Engels sur la dialectique
Extrait de M. E. Dühring bouleverse la science (Anti-Dühring), traduction d’Émile Bottigelli aux Éditions sociales, « Introduction », « 1. Généralités ».
Voir aussi dans mes notes de lecture.
Lorsque nous soumettons à l’examen de la pensée la nature ou l’histoire humaine ou notre propre activité mentale, ce qui s’offre d’abord à nous, c’est le tableau d’un enchevêtrement infini de relations et d’actions réciproques, où rien ne reste ce qu’il était, là où il était et comme il était, mais où tout se meut, change, devient et périt. Nous voyons donc d’abord le tableau d’ensemble dans lequel les détails s’effacent encore plus ou moins ; nous prêtons plus d’attention au mouvement, aux passages de l’un à l’autre, aux enchaînements qu’à ce qui se meut, passe et s’enchaîne. Cette manière primitive, naïve, mais correcte quant au fond, d’envisager le monde est celle des philosophes grecs de l’antiquité, et le premier à la formuler clairement fut Héraclite : Tout est et n’est pas, car tout est fluent, tout est sans cesse en train de se transformer, de devenir et de périr. Mais cette manière de voir, si correctement qu’elle saisisse le caractère général du tableau que présente l’ensemble des phénomènes, ne suffit pourtant pas à expliquer les détails dont ce tableau d’ensemble se compose ; et tant que nous ne sommes pas capables de les expliquer, nous n’avons pas non plus une idée nette du tableau d’ensemble. Pour reconnaître ces détails, nous sommes obligés de les détacher de leur enchaînement naturel ou historique et de les étudier individuellement dans leurs qualités, leurs causes et leurs effets particuliers, etc. C’est au premier chef la tâche de la science de la nature et de la recherche historique, branches d’investigation qui, pour d’excellentes raisons, ne prenaient chez les Grecs de la période classique qu’une place subordonnée puisque les Grecs avaient auparavant à rassembler les matériaux. Il faut d’abord avoir réuni, jusqu’à un certain point, des données naturelles et historiques pour pouvoir passer au dépouillement critique, à la comparaison ou à la division en classes, ordres et genres. Les rudiments de la science exacte de la nature ne sont développés que par les Grecs de la période alexandrine, et plus tard, au moyen âge, par les Arabes ; encore une science effective de la nature ne se rencontre-t-elle que dans la deuxième moitié du 15e siècle, date depuis laquelle elle a progressé à une vitesse sans cesse croissante. La décomposition de la nature en ses parties singulières, la séparation des divers processus et objets naturels en classes déterminées, l’étude de la constitution interne des corps organiques dans la variété de leurs aspects anatomiques, telles étaient les conditions fondamentales des progrès gigantesques que les quatre derniers siècles nous ont apportés dans la connaissance de la nature. Mais cette méthode nous a également légué l’habitude d’appréhender les objets et les processus naturels dans leur isolement, en dehors de la grande connexion d’ensemble, par conséquent non dans leur mouvement, mais dans leur repos ; comme des éléments non essentiellement variables, mais fixes ; non dans leur vie, mais dans leur mort. Et quand, grâce à Bacon et à Locke, cette manière de voir passa de la science de la nature à la philosophie, elle produisit l’étroitesse d’esprit spécifique des derniers siècles, le mode de pensée métaphysique.
Pour le métaphysicien, les choses et leurs reflets dans la pensée, les concepts, sont des objets d’étude isolés, à considérer l’un après l’autre et l’un sans l’autre, fixes, rigides, donnés une fois pour toutes. Il ne pense que par antithèses sans moyen terme : il dit oui, oui, non, non ; ce qui va au-delà ne vaut rien. Pour lui, ou bien une chose existe, ou bien elle n’existe pas ; une chose ne peut pas non plus être à la fois elle-même et une autre. Le positif et le négatif s’excluent absolument ; la cause et l’effet s’opposent de façon tout aussi rigide. Si ce mode de penser nous paraît au premier abord tout à fait plausible, c’est qu’il est celui de ce qu’on appelle le bon sens. Mais si respectable que soit ce compagnon tant qu’il reste cantonné dans le domaine prosaïque de ses quatre murs, le bon sens connaît des aventures tout à fait étonnantes dès qu’il se risque dans le vaste monde de la recherche, et la manière de voir métaphysique, si justifiée et si nécessaire soit-elle dans de vastes domaines dont l’étendue varie selon la nature de l’objet, se heurte toujours, tôt ou tard, à une barrière au-delà de laquelle elle devient étroite, bornée, abstraite, et se perd en contradictions insolubles : la raison en est que, devant les objets singuliers, elle oublie leur enchaînement ; devant leur être, leur devenir et leur périr ; devant leur repos, leur mouvement ; les arbres l’empêchent de voir la forêt. Pour les besoins de tous les jours, nous savons, par exemple, et nous pouvons dire avec certitude, si un animal existe ou non ; mais une étude plus précise nous fait trouver que ce problème est parfois des plus embrouillés, et les juristes le savent très bien, qui se sont évertués en vain à découvrir la limite rationnelle à partir de laquelle tuer un enfant dans le sein de sa mère est un meurtre; et il est tout aussi impossible de constater le moment de la mort, car la physiologie démontre que la mort n’est pas un événement unique et instantané, mais un processus de très longue durée. Pareillement, tout être organique est, à chaque instant, le même et non le même ; à chaque instant, il assimile des matières étrangères et en élimine d’autres, à chaque instant des cellules de son corps dépérissent et d’autres se forment ; au bout d’un temps plus ou moins long, la substance de ce corps s’est totalement renouvelée, elle a été remplacée par d’autres atomes de matière, de sorte que tout être organisé est constamment le même et cependant un autre. A considérer les choses d’un peu près, nous trouvons encore que les deux pôles d’une contradiction, comme positif et négatif, sont tout aussi inséparables qu’opposés et qu’en dépit de toute leur valeur d’antithèse, ils se pénètrent mutuellement ; pareillement, que cause et effet sont des représentations qui ne valent comme telles qu’appliquées à un cas particulier, mais que, dès que nous considérons ce cas particulier dans sa connexion générale avec l’ensemble du monde, elles se fondent, elles se résolvent dans la vue de l’action réciproque universelle, où causes et effets permutent continuellement, où ce qui était effet maintenant ou ici, devient cause ailleurs ou ensuite, et vice versa.
Tous ces processus, toutes ces méthodes de pensée n’entrent pas dans le cadre de la pensée métaphysique. Pour la dialectique, par contre, qui appréhende les choses et leurs reflets conceptuels essentiellement dans leur connexion, leur enchaînement, leur mouvement, leur naissance et leur fin, les processus mentionnés plus haut sont autant de vérifications du comportement qui lui est propre. La nature est le banc d’essai de la dialectique et nous devons dire à l’honneur de la science moderne de la nature qu’elle a fourni pour ce banc d’essai une riche moisson de faits qui s’accroît tous les jours, en prouvant ainsi que dans la nature les choses se passent, en dernière analyse, dialectiquement et non métaphysiquement, que la nature ne se meut pas dans l’éternelle monotonie d’un cycle sans cesse répété, mais parcourt une histoire effective. Avant tout autre, il faut citer ici Darwin, qui a porté le coup le plus puissant à la conception métaphysique de la nature en démontrant que toute la nature organique actuelle, les plantes, les animaux et, par conséquent, l’homme aussi, est le produit d’un processus d’évolution qui s’est poursuivi pendant des millions d’années. Mais comme jusqu’ici on peut compter les savants qui ont appris à penser dialectiquement, le conflit entre les résultats découverts et le mode de pensée traditionnel explique l’énorme confusion qui règne actuellement dans la théorie des sciences de la nature et qui met au désespoir maîtres et élèves, auteurs et lecteurs.
Une représentation exacte de l’univers, de son évolution et de celle de l’humanité, ainsi que du reflet de cette évolution dans le cerveau des hommes, ne peut donc se faire que par voie dialectique, en tenant constamment compte des actions réciproques universelles du devenir et du finir, des changements progressifs et régressifs. Et c’est dans ce sens que s’est immédiatement affirmée la philosophie allemande moderne. Kant a commencé sa carrière en résolvant le système solaire stable de Newton et sa durée éternelle — une fois donné le fameux choc initial — en un processus historique : la naissance du soleil et de toutes les planètes à partir d’une masse nébuleuse en rotation. Et il en tirait déjà cette conclusion qu’étant donné qu’il était né, le système solaire devait nécessairement mourir un jour. Cette vue, un demi-siècle plus tard, a été confirmée mathématiquement par Laplace et, un siècle après, le spectroscope a démontré l’existence dans l’univers de semblables masses gazeuses incandescentes à différents degrés de condensation existaient dans l’univers.
Cette philosophie allemande moderne a trouvé sa conclusion dans le système de Hegel, dans lequel, pour la première fois — et c’est son grand mérite — le monde entier de la nature, de l’histoire et de l’esprit était représenté comme un processus, c’est-à-dire comme étant engagé dans un mouvement, un changement, une transformation et une évolution constants, et où l’on tentait de démontrer l’enchaînement interne de ce mouvement et de cette évolution. De ce point de vue, l’histoire de l’humanité n’apparaissait plus comme un enchevêtrement chaotique de violences absurdes, toutes également condamnables devant le tribunal de la raison philosophique arrivée à maturité et qu’il est préférable d’oublier aussi rapidement que possible, mais comme le processus évolutif de l’humanité lui-même; et la pensée avait maintenant pour tâche d’en suivre la lente marche progressive à travers tous ses détours et de démontrer en elle, à travers toutes les contingences apparentes, la présence de lois.
Que Hegel n’ait pas résolu ce problème, cela importe peu ici. Son mérite, qui fait époque, est de l’avoir posé. Ce problème est précisément de ceux qu’aucun individu à lui seul ne pourra jamais résoudre. Bien que Hegel fût — avec Saint-Simon — la tête la plus encyclopédique de son temps, il était tout de même limité, d’abord par l’étendue nécessairement restreinte de ses propres connaissances, ensuite par l’étendue et la profondeur également restreintes des connaissances et des vues de son époque. Mais il faut tenir compte encore d’une troisième circonstance. Hegel était idéaliste, ce qui veut dire qu’au lieu de considérer les idées de son esprit comme les reflets plus ou moins abstraits des choses et des processus réels, il considérait à l’inverse les objets et leur développement comme de simples copies réalisées de l’ « Idée » existant on ne sait où dès avant le monde. De ce fait, tout était mis sur la tête et l’enchaînement réel du monde entièrement inversé. Et bien que Hegel eût appréhendé mainte relation particulière avec tant de justesse et de génie, les raisons indiquées rendaient inévitable que le détail aussi tourne souvent au ravaudage, à l’artifice, à la construction, bref, à la perversion du vrai. Le système de Hegel comme tel a été un colossal avortement — bien que le dernier du genre. En effet, ne souffrait-il pas toujours d’une contradiction interne incurable ? D’une part, son postulat essentiel était la conception historique selon laquelle l’histoire de l’humanité est un processus évolutif qui, par nature, ne peut trouver sa conclusion intellectuelle dans la découverte d’une prétendue vérité absolue ; mais, d’autre part, il prétend être précisément la somme de cette vérité absolue. Un système de connaissance de la nature et de l’histoire embrassant tout et arrêté une fois pour toutes est en contradiction avec les lois fondamentales de la pensée dialectique ; ce qui toutefois n’exclut nullement, mais implique, au contraire, que la connaissance systématique de l’ensemble du monde extérieur puisse marcher à pas de géant de génération en génération.
Une fois démêlée la totale perversion caractéristique de l’idéalisme allemand du passé, il fallait forcément revenir au matérialisme, mais — notons-le — non pas au matérialisme purement métaphysique, exclusivement mécanique du 18e siècle. En face de la condamnation pure et simple, naïvement révolutionnaire de toute l’histoire antérieure, le matérialisme moderne voit, dans l’histoire, le processus d’évolution de l’humanité, et sa tâche est de découvrir ses lois motrices. En face de la représentation de la nature qui régnait tant chez les Français du 18e siècle que chez Hegel, et qui en faisait un tout restant semblable à lui-même et se mouvant en cycles étroits, avec des corps célestes éternels, ainsi que l’enseigne Newton, et des espèces organiques immuables, ainsi que l’enseigne Linné, le matérialisme moderne synthétise, au contraire, les progrès modernes de la science de la nature, d’après lesquels la nature, elle aussi, a son histoire dans le temps ; les corps célestes, comme les espèces vivantes susceptibles d’y vivre dans des circonstances favorables, naissent et périssent, et les cycles de révolution, dans la mesure où on peut les admettre, prennent des dimensions infiniment plus grandioses. Dans les deux cas, il est essentiellement dialectique et n’a que faire d’une philosophie placée au-dessus des autres sciences. Dès lors que chaque science spéciale est invitée à se rendre un compte exact de la place qu’elle occupe dans l’enchaînement général des choses et de la connaissance des choses, toute science particulière de l’enchaînement général devient superflue. De toute l’ancienne philosophie, il ne reste plus alors à l’état indépendant, que la doctrine de la pensée et de ses lois, la logique formelle et la dialectique. Tout le reste se résout dans la science positive de la nature et de l’histoire.