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Koyré sur l’âme chez Platon et les platoniciens du moyen âge

L’âme — voilà le grand mot des platoniciens, et toute philosophie platonicienne est toujours, finalement, centrée sur l’âme. Inversement, toute philosophie centrée sur l’âme est toujours une philosophie platonicienne. Le platonicien médiéval est, en quelque sorte, ébloui par son âme, par le fait d’en avoir une ou, plus exactement, par le fait d’être une âme. Et lorsque, suivant le précepte socratique, le platonicien médiéval cherche la connaissance de soi, c’est la connaissance de son âme qu’il cherche, et c’est dans la connaissance de son âme qu’il trouve sa félicité.

L’âme, pour le platonicien médiéval, est quelque chose de tellement plus haut, de tellement plus parfait que le reste du monde, qu’à vrai dire, avec ce reste, elle n’a plus de mesure commune. Aussi n’est—ce pas vers le monde et son étude, c’est vers l’âme que doit se tourner le philosophe. Car c’est là, dans l’intérieur de l’âme, qu’habite la vérité.

Rentre dans ton âme, dans ton for intérieur, nous enjoint saint Augustin. Et ce sont à peu près les mêmes termes que nous trouvons, au 11e siècle, sous la plume de saint Anselme, comme, encore deux siècles plus tard, sous celle de saint Bonaventure.

La vérité habite à l’intérieur de l’âme —— on reconnaît l’enseignement de Platon ; mais la vérité pour le platonicien médiéval c’est Dieu même, vérité éternelle et source de toute vérité, soleil et lumière du monde intelligible : encore un texte, encore une image platonicienne qui revient constamment dans la philosophie médiévale et qui permet, à coup sûr, de déceler l’esprit et l’inspiration de Platon.

La vérité est Dieu, c’est donc Dieu lui-même qui habite notre âme, plus proche de l’âme que nous n’en sommes nous-mêmes. Aussi comprend-on le desir du platonicien médiéval de connaître son âme, car connaître son âme dans le sens plein et entier du terme, c’est déjà presque connaître Dieu. Deum et animam scire cupio, soupire saint Augustin, Dieu et l’âme, car on ne peut connaître l’un sans connaître l’autre ; noverim me, noverim te, … car — et c’est là une notion d’une importance capitale, décisive —— pour le platonicien médiéval, inter Deum et animam nulla est interposita natura ; l’âme humaine est donc, littéralement, une image, une similitude de Dieu. C’est pour cela, justement, qu’elle ne peut se connaître entièrement 1.

On comprend bien qu’une telle âme ne soit pas, à proprement parler, unie au corps. Elle ne forme pas avec lui une unité indissoluble et essentielle. Sans doute est-elle dans le corps. Mais elle y est « comme le pilote est dans le navire » : il le commande et le guide, mais dans son être il ne dépend pas de lui.

Il en est de même en ce qui concerne l’homme. Car l’homme, pour le platonicien médiéval, n’est rien d’autre qu’une anima immortalis mortali utens corpore, une âme affublée d’un corps. Elle en use, mais, en elle-même, elle en est indépendante et plutôt gênée et entravée qu’aidée par lui dans son action. En effet, l’activité propre de l’homme, la pensée, la volonté, c’est l’âme seule qui en est douée. A tel point que, pour le platonicien, il ne fau- drait pas dire : l’h0mme pense, mais l’âme pense et perçoit la vérité. Or pour cela, le corps ne lui sert à rien. Bien au contraire, il s’interpose comme un écran entre elle et la vérité 1.

L’âme n’a pas besoin du corps pour connaître et se connaître elle-même. C/est immédiatement et directement qu’elle se saisit. Sans doute ne se connaît-elle pas pleine- ment et entièrement dans son essence. Néanmoins son existence, son être propre, est—il ce qu’il y a pour elle de plus sûr et de plus certain au monde. C/est là quelque chose qui ne peut être mis en doute. La certitude de l’âme pour elle-même, la connaissance directe de l’âme par elle-même — ce sont là des traits fort importants. Et bien platonieiens. Aussi, si nous nous trouvons jamais en face d’un philosophe qui nous explique qu’un homme, dépourvu et privé de toutes sensations externes et internes se connaîtra quand même dans son être, dans son exis- tence, n’hésitons pas : même s’il nous dit le contraire, ce philosophe-la est un platonicien 2.

Mais ce n’est pas tout. L’âme, pour le platonicien, ne se borne pas à se connaître elle-même. Car, en se connais- sant elle-même, si peu que ce soit, elle connaît aussi Dieu, puisqu’elle est son image, si imparfaite et si lointaine soit-elle, et dans la lumière divine qui l’inonde, elle connaît tout le reste. Du moins, tout ce qui puisse être connu par elle et qui vaille la peine d’être connu. La lumière divine qui illumine tout homme venant au monde, lumière de vérité qui émane du Dieu—vérité, soleil intelligible du monde des idées, imprime à l’âme le reflet des idées éternelles, idées de Platon devenues des idées de Dieu, idées selon lesquelles Dieu a créé le monde; idées qui sont les archétypes, les modèles, les exemplaires éternels des choses changeantes et fugitives d’ici-bas.

Aussi n’est-ce pas en étudiant ces choses—là —— les objets du monde sensible — que l’âme connaîtra la vérité. La vérité des choses sensibles n’est pas en elle : elle est dans leur conformité aux essences éternelles, aux idées éter- nelles de Dieu. C’est celles-ci qui sont l’objet véritable du savoir vrai : ces idées, c’est l’idée de la perfection, l’idée du nombre; c’est vers elle que doit se porter la pensée en se détournant du monde donné à nos sens (le platonicien est toujours porté vers les mathématiques, et la connaissance mathématique est toujours pour lui le type même du savoir). A moins qu’elle ne pergoive dans la beauté de ce monde sensible la trace, le vestige, le sym- bole de la beauté surnaturelle de Dieu.

1. L’âme se connait directement et immédiatement; elle saisit son être, mais non son essence. L’âme ne possède pas 1’idée d’el1e~même, car son idée, c’est Dieu, nous expliquera Malebranche.

1. Aussi l’âme désincarnée retrouve-t-elle la plénitude de ses facultés. En forçant un peu les termes, on pourrait dire que l’âme est enfermée dans son corps comme dans une prison. En elle-même, elle est presque un ange.

2. On a, sans doute, reconnu Avicenne.

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