Ce que nous allons étudier ici, c’est cette

ancienne méthode de recherche et de pensée que Hegel appelle la méthode « métaphysique ». (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 35.)

Commençons tout de suite par une remarque simple. Qu’est-ce qui semble le plus naturel à la majorité des gens : le mouvement ou l’immobilité ? Quel est, pour eux, l’état normal des choses : le repos ou la mobilité ?

En général, on pense que le repos existait avant le mouvement et qu’une chose, pour qu’elle ait pu se mettre en mouvement, était d’abord à l’état de repos.

La Bible aussi nous dit qu’avant l’univers, qui fut créé par Dieu, existait l’éternité immobile, c’est-à-dire le repos.

Voici des mots que nous emploierons souvent: repos, immobilité ; et aussi, mouvement et changement. Mais ces deux derniers mots ne sont pas synonymes.

Le mouvement, au sens strict du mot, c’est le déplacement. Exemple : une pierre qui tombe, un train en marche sont en mouvement.

Le changement, au sens propre du mot, c’est le passage d’une forme à une autre. Exemple : L’arbre qui perd ses feuilles a changé de forme. Mais c’est aussi le passage d’un état à un autre. Exemple : L’air est devenu irrespirable : c’est un changement.

Donc, mouvement signifie changement de place, et changement signifie changement de forme ou d’état. Nous tâcherons de respecter cette distinction, afin d’éviter la confusion (quand nous étudierons la dialectique, nous serons d’ailleurs appelés à revoir le sens de ces mots).

Nous venons de voir que, d’une façon générale, on pense que mouvement et changement sont moins normaux que le repos, et il est certain que nous avons une sorte de préférence à considérer les choses au repos et sans changement.

Exemple : Nous avons acheté une paire de chaussures jaunes et au bout d’un certain temps, après de multiples réparations (remplacement des semelles et talons, collage de nombreuses pièces), nous disons encore : « Je vais mettre mes chaussures jaunes », sans nous rendre compte que ce ne sont plus les mêmes. Pour nous, ce sont toujours les chaussures jaunes que nous avons achetées à telle occasion et que nous avons payées tel prix. Nous ne considérerons pas le changement qui est survenu à nos chaussures, elles sont toujours les mêmes, elles sont identiques. Nous négligeons le changement pour ne voir que l’identité comme si rien d’important n’était arrivé. C’est là le

1. Premier caractère de la méthode métaphysique : Le principe d’identité.

Il consiste à préférer l’immobilité au mouvement et l’identité au changement en face des événements.

De cette préférence, qui constitue le premier caractère de cette méthode, découle toute une conception du monde. On considère l’univers comme s’il était figé, dira Engels. Il en sera de même pour la nature, la société et l’homme. Ainsi on prétend souvent : « II n’y a rien de nouveau sous le soleil », ce qui veut dire que, depuis toujours, il n’y a eu aucun changement, l’univers étant resté immobile et identique. On entend aussi souvent par là un retour périodique aux mêmes événements. Dieu a créé le monde en produisant les poissons, les oiseaux, les mammifères, etc., et depuis rien n’est changé, le monde n’a pas bougé. On dit aussi : « Les hommes sont toujours les mêmes », comme si les hommes depuis toujours n’avaient pas changé.

Ces expressions courantes sont le reflet de cette conception qui est profondément enracinée en nous, dans notre esprit, et la bourgeoisie exploite cette erreur a fond.

Quand on critique le socialisme, un des arguments que l’on donne le plus volontiers, c’est que l’homme est égoïste et qu’il est nécessaire qu’une force intervienne pour le contraindre, sinon le désordre régnerait. C’est là le résultat de cette conception métaphysique qui veut que l’homme ait à tout jamais une nature fixe qui ne peut pas changer.

Il est bien certain que si brusquement nous avions la possibilité de vivre en régime communiste, c’est-à-dire si l’on pouvait répartir les produits immédiatement à chacun selon ses besoins et non pas selon son travail, ce serait la ruée pour la satisfaction des caprices, et une telle société ne pourrait pas tenir. Et pourtant, c’est là la société communiste et c’est cela qui est rationnel. Mais c’est parce que nous avons une conception métaphysique enracinée en nous que nous nous représentons l’homme futur qui vivra dans un avenir relativement éloigné, comme semblable à l’homme d’aujourd’hui. (Politzer, Principes élémentaires, 3e partie, I.)

2. Deuxième caractère de la méthode métaphysique : Isolement des choses.

Ce que nous venons de dire semble tellement naturel que l’on peut se demander : pourquoi dire cela ? Nous allons voir que, malgré tout, cela était nécessaire, car ce système de raisonnement nous entraîne à voir les choses sous un certain angle.

C’est encore dans les conséquences pratiques que nous allons juger le deuxième caractère de cette méthode.

Dans la vie courante, si nous considérons les animaux et si nous raisonnons à leur propos en séparant les êtres, nous ne voyons pas ce qu’il y a de commun entre ceux de genres et d’espèces différents. Un cheval est un cheval et une vache, c’est une vache. Entre eux, il n’y a aucun rapport.

C’est le point de vue de l’ancienne zoologie, qui classe les animaux en les séparant nettement les uns des autres et qui ne voit aucun rapport entre eux.

C’est là un des résultats de l’application de la méthode métaphysique.

Comme autre exemple, nous pourrons citer ce fait que la bourgeoisie veut que la science soit la science ; que la philosophie reste elle-même; de même pour la politique; et, bien entendu, il n’y a rien de commun, absolument aucun rapport entre elles trois.

Les conclusions pratiques d’un tel raisonnement, c’est qu’un savant doit rester un savant et n’a pas à mêler sa science à la philosophie et à la politique. Il en sera de même pour le philosophe et l’homme d’un parti politique.

Quand un homme de bonne foi raisonne ainsi, on peut dire qu’il raisonne en métaphysicien. L’écrivain anglais Wells est allé en Union soviétique, il y a quelques années, et a rendu visite au grand écrivain, aujourd’hui disparu, Maxime Gorki. Il lui a proposé de créer un club littéraire où l’on ne ferait pas de politique, car, dans son esprit, la littérature, c’est la littérature, et la politique, c est la politique. Gorki et ses amis se sont mis, paraît-il, à rire et Wells en fut vexé. C’est que Wells voyait et concevait l’écrivain comme vivant en dehors de la société, tandis que Gorki et ses amis savaient bien qu’il n’en est pas ainsi dans la vie où, en vérité, toutes les choses sont liées — qu’on le veuille ou non.

Dans la pratique courante, nous nous efforçons de classer, d’isoler les choses, de les voir, de les étudier seulement pour elles-mêmes. (Politzer, Principes élémentaires, 3e partie, I. 2.)

3. Troisième caractère : Divisions éternelles et infranchissables.

Après avoir donné notre préférence à considérer les choses comme immobiles et ne changeant pas, nous les avons classées, cataloguées, créant ainsi entre elles des divisions qui nous font oublier les rapports qu’elles peuvent avoir les unes avec les autres.

Cette façon de voir et de juger nous entraîne à croire que ces divisions existent une fois pour toutes (un cheval, c’est un cheval) et qu’elles sont absolues, infranchissables et éternelles. Voila le troisième caractère de la méthode métaphysique.

Mais il nous faut faire attention quand nous parlons de cette méthode; car, lorsque nous, marxistes, nous disons que dans la société capitaliste il y a deux classes, la bourgeoisie et le prolétariat, nous faisons aussi des divisions qui peuvent sembler s’apparenter au point de vue métaphysique. Seulement, ce n’est pas simplement par le fait d’introduire des divisions que l’on est métaphysicien, c’est par la manière, la façon dont on établit les différences, les rapports qui existent entre ces divisions.

La bourgeoisie, par exemple, quand nous disons qu’il y a dans la société deux classes, pense aussitôt qu’il y a des riches et des pauvres. Et, bien entendu, elle nous dira : « II y a toujours eu des riches et des pauvres ».

« II y a toujours eu » et « il y aura toujours », c’est là une façon métaphysique de raisonner. On classe pour toujours les choses indépendamment les unes des autres, et on établit entre elles des cloisons, des murs infranchissables.

On divise la société en riches et en pauvres, au lieu de constater l’existence de la bourgeoisie et du prolétariat et, si même on admet cette dernière division, on les considère en dehors de leurs rapports mutuels, c’est-à-dire de la lutte des classes. (Politzer, Principes élémentaires, 3e partie, I.  3.)

4. Quatrième caractère: Opposition des contraires.

Il découle de tout ce que nous venons de voir que lorsque nous disons : « La vie, c'est la vie ; et la mort, c'est la mort », nous affirmons qu'il n'y a rien de commun entre la vie et la mort. Nous les classons bien à part l'une de l'autre en voyant la vie et la mort chacune pour elle-même, sans voir les rapports qui peuvent exister entre elles. Dans ces conditions, un homme qui vient de perdre la vie doit être considéré comme une chose morte, car il est impossible qu'il soit à la fois vivant et mort, puisque la vie et la mort s'excluent mutuellement.

En considérant les choses comme isolées, définitivement différentes les unes des autres, nous arrivons à les opposer les unes aux autres.

Nous voilà au quatrième caractère de la méthode métaphysique, qui oppose les contraires les uns aux autres et qui affirme que deux choses contraires ne peuvent exister en même temps.

En effet, dans cet exemple de la vie et de la mort, il ne peut y avoir de troisième possibilité. Il nous faut absolument choisir l'une ou l'autre des possibilités que nous avons distinguées. Nous considérons qu'une troisième possibilité serait une contradiction, que cette contradiction est une absurdité et, par conséquent, une impossibilité.

Le quatrième caractère de la méthode métaphysique1 est donc l'horreur de la contradiction.

Les conséquences pratiqués de ce raisonnement, c'est que, lorsque l'on parle de démocratie et de dictature, par exemple, eh bien ! le point de vue métaphysique demande qu'une société choisisse entre les deux : parce que la démocratie, c'est la démocratie, et la dictature, c'est la dictature. La démocratie n'est pas la dictature; et la dictature n'est pas la démocratie. Il nous faut choisir, sans quoi nous sommes en face d'une contradiction, d'une absurdité, d'une impossibilité.

L'attitude marxiste est toute différente.

Nous pensons, nous, au contraire, que la dictature du prolétariat, par exemple, c'est à la fois la dictature de la masse et la démocratie pour la masse des exploités.

Nous pensons que la vie, celle des êtres vivants, n'est possible que parce qu'il y a une lutte perpétuelle entre les cellules et que, continuellement, les unes meurent pour être remplacées par d'autres. Ainsi, la vie contient en elle de la mort. Nous pensons que la mort n'est pas aussi totale et séparée de la vie que le pense la métaphysique, car sur un cadavre toute vie n'a pas complètement disparu, puisque certaines cellules continuent à vivre un certain temps et que de ce cadavre naîtront d'autres vies. (Lire Politzer, Principes élémentaires, 3e partie, I. 4.)