Dominique Meeùs
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Bacon, Harvey et Feynman (selon Gleick) revisités.

Dans Popular Science (http://www.popularscience.co.uk/features/feat14.htm), Brian Clegg se base sur la grande biographie de Richard Feyman par James Gleick pour montrer que tout génie qu’il était, Feynman manquait de culture.

Éduqué par un père matérialiste (philosophiquement) et bricoleur, Richard Feyman, grand bricoleur lui aussi, esprit très pratique pour un grand théoricien, avait assurément les pieds sur terre et je puis croire qu’il n’avait pas grande estime pour la philosophie. (Au même âge, je ne savais pas même ce que c’était.) Gleick raconte (citation de Clegg) que

Roger Bacon, famous for introducing scientia experimentalis into philosophical thought, seemed to have done more talking than experimenting. His idea of experiment seemed closer to mere experience than to the measured tests a twentieth-century student performed in his laboratory classes...

It also stuck in his mind that Gilbert [a sixteenth century experimenter] thought Bacon wrote science ‘like a prime minister’.

Je ne sais pas qui a introduit les crochets concernant Gilbert. « Experimenter » semble un peu court pour identifier un savant illustre. Est-ce que celui qui introduit cette incise ne connaitrait pas vraiment Gilbert ? Mais il situe correctement le siècle.

Brian Clegg prend la défense de Roger Bacon (1214-1294) contre l’accusation de dilettantisme. (Clegg a consacré à Roger Bacon un livre, The First Scientist.) Il souligne qu’en s’adressant au pape pour promouvoir les sciences naturelles, Bacon mettait sa vie en jeu. Mais peut-être Clegg fait-il trop confiance à Gleick où tout ne devrait pas être pris à la lettre. Il n’est pas sûr que c’est Roger Bacon qui avait besoin d’être défendu.

On doit reconnaître à Feynman assez de culture pour avoir cité une critique connue faite à Bacon. On a effectivement reproché à Bacon d’écrire « comme un premier ministre », si on admet qu’il est normal que dans le langage simple et direct de Feynman au 20e siècle, un Lord Chancellor devienne un « prime minister ». Mais cette citation fait douter que le sens du passage de Gleick soit le sens apparent.

Premier décalage : Feynman (ou Gleick en le rapportant) confond William Gilbert (1544-1603), fameux pour ses travaux sur les aimants et le magnétisme, et William Harvey (1578-1657), découvreur de la circulation sanguine. C’est ce dernier qui est le critique de Bacon. Deuxième décalage : c’est bien sûr Francis Bacon (1561-1626) qui est critiqué par Harvey qui, plus jeune, en était le médecin et l’ami.

Il est difficile de dire si Feynman pensait vraiment à Roger, et pensait que c’était Roger que l’on avait critiqué au 16e ou au 17e siècle, ou bien si c’est un lapsus de Feynman (ou de Gleick) pour Francis. Il n’y a pas de solution évidente. Comme la critique de Gilbert/Harvey porte sur Francis Bacon, célèbre pour sa promotion d’une démarche expérimentale en science, la critique de Feynman sur l’expérimentation pourrait porter sur le même et on pourrait conclure au lapus. Mais Roger avait déjà mené un combat dans ce sens trois bons siècles avant et l’expression scientia experimentalis mentionnée textuellement par Feynman (Gleick), c’est précisément Roger qui l’a créée au 13e. Il est donc possible aussi que c’est en connaissance de cause que Feynman (Gleick) dit Roger et que son erreur est d’avoir cru qu’au 16e ou au 17e, c’est Roger qui était visépar Gilbert/Harvey. Mais je cherche trop loin si tout simplement Roger et Francis se confondent dans l’esprit de Feynman (ou de Gleick).

C’est à John Audrey (1626-1697) que l’on doit la relation de la critique de Harvey sur Bacon. John Audrey raconte de Harvey qu’il a connu personnellement :

He had been physitian to the Lord Chancellor Bacon, whom he esteemed much for his witt and style, but would not allow him to be a great philosopher. ‘ He writes philosophy like a Lord Chancelor,’ said he to me, speaking in derision ; ‘ I have cured him.’

On trouve dans Google Books une édition des Brief Lives d’Audrey, mais en orthographe modernisée (et peut-être parfois le vocabulaire aussi). Je cite le texte original de la biographie de Harvey d’après http://www.she-philosopher.com/ib/bios/harvey.html.

Un lecteur de la page de Clegg, le philosophe Siegmund Probst, a relevé aussi ces deux décalages Gilbert/Harvey et Roger/Francis. Il cite sans référence la phrase

It was no doubt considerations like these that prompted the English physician (and neo-Aristotelian) William Harvey, of circulation-of-the-blood fame, to quip that Bacon wrote of natural philosophy “like a Lord Chancellor” – indeed like a politician or legislator rather than a practitioner.

qu’il me semblait bien avoir déjà lu quelque part — et de fait, je l’ai retrouvée dans dans la page Francis Bacon de l’Internet Encyclopedia of Philosophy.

Je n’ai pas l’édition originale du livre de Gleick. Dans la traduction française en ma possession, je trouve ceci :

La philosophie enseignée au MIT ne fit qu’irriter davantage Feynman, qui n’y voyait qu’une industrie gérée par des logiciens incompétents. Roger Bacon lui-même, célèbre pour avoir fait entrer la science expérimentale dans la pensée philosophique, semblait avoir plus bavardé qu’expérimenté. L’idée même qu’il se faisait de l’expérience n’avait guère de rapports avec les mesures quantitatives auxquelles un étudiant du 20e siècle s’adonnait en cours de travaux pratiques : il prenait un appareil quelconque et se livrait sur lui à diverses manipulations, sans cesse répétées, en notant des chiffres.

mais, curieusement, dans l’alinéa suivant, Gilbert est remplacé par Harvey, ce qui est un progès, mais la fameuse critique du Lord Chancellor, qui appartient précisément à Harvey et justifie de retirer Gilbert, disparait, et on cite de Harvey une toute autre phrase.

« Non des positions des philosophes, mais de la trame de la nature », avait déclaré Harvey(*) trois siècles plus tôt, traçant ainsi une distinction entre la science et la philosophie.

(*) Harvey, De Motu Cordis et Sanguinis (1628).

Je ne sais pas si Gleick a été averti de son erreur et a corrigé dans des éditions ultérieures, ou a demandé aux traducteurs de le faire, ou si c’est une initiative des traducteurs. Quoi qu’il en soit, je ne comprends pas la censure en français de la référence au premier ministre ou Lord Chancellor. Dans la première version, Feynman, critiquant Bacon, appelait un autre critique à la rescousse (avec une erreur de nom). Parlant de Bacon, il continuait sur Bacon avec Gilbert (Harvey). Dans celle-ci, le nom est corrigé, mais le lien est perdu. Parlant de Bacon, il l’abandonne pour passer à Harvey.

Dans l’index de l’édition française, le médecin de Bacon apparaît comme Thomas S. Harvey, médecin qui a autopsié Einstein, mais l’index n’est peut-être ni de Gleick ni des traducteurs. Ce peut être d’un autre collaborateur d’Odile Jacob, utilisant peut-être un générateur automatique d’index des noms propres.

L’histoire de cet Harvey plus récent débitant chez lui au couteau de cuisine sur une planche à rôti une tranche du cerveau d’Einstein pour la donner à un collègue est rocambolesque pour le moins, mais ça nous éloigne de Bacon.

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