Dominique Meeùs

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712.
La situation de classe

Une première question se pose : la direction syndicale appartient-elle à la classe ouvrière, à la bourgeoisie, aux couches intermédiaires ? Approfondissons donc les critères marxistes pour délimiter les classes sociales.

La situation de classe est la position matérielle qu’occupé un groupe social par rapport au procès de production, en d’autres mots, sa place en tant que classe dans l’ensemble des rapports de production.

Dans une formation sociale donnée, les classes sont définies par :

1o La place par rapport aux moyens de production.

La classe capitaliste possède les moyens de production, la classe ouvrière ne possède que sa force de travail.

2o La place dans l’organisation sociale du travail.

Les propriétaires des moyens de production font gérer la production par un corps de managers, de spécialistes qui défendent leurs intérêts et leur sont directement liés. Ils organisent l’exploitation et appartiennent eux aussi à la classe dominante.

3o La grandeur de la richesse sociale qu’on s’approprie et la manière dont on se l’est appropriée.

Certains s’approprient une part relativement importante du produit national, sans avoir nécessairement des liens avec la production. De par leurs hauts revenus, leurs avoirs et leur statut social, ils relèvent néanmoins de la bourgeoisie dominante.

4o La situation par rapport à l’appareil d’État.

La formation sociale se reproduit elle-même. L’infrastructure joue un rôle capital à cet égard : la classe ouvrière est et reste astreinte à vendre sa force de travail. Le capital, lui, possède les moyens de production, ce qui lui permet d’accumuler sans cesse plus de capital. La superstructure joue un rôle idéologique et répressif dans cette reproduction. Lorsque le pouvoir économique est menacé, la bourgeoisie appelle l’appareil d’État à sa rescousse, pour maintenir le système social debout. Au stade du capitalisme monopoliste d’État, l’État joue en plus un rôle économique particulièrement important dans la reproduction du système. Plus encore que du temps de Lénine, la relation avec l’État est importante dans la définition des classes et des couches sociales2.

Partir d’un examen objectif de sa situation de classe pour juger de la place de la direction syndicale dans le système signifie définir sa situation à l’égard des quatre critères indiqués ci-dessus.

1o La direction syndicale prend-elle part à l’exploitation, possède-t-elle des moyens de production ? Non.

Le mouvement ouvrier socialiste, mais surtout chrétien, dispose d’un appareil financier et économique qu’ils ont construit tout au long de leur existence. D’habitude, l’origine s’en trouve dans la gestion de fonds propres (la « banque maison »). Dans le passé, cela a parfois fait partie de l’illusion réformiste de prendre le dessus sur le capitalisme. La tentative du mouvement coopératif socialiste de « battre le capitalisme sur son propre terrain » a lamentablement échoué. « Nous allons vaincre le capitalisme par nos charrettes de pain », rêvait le dirigeant du POB, Édouard Anseele. Mais la Banque du Travail faisait faillite (1932) sur le champ de bataille du marché libre, tout comme nombre d’entreprises coopératives, de boulangeries, etc. C’est le même sort qu’a connu, il y a quelques années, le puissant syndicat allemand DGB, avec sa société de construction Neue Heimat. En partant d’un service social, notamment la construction de logements sociaux, la Neue Heimat s’était développée jusqu’à devenir la plus grande société de construction de RFA, qui ne se distinguait plus guère des pratiques d’entreprises privées en matière de prix, de spéculation et de pratiques de construction. La DGB dut également se séparer de sa banque, la « Bank fur Gemeinwirtschaft AG », quatrième banque en RFA.

Le mouvement ouvrier chrétien garde un bastion financier : la COB. Un bastion de taille qui, de caisse d’épargne, se transforme progressivement en banque à part entière. La COB semble être arrivée à un tournant et elle a commencé à élaborer un réseau international de participations (par ex, la Londonienne Buchanan Partners) pour rivaliser sur pied d’égalité avec les autres banques après 1992. Ainsi, la COB épouse de plus en plus les pratiques et stratégies capitalistes courantes. La caisse d’épargne COB fonctionnait jusqu’à présent suivant le principe coopératif et était à son tour contrôlée par le holding… dont 625 000 coopérateurs possèdent chacun une petite part de capital. (L’ensemble du secteur financier du mouvement ouvrier chrétien se fait appeler aussi le « Groupe C ».) Par une restructuration récente, le groupe C sera scindé en une branche financière sous le holding Arcofin (qui contrôle la COB et l’Assurance populaire) et une branche industrielle sous le holding Auxipar (avec les participations Samkoburo, Ultra Montes, Het Volk, Sofadi…). Les deux branches seront coiffées par le holding Arcopar. Avec 22,3 milliards de moyens propres, la COB dispose, en 1990, d’un total de 584 milliards de francs belges (actif) en dépôts et en fonds, ce qui lui procure la deuxième place comme caisse d’épargne privée du pays. Parmi ces dépôts, se trouvent non seulement les fonds d’épargne de larges masses chrétiennes, mais également une grande partie des avoirs du « mouvement » et la caisse de grève bien fournie et rarement sollicitée de la CSC.

Dans l’ombre de la COB, la plus modeste CODEP, liée au mouvement socialiste. Les caisses d’épargne COB et CODEP ont à leur tour des participations dans des entreprises ou des banques privées. Début des années 70, elles étaient ensemble actionnaires dans le groupe privé Distrimas (Delhaize, Carrefour). Jusqu’à la fin des années 70, la COB fut actionnaire chez Gevaert ; elle dut rebrousser chemin, lorsque la base syndicale s’opposa de plus en plus à ces pratiques.

Où se trouve la démarcation entre gestion de fonds « propres » de réserve et participation à l’exploitation capitaliste ? On peut difficilement critiquer que les moyens financiers disponibles soient investis et placés pour obtenir des intérêts. Qu’il faut par ce fait se plier aux lois dominantes du marché est inéluctable, mais ce qui est inquiétant, c’est de voir que tout cet appareil est géré dans une logique procapitaliste et qu’il pousse à son tour tout le « mouvement » dans cette direction. Il est incontestable, par exemple, que la COB et son président Detremmerie jouent un rôle pivot dans l’alliance néfaste entre le PSC-CVP et la CSC. Ceci a été confirmé sans équivoque, lorsque Jef Houthuys, quelque temps avant sa mort, a levé le voile sur les « week-ends à Poupehan ». (Voir l’encadré 712 bis.) Un Premier ministre, un dirigeant syndical et entre eux, deux banquiers de l’ACW (MOC flamand) pour apporter les « preuves économiques » : Alfons Verplaetse de la Banque nationale et Detremmerie de la COB. En faut-il plus pour prouver que c’est une source de corruption idéologique importante : le président de la COB Hubert Detremmerie est en premier lieu un banquier, qui, pour les questions financières, économiques et sociales (par exemple, l’index, la sécurité sociale, l’épargne-pension…), se situe résolument sur la même longueur d’onde que les autres banquiers. Lors de la dévaluation de 1982, Detremmerie est venu défendre l’intervention gouvernementale (avec les suspensions de l’index correspondantes) aux réunions de la CSC. Comment la direction de la CSC combattrait-elle l’alignement du franc belge sur le mark allemand et ses conséquences, si son propre banquier est complice ? Et puis, la « caisse de résistance » (ou caisse de grève centrale) de la CSC fournit d’importants fonds de travail à la COB ; il va de soi que le banquier préfère ne pas les « gaspiller » dans des grèves non souhaitables, contre des mesures qu’il approuve complètement.

Il nous semble néanmoins faux d’en tirer la conclusion, comme certains le font, que la direction syndicale fait partie du capital monopoliste. D’abord, la direction syndicale n’est toujours pas à mettre sur le même pied que le sommet de ces institutions financières. En plus, l’aspect spécifique de ces institutions demeure qu’elles se trouvent sous le contrôle collectif d’organisations ouvrières et fonctionnent quasi exclusivement sur une base coopérative (le capital des membres). Quoique ceci pourrait changer, maintenant que la COB a fait connaître son intention de faire appel dans l’avenir au marché des capitaux, à la Bourse.

La participation à l’activité productive reste très minime, certainement si on la compare au pouvoir du capital privé. Dans le secteur productif, les syndicats ne possèdent que leurs propres entreprises de services (imprimerie, bureau de voyage, assurances…) et accordent leur soutien (surtout la CSC wallonne à travers la Fondation André Oleffe, organisation du MOC) à quelques expériences marginales « d’autogestion » qui sont nées dans les luttes contre les fermetures.

712 bis. La bande des quatre à Poupehan

Peu avant sa mort, Jef Houthuys révéla comment toute la politique d’austérité des années 80 fut concoctée dans la maison de vacances de Fons Verplaetse, à Poupehan*. Voici ce que dit Houthuys :

Je vais dire toute la vérité, car tout le monde peut savoir comment ce pays est sorti des difficultés grâce à l’amitié entre quatre personnes. Sans doute des natures « sensibles » dans la CSC et l’ACW diront : « Ouïe, ouïe, ouïe, Jef a fait de la politique ». Oui, et j’en suis fier. Mais je n’ai pas fait de la politique pour sauver le CVP ou pour attaquer la FGTB, mais par amour pour mon peuple et mon pays. Mes trois compagnons et amis, Wilfried Martens, Hubert Detremmerie et Fons Verplaetse, étaient animés du même idéal. En 1981, il devenait de plus en plus clair qu’on ne pourrait pas mener de politique d’assainissement avec les socialistes. Avec des socialistes comme Guy Mathot, Willy Claes et Roland Beauvois, on pouvait encore discuter de mesures concernant l’index. Mais le dirigeant de la FGTB, Georges Debunne, y était radicalement opposé. Je l’ai entendu crier aux ministres socialistes : « Il ne se passera rien, et s’il se passe quelque chose, je recommence les grèves de 60-61. Immédiatement. » Martens est tombé, Eyskens est passé. Fin 1981, le gouvernement Martens V arriva, avec les libéraux. Il voulait sortir le pays du bourbier. À ma demande, Wilfried avait pris mon ami Fons Verplaetse dans son cabinet, comme économiste. Fons était devenu le personnage clé d’une cellule, d’abord au sein de l’ACW, plus tard élargie aux employeurs et aux agriculteurs, qui avait élaboré un plan de redressement pendant le périple de Marc Eyskens. Peu après la dévaluation de février 1982, Fons a invité trois personnes pour un week-end près de Bouillon, où il avait lui-même aménagé une résidence secondaire : Wilfried Martens, Hubert Detremmerie et moi-même. C’est ainsi qu’ont débuté les « rencontres de Poupehan ». Tout le redressement a été concocté, discuté et aménagé dans ce merveilleux petit village de Wallonie […]. Nous nous sommes rencontrés là, pendant toutes ces années de crise, chaque fois que des mesures importantes étaient en jeu. Assis ou en marchant, nous avons discuté dans les forêts de Wallonie, cherché, tâtonné, évalué. […] Ma femme a souvent dit à Fons : « Vous ne pouvez pas demander ça à Jef, il ne pourra jamais faire accepter cela ». Alors je répondais : « Fons, Hubert, Wilfried, vous dites ce qui doit être fait, moi je veillerai à ce que cela soit possible. Pourtant j’étais souvent choqué par la dureté des chiffres et par le fait que l’austérité allait devoir durer si longtemps […]. J’ai souvent dû mordre sur ma chique pendant ces années. Au sein de la direction nationale, j’avais des partisans et des opposants. Les Wallons surtout avaient plus de mal que les Flamands. Et puis, il y avait notre “classe moyenne”. C’est ainsi que j’appelle les permanents et les secrétaires. Ils devaient défendre l’austérité, mais ils manquaient souvent de courage. Ils avaient été formés durant les “golden sixties” : toujours de nouvelles revendications, toujours “more and more”. Je me suis alors souvent rendu à des réunions de simples gens. Je n’y ai jamais éprouvé de difficultés. Un travailleur sait bien que ça ne peut pas toujours aller aussi bien, qu’une période de prospérité est toujours suivie d’une période d’austérité. Ce fut pour moi une époque difficile. De temps en temps, je devais louvoyer, mais je n’ai jamais perdu le cap. Notre syndicat était sous le feu roulant de la FGTB et nos propres permanents n’étaient pas à la hauteur. Pourtant j’ai su convaincre la plus grande partie de mon syndicat. Si, à cette époque, Jef Houthuys avait fait à la CSC ce que Georges Debunne faisait à la FGTB, alors la Belgique serait encore toujours l’homme malade de l’Europe, le dernier du peloton. Nous nous soutenions par notre amitié. Martens était un collègue qui partageait les mêmes convictions et le même idéal. Martens devait aller à contre-courant dans le Parlement, moi dans le syndicat […]. Je n’ai jamais été placé devant des faits accomplis. Je savais toujours ce qui allait se passer, ce qui était prévu. Martens ne m’a jamais trompé, car il savait combien ma position était difficile. À Poupehan, nous convenions toujours d’une stratégie et d’une tactique, afin que les mesures les plus dures puissent encore être adoucies en vue de protéger les plus faibles. Nous laissions toujours des ouvertures pour des rectifications.

Extraits du livre Omtrent Wilfried Martens par Hugo De Ridder, qui paraît en automne 1991 aux éditions Lannoo. L’hebdomadaire Knack a publié ces extraits en avant-première sous le titre : « Les amis de Poupehan », le 20 mars 1991.

2o Quelle est la place de la direction syndicale dans les structures d’État ?

Dans le cadre de la « démocratie économique », les dirigeants syndicaux exercent un « contrôle » (FGTB) et une « participation » (CSC) dans les institutions financières importantes. Ils siègent dans des organes semi-étatiques (la Banque nationale), dans le conseil d’administration des institutions publiques de crédit (la Société nationale de crédit à l’industrie, la Société nationale d’investissement, les Sociétés régionales d’investissement…) et des parastataux. C’est important dans la mesure où une bonne partie des orientations économiques est définie par la politique financière et la gestion des fonds publics. Par contre, il ne faut pas surestimer le rôle qu’ils y jouent.

— À l’exception de la Banque nationale, il ne s’agit pas des organes les plus vitaux de l’appareil d’État (comme le gouvernement, les ministères, le sommet des administrations, l’armée, la gendarmerie…).

— Les dirigeants syndicaux y sont tolérés pour des raisons précises. Ils y sont façonnés idéologiquement, bourrés de « bon sens capitaliste » et respect des lois de l’économie de marché.

— Ils peuvent « jouer le jeu » tant qu’ils collaborent tout à fait loyalement ou au moins ne dérangent pas. S’ils dérangent, ils sont éliminés (par exemple : du conseil d’administration de la SNCB) ou totalement ignorés (Debunne à l’époque où il refusait de signer le rapport de la Banque nationale).

Les dirigeants syndicaux siègent aussi dans des organes tripartites de concertation (le Comité national d’expansion économique, le Conseil central de l’économie, le Conseil national du travail, des conseils régionaux, des comités de contrôle, certains organes sectoriels) où ils prennent indirectement part à l’exercice du pouvoir d’État. Ils ont en général un apport dans les matières sociales (en préparant des avis qui sont obligatoires), mais peu ou pas d’influence dans les matières économiques. Ces mécanismes de concertation servent surtout à lier les dirigeants syndicaux à « l’intérêt général » et à les impliquer dans la mise au point de mesures antisociales (flexibilité…) ou de restructurations (la concertation en sidérurgie, dans les mines…).

Les dirigeants syndicaux qui ont prouvé leur « bon sens » et qui ont un bon état de service peuvent être nommés juges du travail dans les tribunaux du travail et cours du travail. Ils sont consacrés « notables » qui jurent fidélité au roi, à la Constitution et aux lois. En tant que juges du travail, ils sont souvent sollicités pour émettre des avis « impartiaux » sur des conflits sociaux, les droits et litiges syndicaux, sur base de lois qui sont faites par et pour le capital. (Voir, par exemple, la « protection » syndicale.) Ces formes de « participation » dans l’appareil d’État sont importantes pour comprendre l’intégration réformiste, mais ne signifient pas, pour autant, qu’on puisse considérer les responsables syndicaux comme des piliers de l’appareil d’État. Ils ne « portent » et ne gèrent pas l’appareil d’État. S’ils contribuent réellement à la gestion de l’État capitaliste, ce n’est pas tellement par une « présence corporelle », mais par voie indirecte, à travers leurs liens avec les partis qui investissent l’appareil d’État.

3o La direction de la CSC et de la FGTB a des liens privilégiés respectivement avec le PSC-CVP et le PS-SP.

L’État capitaliste est un instrument au service du grand capital. Sa gestion est assurée par des partis bourgeois, qui, depuis la création de la Belgique, administrent cet appareil à tour de rôle ou ensemble. Dès que le POB a eu fait preuve de loyauté envers le système capitaliste, il accéda au pouvoir en tant que parti gouvernemental (1914). Depuis longue date, ces partis sont totalement imbriqués dans les organes d’État les plus importants et c’est pourquoi la direction de ces partis appartient à la bourgeoisie.

Bien que les syndicats soient formellement indépendants des partis, il existe une collaboration politique très étroite entre le PSC-CVP et le sommet de la CSC ainsi qu’entre le PS-SP et le sommet de la FGTB. Elle prend forme dans des structures de concertation (respectivement dans le cadre de l’ACW en Flandre et de l’Action commune), dans les nombreux contacts informels et personnels et dans les programmes. Divers anciens dirigeants syndicaux ont fini leur carrière comme ministre (comme Louis Major en tant que ministre PSB du Travail) ou reçoivent un strapontin politique comme cadeau d’adieu (comme August Cool en tant que trésorier du CVP-PSC). Leur promotion au grade de « ministre d’État » montre à quel point leurs services sont estimés, comme protecteurs du système. Encore du temps de son mandat syndical, Jef Houthuys reçut les éloges de Wilfried Martens pour son attitude « d’homme d’État », lorsqu’il tenta en 1984 de faire avaler à sa base le Plan de Val-Duchesse. À l’époque, Martens avait déclaré que des contacts réguliers avaient lieu entre certains ministres démocrates-chrétiens et leurs structures ». On pensa à Jean-Luc Dehaene au travers des structures de l’ACW. Mais ce fut bien plus démoniaque. C’est dans le village paisible de Poupehan que quatre « hommes d’État » concoctaient les plans d’austérité et que Houthuys reçut ses ordres. (Voir l’encadré 712 bis.) Si nous n’avons pas connaissance de « Poupehan » socialistes, c’est sans doute parce qu’ils sont superflus : les dirigeants syndicaux assistent directement aux bureaux des partis socialistes. Les conclaves entre sommets syndicaux et familles politiques respectives sont plus fréquents en périodes de lutte de classe et de sérieuse révolte.

Ne fût-ce que pour ces raisons, on peut déjà considérer ces « hommes d’État » comme partie intégrante de la bourgeoisie. Néanmoins, la majorité des dirigeants syndicaux ne peut être ainsi placée sur le même pied que les directions des partis respectifs. Les partis sont les piliers du système capitaliste, avec un rôle essentiel dans l’appareil d’État. De son côté, la direction syndicale n’occupe qu’une position marginale dans l’appareil d’État. Des contradictions avec la direction du parti peuvent intervenir jusqu’au plus haut sommet du syndicat. Dans les années 60 et au début des années 80, des conflits se sont produits entre la FGTB dans son ensemble et la direction des partis socialistes. Au sommet de la CSC également, des positions se sont manifestées pour prendre plus de distance par rapport au PSC-CVP, dont celle du président de la Centrale du Métal, Heiremans. La tendance qui veut l’indépendance par rapport au PSC-CVP est très ancienne dans le mouvement ouvrier chrétien. Le daensisme au 19e siècle, l’UDB après la Seconde Guerre mondiale, le SEP (Solidarité et participation) et le WKAP (Werkgroep Kristelijke Arbeiders Partij) dans les années 80 en sont l’expression.

La direction du MOC résilia, dès 1972, sa collaboration exclusive avec le PSC. Le parti SEP fut ensuite érigé à l’intérieur du MOC en 1982 et beaucoup de militants, ainsi que quelques dirigeants syndicaux, s’y sont manifestés. Le mouvement s’est toutefois essoufflé après un échec électoral et le PSC fait preuve d’une évidente récupération depuis quelques années. Du côté flamand, les liens sont toujours restés plus solides, quoique l’opposition dans l’ACW (le MOC flamand) ne renonce pas. Une enquête de grande envergure en 1984 a démontré qu’environ 40 % des sections de l’ACW étaient partisanes de la création d’un Parti ouvrier chrétien et que 60 % voulaient mettre des conditions à la collaboration avec le CVP.

Cependant, même s’il existe une résistance certaine à l’emprise du PSC-CVP sur le mouvement ouvrier chrétien, aucune initiative organisée n’a réussi, jusqu’à ce jour, à briser ce lien. Ceci est dû, entre autres, au fait que beaucoup trop de dirigeants syndicaux sont idéologiquement sur la même longueur d’onde que le PSC-CVP, et qu’ils ne veulent pas, pour des raisons tactiques visant à ne pas froisser la base ouvrière, trop afficher leur sympathie pour ce parti. Il faudra attendre la pratique pour voir si, effectivement, la nouvelle direction de la CSC se révélera, sur des questions cruciales, moins liée au PSC-CVP que celle de la génération Houthuys.

Il en ressort déjà que le lien indirect des dirigeants syndicaux avec l’appareil d’État — à travers les partis bourgeois — crée un lien matériel et idéologique très solide avec le système en place et la bourgeoisie. Il n’est plus de coutume en Belgique, comme c’était le cas avant la guerre, de cumuler des fonctions politiques et syndicales ou de voyager d’un mandat à l’autre. Mais ce qui, par contre, est devenu plus courant, c’est le passage de cadres des services d’études syndicaux vers des fonctions politiques de haut niveau, vers des cabinets ministériels ou des fonctions de gestion dans d’importantes institutions étatiques. La carrière d’Alfons Verplaetse (de la bande des quatre de Poupehan) en est une illustration flagrante. De représentant de la CSC au service d’étude de la Banque nationale, il est devenu, avec l’appui de Jef Houthuys, gouverneur de la Banque nationale, après un passage de quatre ans au poste de chef de cabinet de Martens et après avoir été l’architecte de la politique d’austérité contre les travailleurs. Wim Coumans, quant à lui, est resté jusqu’à fin 1987 au service d’études de la CSC pour devenir ensuite chef de cabinet de Jean-Luc Dehaene, puis du Premier ministre Martens. Il vient d’être nommé (1991) président de la SNCI (Société nationale de crédit à l’industrie). Norbert De Batselier était responsable du service d’études de la FGTB avant de devenir ministre SP pour la Région flamande. Toon Colpaert a suivi ses traces en passant du service d’études de la FGTB vers les cabinets ministériels du SP.

4o La place de la direction syndicale dans le processus de production.

La direction syndicale participe, dans les entreprises et secteurs, à des organes de concertation dans le cadre de la « démocratie économique », du « contrôle ouvrier » ou de la « participation ». Certes, dans le secteur privé, elle n’est pas directement liée à la gestion de l’entreprise, mais, dans le cadre des organes de concertation, elle se laisse régulièrement duper par la position concurrentielle et les plans patronaux de restructuration (sidérurgie, mines, textile, construction navale…). C’est bien sûr le patronat qui en prend l’initiative et non la direction syndicale. Même si elle n’organise pas l’exploitation, elle se laisse néanmoins entraîner, dans une mesure plus ou moins grande, à défendre, parmi les travailleurs, « l’inévitabilité » des plans patronaux. Elle se laisse ainsi acheter idéologiquement et devient complice. Au sein des multiples organes de concertation, elle discute avec les patrons de « solutions » pour la position concurrentielle, pour l’exportation, le renouveau technologique, et ainsi de suite. La fraction de droite entretient de cette manière d’excellentes relations personnelles avec le patronat qui, lui, ne manque pas de « soigner » ces relations. Elle prend la défense « des intérêts du secteur, de l’usine, de la région » et, au nom de ceux-ci, elle va jusqu’à combattre et éliminer des syndicalistes combatifs.

La rage du « management participatif donne une dimension nouvelle à la collaboration sur le plan de l’entreprise. (Voir le chapitre 2.) Un accord du genre de General Motors à Anvers (voir le paragraphe 227) est une vraie honte pour le mouvement syndical : il démontre jusqu’où certains dirigeants syndicaux sont prêts à se laisser embobiner par les idées patronales. Des dirigeants syndicaux se muent en managers de l’entreprise, en prédicateurs de la « culture d’entreprise ». Une fois qu’on en est là, le pas vers un poste bien mieux payé de directeur du personnel dans une entreprise privée n’est pas si grand. C’est ce que nous rappelle en tous cas l’affaire Marcel Van Aken, ex-secrétaire national de la LBC (employés CSC Flandre) pour les secteurs industriels, devenu, depuis le 1er septembre 1990, le directeur des ressources humaines pour la division belge de la multinationale AKZO. Un an auparavant, il était un des fervents défenseurs de l’accord de cogestion à GM-Anvers et il argumentait pour un système d’indexation « à l’allemande » en remplacement de l’indexation automatique des salaires ! Autre cas, celui d’Erik Van Assel, secrétaire de la CMB gantoise. Après avoir été destitué lors d’un Congrès régional en 1987, il a mené de concert avec la direction de Sidmar, une campagne contre la délégation combative nouvellement élue et il a collaboré au licenciement de quatre de ces délégués (janvier 1988). Depuis, Van Assel s’est fait engager comme cadre dans la fabrique à coke de Sluiskil, une entreprise sœur de Sidmar.

Un cas similaire s’est produit à la centrale FGTB de l’alimentation de Namur. Après avoir comploté avec la direction de Kraft pour licencier le délégué Arthur Stilmant pour « raisons économiques » (fin 1989), le secrétaire Delmotte a, une bonne année plus tard, posé sa candidature auprès de la même direction de Kraft pour le poste de… chef adjoint du personnel ! Entre-temps, Delmotte a été écarté du syndicat, malheureusement pour d’autres raisons…

Selon d’autres informations, Georges Derieuw, secrétaire général pensionné de la VLIG (interrégionale flamande de la FGTB), consacrerait son troisième âge au service de multinationales, au profit desquelles il userait de ses contacts antérieurs dans les pays du tiers monde afin d’arranger des achats de matières premières et des contrats. Le dernier Congrès de la VLIG portait un titre qui en dit long : « Prendre de l’avance » ! Mais, si certains attendent d’être pensionnés, d’autres prennent une petite pause comme « manager public » pour passer ensuite dans le secteur privé. L’exemple le plus parfait en est celui de Paul Mattheys qui, jusqu’il y a six ans, éclaira le service d’études de la CSC et travaille actuellement comme gestionnaire chez Sidmar, après être passé par l’écluse de la SNSN (Société nationale des secteurs nationaux) ! Ces formes extrêmes de corruption idéologique ne sont cependant que le sommet d’un iceberg de loin plus imposant.

5o Les avantages matériels des directions syndicales.

Le travail de corruption idéologique du patronat et du gouvernement est nourri par des stimulants matériels. Le sommet le plus élevé du syndicat mène une carrière bien rémunérée, jouit de nombreux jetons de présence, d’indemnités et de toutes sortes d’avantages. Peu d’entre eux remettent intégralement ces extras à leur organisation, alors que c’est le minimum qu’on pourrait attendre de la part de dirigeants ouvriers. Mais en dehors de l’aspect financier, il y a d’autres raffinements pour séduire. Une partie de plus en plus importante de l’occupation du sommet syndical relève de la concertation, du travail en commission, de la représentation alors que le travail syndical « sur le terrain » est laissé au cadre inférieur. Ceci déplace l’occupation matérielle du sommet encore davantage dans la sphère de la bourgeoisie et la rend particulièrement sensible à la logique de ce milieu.

Certains dirigeants adoptent un style de vie bourgeois et, de temps à autre, un scandale financier éclate, qui démontre combien les pratiques bourgeoises sont contagieuses. Il y eut ainsi un scandale Piraux à la poste (détournement d’argent), un scandale Canipel et Van Assel à Gand (usage abusif des fonds syndicaux) et un scandale Collet au Setca de Charleroi (investissement d’argent syndical dans une entreprise privée).

Par ailleurs, il y a des avantages matériels qui lient, non les secrétaires individuels, mais l’ensemble du syndicat comme organisation. Une part importante des revenus du syndicat provient de la gestion de services collectifs, comme le paiement des indemnités de chômage, les caisses sociales dans les services publics, etc. La direction syndicale est disposée à de grandes concessions pour ne pas tarir ces importantes sources de revenus.

La prime syndicale et les services syndicaux octroyés sont la principale raison du taux de syndicalisation exceptionnellement élevé en Belgique. Mais c’est aussi une grande faiblesse. Rechercher la force de l’organisation dans les services déclenche une surenchère entre les organisations syndicales au détriment du travail syndical militant. Les responsables syndicaux sont dès lors très soucieux de ne pas froisser le patronat et le gouvernement, si cela peut entraîner une ponction sur les services.

Dans les parastataux, les syndicats sont richement indemnisés pour leur participation à la gestion. On peut se demander si ce n’est justement pas pour cette raison que la cogestion dans les services publics est défendue avec tellement de hargne par les dirigeants syndicaux concernés.

En résumé, on peut dire que les avantages matériels (au sens large) sont un important facteur de pression idéologique pour un groupe assez étendu de responsables syndicaux. En même temps, il faut se méfier de la propagande de droite et d’extrême droite, qui combattent les syndicats en tant qu’organisation et diffusent dans ce but des non-sens sur le niveau de vie exorbitant de « la direction syndicale ». La situation du dirigeant syndical le mieux rétribué ne peut pas être comparée, de près ou de loin, au niveau de vie de la haute bourgeoisie, au luxe débordant des détenteurs du capital. Le salaire et le niveau matériel d’un haut dirigeant syndical sont similaires à celui d’un cadre supérieur d’une firme privée ou de l’appareil d’État.

Notes
2.
Dans La grande initiative, Lénine indique les trois premiers critères : « On appelle classes de vastes groupes d’hommes qui se distinguent par la place qu’ils occupent dans un système historiquement défini de production sociale, par leur rapport (la plupart du temps fixé et consacré par les lois) vis-à-vis des moyens de production, par leur rôle dans l’organisation sociale du travail, donc par les modes d’obtention et l’importance de la part de richesses sociales dont ils disposent. Les classes sont des groupes d’hommes dont l’un peut s’approprier le travail de l’autre, à cause de la place différente qu’il occupe dans une structure déterminée, l’économie sociale. » (Œuvres, tome 29, p. 425.)