Dominique Meeùs, retour à la page Philosophie marxiste
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Si vous voulez pour tout chercher des réponses chez Marx, vous n’arriverez nulle part. […] Il est nécessaire d’utiliser sa tête et pas d’enfiler les citations. […] — si vous me permettez — on doit utiliser son propre cerveau. Staline, Cinq conversations avec des économistes soviétiques.

Face à toute la mésinformation qui circule sur la dialectique, il est peut-être utile de commencer en précisant ce qu’elle n’est pas. La dialectique n’est pas cette triade d’airin thèse-antithèse-synthèse censée tout expliquer ; elle ne fournit pas de formule apte à prouver ou prédire quoi que ce soit ; elle n’est pas non plus la force motrice de l’histoire. La dialectique, en tant que telle, n’explique rien, ne prouve rien, ne prédit rien et n’est la cause de rien. Bertell Ollman, La dialectique mise en œuvre, p. 23.)

Le problème de la dialectique marxiste

Le marxisme est divisé par deux interprétations de la dialectique. 

Si on ne le fait pas (jeter sur le monde un regard dialectique, quelle que soit l’interprétation que l’on adopte), on passe à côté de beaucoup de choses et, en politique, on a toutes les chances de faire des erreurs dont les conséquences peuvent être dramatiques.

On peut préciser le problème en empruntant à Engels. Dans la conclusion de la première partie de l’Anti-Dühring, il reproche à Dühring

[…] la croyance superstitieuse que ces « figures fondamentales » ou catégories logiques ont quelque part une existence mystérieuse, avant le monde et en dehors du monde auquel elles doivent « s’appliquer » (p. 175).

Je trouve qu’Engels formule ça très bien et je voudrais reprendre sa formulation contre certaines conceptions (y compris peut-être la sienne) des « lois » de la dialectique. On a le choix de placer ces « lois »

  1. « avant le monde et en dehors du monde » ;
  2. dans le monde ;
  3. après le monde, dans notre démarche de pensée sur le monde.

Pour moi, elles ne peuvent être qu’en (iii) : Le monde étant matériel, il n’y a place dans le monde (ii), en dehors de notre pensée (iii), que pour des contradictions particulières, ou pour certaines situations particulières où le franchissement d’un seuil quantitatif donne un changement qualitatif et cetera, et c’est à nous d’y être attentifs a posteriori (iii), d’être dialectiques en reconnaissant le caractère dialectique de ces processus, quand nous pensons le monde. Dans un monde matériel (« sans adjonction étrangère », dit Engels), il n’y a pas de place pour une « loi » générale de « la » contradiction ou aucune autre « loi » générale de la dialectique. Donc ceux qui prétendent imposer au monde de telles « lois » ou une « dialectique » qu’ils croient pouvoir mettre en (ii) ne peuvent en réalité placer leurs « lois » ou leur « dialectique » qu’en (i) et ils tombent dans une « croyance superstitieuse » idéaliste et non matérialiste.

Je ne peux m’empêcher de voir la parenté du problème ainsi posé avec la querelle des universaux. Y a-t-il place dans un monde matériel (ii) pour des universaux, en dehors des cerveaux qui les construiraient dans un processus d’abstraction (iii) ? Si on veut à tout prix maintenir des universaux « réels », ailleurs que dans notre pensée (iii), on ne peut les situer que dans un « autre monde » platonicien (i), ce qui est contradictoire avec une position matérialiste.

Le réalisme n’est pas le matérialisme. Le réalisme peut être idéaliste et il l’est toujours lorsqu’il soutient la réalité de choses immatérielles (comme les universaux ou aussi « la dialectique ») en dehors des produits de nos cerveaux.

Degré de priorité de ce problème

Pour les marxistes, à la suite de Marx (dans la onzième et dernière des Thèses sur Feurbach), on fait de la philosophie pour transformer le monde. La priorité première, c’est d’être dialectique dans la détermination des objectifs stratégiques et plus encore dans la recherche d’une tactique adaptée à des situations complexes et changeantes. Des générations de communistes ont fait ça très bien, et beaucoup de communistes le font encore aujourd’hui, et peuvent le faire en unité dans la lutte politique, malgré qu’ils puissent être divisés sur ce problème non résolu du statut ontologique de la dialectique.

À cette réserve près, le problème n’est pas sans importance. 

  1. Il est difficile de se réclamer du socialisme scientifique si lui-même est fondé sur une philosophie dont les bases seraient à ce point incertaines qu’on n’a toujours pas pu les clarifier après un siècle et demi. 
  2. On enseigne aussi la dialectique et, pour les raisons ci-dessus, on ne peut pas ne pas le faire. Il est difficile de le faire sans se prononcer sur son statut, aucun enseignant n’aime enseigner des bobards et les bobards ne sont pas bons pour les étudiants.
  3. Des absurdités sur la dialectique nous exposent non seulement aux sarcasmes de nos ennemis, mais malheureusement aussi à ceux de bon nombre de nos amis, que cela éloigne de nous.

Les arguments d’autorité sont illusoires

Les arguments d’autorité ne sont jamais décisifs. (Staline : « Si vous voulez pour tout chercher des réponses chez Marx, vous n’arriverez nulle part. Vous avez devant vous un laboratoire comme l’URSS qui a existé depuis plus de vingt ans maintenant, mais vous pensez que Marx devait en savoir plus que vous sur le socialisme. Ne comprenez-vous pas que dans la Critique du programme de Gotha, Marx n’était pas en position de voir l’avenir ! Il est nécessaire d’utiliser sa tête et pas d’enfiler les citations. De nouveaux faits sont là, il y a une nouvelle combinaison de forces et — si vous me permettez — on doit utiliser son propre cerveau. » Cinq conversations avec des économistes soviétiques. Il n’y a aucune raison de penser que Marx et Engels étaient plus infaillibles en philosophie et en science.) Cela n’empêche pas d’écouter ce que des penseurs importants auraient à dire. Sur la dialectique marxiste, on a assez peu de choses et ceux qui invoqueraient des arguments d’autorité ne peuvent pas se baser sérieusement sur Marx et Engels. Consciemment ou non, croyant se baser sur Engels, ils ne peuvent se baser que sur ce qu’une certaine tradition en a fait.

On a quelques indications de Marx dont la plus importante est un passage sur la méthode du Capital dans la postface à la deuxième édition allemande (c’est en gros la deuxième moitié de cette postface). On a par ailleurs divers passages d’Engels, surtout dans le Feuerbach. Dans l’Anti-Dühring et dans la Dialectique de la nature, on sent le projet d’élaborer un système complet de la dialectique comme « lois les plus générales du mouvement » de la nature, de la société et de la pensée. Engels a recueilli des matériaux scientifiques pour fonder son travail, mais il y a peu d’indications sur ce qu’il pensait réellement de la dialectique et sa Dialectique de la nature a bien été publiée, de manière posthume, mais elle est encore à écrire. D’Épicure, on a tout perdu de ses livres, mais on a au moins dans sa lettre à Hérodote un résumé systématique de sa philosophie. D’Engels, on a moins encore, infiniment moins : on a des plans de la Dialectique de la nature, sa structure, on a de nombreux fragments, surtout des matériaux sur les sciences de la nature qui auraient pu entrer dans le projet, mais pas grand chose du sens du projet lui-même.

Quelle que soit la position d’Engels (et elle a dû évoluer, et il aurait pu reconnaître l’impasse de son projet s’il avait eu le temps de le mener plus loin), il y a certainement un courant dogmatique ontologisant de la dialectique qui se réclame d’Engels et un enseignement majoritairement « orthodoxe » dans ce sens. Il ne s’agit donc pas d’opposer Engels à Marx mais de relever la contradiction entre deux courants en matière de dialectique marxiste.

Dialectique mystique ou dialectique rationnelle

Sur une phrase de la postface du Capital, il faut retourner au texte allemand (voir mes notes de lecture sur ce point). La traduction française est littéraire et par là un peu imprécise.

« Chez lui [Hegel] elle [la dialectique] marche sur la tête ; il suffit de la remettre sur ses pieds pour lui trouver la physionomie tout à fait raisonnable. » L’expression française « la physionomie tout à fait raisonnable » est plus amusante et imagée, mais c’est une simplification. La formulation allemande, bien qu’imagée aussi, est plus sérieuse et rigoureuse. « Sie [la dialectique] steht bei ihm [Hegel] auf dem Kopf. Man muß sie umstülpen, um den rationellen Kern in der mystischen Hülle zu entdecken. » « Il faut la retourner pour découvrir son noyau rationnel sous son écorce mystique. »

Il n’est en rien question dans cette postface de « dialectique de la nature » ni de « lois les plus générales du mouvement ». Bien au contraire, on parle de « trouver la loi des phénomènes qu’il étudie », donc d’étudier scientifiquement un phénomène pour en trouver la « loi » spécifique, pas de faire appel à des « lois de la dialectique ». Ce qui est dialectique pour Marx, c’est l’attitude, la démarche d’étudier quelque chose dans son mouvement, pas d’appliquer de soi-disant « lois les plus générales du mouvement ».

Dans l’Anti-Dühring, Engels concède d’ailleurs cette spécificité. Dühring accuse Marx d’appliquer des recettes hégéliennes comme la négation de la négation. Engels défend Marx en montrant qu’il n’utilise rien de ce genre. Je ne comprends donc pas le projet d’Engels d’élaborer quand même un système de soi-disant « lois les plus générales du mouvement » qui, de son propre aveu, ne servent à rien.

Probablement que pour Marx, « remettre sur ses pieds » la dialectique de Hegel ne veut pas dire la faire passer, telle quelle, de l’Idée hégélienne, dans la nature (un peu comme Aristote fait descendre dans ce bas monde l’Idée de Platon pour en faire la forme de la matière) ; mais, de l’Idée, à la pratique de celui qui analyse et reconstruit en pensée le réel en mouvement. Passer de la dialectique de l’Idée à une « dialectique de la nature » (ontologiquement), c’est remplacer une mystique (comme dit Marx en allemand) par une autre mystique, à peine différente de la première. C’est dire que le moteur du monde n’est plus l’Idée hégélienne mais la « contradiction dialectique ». Cela revient essentiellement à conserver l’idéalisme hégélien, à conserver l’Idée en la rebaptisant « contradiction » pour faire « politiquement correct » ou, dans le cas qui nous occupe, matérialiste. Le noyau rationnel après renversement, à mon avis, c’est la démarche dialectique de celui qui étudie le monde dans son mouvement (mouvements ou changements concrets, spécifiques) et ses contradictions (concrètes, spécifiques).

Si la matière et son fonctionnement, ce sont, pour ce qu’on en sait déjà, des quarks, des gluons et cetera avec leur énergie et leurs interactions (les physiciens unifient tout ça avec la notion plus fondamentale de champ), c’est de la mystique d’imposer aux physiciens d’ajouter à cette ménagerie la « contradiction » ou la « négation de la négation ». La nature, c’est ce que les physiciens étudient et, même si cette étude est loin d’être définitive, les physiciens tant réalistes qu’antiréalistes s’accorderont sur le fait que la « contradiction » ou la « négation de la négation » ne font pas partie de cette nature. On n’a pas encore trouvé le champ de la contradiction et on ne s’attend pas à le trouver.

Inadéquation du concept de mouvement à la Engels

Indépendamment de l’absurdité pour un matérialiste d’affirmer que des idées comme la « contradiction » ou la « négation de la négation » sont, ontologiquement, dans la nature, il est absurde de penser que l’on puisse avoir des « lois générales du mouvement » si le « mouvement » c’est à la fois le déplacement dans l’espace et le changement dans le temps. Le mouvement dans l’espace est décrit par les lois de la mécanique. L’évolution des espèces vivantes est expliqué par le darwinisme (sélection naturelle, entre autres). On voit mal une même loi couvrir les deux. Le fait de recourir au seul mot « mouvement », à un concept philosophique de mouvement dans ce sens est une tentative d’unification respectable mais naïve et qui se révèle être un échec.

Spécificité des niveaux de réalité et lois

Indépendamment de l’absurdité pour un matérialiste d’affirmer que des idées comme la « contradiction » ou la « négation de la négation » sont, ontologiquement, dans la nature, il est absurde de penser que l’on puisse avoir des « lois générales du mouvement de la nature et de la pensée », ou « de la nature et de la société » (sauf si elles ne disent rien ou ne sont pas des lois). Tout ce qui est dans le monde est, en principe, réductible au domaine de la physique. Mais on ne fait pas de la psychologie avec des quarks ou des champs, et encore moins de l’histoire, et on ne le fera jamais.

On doit considérer le monde macroscopique comme un niveau de réalité très différent du monde microscopique. Des objets quantiques absolument dépourvus d’identité et de stabilité sont les consituants d’objets macroscopiques doués d’une certaine identité et d’une relative permanence. Dans le monde macroscopique lui-même, il y a différents niveaux. Déjà en météo, on raisonne avec des anticyclones et des fronts froids, pas avec des molécules (et encore moins avec des particules élémentaires). Le progrès de la connaissance pourrait faire intervenir d’autres concepts mais, bien que la météo ne soit rien d’autre en principe, on ne réduira jamais les lois de la météo à celles de la physique et de la chimie parce qu’il y faudrait le démon de Laplace qui est un idéal définitivement hors d’atteinte. Si c’est le cas de l’atmosphère, c’est tout autant le cas de l’état de mon cerveau et de l’évolution temporelle de cet état. En outre, passer de la description complète d’un tel état physico-chimique à sa signification, sa traduction en idées ne serait pas de la tarte. C’est, radicalement plus, le cas des sociétés humaines et de leur histoire. Appartiennent à l’histoire aussi les idées des hommes et, bien que ce ne sont que des productions d’un cerveau matériel, physique, les idées ne peuvent être considérées pour leur contenu et dans leur dimension collective qu’en les abstrayant de leur support. Il y a donc là, du fait de cette opération d’abstraction, une impossibilité de principe sans commune mesure avec la complexité de la météo ou d’un seul cerveau.

Il y a aussi, plus profondément, la différence de niveau entre science et philosophie. Les « lois de la dialectique » sont-elles philosophiques ou scientifiques ? Peut-on concevoir des « lois de la nature » philosophiques ? (Et les mots mêmes de « lois de la nature » font l’objet d’une interrogation philosophique qui est loin d’avoir une réponse claire.) Cela nous ramène dans une certaine mesure à la question de la localisation du début : « avant le monde et en dehors du monde » et la boucle est bouclée.

Liens

Marx et Engels

Postface de Marx à la deuxième édition allemande du Capital (extraits — je ne sais pas pourquoi on ne veut pas donner le texte entier), http://www.marxists.org/francais/marx/works/1867/Capital-I/kmcapI-post.htm,
ou miroir : http://marxists.anu.edu.au/francais/marx/works/1867/Capital-I/kmcapI-post.htm
« Nachwort zur zweiten Auflage » (texte intégral), http://www.mlwerke.de/me/me23/me23_018.htm

Engels, M. E. Dühring bouleverse la science (Anti-Dühring), deuxième édition revue, Éditions sociales, Paris, 1950,
http://www.marxists.org/francais/engels/works/1878/06/fe18780611.htm

Engels, Dialectique de la nature (en format Open Document Text),
http://www.meeus-d.be/marxisme/classiques/dialnat.odt

Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande,
http://www.marxists.org/francais/engels/works/1888/02/fe_18880221.htm

Staline, « Le matérialisme dialectique et le matérialisme historique », chapitre 4, paragraphe 2 de l’Histoire du Parti communiste (bolchévik) de l’U.R.S.S. rédigée par une commission du Comité central du P.C.(b) de l’U.R.S.S. et approuvée par le C.C. en 1938. En français aux Éditions en langues étrangères, Moscou,
http://www.meeus-d.be/marxisme/classiques/diamat.html

Voir aussi le thème dialectique dans mes notes de lecture des classiques.

Défense de la position ontologique

Georges Gastaud, « Retour à la dialectique de la nature », http://www.encyclopedie-marxiste.com/philosophie_g.gastaud.htm

Georges Gastaud, « Oui, le matérialisme dialectique ! », au colloque sur la dialectique organisé par l’Espace Marx les 30 septembre et 1er octobre 2005 à Paris, http://www.initiative-communiste.fr/wordpress/?p=320

Un numéro d’ÉtincelleS sur la dialectique de la nature (entièrement de Georges Gastaud), http://www.helmutdunkhase.de/DialNatur.pdf

Défense épistémologique de la dialectique

Lucien Sève, « La dialectique en France : une audience à reconstruire », au colloque sur la dialectique organisé par l’Espace Marx les 30 septembre et 1er octobre 2005 à Paris, http://semimarx.free.fr/IMG/pdf/SEVE_La_dialectique_en_France.pdf

Lucien Sève, « La dialectique de la nature : conditions d’une nouvelle crédibilité », au colloque sur la dialectique organisé par l’Espace Marx les 30 septembre et 1er octobre 2005 à Paris, http://semimarx.free.fr/IMG/pdf/SEVE_Dialectique_de_la_nature.pdf

Lucien Sève, Une introduction à la philosophie marxiste, suivie d’un vocabulaire philosophique, Éditions sociales, Paris, 1980.

Bertell Ollman, Dance of the dialectics

Contre la dialectique de la nature

Denis Collin, « La dialectique de la nature contre le matérialisme ? », Matière première no 1 (2006), éditions Syllepse, http://denis-collin.viabloga.com/news/la-dialectique-de-la-nature-contre-le-materialisme




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