Althusser, L. (1974). Philosophie et philosophie spontanée des savants (1967): Cours de philosophie pour scientifiques. Paris: Librairie François Maspero. |
|
Last edited by: Dominique Meeùs 2009-08-23 21:21:26 |
Pop. 0%
|
Dialectique [chez Monod] La même inversion. Dans l’Élément 1 [intra-scientifique], la dialectique est matérialiste : elle est présente dans le concept d’émergence. Ce concept d’émergence fonctionne adéquatement du point de vue scientifique, dans le domaine de la science biologique. Il y fonctionne au titre matérialiste. Mais quand on sort de la sphère de la biologie, pour passer à la noosphère, le concept d’émergence perd son contenu scientifique d’origine, et il est contaminé par la façon dont Monod pense la nature de son nouvel objet : l’histoire. Dans l’histoire, la dialectique fonctionne d’une manière étonnante. D’abord, l’émergence y prolifère : un vrai deus ex machina. Chaque fois qu’il se passe quelque chose de nouveau, une idée nouvelle, un événement nouveau, Monod prononce le mot magique : « émergence ». En règle générale, on peut dire que, lorsqu’un concept sert à penser toutes les choses, c’est qu’il risque de ne plus penser grand-chose. C’est le travers déjà dénoncé par Hegel contre Schelling appliquant partout sa théorie des pôles : du formalisme. Ensuite, l’émergence fonctionne dans l’histoire non sous la forme propre à l’histoire, mais sous la forme propre à la biologie : témoin la théorie de la sélection naturelle des idées, cette vieille imposture que Monod croit nouvelle. Enfin, qu’on le veuille ou non, et en dépit de ce que Monod avait dit du primat de l’émergence sur la téléonomie, excellemment, contre Teilhard et les finalistes, comme ce qui fait le fond de l’histoire pour Monod, c’est l’émergence de la noosphère, c’est-à-dire l’émergence de l’Esprit ; comme la noosphère est scientifiquement parlant un concept vide ; comme émergence et noosphère sont constamment associées, et de manière répétée, il en résulte un effet-philosophique objectif dans l’esprit, non de Monod sans doute, mais de ses auditeurs et de ses lecteurs. Cette insistance vide produit en fait un effet d’inversion de sens et de tendance : qu’on le veuille ou non, tout se passe comme si la noosphère était le produit le plus complexe, le plus fin, le plus extraordinaire de toute la suite des émergences, donc un produit « valorisé », sinon en droit (Monod ne le dit pas), mais en fait. La multiplication soudaine et miraculeuse des émergences dans la noosphère n’est que la manifestation en quelque sorte empirique de ce privilège de fait, mais privilège tout de même : la noosphère est la sphère privilégiée du fonctionnement de l’émergence. Alors le rapport se renverse, et tout se passe comme si la suite des émergences avait pour fin cachée, pour téléonomie, l’émergence de la noosphère. Monod peut contester cette interprétation : mais comme en fait il ne contrôle pas les notions qu’il manipule dans le domaine de l’histoire, comme il les croit scientifiques, alors qu’elles ne sont qu’idéologiques, rien d’étonnant s’il ne perçoit que l’intention de son discours, et non son effet objectif. La dialectique, matérialiste dans l’Élément 1 [intra-scientifique] est devenue idéaliste dans l’Élément 2 [extra-scientifique]. Inversion de tendance. Je reconnais volontiers que ce que je viens de dire n’est pas vraiment établi, puisque je parle seulement d’un « effet » d’écoute ou de lecture, qui est en lui-même insaisissable en dehors d’une convergence d’effets divers ; je vais analyser deux autres de ces effets pour renforcer ce que je viens de dire. 1. Monod donne une définition de l’émergence qui contient en fait deux définitions très différentes l’une de l’autre. Son cours s’ouvre par cette définition. Je cite : « L’émergence, c’est la propriété de reproduire et de multiplier les structures ordonnées hautement complexes, et de permettre la création évolutive de structures de complexité croissante. » Il serait passionnant d’analyser de très près cette formule très réfléchie mais boiteuse. Car elle contient deux définitions différentes, deux propriétés différentes pensées sous un seul et même concept. L’émergence, c’est une double propriété : de reproduction et de création. Tout est dans le et. Car la propriété de reproduction est une chose et la propriété de création est une autre chose. Il est clair que la seconde n’a de sens scientifique en biologie que sur la base de la première : si des formes de vie n’étaient pas douées de la propriété de se reproduire et multiplier, il ne pourrait rien surgir de nouveau qui soit à la fois vivant, et plus complexe parmi elles. Il y a donc un lien entre reproduction et création. Mais il y a aussi différence, une rupture : celle du surgissement inattendu du nouveau, plus complexe que le précédent. Le petit mot et qui relie chez Monod la reproduction et la création risque de confondre les deux réalités ; en tout cas, les juxtapose. Or, une juxtaposition, ce n’est peut-être pas suffisant du point de vue scientifique. Monod ne pense donc pas entièrement, de manière satisfaisante, dès la définition qui manifestement veut désigner un des composants essentiels de l’Élément 1 [intra-scientifique] de la P.S.S. [philosophie spontanée de savant], ce qu’il dit. Monod ne distingue pas vraiment dans sa définition les deux propriétés. Pourtant, dans le domaine de la science biologique, sa pratique scientifique distingue parfaitement ce que sa définition se contente de juxtaposer : il y a des phénomènes de reproduction-multiplication, et les phénomènes de surgissement. Ce ne sont pas les mêmes phénomènes. Dans son exposé scientifique, lorsque Monod fait intervenir le terme d’émergence, c’est pratiquement toujours pour désigner le surgissement des formes nouvelles : la reproduction reste toujours dans l’ombre. De fait, elle ne joue, lorsqu’il est question du surgissement, aucun rôle scientifique pour penser le surgissement : elle désigne seulement qu’on a affaire à la vie, à des formes qui se reproduisent et se multiplient. Cette question est réglée par l’A.D.N. Donc, dans sa pratique, Monod fait bel et bien une distinction qu’il ne pense pas dans sa définition, à moins de considérer qu’il la pense sous la forme de la conjonction et, ce qui est insuffisant. […] En poursuivant cette analyse, que cette définition de l’émergence produit dans son silence central (ce mot : et) un effet tel que la « création » (ce mot n’est pas heureux) des formes nouvelles, d’une complexité « croissante », permet à la notion d’émergence de basculer insensiblement du côté d’un impensé qui fonctionne comme une finalité impensée, donc de changer de tendance : du matérialisme à l’idéalisme. 2. On pourrait développer des considérations analogues à propos du concept de hasard chez Monod. En fait, le concept d’émergence a partie liée avec le concept de hasard. En biologie, le hasard est en quelque sorte l’indice précis des conditions de possibilités de l’émergence. Soit. Il joue depuis Épicure un rôle matérialiste positif, contre les exploitations finalistes de la biologie. Mais on peut constater que Monod conserve le même concept de hasard lorsqu’il passe de la biologie à l’histoire, à la noosphère. Pratiquement alors le couplage émergence/hasard sert à Monod à penser comme des émergences fondées sur le hasard, des phénomènes parfaitement explicables sur la base d’une science de l’histoire dont Monod ne soupçonne ou ne mentionne pas l’existence. Dans la plupart des exemples historiques de Monod (Shakespeare, le communisme, Staline, etc.), le hasard fonctionne chez Monod en sens inverse de la façon dont il fonctionne dans la biologie : non comme indice des conditions d’existence de l’émergence, mais comme théorie biologiste de l’histoire elle-même. Le symptôme frappant de cette inversion nous est fourni par le darwinisme historique de Monod. Alors qu’il ne fait pas intervenir la théorie de la sélection naturelle en biologie, il la ressort subitement et massivement en histoire, en parlant de ce grand esprit qui fera une histoire de « la sélection des idées ». Il est tout de même assez singulier de voir qu’une notion comme la sélection naturelle, que la biologie a étroitement limitée ou même profondément transformée, trouve subitement son plein emploi en histoire. Il est clair que, pour Monod, le sous-développement de l’histoire justifie qu’on y place un concept dans un emploi incontrôlé et démesuré, sans commune mesure d’ailleurs avec l’emploi que la biologie moderne fait elle-même de ce concept. Le résultat qui nous intéresse est en tout cas celui-ci : par l’usage non contrôlé qui en est fait, le hasard a changé de sens, et de tendance. Il est passé d’un fonctionnement matérialiste à un fonctionnement idéaliste. Et comme le hasard a partie liée avec l’émergence, l’émergence aussi. |
Bunge, M. (2008). Le matérialisme scientifique S. Ayache, P. Deleporte, É. Guinet & J. Rodriguez Carvajal, Trans. Paris: Éditions Syllepse. |
|
Last edited by: Dominique Meeùs 2017-04-01 21:24:07 |
Pop. 0%
|
Le mot « matérialisme » est ambigu : il désigne une doctrine morale autant qu’une philosophie et, en fait, une vision générale du monde. La morale matérialiste est identique à l’hédonisme, c’est-à-dire une doctrine selon laquelle les hommes ne doivent rechercher que leur propre plaisir. Le matérialisme philosophique est la conception selon laquelle le monde réel est exclusivement composé d’objets matériels. Les deux doctrines sont logiquement indépendantes : l’hédonisme est cohérent avec l’immatérialisme, et le matérialisme est compatible avec de hautes valeurs morales. Nous nous intéresserons exclusivement au matérialisme philosophique. Et nous ne le confondrons pas avec le réalisme, c’est-à-dire une doctrine épistémologique selon laquelle la connaissance, ou au moins la connaissance scientifique, cherche à représenter la réalité. Le matérialisme philosophique n’est ni une marotte récente ni un bloc solide : il est aussi ancien que la philosophie et il a traversé six stades bien différents. Le premier fut le matérialisme ancien, centré autour de l’atomisme grec et indien. Le second fut la renaissance du premier au l7e siècle. Le troisième fut le matérialisme du l8e siècle, partiellement dérivé de l’héritage ambigu de Descartes. Le quatrième fut le matérialisme « scientifique » du milieu du l9e siècle, qui s’est épanoui principalement en Allemagne et en Angleterre, et fut lié au développement de la chimie et de la biologie. Le cinquième fut le matérialisme dialectique et historique, qui accompagna la consolidation de l’idéologie socialiste. Et le sixième stade, le stade actuel, développé principalement par les philosophes australiens et américains, est universitaire et non partisan mais il est par ailleurs très hétérogène (1). Le matérialisme ancien était parfaitement mécaniste. Ses grands noms furent Démocrite et Épicure, ainsi que Lucrèce. Le matérialisme du l7e siècle fut principalement l’œuvre de Gassendi et de Hobbes. Le matérialisme du l8e siècle, représenté par Helvetius, d’Holbach, Diderot, La Mettrie et Cabanis, présenta une grande variété. Ainsi, tandis que La Mettrie voyait les organismes comme des machines, Diderot soutenait que les organismes, bien que matériels, possédaient des propriétés émergentes. Les matérialistes « scientifiques » du l9e siècle, alors qu’ils étaient philosophiquement naïfs, avaient le mérite de lier le matérialisme à la science, sans pourtant le lier aux mathématiques. Non seulement les scientifiques Vogt, Moleschott et Czolbe en faisaient partie mais également Tyndall et Huxley, de même que Darwin, secrètement. Le matérialisme dialectique, formulé principalement par Engels et Lénine, était dynamiciste et émergentiste, et se prétendait scientifique alors qu’en même temps il était lié à une idéologie. Enfin, les matérialistes actuels ou académiques se présentent très diversement, allant des physicalistes comme Neurath, Quine et Smart aux matérialistes émergentistes comme Samuel Alexander et Roy Wood Sellars (2). Leurs rapports avec la science contemporaine sont lointains. La plupart des philosophes, depuis Platon, ont dédaigneusement rejeté le matérialisme philosophique comme stupide et incapable de rendre compte de la vie, de l’esprit et de leurs créations. De ce fait, le matérialisme est rarement discuté dans la littérature philosophique et dans les classes excepté quand il est associé à la dialectique. En conséquence, le matérialisme est encore dans sa première enfance quand bien même il est âgé de plusieurs milliers d’années. Le matérialisme philosophique a été attaqué sous plusieurs chefs d’accusation. Premièrement, parce qu’il s’oppose aux visions magiques et religieuses du monde (pour cette raison, il est souvent confondu avec le positivisme). Deuxièmement, parce que la version dialectique du matérialisme fait partie de l’idéologie marxiste et qu’elle est donc souvent considérée comme anathème (quand ce n’est pas un dogme intouchable). Troisièmement, pour avoir prétendument failli à résoudre les problèmes philosophiques majeurs, ou même pour avoir esquivé certains d’entre eux. Nous ne nous occuperons pas des deux premières critiques car elles sont idéologiques et non philosophiques. Au lieu de cela, nous nous attacherons à répondre à l’objection selon laquelle le matérialisme n’a pas de sens parce qu’il n’affronte pas, et encore moins ne résout, certains des problèmes clés de la philosophie. Voici certains des problèmes majeurs que le matérialisme est supposé ne pas vouloir, ou même ne pas pouvoir, résoudre : (i) Comment les matérialistes peuvent—ils maintenir leurs positions face à l’apparente dématérialisation du monde accomplie par la physique contemporaine, avec ses champs et ses ondes de probabilités ? (ii) Comment le matérialisme, qui est supposé être réductionniste, explique—t-il l’émergence de nouvelles propriétés, en particulier celles qui tiennent aux organismes et aux sociétés ? (iii) Comment le matérialisme explique-t-il l’esprit, qui est immatériel ? (iv) Comment le matérialisme rend-il compte de l’intention et de la liberté, qui transcendent si ostensiblement la loi naturelle ? (v) Comment les matérialistes font-ils une place aux objets culturels,tels que les œuvres d’art et les théories scientifiques, qui semblent habiter un domaine qui leur est propre et obéir à des lois extraphysiques ou peut-être même à aucune loi ? (vi) Comment les matérialistes proposent—ils d’expliquer l’efficacité causale des idées, en particulier les idées technologiques et politiques ? (vii) Puisque les concepts et les propositions n’ont pas de propriétés physiques, comment est-il possible qu’ils puissent résider dans un monde purement matériel ? (viii) Puisque la vérité des propositions mathématiques et scientifiques ne dépend pas du sujet connaissant ni de sa situation, comment est-il possible de l’expliquer en termes de matière ? (ix) Comment le matérialisme peut-il rendre compte des valeurs, qui ne sont pas des entités ou propriétés physiques, et cependant guident certaines de nos actions ? (x) Comment le matérialisme peut-il expliquer la morale sans endosser l’hédonisme, puisque les règles du comportement moral, particulièrement celles concernant les devoirs, sont étrangères à la loi de la nature ? Il faut reconnaître que la plupart des matérialistes n’ont pas proposé de réponses satisfaisantes à ces questions cruciales. Ou bien ils n’ont pas affronté certaines d’entre elles ou bien, quand ils l’ont fait, leurs réponses ont eu tendance à être simplistes, comme les thèses selon lesquelles les points de l’espace-temps sont tout aussi réels que des morceaux de matière, qu’il n’y a pas d’esprit, et que les objets mathématiques ne sont que des traces sur du papier. En particulier, il ne semble pas y avoir de théories matérialistes à part entière de l’esprit et des mathématiques, ou des valeurs et de la morale. Il est évident que tous les matérialistes ne sont pas vulgaires ou stupides, et nombre de philosophes matérialistes ont proposé des éclairages valables sur ces questions. Cependant, la plupart des philosophes matérialistes ne parlent que le langage ordinaire et ils sont ainsi amenés à formuler leurs conceptions de façon inexacte, en se souciant rarement de les argumenter de manière pertinente. En outre, les matérialistes ont été si occupés à se défendre contre des attaques ignorantes ou haineuses, et à contre-attaquer, qu’ils ont négligé la tâche de construire des systèmes philosophiques d’ensemble et qui plus est, des systèmes compatibles avec la logique, les mathématiques, la science et la technologie contemporaines. Il en résulte que le matérialisme est moins un domaine de recherche actif regorgeant de nouveautés qu’un ensemble de croyances, pour l’essentiel obsolètes ou non pertinentes. (Quand avez-vous entendu parler pour la dernière fois d’une innovation majeure récente en philosophie matérialiste ?) Alors que tout ceci est vrai, la question intéressante est de savoir si le matérialisme est désespérément daté et impuissant, ou s’il peut être revitalisé et mis à jour et, si c’est le cas, comment. C’est ce dont traite ce livre. Il peut être vu comme une invitation à considérer le matérialisme comme un champ de recherche plutôt que comme un corps de croyances figées. Plus précisément, il s’agit de ce défi : examiner, clarifier, étendre et systématiser le matérialisme à la lumière de la logique, des mathématiques et de la science contemporaines plutôt qu’à celle de l’histoire des idées, ou de l’idéologie politique. Le matérialisme doit relever ce défi sous peine de demeurer sous-développé et donc sans intérêt et inefficace.
(1) Pour un panorama historique et conceptuel des multiples doctrines constitutives du vaste courant matérialiste, cf. (Charbonnat, 2007), notamment le long chapitre 7 sur le matérialisme au 18e siècle. (NdÉ.) (2) Sur cet émergentisme, et sur d’autres formes plus récentes, cf. Matière première, n°2/2007 (Athané, Guinet & Silberstein 2007), avec notamment un article de Mario Bunge, « Pouvoirs et limites de la réduction ». (NdÉ.) |
L’altemative que j ’aimerais explorer ici peut être appelée le matérialisme conceptualiste et fictioniste. Les thèses distinctives de cette nouvelle philosophie du conceptuel sont les suivantes. (i) Les objets conceptuels ne sont ni matériels, ni idéaux à la manière platonicienne ; ils ne sont pas non plus des événements ou des processus psychiques (neurophysiologiques). Les conceptualisations ont des propriétés particulières, telles que les propriétés logiques et sémantiques, qui ne sont ni physiques ni mentales. C’est la première thèse conceptualiste. (ii) Les objets conceptuels existent d’une manière particulière, à savoir conceptuellement, Plus précisément, un objet conceptuel existe simplement dans le cas où il appartient à un certain contexte (ex. une théorie). De plus, il existe seulement en tant que tel (ex., les nombres entiers existent dans la théorie des nombres mais pas dans la théorie abstraite des groupes). C’est la seconde thèse conceptualiste. (iii) L’existence conceptuelle, loin d’être idéale (platonisme), matérielle (nominalisme) ou mentale (psychologisme), est fictive. Nous prétendons qu’il y a des ensembles, des relations, des fonctions, des structures algébriques, des espaces, etc. C’est-à-dire que, lorsqu’on invente (ou qu’on apprend ou qu’on utilise) des objets conceptuels, on leur assigne leur mode d’existence particulier : nous exigeons, nous stipulons, nous feignons de croire qu’ils existent. C’est la thèse fictioniste. (iv) Concevoir un objet conceptuel et lui assigner une existence conceptuelle sont les deux faces d’un même processus qui a lieu dans un cerveau. Les objets conceptuels sont pensables et leur statut ontologique est le même que celui des personnages mythiques : ils existent de la même manière que Minerve, Quetzalcoatl ou Donald Duck existent. Ils cesseront d’exister le jour où nous cesserons d’y penser ou d’imaginer qu’ils sont pensables — tout comme les dieux des religions perdues ont cessé d’exister. Cela n’entraîne pas que les objets conceptuels, qu’ils soient mathématiques, mythologiques, ou de quelque autre type, doivent être effectivement pensés par quelqu’un : pour exister conceptuellement, il est nécessaire et suffisant d’être pensable. |
Changeux, J.-P. (1984). L’homme neuronal 5th ed. Paris: Fayard. |
|
Last edited by: Dominique Meeùs 2011-01-02 15:35:12 |
Pop. 0%
|
Essayons d’abord de préciser ce que l’on entend habituellement par « concept ». Faisons ensemble le chemin suivant : nous nous promenons boulevard Saint-Germain à la recherche de sièges anciens ; dans une première boutique, on remarque une caqueteuse d’époque Renaissance ; dans une autre, une chaise à haut dossier Louis XIII, ou encore une ponteuse de style Louis XVI. Dans tous les cas, malgré des différences notables de forme et de style, on n’hésitera pas à qualifier ces sièges de chaises. Ils possèdent en effet des traits et des propriétés communs, une fonction identique, qui permet de les regrouper sous le même concept. Ce faisant, nous avons évidemment éliminé les fauteuils. Former le concept « chaise » revient ainsi à répartir des objets dans la catégorie « chaise » et à en exclure les fauteuils. Ce classement en catégories nous a conduits à négliger les différences de forme et de décor existant entre la chaise Louis XIII et la ponteuse Louis XVI. La formation du concept « chaise » s’est accompagnée d’une élimination de détails parfois importants, d’une schématisation, voire d’une abstraction. Le concept devient ce que Rosch (1975) appelle un prototype de l’objet qui rassemble les traits caractéristiques partagés par des chaises différentes. Ce concept-prototype est mémorisé. Il peut être évoqué, par exemple, par l’audition du mot chaise, mais aussi, spontanément, de manière volontaire, en l'absence d’un stimulus sensoriel. Enfin, il peut être comparé au percept primaire de la ponteuse Louis XVI ou du fauteuil à la Reine, et accepté ou rejeté. Il possède donc plusieurs propriétés des images de mémoire. Le concept apparaît comme une image simplifiée, « squelettique », réduite aux traits essentiels, formalisée, de l’objet désigné. Une parenté se dessine entre le percept, l’image et le concept, et en suggère la même matérialité neurale. |
Les images mentales, les concepts sont des objets de mémoire. Depuis Pavlov, le behaviorisme et Skinner, la « réaction conditionnelle » a été retenue comme le meilleur, voire parfois l’unique modèle élémentaire de mémoire. Peut-elle servir de point de départ à notre entreprise de construction des objets mentaux ? Dickinson (1980) a récemment soumis le schéma de la réaction conditionnelle à un réexamen très critique. Reprenons l’exemple bien connu du rat blanc de laboratoire que l’on expose à un stimulus neutre, par exemple une lumière, associé quelques secondes plus tard à un choc électrique douloureux. Après un nombre répété d’expériences douloureuses, l'expérimentateur averti constate que le rat change de comportement au moment où la lampe s’allume et avant de recevoir la décharge électrique dans les pattes. Il s’immobilise, se ramasse sur lui-même. C'est le comportement de frayeur : le « freezing behavior ». Pour le behavioriste, le rat a simplement appris une nouvelle réponse à la lumière. L’autre interprétation, « cognitiviste », dérivée du travail fondamental de Tolman (1948) sur les « cartes cognitives chez le rat et l’homme », diffère radicalement. La réaction de frayeur fait partie du répertoire des conduites naturelles du rat et se manifeste dans n’importe quelle situation aversive. Elle n’est pas apprise. Le rat apprend seulement que la lumière précède le choc électrique. Il anticipe la venue du choc, forme une nouvelle « structure mentale » qui se manifeste indirectement par l’actualisation d’un comportement automatique. Cette interprétation devient évidente dans le cas de l’expérience suivante, réalisée par Rizley et Rescorla (1972). Le rat est maintenant soumis à des séances d’entraînement où la lumière, au lieu d’être associée à un choc électrique, est appariée à un signal « neutre » pour le rat : un son. Le rat ne change pas de comportement. Pour le behavioriste, il n’a rien appris. Maintenant, on associe la lumière à un choc électrique, puis on déclenche le signal sonore. Le son provoque la réaction de frayeur, bien qu’il n’ait jamais été apparié au choc électrique. Pendant les premières séances d’entraînement s’est mise en place une représentation inteme, silencieuse sur le plan comportemental, un concept qui couple lumière et son. Lorsque l’un des composants de ce concept est associé au choc électrique, son évocation déclenche l’actualisation de la réaction de frayeur. Les objets mentaux se forment ainsi même chez le rat ! Le réexamen de la mémoire animale aboutit à la même conclusion que la recherche sur les images mentales chez l’homme. Il suggère en outre que les schémas classiques de la réaction conditionnelle n’ont pas la généralité espérée. Ils ne peuvent servir de point de départ pour construire les objets de mémoire. |
Dobzhansky, T. (1978). Le droit à l’intelligence: Génétique et égalité M. Reisinger, Trans. Bruxelles: Éditions Complexe. |
|
Added by: Dominique Meeùs 2009-08-22 06:19:05 |
Pop. 0%
|
L’infinie variété des êtres vivants nous fascine et nous déroute à la fois. Il n’existe pas deux êtres humains identiques, pas plus que deux sapins, deux mouches Drosophiles ou deux infusoires identiques. Le langage humain rend maniable la variété fugitive de nos perceptions. La classification et la dénomination de groupes d’objets est peut-être l’activité scientifique primordiale. Il se peut qu’elle ait précédé l’apparition de l’Homo sapiens, et elle subsistera tant qu’un animal doué de la faculté symbolique existera. Les biologistes et les anthropologues décrivent et nomment les ensembles d’organismes qu’ils étudient, afin de les identifier pour eux-mêmes, et pour que les autres puissent savoir de quoi ils parlent. Les êtres humains que nous rencontrons et dont nous entendons parler sont nombreux et divers. Il faut que nous les classifions et mettions une étiquette sur les différents groupes. Ainsi nous distinguons ceux qui parlent Anglais, Russe, Swahili, ou d’autres langues ; les étudiants, les ouvriers et les paysans ; les intellectuels et la « majorité silencieuse », etc. Les gens qui étudient les variations physiques, physiologiques et génétiques de l’homme trouvent pratique de distinguer différentes races. On peut définir les races comme des populations mendéliennes faisant partie de la même espèce biologique, mais différant entre elles par l’incidence de certaines variables génétiques. On pose souvent la question suivante : les races représentent-elles des phénomènes naturels objectifs, ou bien sont-elles de simples concepts élaborés par les biologistes et les anthropologues pour des raisons pratiques ? C’est pourquoi il faut indiquer clairement la dualité du concept de race. D’une part il se rapporte à des différences génétiques objectives entre des populations mendéliennes. D’autre part il s’agit de catégories classificatoires qui ont pour rôle pragmatique de faciliter la communication. On peut spécifier la procédure opérationnelle par laquelle on démontre que deux populations font partie ou pas d’une même race. Ces populations renferment des ensembles de génotypes différents si elles n’appartiennent pas à la même race et des ensembles semblables si elles font partie de la même race. |
Edelman, G. M., & Tononi, G. (2000). Comment la matière devient conscience J.-L. Fidel, Trans. Paris: Éditions Odile Jacob. |
|
Last edited by: Dominique Meeùs 2016-05-30 19:22:45 |
Pop. 0%
|
Lorsqu’on contemple les modifications phénotypiques qui ont dû se mettre en place avant que le langage n’apparaisse ou ne soit inventé, la difficulté qu’on éprouve à reconstruire ses origines au cours de l’évolution ne devient que trop évidente. Premièrement, le précurseur des hominidés devait posséder une conscience primaire — c’est-à-dire une aptitude à, dans le présent remémoré, élaborer une scène dans laquelle des objets ou des événements à la fois liés et non liés entre eux, mais pris ensemble, avaient un sens au regard des valeurs et des souvenirs influencés par l’histoire de cet animal individuel. Une série de changements morphologiques ont ainsi conduit à la mise en place de la bipédie, de la possibilité de saisir des objets, liée à un sens tactile plus élaboré, et à la transformation du crâne. En même temps, ces modifications crâniennes ont permis que le larynx descende au cours du développement, libérant un espace au-dessus qui a permis de produire des sons de parole articulés. Aptes à communiquer, ces hominidés se sont servi de gestes et de sons pour développer des interactions sociales présentant un avantage sélectif pour la chasse et la reproduction. Et le cerveau ? C’est sans doute à cette époque que les structures corticales et sous-corticales permettant une riche catégorisation phonologique et la mémoire des sons de parole ont évolué. Cette étape cruciale dans l’émergence de la conscience de niveau supérieur a reposé sur l’apparition au cours de l’évolution de connexions réentrantes entre ces structures et les aires du cerveau responsables de la formation des concepts. Selon la théorie de la sélection des groupes de neurones, les répertoires des différentes aires cérébrales, opérant selon un principe de sélection, sont assez malléables pour s’adapter de façon somatique à une vaste gamme de changements phénotypiques corporels, comme l’émergence d’un espace supralaryngal. Cette plasticité résout un dilemme génétique et évolutif : des mutations corrélées et simultanées peuvent ainsi avoir lieu à la fois dans les parties altérées du corps et dans les cartographies neuronales altérées correspondantes. (Bien sûr, à la suite de l’ajustement somatique du cerveau à une mutation affectant le corps, des mutations ultérieures dans les gènes significatifs du point de vue neuronal ont pu s’accumuler au cours de l ’évolution pour le bénéfice de l’organisme.) Que faut-il pour que du sens et de la sémantique émergent des échanges ayant lieu au sein de la communauté de parole qui s’est développée chez les hominidés ? Premièrement, ces échanges doivent avoir des composantes affectives et émotionnelles liées au jeu des récompenses et des punitions. La relation émotionnelle précoce entre la mère et l’enfant et la toilette en sont probablement des prototypes, mais ce ne sont pas les seuls. Deuxièmement, la conscience primaire et les aptitudes conceptuelles devaient déjà être en place. (Avant le langage, les concepts dépendent de l’aptitude du cerveau à élaborer des « universaux » par le biais des cartographies de niveau supérieur de l’activité des cartes cérébrales perceptives et motrices.) Troisièmement, il faut que les sons deviennent des mots — des vocalisations développées au fil du temps au sein de l’histoire par ailleurs arbitraire d’une communauté de parole doivent être échangées et remémorées en liaison avec leurs référents. Enfin, certaines aires du cerveau doivent répondre à ces vocalisations, les catégoriser et connecter le souvenir de leur signification symbolique aux concepts, aux valeurs et aux réponses motrices. La valeur pour l’évolution de ces développements tient au souvenir des événements qui résulte des connexions réentrantes entre les aires qui médiatisent la mémoire pour les symboles de parole et les aires conceptuelles du cerveau. |
Lefebvre, H. (1962). Le matérialisme dialectique 5th ed. Paris: Presses universitaires de France. |
|
Last edited by: Dominique Meeùs 2011-10-22 14:16:45 |
Pop. 0%
|
Pas d’objet où l’on ne puisse trouver une contradiction, c’est-à-dire deux déterminations opposées et nécessaires, « un objet sans contradiction n’étant qu’une abstraction pure de l’entendement qui maintient avec une sorte de violence l’une des déterminations et dérobe à la conscience la détermination opposée qui contient la première… » (E., § 89.) |
Ollman, B. (2005). La dialectique mise en œuvre: Le processus d’abstraction dans la méthode de marx. Paris: Éditions Syllepse. |
|
Added by: admin 2010-02-01 12:03:49 |
Pop. 0%
|
[…] comprendre un élément de notre expérience quotidienne exige de savoir comment il est apparu et s’est développé, et comment il s’insère dans le contexte ou le système plus large dont il fait partie. Avoir conscience de cela n’est cependant pas suffisant. Car rien n’est plus facile que de retomber dans des appréciations étroitement focalisées sur les apparences. Après tout, peu de gens nieraient que tout dans le monde change et interagit à une certaine vitesse et d’une manière ou d’une autre, que l’histoire et les connexions systémiques appartiennent au monde réel. La difficulté a toujours été de trouver un moyen de penser tout cela de façon adéquate, sans en déformer les processus et en leur donnant l’attention et le poids qu’ils méritent. La dialectique cherche à surmonter cette difficulté en élargissant notre idée des choses pour y inclure, comme aspects de ce qu’elles sont, à la fois le processus par lequel elles sont devenues ce qu’elles sont et les interactions dans lesquelles elles se situent. De cette façon l’étude de toute chose induit l’étude de son histoire et du système qui l’inclut. La dialectique restructure notre pensée de la réalité en remplaçant notre notion de « chose » issue du sens commun, selon lequel une chose a une histoire et a des relations externes avec d’autres choses, par la notion de « processus », qui contient sa propre histoire et ses futurs possibles, et par celle de « relation », qui contient comme partie intégrante de ce qu’elle est ses liens avec d’autres relations. Rien n’a été ajouté ici qui n’existât déjà. Il s’agit plutôt de décider où et comment tracer les frontières, et d’établir les unités dans lesquelles ont puisse penser le monde (ce qu’on appelle, en termes dialectiques, « abstraire »). Alors que les qualités que nous percevons à travers nos cinq sens existent véritablement dans la nature, les distinctions conceptuelles qui nous indiquent où une chose se termine et où la suivante commence dans l’espace et le temps sont des constructions sociales et mentales. Aussi profond que soit l’impact du monde réel sur les frontières que nous traçons, c’est nous qui, en fin de compte, en faisons le découpage, et des personnes issues de cultures et de traditions philosophiques différentes peuvent en fait les tracer différemment. |
Vygotski, L. S. (1985). Pensée et langage F. Sève, Trans. Paris: Messidor/Éditions sociales. |
|
Last edited by: Dominique Meeùs 2012-05-28 00:55:41 |
Pop. 0%
|
[…] les concepts scientifiques de l’enfant, en tant que type le plus pur de concepts non spontanés, font apparaître au cours de l’étude non seulement des traits opposés à ceux des concepts spontanés que l’analyse nous a fait découvrir mais aussi des traits qui leur sont communs. La frontière séparant les uns et les autres s’avère au plus haut point fluctuante et dans le cours réel du développement elle est franchie de part et d’autre un nombre incalculable de fois. Le développement des concepts spontanés et celui des concepts scientifiques sont, nous devons le présumer, des processus étroitement liés, qui exercent l’un sur l’autre une influence constante. D’une part — tel est le prolongement que nous devons donner à nos hypothèses — le développement des concepts scientifiques doit immanquablement prendre appui sur un certain niveau de maturation des concepts spontanés, qui ne peuvent être dépourvus d’intérêt pour la formation des concepts scientifiques pour la seule raison déjà que, comme l’expérience immédiate nous l’enseigne, le développement des concepts scientifiques ne devient possible que lorsque les concepts spontanés de l’enfant ont atteint un niveau déterminé, caractéristique du début de l’âge scolaire. D’autre part, nous devons supposer que l’apparition des concepts de type supérieur, tels que les concepts scientifiques, ne peut manquer d’influer sur le niveau des concepts spontanés déjà formés, puisque dans la conscience de l’enfant les uns et les autres ne sont pas enfermés dans des capsules, ne sont pas séparés par une cloison étanche, ne suivent pas deux trajectoires distinctes mais qu’ils se trouvent dans un processus d’interaction constante, qui ne peut manquer d’avoir pour conséquence que les généralisations de structure supérieure, propres aux concepts scientifiques, provoquent obligatoirement des modifications dans la structure des concepts spontanés. |
Ainsi le fait qu’un concept scientifique le soit en raison de sa nature même implique qu’il occupe une certaine place dans le système des concepts, laquelle détermine son rapport avec les autres concepts. L’essence de tout concept scientifique est définie avec une extrême profondeur par Marx : « Toute science serait superflue si l’apparence et l’essence des choses se confondaient [*]. » C’est là l’essence du concept scientifique. Il serait superflu si, comme le concept empirique, il reflétait l’objet dans son apparence. Aussi suppose-t-il nécessairement un autre rapport à l’objet, qui n’est possible que dans le concept, et cet autre rapport à l’objet, contenu dans le concept scientifique, suppose nécessairement à son tour, comme nous l’avons montré plus haut, l’existence de rapports entre les concepts, c’est-à-dire un système de concepts. De ce point de vue nous pourrions dire que chaque concept doit être considéré avec tout le système de ses rapports de généralité, qui détermine sa propre mesure de généralité, tout comme la cellule doit être considérée avec toutes ses dendrites, grâce auxquelles elle s’insère dans le tissu général. On comprend du même coup que sous l’angle logique la délimitation entre concepts enfantins spontanés et concepts non spontanés coïncide avec la distinction entre concepts empiriques et concepts scientifiques. |