Aristote (385-322)
Dictionnaire des auteurs et des thèmes de la philosophie, Hachette
Né en 385 av. J.-C. à Stagire, mort en 322 à Chalcis. Fils d’un médecin du roi de Macédoine, il sera le précepteur d’Alexandre le Grand. Élève de Platon à l’Académie, de 366 jusqu’à la mort de ce dernier, il fonde par la suite sa propre école (le Lycée) qui, à sa mort, perd son importance, concurrencée par les Épicuriens et les Stoïciens. Ce n’est qu’en 60 av. J.-C. qu’Andronicos de Rhodes publie des notes de cours, et rassemble divers traités qui, dans les premiers siècles de l’ère chrétienne, sont l’objet de nombreux commentaires. La décadence de l’Empire romain entraîne une autre éclipse, et c’est vers le milieu du 13e siècle que la totalité de l’œuvre devient accessible en latin, traduite en partie de l’arabe, les textes grecs étant souvent introuvables. Saint Thomas fera de l’aristotélisme la doctrine officielle de l’Église ; la pensée moderne – Descartes, Galilée – s’établira contre elle.
L’œuvre d’Aristote touche de nombreux domaines. On a rassemblé les traités qu’il a consacrés à la logique, sous le titre d’Organon (instrument) ; les Catégories concernent les termes, l’Interprétation, la proposition, les Premiers Analytiques, le raisonnement, c’est-à-dire le syllogisme, les Seconds Analytiques la méthodologie scientifique, les Topiques, les méthodes de discussion et leurs points nodaux ; les Réfutations sophistiques élaborent les moyens de réfuter les faux arguments ou éristiques. La Physique établit les principes généraux de la connaissance des êtres constituant le monde ; l’étude Du ciel, Des météores, De la génération et de la corruption, Des parties des animaux, de nombreux petits opuscules sur la biologie, et, dans une certaine mesure, le Traité de l’âme développent ces recherches. L’Éthique, dite à Nicomaque, la Politique, la Rhétorique, la Poétique prennent pour thème l’activité humaine.
1. Platon établit la certitude de la connaissance en séparant le monde intelligible du monde sensible ; mais si par l’affirmation d’un monde des idées transcendant, on sépare l’Idée du sensible, comment pourra-t-elle le rejoindre, et par là fournir l’intelligibilité du monde ? Aristote fait l’économie du monde des Idées ; l’intelligibilité est immanente au sensible. Le monde est constitué de substances (en grec ουσια, mot dérivant des formes doriennes du participe du verbe ειναι, qui signifie être) ; est substance, soit la matière, soit la forme, soit le composé des deux. La forme, c’est en chaque être la marque de l’universalité (la forme de chien est ce qui fait que tout chien est un chien), la matière, celle de la particularité ; la forme est donc pour chaque être le principe de son intelligibilité.
2. Pour Platon, l’âme est ce qui permet la connaissance ; elle garde ce rôle pour Aristote, mais se trouve définie autrement. Elle est le principe des vivants ; simplement végétative, elle explique la nature des plantes ; si de plus elle est sensitive, celle des animaux ; si elle est intellective, celle de l’homme. Il n’y a pas d’âme sans corps, seule cette partie de l’âme humaine qui constitue l’intellect est peut-être éternelle ; l’âme correspond à une fonction organique, elle est la forme d’un corps vivant.
L’intellect humain est apte à recevoir la forme des choses que lui transmet l’âme sensitive ; qui ne sent rien ne peut penser, et on ne pense pas sans contact avec le monde (voir empirisme). L’ordre dans lequel les choses viennent à notre connaissance n’est pourtant pas l’ordre du réel. Nous commençons dans la confusion du pluralisme des individus; pour saisir l’universel par induction, nous remontons des effets aux causes. Mais on ne connaît vraiment que lorsque l’on sait l’enchaînement et la nécessité des causes, que reproduit le raisonnement en enchaînant les syllogismes d’après les premiers principes. L’ordre des sciences est celui de l’Être, c’est une suite de matières comme une suite de raisons. Il y a trois types de science : théorique, pratique et poétique ; le premier (théologie, physique et mathématiques) est pure contemplation ; le second (éthique, politique) vise l’activité humaine dans la mesure où les causes sont inhérentes à l’homme et ont pour but la perfection de l’agent ; le troisième traite aussi de l’activité humaine, dans la mesure où il s’agit d’une production d’objets externes par un savoir-faire technique.
3. Les êtres physiques (naturels) sont les êtres qui ont en eux-mêmes le principe de leur changement ; le changement peut affecter la qualité, le lieu, voire l’être lui-même (génération et corruption). Tout changement se fait à partir de quelque chose vers quelque chose, et suppose un sujet qui demeure identique ; il a donc trois principes : la propriété initiale (ex. : le blanc), la propriété finale (ex. : le rouge) et la matière qui reçoit ces propriétés (ex. : l’homme blanc qui devient rouge). La matière qui possède une forme a une propriété, mais pour changer, elle doit être apte à en recevoir une autre ; Aristote dit que cette dernière est en puissance dans la matière avant d’être en acte[1]. La matière est donc puissance, et la forme acte (c’est pourquoi Dieu est dit acte pur), et le changement est l’acte de ce qui est en puissance en tant que tel.
Le changement de lieu ne s’effectue pas dans un espace et un temps homogènes : l’espace n’est que la limite externe du corps, son lieu, il n’existe qu’avec lui, et le temps n’est que la mesure du mouvement selon l’antériorité et la postériorité. Aristote ne peut donc jamais poser le concept de vitesse, v = e/t, il est obligé de comparer des mouvements de durées égales sur des espaces inégaux ou de durées inégales sur des espaces égaux, pour dire quel est le plus lent ou le plus rapide. Sa physique est entièrement qualitative (voir Galilée), non mathématisée ; ses deux principales lois sont : la force doit être supérieure à la résistance, et la rapidité d’un mouvement est proportionnelle à la force et inversement proportionnelle à la résistance du milieu.
Les corps ont des lieux correspondant à leur nature : le centre du monde (la terre) pour les corps lourds, le ciel pour les légers ; tout mouvement qui tend à écarter un corps de son lieu naturel est forcé ou contre nature. Le mouvement doit avoir une cause : le moteur est la cause du mouvement du mobile. En cherchant la cause de chaque mouvement, on est conduit dans une régression qui ne peut prendre fin que par la position d’un premier moteur, immobile : la physique donne lieu à une preuve cosmologique de l’existence de Dieu.
4. L’œuvre d’Aristote n’est pas séparable d’une tentative de totalisation du savoir ; puisant à toutes les sources – étant par là le premier historien de la pensée – il accomplit une synthèse délimitant les thèmes et fixant le vocabulaire de la philosophie. Cette dernière est conçue comme la connaissance vraie du monde lui-même ; toute science, définie par un certain objet, c’est-à-dire un certain type d’être situé en un lieu du monde, est une partie de la philosophie. De même qu’il y a une hiérarchie des êtres, il y a une hiérarchie des sciences; la physique par exemple n’est qu’une philosophie seconde. Qu’est-ce donc que la philosophie première ? L’éditeur d’Aristote a groupé sous le titre de Métaphysique, parce que, dans l’ordre d’édition, ils sont situés après la physique (μετα – après), un ensemble de traités consacrés à cette question. La philosophie première cependant n’est pas bien déterminée ; Aristote en parle comme d’une science désirée ou recherchée. Il la définit parfois comme la science des premières causes et des premiers principes ; Dieu étant le premier principe, elle est aussi théologie. Parfois, il affirme qu’elle est la science de l’Être en tant qu’Être ; elle serait ontologie. Mais l’Être se dit de façons multiples : dans les Catégories, Aristote montre que l’Être peut se dire de la substance, mais aussi de la quantité, de la qualité, etc., c’est-à-dire de tous ces prédicats les plus généraux qui constituent les genres suprêmes. Dans ces conditions, comment peut-il y avoir une science unique de l’Être ? Pour Heidegger, Aristote hésite entre deux positions : faire de la métaphysique la connaissance de la totalité de ce qui est (l’étant) ou en faire la connaissance de ce qui en chaque Être fait qu’il est un Être. Le problème de savoir ce qu’est la métaphysique pose celui de l’unité et de la cohérence de l’aristotélisme et, de façon générale, celui de la définition de la philosophie.
[1] On traduit traditionnellement par acte deux termes aristotéliciens : ενεργεια qui signifie le changement en cours d’accomplissement, et εντελεχεια qui désigne l’aboutissement du changement effectué ; acte signifie donc toute réalité effective.