Dominique Meeùs
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Louvain (revue de l’Université catholique de Louvain), 177, février-mars 2009, p. 34-36. Je reprends ici une copie de travail de l’article pour les besoins de l’étude, mais il faut toujours se référer à l’original publié sur papier dans la revue Louvain et que l’on trouve aussi en ligne en format PDF sur le site de la revue.

Et Dieu dans tout ça ?

Christian de Duve est spécialisé en biochimie. Il a reçu le prix Nobel de médecine en 1974. À côté de ses recherches, il s’est intéressé aux questions de l’origine de la vie et de son évolution.
François Euvé est jésuite, agrégé en physique et docteur en théologie. Il enseigne la théologie au Centre Sèvres (Facultés jésuites de Paris). La création de la vie et l’évolution sont deux de ses sujets de recherche.

Le scientifique Christian de Duve et le théologien François Euvé débattent de l’origine de la vie. Pour l’un, il n’existe point de Dieu interventionniste. Pour l’autre, le monde créé possède son autonomie.

Bernard Feltz : On distingue plusieurs phases dans l’origine de la vie : le passage de la matière inerte à la matière vivante et au monde animal et humain. À partir de vos travaux, professeur de Duve, quelle image avez-vous de ce processus ?

Christian de Duve : Je l’imagine comme explicable entièrement en termes de physique et de chimie. La science est fondée sur ce postulat naturaliste. Il s’est révélé extraordinairement fécond, apportant par le biais de la recherche des contributions à la connaissance et à la compréhension du monde. Tellement fécond qu’on pourrait être tenté de le transformer en affirmation. Mais on doit rester prudent ; il y a une différence entre ce qui est, par hypothèse, explicable et ce qui est, par résultat, expliqué. Il est, pour moi, établi que la terre tourne autour du soleil, et non le contraire. Je mets dans la même catégorie l’évolution biologique fondée sur les données moléculaires que nous possédons sur les êtres vivants. Ces affirmations ont atteint, grâce à la démarche scientifique, le stade de faits établis. Ce qui reste du domaine de l’hypothèse, c’est le fait que la vie soit née naturellement. Personne, au laboratoire, n’a pu créer la vie. Nous avons des hypothèses intéressantes sur la manière dont cela aurait pu se produire, des observations et des données expérimentales fort suggestives. Mais, jusqu’à présent, on n’a pas d’explication.

Bernard Feltz: Comment un théologien réagit-il à propos de l’explicabilité possible, en termes scientifiques, de l’origine de la vie ?

François Euvé : Il est frappant de constater la fécondité de l’approche naturaliste. Comme théologien, cela ne me choque pas. Une des composantes de la théologie chrétienne biblique de la création repose justement sur l’existence d’une réalité qui a sa consistance propre. Cette réalité n’est pas complètement indépendante d’un créateur mais elle a son autonomie par rapport à une instance créatrice. Cette autonomie pleinement reconnue légitime le fait qu’on puisse ramener les phénomènes à des causes naturelles.

Bernard Feltz : Quelle est alors la pertinence d’une instance divine ?

François Euvé : La théologie récuse tout naturalisme métaphysique selon lequel la seule réalité existante serait la réalité telle qu’on peut la percevoir. En poussant cette thèse, je laisse donc entendre qu’on peut reconnaître l’existence d’autres réalités, même si, dans un premier temps, je reste prudent avec les désignations. Je pense, en particulier, à l’humain. En tant qu’être humain, notre expérience est plus riche que ce que nous pouvons ressentir à l’aide de nos sens. Les expériences artistiques ou amoureuses, par exemple, laissent entendre qu’il y a d’autres dimensions dans notre existence. Le neurobiologiste pourra en donner des descriptions. Il n’en restera pas moins que je ressentirai, dans l’expérience vécue, quelque chose d’autre. Je reconnais donc à la fois la pertinence de l’explication scientifique mais aussi une certaine limitation, qui donne la parole à l’autre partenaire.

Christian de Duve : En théologie, vous partez de l’hypothèse que le monde — l’univers y compris les êtres vivants et les humains — est l’œuvre d’un créateur. Pourquoi imaginer un créateur ? Il n’y a aucune preuve que ce qui existe est le fruit d’un acte créateur, en dehors d’une espèce d’intuition survenue aux humains il y a des millénaires. Un acte créateur, par qui ? Vous répondrez : « Par Dieu ». Alors, je demande : « Qui a créé Dieu ? ». Je crois à nouveau connaître votre réponse : « Il n’a pas été créé, il est incréé par définition ». Alors, je me dis : pourquoi dissocier la réalité entre incréé (créateur) et créé (créature) ? Pourquoi ne pas avoir une vision moniste de la réalité ? Philosophiquement, je ne vois pas la nécessité de cette dualité créateur/créature, qui me paraît plutôt une invention humaine très anthropomorphique, fruit d’un raisonnement à la Paley (*) : « Je trouve une montre ; il doit y avoir un horloger ».

(*) William Paley (1743-1805) est un philosophe britannique, dont les ouvrages de théologie ont influencé Charles Darwin.

Bernard Feltz : Quelle est votre position par rapport à cette dualité créateur-créature ?

François Euvé : Il existe dans les représentations humaines, depuis l’antiquité immémoriale, l’hypothèse d’une instance divine créatrice d’un monde. Je laisse aux anthropologues et aux historiens le soin de savoir comment on en est arrivé là. Ce qui m’intéresse, c’est ce que cela devient en régime chrétien. On peut le concevoir d’une manière déterministe, c’est-à-dire puisqu’il y a un ordre dans le cosmos, celui-ci renvoie à l’auteur d’un ordre. Ce n’est pas forcément idiot, sauf que des méthodes d’auto-organisation pourraient aboutir au même résultat. La théologie chrétienne actuelle de la création dit que cette instance créatrice laisse toute autonomie au monde créé. Cela signifie que rien, au niveau de l’examen phénoménologique de la réalité, ne renvoie nécessairement à l’existence d’un créateur. La création est un don gratuit. Si ce don était accompagné d’une « étiquette » de propriété qui en indique la provenance, il ne serait pas vraiment gratuit. Mais, s’il y a parfaite autonomie du créé, quel serait l’intérêt du créateur ? Intervient ici un autre élément, non plus de l’ordre scientifique mais de l’ordre de la destinée, davantage inconnu pour l’instant. Le monde, tel qu’il est, a-t-il une destinée heureuse ? Notre vie se suffit-elle à elle-même ? N’y-a-t-il pas quelque part la nécessité d’un appel à ce qui serait une autre instance ? Dans vos ouvrages, Professeur de Duve, vous critiquez une conception anthropomorphique de Dieu. Je suis tout à fait d’accord. Et la Bible l’a fait avant nous : elle critique l’idolâtrie, toute représentation de Dieu. Dieu est « au-delà » ; dans l’Ancien Testament, son nom ne peut pas être prononcé. Il est le « Tout Autre », mais cette altérité est une altérité signifiante. En quoi l’humanité en a-t-elle besoin ? Autant la science s’efforce de donner des représentations des choses, autant, dans le champ théologique, nous sommes plus directement confrontés à la difficulté de notre existence humaine : elle nous échappe et, si nous devions lui donner des noms, ils seraient toujours en deçà de ce que nous expérimentons.

Bernard Feltz : Mais, pour vous, Professeur de Duve, il n’y a qu’une et une seule réalité…

Christian de Duve : En effet. Pourquoi inventer un être différent pour expliquer ce que nous ne comprenons pas ? Pour moi, il n’y a qu’une seule et unique réalité. Je n’ai pas besoin de la dissocier entre ce que je comprends et ce que je ne comprends pas. Dans un de mes livres, j’utilise le terme d’ « Ultime Réalité ». Vous avez, Professeur Euvé, mentionné l’expérience artistique, amoureuse… Ce sont, pour moi, des facettes d’une ultime réalité que nous, avec notre petit cerveau de 1 350 cm3, ne pouvons encore approcher que de très loin. Petit à petit, nous approchons — je ne sais pas à quelle distance — de cette ultime réalité. Si, un jour, nous avons des descendants avec 3 000 cm3 de cerveau, ils pourront peut-être nous en dire plus.

Bernard Feltz : Effectivement, sur le plan philosophique, l’origine de ce dualisme ne se trouve pas dans la religion mais bien dans la philosophie grecque. Les Grecs étaient tellement fascinés par les mathématiques qu’ils ont jugé que le concept mathématique d’un objet avait plus de réalité que sa réalisation matérielle, qui n’en est qu’une image. Mais le dualisme dont vous parlez ne me paraît pas consubstantiel au sentiment religieux…

Christian de Duve : Je ne l’assimile pas au sentiment religieux. Le sentiment religieux est pour moi tout autre chose. Ce dont je parle ici, c’est d’une conception philosophique incorporée dans une certaine doctrine. Mais la conception que vous défendez de Dieu, Professeur Euvé, est celle d’un Dieu non interventionniste. Il s’est, si je puis dire, contenté de donner une chiquenaude initiale et a laissé à la nature et à l’homme la liberté d’agir. Le Dieu de l’imagerie populaire propagée dans toutes les religions du monde est, lui, interventionniste. Si nous prions, c’est que nous croyons que quelqu’un peut intervenir. La théorie du dessein intelligent est inspirée par la même conception. Certains phénomènes évolutifs auraient fait intervenir une influence surnaturelle en plus des phénomènes naturels.

François Euvé : Je ne suis pas tout à fait d’accord avec votre description de ma position. Je récuse un Dieu interventionniste au sens immédiat du terme mais je ne me contente pas non plus d’un Dieu qui aurait donné une chiquenaude initiale et se serait ensuite retiré. Pour moi, il y a derrière cela la difficile question du mal. La présence de cet irrationnel du mal dans le monde me laisse à penser que la prière n’est pas dépourvue de sens. L’action divine passe nécessairement par des médiations humaines : un médecin qui découvre un nouveau traitement est, à mes yeux, autant le médiateur de l’action bénéfique créatrice de Dieu qu’un miracle apparemment inexplicable. La prière est donc le signe qu’il y a quelque chose, dans mon action, qui va au-delà de mon impuissance et donne du sens à une autre instance, bénéfique pour le monde.

Bernard Feltz : Cette thématique ne rejoint-elle pas celle du hasard et du déterminisme à l’intérieur des processus évolutifs ?

Christian de Duve : La question du hasard et du déterminisme fait toujours débat. Tous les scientifiques sont d’accord pour dire que l’évolution est un fait établi et que la sélection naturelle en est un mécanisme central moteur d’un grand nombre de phénomènes évolutifs. Mais elle n’explique pas tout. Ainsi, il existe des phénomènes de dérives génétiques : de nombreux variants génétiques différents sans effets utiles ou nocifs significatifs continuent d’être transmis de génération en génération. Sans cela, il n’y aurait pas toutes les différences génétiques entre individus. Ce type de phénomène s’ajoute à la sélection naturelle, qui reste certainement dominante.

Propos recueillis par Alice Thelen.

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