Emmanuel Renault, article « Dialectique » du Dictionnaire d'histoire et de philosophie des sciences; sous la direction de Dominique Lecourt, Quadrige/Presses universitaires de France, Paris, 4e édition, 2006 (1e édition 1999), ISBN 213054499-1 (9-782130 544999).
Depuis que ses premiers titres de noblesse lui furent décernés par Platon, la notion de dialectique a toujours eu pour fonction de caractériser la spécificité du discours philosophique, si bien qu’elle fut toujours liée à la question du rapport que la philosophie doit entretenir avec les autres discours rationnels. Dès l’origine, la notion possède la fonction critique d’une description de ce qu’il y a d’identique et de différent entre la philosophie, la logique, la mathématique et les sciences de la nature. Dotée d’aspects métaphysiques et éthiques souvent commentés, cette notion est donc également investie de ce que nous nommerions aujourd’hui une charge « épistémologique » dont on a tendance à sous-évaluer l’importance sous l'influence des critiques que la philosophie classique adressa à la scolastique et de la dénonciation positiviste de la philosophie allemande. Dans un cas comme dans l’autre, la dialectique fut synonyme de la capacité qu’a la philosophie de perdre de vue les normes définissant la rationalité et de l’incapacité à établir un rapport satisfaisant entre philosophie et science. C’est pourtant à la lumière de cette charge « épistémologique » que prennent sens les deux grands moments de l’élaboration philosophique de la dialectique, chez Platon puis chez Hegel.
Les témoignages de Platon et d’Aristote conduisirent Sextus Empiricus et Diogène Laërce à voir en Zénon d’Élée « l’inventeur de la dialectique ». Dialectique signifie alors « un art qui lui était propre et consistant à plonger ses adversaires dans l’embarras au moyen d’arguments contraires » (Plutarque, Vie de Périclès, IV, 5). On reconnaît les termes des définitions platoniciennes et aristotéliciennes qui renvoient la dialectique à la conduite du dialogue. La dialectique est un art du dialogue, « l’art d’interroger et de répondre » (Cratyle, 390c). C’est l’art du dialogue polémique, et plus précisément, l’art du dialogue polémique voué à la recherche de vérité ; elle se distingue ainsi de l’éristique dont le sophiste Protagoras pouvait passer pour le fondateur (Diogène Laërce, Vies, IX, 51).
En parlant de la dialectique comme d’un « art », Platon signifie que le dialogue polémique doit être conduit suivant des règles déterminées. Ces règles relèvent tout d’abord de ce que nous nommerions une logique : le Phèdre (266b) explique qu’elle est art d'apprendre à parler et à penser, c’est-à-dire qu’elle élève d’une vigilance quant au sens des mots et aux formes des raisonnements. Mais ces règles portent également sur le contenu du savoir, dans la mesure où la méthode mise en œuvre par le philosophe doit épouser les articulations du réel : le Phèdre (l66a) peut ainsi puiser dans la tradition hippocratique et user de considérations anatomiques pour définir la philosophie. Chez Platon cependant, les règles de la dialectique semblent devoir plus encore aux mathématiques qu’à une logique ou à une tradition naturaliste, la forme de la réfutation socratique en atteste. Le dialogue procède en effet par réfutation, et par un type de réfutation bien particulier où l’on considère les thèses de l’adversaire comme des hypothèses pour en déduire des conséquences jusqu’à ce qu’une contradiction apparaisse. Platon prend soin d’indiquer que cette réfutation n’est pas ordinaire, et qu’elle se distingue notamment de la réfutation juridique (Gorgias 47lb et sq.) Elle trouve en fait son modèle dans un type d’argumentation mathématique — la déduction à partir d’hypothèse —, et c’est ce qui fait tout le sens et l’enjeu des passages de la République où la dialectique est définie dans le cadre d’une comparaison de la philosophie et de la mathématique.
On a pu avancer l’hypothèse que ce type de réfutation caractérise tout aussi immédiatement la philosophie que les mathématiques et qu’il indique l’origine commune de l’une et de l’autre, Si l’on suit A. Szabo (Les débuts des mathématiques grecques), on considérera en effet que la philosophie éléate en général (Parménide, Zénon et Mélissos) et Zénon en particulier sont les inspirateurs de la révolution qui devait faire des mathématiques grecques un discours proprement démonstratif traitant des nombres et des figures comme des éléments purement abstraits et idéaux. Ces deux caractéristiques trouvent toutes deux leur source dans la philosophie éléate, et elles sont liées l’une à l’autre chez Zénon. Nous connaissons par Aristote (Physique, VI, 2, 9) quatre arguments célèbres portant sur le mouvement. Platon nous apprend quel est leur objectif : montrer que si l’on n’accepte pas l’identification parménidienne de l’être à l’un et si l’on prend la multiplicité du sensible pour la réalité, des conséquences absurdes en résultent (Parménide, l27e-128d). Telle semble être l’origine de la tradition qui fait de Zénon le fondateur de la dialectique, et telle semble également être l’origine de ce qui passa tout d’abord pour le modèle de la démonstration mathématique, la démonstration indirecte (par l’absurde).
Si l’on adopte le point de vue de cette tradition, on dira donc que philosophie et science furent tout d’abord associées l’une à l’autre par la dialectique et qu’il fallut attendre Platon pour qu’elle désigne la spécificité de la philosophie, ce qui la distingue de la mathématique. On connaît les pages de la République ou ce déplacement s’effectue en une critique de la mathématique qui se déploie suivant trois axes : une dépréciation des objets mathématiques qui ne relèvent pas seulement de l’abstraction mais encore de la figuration, un refus de la démarche démonstrative fondée sur des hypothèses plutôt que sur des thèses dont la vérité est établie, et une contestation de la démonstration indirecte dans la mesure où elle expose une nécessité logique qui n’est pas en même temps nécessité réelle (République, 510b-511e, 531d-534e). Alors que la dialectique désignait le procédé par lequel, après avoir supposé une thèse, on l’examine en considérant ce qui s'en déduit (Parménide, 135c1 36c), la dialectique platonicienne consistera à prendre appui sur les hypothèses mathématiques pour s’élever jusqu’au principe et dériver ensuite les conséquences du principe. En ce qu’elle explique la dépendance des conséquences à l’égard d’un terme unique, la dialectique est connaissance intégrale, « vue synoptique » de l’ensemble des savoirs et de la totalité du réel (République, 537c) D’après Platon, cette connaissance intégrale doit mettre en œuvre une technique à même de rendre compte des articulations du réel et c’est pourquoi il dit également de la dialectique qu’elle est l’art des divisions et des synthèses (Phèdre, 266bc, Sophiste, 253cd). La spécification platonicienne de la philosophie dans le cadre d’une description de ses rapports avec les mathématiques conduit donc à l’élaboration complexe, riche et différenciée d’une notion qui conserve néanmoins le dialogue comme signification centrale. On voit en effet que les différents moments de l’activité philosophique ont le dialogue contradictoire pour élément (République, 511c, 534c). Concluons que la philosophie est dialectique parce qu’elle vise l'accomplissement de la pensée (533c) et que celle-ci trouve précisément son essence dans le dialogue (Théétète, l89e-l90a).
Liée à la situation de la philosophie dans le champ du savoir, la notion de dialectique ne pouvait rester insensible à une nouvelle interprétation de la spécificité de la philosophie et à un changement du rapport de la philosophie aux sciences. On trouve ces modifications chez Aristote. En découpant l’être en genres distincts et irréductibles les uns aux autres, il procure à la fois aux sciences des fondements assurés (la philosophie ne peut les déduire à partir d’un genre suprême ou d’un principe unique), et il interdit à la philosophie de se considérer comme une science supérieure en tous points aux autres. Cette nouvelle situation confirme l'identification de la philosophie à la dialectique tout en en modifiant le sens. La philosophie ne pouvant plus déduire les principes des sciences, il lui reste à montrer qu’ils disposent d’un degré de probabilité supérieur à celui de simples hypothèses en établissant qu’ils correspondent à l’opinion du plus grand nombre (Topiques, I, 1, 100 b 21). À cette fin, il faut exercer ce qui doit bien être nommé dialectique : « À l’égard de toute thèse, il faut se mettre en quête d’arguments à la fois pour et contre, et une fois qu’ils sont trouvés, rechercher immédiatement comment on peut les réfuter » (Topiques, VIII, 14, 164 b 3). La dialectique reste comprise comme dialogue et comme dialogue polémique : c’est l’art de conclure des contraires (Rhétorique, I, 1, 1355 a 34), et si elle s’oppose encore à la science du point de vue de la généralité de son objet (Seconds analytiques, I, 11, 77 a 29-35), elle s’y oppose également du point de vue de la probabilité car elle ne peut plus revendiquer la certitude qui est propre aux sciences (Topiques, I, 2, 101 a 37 — b 4).
En définissant la dialectique comme la « méthode grâce à laquelle nous pourrons raisonner sur tout problème posé en partant de thèses probables » (Topiques, I, 1, 100 a 18), et en la distinguant de la logique syllogistique, Aristote insiste contre Platon sur le fait que les règles qui permettent d'établir un accord authentique au cours d’un échange discursif ne suffisent pas à définir la vérité scientifique. La spécificité philosophique conduit ainsi à l’opposition des conditions subjectives (dialectique) et objectives (théorie des syllogismes ou logique) de la vérité. Les Stoïciens remettront cette opposition en cause dans le cadre d’une compréhension des rapports de la philosophie et des sciences qui s’écarte autant du modèle platonicien que du modèle aristotélicien. Car s’il s’agira d’affirmer de nouveau la suprématie philosophique, celle-ci ne sera plus caractérisée par une méthode spécifique. Leur théorie de la connaissance renverra à une logique, qui pourra elle-même être nommée dialectique dans la mesure où la logique sera interprétée, non plus à la manière aristotélicienne comme l’étude des conditions objectives de la vérité, mais connue celle des conditions subjectives de la persuasion.
Jusqu’à l’époque moderne on entendit la dialectique en ces acceptions aristotéliciennes et stoïciennes. Si elle tomba ensuite dans le discrédit, c’est tout à la fois qu’il sembla impossible de rendre compte de la science galiléenne de la nature à partir des seules ressources de la logique, et qu’il parut nécessaire de rompre avec l'exercice passé de la philosophie pour la faire bénéficier de cette nouvelle rationalité scientifique. De Descartes à Kant, le concept de dialectique s’imposa comme le nom des défauts de la philosophie passée et comme l’antonyme de la science, Il fallu attendre Hegel pour que l’éclipse moderne de la dialectique prenne fin.
La promotion hégélienne de la dialectique. – Comme en témoignent les analyses consacrées à Zénon, Héraclite et Platon dans ses Leçons sur l'histoire de la philosophie, Hegel pensait retrouver les significations conférées par l’Antiquité à la dialectique. La thèse hégélienne suivant laquelle tout concept suscite des antinomies peut revendiquer un héritage éléate ; l’idée que la dialectique expose le mouvement du concept reprend le projet platonicien d’une méthode épousant le mouvement du réel ainsi que la définition platonicienne de la dialectique comme art d’apprendre à penser et à parler ; quant à l’identification du dialectique au systématique, elle retrouve l’ambition synoptique de la dialectique platonicienne. Mais ces significations sont ressaisies en une élaboration originale qui entend la dialectique au sens du discours procédant de la contradiction (ce qui autorise Hegel à voir anachroniquement en Héraclite un penseur dialectique). On assiste ainsi à un déplacement du centre de gravité de la notion, la contradiction et non plus le dialogue, dont les conditions historiques sont à rechercher dans la philosophie postkantienne et dans les sciences de l’époque. De Reinhold à Schelling en passant par Fichte, les postkantiens déplorèrent l’absence de fondement de la Critique de la raison pure, et tentèrent d’en déduire le contenu à partir d’un principe premier. À cette fin, Fichte et Schelling eurent recours à une démarche procédant par opposition de contraires et dépassement de la contradiction. C’est cette méthode que Hegel nommera dialectique, en référence à ce qu’il jugeait comme le cœur de la Dialectique transcendantale de la Critique de la raison pure, l’antinomie de la raison pure, où Kant montrait que l’emploi de la logique formelle à titre d’organon (moyen de produire des connaissances) ne conduit pas seulement à des problèmes et à des obscurités, mais aussi à des contradictions, à des conflits ou deux thèses opposées semblent jouir de la même validité. Pour que la contradiction passe ainsi chez Hegel du statut de simple signe de l’erreur à celui d’opérateur de la vérité, il fallait que des événements en changent le sens. Ils nous renvoient aux sciences de l’époque qui contribuèrent à donner à la négation, à l’opposition, voire à la contradiction, un sens non seulement logique, mais aussi réel. Comme Kant l’expliquait dans son Essai sur les grandeurs négatives, le statut de la négation mathématique ne pouvait manifestement pas être élucidé à partir du concept de négation logique. Ainsi conduit à distinguer négation réelle et négation logique, Kant s’autorisa ensuite à expliquer des propriétés physiques de la matière comme la densité et l’élasticité par le conflit de deux forces opposées. L’électrologie, la théorie du magnétisme, la chimie, la physiologie, sans parler de l'électrochimisme et de l’électromagnétisme naissant, des nombres relatifs et imaginaires, tout semblait aller dans le sens de la représentation d’une nature traversée par la polarité. L’objectif de Hegel fut d’exposer les conditions ontologiques d’une telle représentation, mais aussi de rendre compte en termes logiques (dans le cadre d’une logique spéculative) de ces types de négativité irréductibles à la négation logique.
C’est à ces conditions que la dialectique put redevenir chez Hegel le nom de la philosophie. Le fait que Hegel distingue parfois le dialectique et le spéculatif (Encyclopédie, § 79-82) ne doit pas nous cacher que plus qu’une restauration de la dialectique, c’est une véritable promotion qui a lieu. Chez Platon, la dialectique était définie dans le cadre d’une réflexion sur la méthode, ou sur les caractéristiques formelles de la philosophie. Chez Hegel, la dialectique est plus qu’une simple méthode. La notion s’applique à la forme comme au contenu philosophiques ; elle prétend en outre qu’ils sont indissociables. La dialectique n’est pas seulement la technique que doit mettre en œuvre la philosophie pour être scientifique, si elle est la méthode adéquate, c’est parce que tout savoir enveloppe la contradiction, c’est parce que la vérité elle-même est de nature dialectique. Cette thèse prend chez Hegel la forme d’un conceptualisme : les concepts sont le cœur du savoir, et puisqu’un concept est une articulation de contenus de pensée contradictoires, le savoir est toujours traversé par la contradiction (Science de la Logique, préface de 1830 et chapitre « Le concept »). La science hégélienne se proposera de montrer comment les contradictions des concepts structurent les savoirs et démontrent leur vérité, ce qui revient bien à faire de la dialectique une forme de pensée épousant l’information immanente du contenu pensé plutôt qu’une technique d’information du contenu. Hegel parle indifféremment à ce propos d’ « auto-mouvement » de la forme, du contenu ou du concept (Phénoménologie de l'esprit, préface ; Science de la Logique, introduction). Cette référence au dynamisme conceptuel doit également être entendue en un sens critique. Hegel indique ainsi que la démarche dialectique procède à une mise en mouvement ou « fluidification » des pensées (Phénoménologie de l’esprit, préface) rendant manifeste qu’elles sont solidaires les unes des autres plutôt qu’indépendantes et valant par elles-mêmes comme on est porté à le croire. Voilà qui nous conduit à la question du système, car par cette fluidification, la dialectique montre comment un concept, du fait de son articulation interne, appelle son articulation avec d’autres concepts déterminés, de sorte qu’en elle, un concept « s’amplifie en système » (Science de la Logique, chapitre « Idée absolue »).
Il importe de relever qu’en revendiquant la scientificité pour la philosophie Hegel ne fut pas conduit à refuser la scientificité des sciences positives. Sa théorie des rapports de la rationalité spéculative avec ce qu’il nomme « représentation » et « entendement » révèle en effet que le procès dialectique ne génère pas son propre contenu, qu’il se contente plutôt de déduire la vérité d’un contenu indépendant, élaboré notamment par les sciences positives (Encyclopédie, § 20, 79-82, 246, additif du § 268). On retrouve en fait chez Hegel le projet traditionnel d’une fondation des sciences par la philosophie. La dialectique ne fait que lui donner une forme originale. Les voies les plus souvent empruntées par la fondation philosophique sont celles de la description de la méthode assurant l’accès à la vérité, de l’établissement d’une théorie de la connaissance, de l’analyse de la cohérence logique des théories scientifiques, et de la théorie de la certitude des principes. La dialectique frayera un autre chemin. Plutôt que de s’attacher exclusivement à la certitude que le savoir reçoit des formes dans lesquelles il est exprimé, la dialectique s'attachera à la vérité du contenu et à l’adéquation des formes au contenu. Plutôt que de renvoyer ce contenu à sa genèse transcendantale, psychologique ou historique, elle s’attachera à la vérité de ce qui est effectivement pensé dans le savoir scientifique tel qu’il est constitué. Et plutôt que de réduire la vérité de ce contenu à des principes, elle montrera comment ce contenu s’amplifie en système. En définitive, on peut dire que la dialectique fournit les ressources d’une fondation originale, compatible avec la critique des théories de la connaissance développée dans la Phénoménologie de l'esprit et avec la dénonciation des différentes formes de formalisme.
On trouve l’illustration de cette fondation originale dans la Philosophie de la nature. La philosophie y conteste certes l'autocompréhension empiriste et formaliste de leur propre savoir par certains scientifiques, et il lui faut parfois s’attaquer à des théories scientifiques lorsque la prise de parti dans des controverses est requise. En outre, la contradiction étant un opérateur de vérité tout en restant le signe de l’insuffisance du savoir, c’est dans le discours dialectique même que le vrai et le faux, la science et la critique, sont indissociables. Il reste que si le propos philosophique prend ainsi une forme critique, c’est bien toujours une fondation qu’il s’efforce de produire. C’est ce que les lecteurs de l’époque ne purent voir. Aveuglés par les excès d’une Naturphilosophie d’inspiration schellingienne que Hegel avait pourtant sévèrement dénoncée, ils firent de la dialectique et de la philosophie hégélienne de la nature les symptômes d’un dévoiement irrationnel consécutif à un divorce de la philosophie et des sciences positives. Ce diagnostic, qui fit le lit du positivisme et du retour à Kant, prit vite la force d’un lieu commun, si bien que Marx éprouvait déjà le besoin de se justifier lorsqu’il employait la notion de dialectique dans un ouvrage aux prétentions scientifiques : « J’ai critiqué le côté mystificateur de la dialectique hégélienne il y a près de 30 ans, à une époque où elle était encore à la mode. Mais au moment même où je rédigeais le premier volume du Capital, les épigones grincheux, prétentieux et médiocres qui font aujourd’hui la loi dans l’Allemagne cultivée se complaisaient à traiter Hegel comme le brave Moses Mendelson avait, du temps de Lessing, traité Spinoza, c’est-à-dire en “chien crevé”. Aussi me déclarais-je ouvertement disciple de ce grand penseur. » (Le Capital, postface.)
La diffusion marxienne. — Donner un rôle décisif à la contradiction et unifier science et critique, telles seront bien les ambitions des fondateurs du marxisme. Le thème du caractère indissociable de la science et de la critique sera renouvelé par Marx dans le cadre d’une théorie de l’idéologie. Celle—ci a pour conséquence la dénonciation des tentatives philosophiques visant à transcender l’histoire pour énoncer des vérités éternelles, mais elle fait également porter le soupçon sur la capacité des sciences — particulièrement des sciences sociales — à dire le vrai. D’où la nécessité d’une « sortie de la philosophie » (Idéologie allemande) qui installe le discours dans la position d’une réflexion critique sur les discours positifs. Tel sera le statut du discours de Marx dans le Capital, où il s’agit d’ « exposer sous une forme critique » l’économie politique classique, la « ramener par la critique à un niveau permettant de l’exposer dialectiquement » (Lettres à Lassale, 22 fév. 1858 ; à Engels, 1er fév. 1858). Dans la Dialectique de la nature, Engels installera ensuite son propre discours dans une situation analogue, où la réflexion critique s’exerce sur les sciences de la nature. Mais Marx et Engels entendirent surtout la dialectique au sens d’une théorie des contradictions. Ils projetèrent de remettre la dialectique sur ses pieds, c’est-à-dire d’écarter tout ce qui dans la dialectique dépend de l’idéalisme hégélien. Ce projet ne trouva en fait d’autres réalisations que quelques critiques ponctuelles portant sur le statut de la contradiction. Marx reprocha tout d’abord à Hegel de postuler le caractère conciliable de toutes les contradictions (Critique de la philosophie hégélienne du droit politique), avant de lui reprocher de réduire le procès contradictoire du réel à des contradictions de la pensée (Manuscrits de 44, Idéologie allemande, Introduction à la critique de l'économie politique). Théorie de l’automouvement contradictoire du concept, la dialectique devint la théorie de la production du mouvement du réel par des contradictions empiriquement attestées et ouvrant sur une crise. C’est en ce sens précis que Marx peut dire du Capital, où le mouvement historique de la société capitaliste est étudié, qu’il extrait le « noyau rationnel » de la dialectique (postface). Ce programme d’une théorie du dynamisme contradictoire du réel sera ensuite exporté par Engels du domaine de l’économie politique à celui des sciences de la nature, la Dialectique de la nature tentant de montrer que seule la rationalité dialectique est en mesure de rendre compte des principes dynamistes, énergétistes et évolutifs des sciences de l’époque.
La dialectique dans la philosophie des sciences. — Les significations nouvelles que Hegel avait attribuées à la dialectique se popularisèrent par l’intermédiaire des fondateurs du marxisme et elle se diffusèrent dans la philosophie du 20e siècle. La notion de dialectique y fut utilisée jusque dans le champ de la philosophie des sciences. Certaines de ces utilisations se rattachent directement à Hegel. Depuis une trentaine d’années, les tentatives visant à donner une description formelle de la démarche dialectique hégélienne dans le cadre d’une logique formelle se multiplient. Contrairement aux allégations d’un Popper ou d’un Duhem, le fait que Hegel donne un nouveau statut à la négativité en général et à la contradiction en particulier ne signifie pas qu’il ne reconnaisse pas le principe de non-contradiction et que son discours sombre dans le non-sens. L’intérêt des recherches logiciennes est d’établir que la démarche hégélienne possède une rigueur spécifique par la formalisation de la thèse suivant laquelle la négation d’une négation (double négation) ne peut équivaloir à l’absence de négation puisque toute négation est négation déterminée. On a également tenté de faire valoir l’intérêt épistémologique de la pensée hégélienne en transcrivant la psychologie génétique de Piaget en termes dialectiques. Mais peut-être le véritable intérêt épistémologique de la dialectique, au sens hégélien du terme, est-il ailleurs, dans le projet visant à rendre compte de la vérité par l’analyse du « travail » des concepts plutôt que par une théorie de la connaissance ou une logique. Que ce projet ait une pertinence, c’est ce que semblent avérer des philosophes des sciences comme Gonseth, Cavaillès, Lautmann et Bachelard. Lorsqu’ils emploient la notion de dialectique pour désigner la dimension processuelle de la pensée dont le transcendantalisme husserlien et le logicisme méconnaissent l’importance, ils se montrent plus fidèles à Hegel qu’ils ne le pensent. La notion trouve certes chez chacun d’eux des usages distincts, et on a même pu soutenir que Bachelard en fait une utilisation sauvage. En outre leur rapport à l’origine hégélienne suppose différentes médiations, l'intermédiaire marxien qui tend à rabattre la dialectique sur l’histoire, comme l’intermédiaire hamelinien qui pouvait donner à penser en France que toute utilisation rationnelle de la dialectique se faisait nécessairement contre Hegel, plus particulièrement contre son concept de contradiction. Il sera donc inutile de rechercher ce qui éloigne ces philosophes de la dialectique hégélienne. Relevons plutôt qu’en dépit d’un retour de la référence antique au dialogue, dans une philosophie comme celle de Bachelard où la notion joue un rôle central, c’est bien à partir de significations hégéliennes que la dialectique se déplace sur le terrain de la philosophie des sciences. C’est le cas lorsque la notion intervient pour dénoncer 1’unilatéralité des positions philosophiques en matière de philosophie des sciences (rationalisme, empirisme…), c’est également le cas lorsqu’elle intervient pour décrire le rôle constitutif de la négation dans la formation des concepts, et c’est encore le cas lorsque la dialectique intervient dans une stratégie visant à renvoyer la vérité au mouvement de l’histoire et à un travail dont le centre de gravité est situé dans les concepts, lorsque l’erreur est conçue comme l’élément moteur de la connaissance plutôt que comme une simple étape de cette histoire, et lorsque le vocabulaire de la négativité permet de rendre compte de la discontinuité du mouvement historique.
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Emmanuel Renault
Voir : Concept ; Conjecture ; Démonstration ; Hegel ; Naturphilosophie ; Platon ; Réfutabilité.