien dans un roman de J. Harrison, Dalva : « Que deviennent les histoires, quand il n’y a personne pour les raconter ? » Ce qui est important, c’est que ce commensal permanent de nos cerveaux est ce qui les lient les uns aux autres. Sans l’échange des idées, il n’y aurait pas de société humaine, inversement sans elle, qui assure la pérennité et l’évolution des idées, il n’y aurait pas de cerveaux humains. C’est pourquoi chaque homme est un composant de sa société dont il ne peut être dissocié. Chaque individu, certes, est unique, et la qualité d’un cerveau tient en partie à sa capacité à être rationnellement lui-même, mais il ne peut l’être qu’à l’intérieur d’un cadre que sa culture lui trace. Il est essentiellement une accrétion d’idées, parmi lesquelles très peu appartiennent en propre au porteur, s’il en est. Elles lui viennent du réseau de cerveaux auquel il appartient, mais leurs associations sont chaque fois différentes et leur utilisation chaque fois modulée par la part émotionnelle et passionnelle de ce cerveau.
     Si rien du corps n’a des chances de persister après la mort et si aucune âme immortelle ne s’en échappera pour poursuivre son existence, la survie des idées, elle, est une évidence. Quel que soit l’individu, le souvenir qui en subsiste, tant que ceux qui l’on connu vivent, est en grande partie celui des idées qui l’habitaient. Elles sont en général banales, mais forment pourtant des combinaisons originales. C’est ce qui assure aussi la survie à long terme de certains êtres dont la production mentale a marqué d’autres cerveaux et quelquefois toute l’humanité. Il n’est pas d’autre survie, et celle-là est le plus souvent anonyme, mais elle est de mieux en mieux assurée depuis quelques milliers d’années : depuis que les idées se sont stabilisées elles-mêmes, en nous amenant à créer le dessin et l’écriture, ces mémoires accessoires capables de les conserver, même si meurent les cerveaux.
      Les étapes majeures des progrès des cultures paléolithiques se sont donc succédé à des intervalles de centaines d’abord, puis de dizaines de millénaires. Avec les civilisations néolithiques, l’agriculture, l’élevage, la poterie, puis l’emploi des métaux, les villes, l’écriture, et les cultures historiques antiques, tout s’est déroulé beaucoup plus vite, en quelques millénaires, avec des étapes principales séparées de quelques siècles seulement. C’est avec la science que l’accélération suivante s’est produite. Depuis l’Antiquité, ce mot recouvrait le début des mathématiques et de l’astronomie, mais aussi, et pour l’essentiel, de pures spéculations qui n’avaient rien de scientifique, au sens où nous l’entendons. Autour de la Renaissance seulement et au début de l’âge classique, la science devient observation rigoureuse, des corps par l’anatomie ou des planètes par la lunette astronomique, mais elle devient aussi mesures et calculs appliqués à ces mesures. C’est le tournant décisif, le moment de la véritable naissance des sciences.
     C’est aussi celui où se produit un événement capital de l’histoire humaine, dont les conséquences finales restent aujourd’hui encore imprévisibles : la séparation progressive mais inéluctable de la foi et de la raison, que les querelles théologiques des siècles précédents n’avaient abordée que de façon spéculative. Les acquis scientifiques posaient le problème en des termes nouveaux et qui n’allaient cesser de se préciser. Les penseurs de la foi, malheureusement, ont manqué du génie qu’il leur aurait fallu pour percevoir le prodigieux événement qui s’ébauchait, si bien qu’ils ont stupidement continué à prétendre régenter la raison. Les processus de mutation des idées indispensables au progrès, il est vrai, sont la base de la science, alors que la foi requiert plutôt l’élimination des mutants.
Ollman, B. (2005). La dialectique mise en œuvre: Le processus d’abstraction dans la méthode de marx. Paris: Éditions Syllepse.  
Added by: admin 2010-02-01 12:03:49 Pop. 0%
      […] comprendre un élément de notre expérience quotidienne exige de savoir comment il est apparu et s’est développé, et comment il s’insère dans le contexte ou le système plus large dont il fait partie. Avoir conscience de cela n’est cependant pas suffisant. Car rien n’est plus facile que de retomber dans des appréciations étroitement focalisées sur les apparences. Après tout, peu de gens nieraient que tout dans le monde change et interagit à une certaine vitesse et d’une manière ou d’une autre, que l’histoire et les connexions systémiques appartiennent au monde réel. La difficulté a toujours été de trouver un moyen de penser tout cela de façon adéquate, sans en déformer les processus et en leur donnant l’attention et le poids qu’ils méritent. La dialectique cherche à surmonter cette difficulté en élargissant notre idée des choses pour y inclure, comme aspects de ce qu’elles sont, à la fois le processus par lequel elles sont devenues ce qu’elles sont et les interactions dans lesquelles elles se situent. De cette façon l’étude de toute chose induit l’étude de son histoire et du système qui l’inclut.
     La dialectique restructure notre pensée de la réalité en remplaçant notre notion de « chose » issue du sens commun, selon lequel une chose a une histoire et a des relations externes avec d’autres choses, par la notion de « processus », qui contient sa propre histoire et ses futurs possibles, et par celle de « relation », qui contient comme partie intégrante de ce qu’elle est ses liens avec d’autres relations. Rien n’a été ajouté ici qui n’existât déjà. Il s’agit plutôt de décider où et comment tracer les frontières, et d’établir les unités dans lesquelles ont puisse penser le monde (ce qu’on appelle, en termes dialectiques, « abstraire »). Alors que les qualités que nous percevons à travers nos cinq sens existent véritablement dans la nature, les distinctions conceptuelles qui nous indiquent où une chose se termine et où la suivante commence dans l’espace et le temps sont des constructions sociales et mentales. Aussi profond que soit l’impact du monde réel sur les frontières que nous traçons, c’est nous qui, en fin de compte, en faisons le découpage, et des personnes issues de cultures et de traditions philosophiques différentes peuvent en fait les tracer différemment.
Pinker, S. (1999). L’instinct du langage M.-F. Desjeux, Trans. Paris: Éditions Odile Jacob.  
Last edited by: Dominique Meeùs 2009-08-15 18:07:54 Pop. 0%
      La plupart des gens instruits ont déjà leur opinion sur le langage. Ils savent que c’est l’invention culturelle la plus importante de l’homme, la quintessence de sa capacité à utiliser des symboles et que ce phénomène sans précédent le distingue irrévocablement des autres animaux. Ils savent que le langage s’infiltre dans la pensée, des langages différents amenant leurs locuteurs à construire la réalité de façon différente. Ils savent que les enfants apprennent à parler avec des personnes qui représentent des modèles de rôles et avec celles qui s’occupent d’eux. Ils savent qu’autrefois on cultivait la complexité grammaticale dans les écoles, mais que la détérioration de l’éducation et l’effondrement de la culture populaire ont entraîné un effroyable déclin dans l’aptitude du sujet moyen à construire une phrase grammaticale. Ils savent aussi que l’anglais est une langue extravagante qui défie la logique. Ils savent que George Bernard Shaw se plaignait de ce que fish pourrait tout aussi bien s’écrire ghoti (avec gh comme dans tough, o comme dans women, et ti comme dans nation), et que seule l’inertie des institutions empêche qu’on adopte un système plus rationnel, où l’on pourrait dire plus souvent « ça s’écrit comme ça se prononce ».
     Dans les pages qui suivent, je vais essayer de vous convaincre que chacune de ces idées est fausse ! Et elles sont toutes fausses pour une seule et unique raison. Le langage n’est pas un produit culturel qui s’apprend comme on apprend comment dire l’heure ou comment fonctionne le gouvernement de son pays. Au contraire, c’est une partie distincte de la structure biologique de notre cerveau. Le langage est un savoir-faire complexe et spécifique qui se développe spontanément chez l’enfant, sans effort conscient et sans apprentissage formel, qui s’articule sans qu’il en connaisse la logique sous-jacente, qui est qualitativement le même chez tous les individus et qui est distinct d’aptitudes plus générales pour traiter les informations ou se comporter avec intelligence. C’est ainsi que certains spécialistes de sciences cognitives ont décrit le langage comme une faculté psychologique, un organe mental, un système de neurones et un module de traitement de données, mais je préfère le terme, archaïque je l’admets, d’instinct. Il rend l’idée que les gens savent parler plus ou moins dans le sens où les araignées savent tisser leur toile. Le tissage de la toile d’araignée n’a pas été inventé par quelque araignée géniale et restée inconnue. Il ne dépend pas d’un enseignement approprié ni d’un talent en architecture ou d’un savoir-faire en matière de construction. Bien plutôt, les araignées construisent des toiles parce qu’elles ont des cerveaux d’araignées qui les poussent à tisser et leur donnent la compétence pour y réussir. Bien qu’il existe des différences entre les toiles d’araignées et les mots, vous devriez considérer le langage de cette manière. Cela permettra de comprendre le phénomène que nous allons explorer.
     Si l’on pense au langage en terme d’instinct, on va à l’encontre de la sagesse populaire, en particulier parce qu’elle a été modelée par les règles des sciences humaines et sociales. Le langage n’est pas plus une création culturelle que la station verticale. Ce n’est pas la manifestation d’une capacité générale à utiliser des symboles : un enfant de trois ans, comme nous le verrons, est un génie en grammaire, mais il est totalement incompétent dans les arts visuels, l’iconographie religieuse, les panneaux de signalisation et autres éléments représentatifs de la sémiotique. Bien que le langage soit une aptitude merveilleuse exclusivement réservée à Homo sapiens entre tous les êtres vivants, cela ne justifie pas qu’on exclue l’étude de l’homme du domaine de la biologie, car la possession d’une aptitude merveilleuse et unique chez une espèce vivante est loin d’être un phénomène singulier dans le règne animal. Certains types de chauves-souris se dirigent tout droit sur des insectes grâce au sonar Doppler. Certains types d’oiseaux migrateurs naviguent sur des milliers de kilomètres en calibrant la position des constellations sur le moment du jour et de l’année. Dans le spectacle des merveilles de la nature, nous ne sommes qu’une espèce de primates, qui joue son rôle avec le talent qui lui est propre, celui de communiquer des informations sur qui a fait quoi et à qui, en modulant les sons que nous produisons en soufflant.
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