Dominique Meeùs

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534.
Les idées maîtresses de l’anarcho-syndicalisme17

1o Le syndicalisme ne peut se soumettre à aucune idéologie ou doctrine existantes, mais doit élaborer, de façon autonome et souveraine, une doctrine propre qui tient compte, exclusivement, de l’intérêt des ouvriers.

André Renard l’exprime ainsi : « Le syndicalisme veut unir les forces des producteurs. Cela n’est possible qu’en dehors des cadres politiques. Par conséquent, il élabore une doctrine, librement, souverainement, sans tenir compte des partis ni des doctrines existantes. » (P. 56.)

Le mouvement syndical peut-il élaborer indépendamment et souverainement sa propre doctrine ? Une doctrine est un ensemble de conceptions sur des terrains aussi variés que la philosophie, l’économie, la politique, etc. Elle est élaborée sur base d’une réflexion portant sur tous les phénomènes sociaux et dans une perspective historique. On ne peut élaborer une doctrine scientifique si on ne part que de la lutte (actuelle) entre ouvriers et patrons. La doctrine « spontanée » qui naît de cette façon s’appuie sur les stéréotypes bourgeois spontanés qui dominent la société.

Dans une société faite de deux classes antagonistes, il y a deux doctrines principales, qui s’opposent comme les pôles d’un aimant. Tout d’abord, la doctrine bourgeoise qui, avec des nuances diverses, justifie l’exploitation capitaliste et contribue à la renforcer. D’autre part, il y a le socialisme scientifique qui prône la destruction de l’oppression. Il a été élaboré par Marx et Engels et développé par Lénine. Il comprend trois parties. (Voir l’encadré 534 bis.)

534 bis. Les trois composantes du socialisme scientifique*

Toute la science libérale et officielle défend, d’une manière ou d’une autre, l’esclavage salarié, tandis que le marxisme lui déclare une guerre implacable. La doctrine de Marx propose une conception cohérente du monde. Une conception au caractère de classe prononcé et au caractère pratique.

1. La philosophie du marxisme est le matérialisme. Au cours du 18e siècle, elle s’est avérée l’unique philosophie conséquente (avec Feuerbach), fidèle à tous les enseignements des sciences naturelles, hostile à toute superstition. Au matérialisme s’oppose l’idéalisme. Marx a enrichi le matérialisme avec la dialectique, se basant sur les acquis de la philosophie classique allemande (Hegel). La dialectique est la doctrine de l’évolution ; elle s’applique aux lois du mouvement, du changement. C’est la théorie de la relativité des connaissances humaines qui nous présentent l’image de la matière en perpétuel développement, mue par des contradictions.

Marx a porté le matérialisme dialectique à son terme logique, en l’appliquant à la connaissance de la société et de l’histoire. C’est le matérialisme historique. Il a permis de voir comment apparaît une forme d’organisation sociale, comment elle se développe et remplace la précédente. La base est le développement des forces productives. Marx a également mis en évidence la manière dont les diverses opinions, les diverses doctrines philosophiques, religieuses et politiques (superstructure) sont le reflet du régime économique (infrastructure). Les institutions politiques, l’État sont construits sur une base économique et protègent celle-ci.

2. Après avoir constaté que le régime économique constitue la base de la société, Marx s’est surtout attaché à l’étude du système économique, le capitalisme. Il s’agit de l’économie politique marxiste. Marx continua l’œuvre des économistes bourgeois les plus avancés (Smith, Ricardo) et développa la théorie de la valeur. Il montra que la valeur de toute marchandise est déterminée par le temps de travail socialement nécessaire à sa production. Marx démontra que c’est également valable pour la force de travail, devenue marchandise. Le salarié vend sa force de travail : il emploie une partie de la journée de travail à couvrir les frais de son entretien et de celui de sa famille (le salaire) et l’autre partie, à travailler gratuitement, en créant, pour le capitaliste, la plus-value. Marx a ainsi démontré que, derrière des rapports entre objets (les marchandises), se cachent des rapports entre hommes. La théorie de la plus-value est la pierre angulaire de la théorie économique de Marx. Elle montre quel est le moteur de la production capitaliste et dévoile les lois économiques qui dominent le capitalisme.

L’une d’entre elles est la centralisation et la concentration croissante du capital. La production devient de plus en plus sociale, alors que la propriété des produits se concentre de plus en plus entre les mains de quelques personnes.

L’anarchie qui en résulte conduit à la crise, à la course aux débouchés, à l’insécurité économique pour la grande masse de la population.

3. Enfin, le marxisme a développé les doctrines politiques les plus avancées. Dès que la féodalité a été renversée, il est apparu tout de suite que cette liberté nouvelle équivalait à un nouveau système d’oppression et d’exploitation des travailleurs. Les premières doctrines socialistes ont été des doctrines utopiques. Elles tentaient de persuader les riches de l’immoralité de l’exploitation. Elles n’avaient aucune vision scientifique de l’exploitation, ne connaissaient pas ses lois et ne voyaient pas de force sociale capable de proposer une alternative. Marx a dégagé les enseignements de l’histoire universelle et a élaboré la doctrine de la lutte de classe. Derrière les phrases, les promesses morales, religieuses, politiques ou sociales, se dissimulent, dit Marx, des intérêts de classe. Et pour briser la résistance de la classe dominante, il n’y a qu’un moyen : trouver, former et organiser les forces qui, par leur position sociale, peuvent et doivent devenir la force capable de balayer l’ancienne voie et de créer la nouvelle. Tel est le rôle historique de la classe ouvrière, la classe la plus exploitée.

*. Basé sur l’article de Lénine « Les trois sources et les trois parties constitutives du marxisme », 1913. Lénine, Œuvres, T. 19, p. 13-18.

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Basé sur l’article de Lénine « Les trois sources et les trois parties constitutives du marxisme », 1913. Œuvres, tome 19, p. 13-18.

En tant que doctrine scientifique, le socialisme n’a pu naître que quand une classe ouvrière est apparue. Il n’a pas surgi de lui-même, de la lutte spontanée des ouvriers et de leurs premières organisations. Il a été développé par des intellectuels révolutionnaires qui avaient acquis suffisamment de connaissance scientifique pour parvenir à retravailler de manière critique la connaissance universelle de l’époque et concevoir une nouvelle science économique et sociale. Ce socialisme scientifique adopte ouvertement le point de vue des intérêts de classe du prolétariat contre la bourgeoisie ; en matière de philosophie, de sciences sociales, d’économie, il représente les intérêts révolutionnaires de la classe ouvrière contre les théories et les doctrines bourgeoises, qui ont pour but de protéger la dictature de la bourgeoisie.

Tout syndicaliste est donc placé devant un choix : soit il se forme à la doctrine marxiste, soit il fait un mélange d’instinct de classe et d’une sélection de toutes sortes de théories bourgeoises. L’anarcho-syndicalisme tente d’échapper à ce choix en proposant une troisième voie, une sorte de doctrine (« ouvrière ») syndicale indépendante. Lénine : « Du moment qu’il ne saurait être question d’une idéologie indépendante, élaborée par les masses ouvrières elles-mêmes au cours de leur mouvement, le problème se pose uniquement ainsi : idéologie bourgeoise ou idéologie socialiste. Il n’y a pas de milieu. (Car l’humanité n’a pas élaboré une “troisième” idéologie ; et puis d’ailleurs, dans une société déchirée par les antagonismes de classes, il ne saurait jamais y avoir d’idéologie en dehors ou au-dessus des classes.) C’est pourquoi tout rapetissement de l’idéologie socialiste, tout éloignement vis-à-vis de cette dernière implique un renforcement de l’idéologie bourgeoise18. »

André Renard est la preuve vivante de cette position léniniste. Sa doctrine, « élaborée en toute indépendance », ne sera qu’un ramassis éclectique d’éléments de diverses doctrines existantes. Il en dit lui-même : « Le syndicalisme veut faire une synthèse des éléments sociaux contenus dans les diverses doctrines, des adoptions partielles sont possibles, pas la reprise d’un système en bloc. » (P. 56.) Ainsi, on reprendra toute une série de phrases marxistes ronflantes et on les accommodera d’éléments de la doctrine bourgeoise, qui dit précisément le contraire. Le procédé est classique et a été adopté par toutes les idéologues réformistes qui rompaient avec le marxisme, mais voulaient préserver leur aura marxiste. Bernstein, Kautsky, Émile Vandervelde (l’idéologue du POB) sont passés maîtres dans cet art. La « doctrine autonome » du renardisme est allée puiser chez De Man ses conceptions économiques, chez Vandervelde ses conceptions de la démocratie et de l’État, chez l’humanisme bourgeois ses principes philosophiques (« égalité », « justice ») et chez l’anarcho-syndicaliste Sorel ses conceptions de l’action (« action directe », « grève générale comme moyen suprême de lutte »). Pour le mouvement syndical et pour tout syndicaliste, il n’y a qu’une seule façon de se libérer totalement, au plan doctrinal, de toutes les doctrines bourgeoises. C’est la voie qui consiste à étudier attentivement le socialisme scientifique et à l’appliquer à la réalité d’aujourd’hui. Cette étude et son application, c’est dans un parti marxiste-léniniste qu’un syndicaliste combatif la trouvera.

2o La lutte économique est la forme de lutte essentielle des ouvriers. En menant radicalement cette lutte et en la généralisant, la classe ouvrière se libérera définitivement de l’exploitation capitaliste.

André Renard : « Le syndicalisme est né de la lutte menée sur tous les plans par les travailleurs, pour se libérer de l’exploitation dont ils étaient l’objet. » (P. 137.)

La lutte menée spontanément par les ouvriers contre le patron a pour but d’améliorer les conditions dans lesquelles les ouvriers doivent vendre leur force de travail au patron. Le syndicalisme est l’expression de cette lutte et ne dépasse donc pas le cadre de la lutte que la classe ouvrière mène pour l’amélioration de son sort, si radicale et si générale soit-elle. La lutte pour se libérer de l’exploitation est d’un autre ordre : c’est une lutte pour le renversement du système économique qui oblige chaque jour les ouvriers à vendre leur force de travail. Ce système est maintenu par l’État capitaliste qui dispose de forces armées, de tribunaux et de prisons pour opprimer ouvriers et autres travailleurs. Pour se libérer de l’exploitation, les ouvriers doivent consciemment associer le combat économique à la lutte pour le pouvoir politique, autrement dit, lutter pour détruire l’État capitaliste et pour construire un État socialiste. En réduisant de manière simpliste la lutte pour la libération de l’exploitation à la lutte économique, on balaye d’un seul coup toutes ces tâches et on abandonne totalement le terrain politique aux partis réformistes et aux autres partis bourgeois. André Renard : « Nous faisons une distinction entre l’homme à l’usine et l’homme en dehors de l’usine. Ce dernier, c’est le citoyen qui, au moyen du bulletin de vote, participe à la politique, c’est le membre du parti. L’autre c’est le producteur : son apport d’activité lui permet d’intervenir dans la vie économique, son mode d’expression, c’est l’action syndicale. » (p. 75) L’activité politique de l’ouvrier se réduit ici, comme celle de tout citoyen, à passer tous les quatre ans dans l’isoloir. Mais en tant qu’ouvrier organisé sur le lieu de son travail et de lutte, il doit se garder de toute politique. On édifie ainsi une muraille de Chine entre la lutte de classe et les objectifs politiques de la lutte de classe ; cette dernière ne peut, selon les conceptions anarcho-syndicalistes, avoir de caractère politique. En surestimant la lutte économique, on en arrive à sous-estimer fondamentalement et même à rejeter la mobilisation politique de la classe ouvrière. André Renard : « La politique est abstraite et il nous faut du concret, c’est à dire de l’économique… » (P. 74.) Et : « Les buts politiques sont trop éloignés, alors que les buts syndicaux sont immédiats… » (P. 68.) Cette conception typiquement anarcho-syndicaliste est également propagée par la bourgeoisie pour éloigner les ouvriers de la lutte pour le socialisme.

À propos de l’idée : « le mot d’ordre du mouvement ouvrier, c’est l’action économique », Lénine disait : « Les phrases de ce genre ont toujours été l’arme préférée des bourgeois d’Occident qui, haïssant le socialisme […] disaient aux ouvriers que la lutte uniquement syndicale est une lutte justement pour eux et pour leurs enfants, et non pour de vagues générations futures avec un vague socialisme futur19. »

Cette position répand, parmi les ouvriers, le dégoût de toute lutte de masse pour des revendications politiques, sans lesquelles il est pourtant impossible aux ouvriers de renforcer leurs forces politiques et d’accroître leur conscience : lutte contre le racisme, pour plus de démocratie, pour la solidarité avec les peuples opprimés du tiers monde, contre les guerres impérialistes. Celui qui se contente de « lutte économique immédiate » fera, pour toutes ces questions politiques, dépendre le mouvement syndical et ouvrier de la politique élaborée par les partis bourgeois, y compris les réformistes. Et en des temps révolutionnaires, lorsque la lutte pour le pouvoir politique constitue l’enjeu direct (ou peut le devenir) de la lutte des masses, les anarcho-syndicalistes défendant de telles conceptions se retrouvent du côté de la contre-révolution. Car pour pouvoir maintenir son pouvoir politique, sa dictature sur les ouvriers, la bourgeoisie est prête à faire n’importe quelle concession économique afin de calmer les ouvriers et de les éloigner de la révolution. C’est ce qui s’est passé en Belgique après la Seconde Guerre mondiale.

3o Par leur situation objective d’exploité et par la lutte qu’ils mènent contre celle-ci, les ouvriers comprennent spontanément qu’ils doivent se libérer de cette exploitation et comment ils doivent le faire.

André Renard : « Il n’existe qu’une seule plainte de tous ceux qui aspirent à un mieux-être. Il n’y a pas deux moyens de souffrir ni deux manières d’être exploités. Cette communauté d’intérêts crée aussi l’unité de vues… La souffrance endurée ensemble fait voir la libération d’un même regard […] S’il y a plusieurs manières de concevoir le monde, il n’y en a qu’une qui permet de vivre plus dignement : c’est de faire disparaître l’exploitation dont nous sommes l’objet. Sous le bourgeron de toile, on vit la même vie et on aspire aux mêmes améliorations. » (p. 75-76)

Le sort commun peut conduire les ouvriers à comprendre qu’ils doivent s’unir pour arracher du patronat de meilleures conditions de travail, ce qui crée une certaine ouverture à l’idéologie socialiste. Mais la situation objective ne suffit pas, en soi, pour comprendre les conditions indispensables pour se libérer de l’exploitation. Un ouvrier peut être très actif dans la lutte économique, mais devenir membre de la Volksunie, de même que d’autres ouvriers voient des possibilités de libération dans le réformisme socialiste ou chrétien, le libéralisme et d’autres même dans le fascisme. Tous ces partis pensent et agissent dans le cadre du capitalisme. Pour pouvoir véritablement lutter en vue de la libération de sa classe de l’exploitation capitaliste, un ouvrier doit :

a. Comprendre les mécanismes et les lois du capitalisme dans leur ensemble. Son patron n’est qu’un rouage dans tout ce système. Sans comprendre cela, on peut attribuer la responsabilité de sa situation à la mauvaise politique ou à l’incompétence des patrons.

b. Connaître la souffrance de toutes les classes opprimées, ici et dans le tiers monde, et soutenir la lutte de ces classes. Sans cette connaissance, les ouvriers pourraient essayer d’améliorer leur sort en soutenant une politique d’exploitation accrue des pays du tiers monde. Celui qui soutient la politique impérialiste de sa bourgeoisie ne luttera pas pour le renversement des capitalistes, sans lequel la libération de l’exploitation est impossible.

c. Il faut comprendre le rôle de l’État (y compris du parlement) comme instrument de la classe capitaliste, ainsi que la position politique fondamentale des partis bourgeois (dont les réformistes).

Ces idées ne jaillissent pas spontanément de la lutte, mais doivent être introduites dans la classe ouvrière par des intellectuels et des ouvriers qui, par l’étude, se sont approprié le socialisme scientifique.

4o Le syndicat est la forme suprême — et, pour certains également, la seule — d’organisation des travailleurs ; il anime et doit diriger toutes les autres organisations ouvrières.

André Renard : « Le mouvement syndical est l’élément moteur de cette révolution constructive. Nous ne prétendons pas que le mouvement syndical soit la seule force révolutionnaire, mais souvent, il a été l’âme d’actions révolutionnaires en groupant autour de lui des formations politiques entre lesquelles il faisait la liaison. » (P. 68-69.)

La conception de l’organisation de la classe ouvrière est essentiellement déterminée par le but que l’on veut donner à la lutte de la classe ouvrière. Celui qui réduit la lutte de classe à sa dimension économique arrive à la conclusion que le mouvement syndical est la forme suprême d’organisation des ouvriers. Sur ce plan, le syndicat est effectivement bien placé pour faire la leçon au parti. Il se peut en effet que les partis (et les ministres) réformistes se rendent coupables (et ils ne se privent pas de le faire) de trahison envers les revendications ouvrières. Les syndicats peuvent alors intervenir pour faire pression sur les partis, afin de les contraindre à réaliser ces revendications. Mais toutes ces activités ne rompent pas pour autant avec le capitalisme en tant que système. Pour que le syndicat puisse réellement utiliser son pouvoir en vue de la destruction du système capitaliste et de la construction d’une société socialiste, il faut la direction d’un parti révolutionnaire qui se base sur le socialisme scientifique et qui soit capable de dénoncer le réformisme et de s’en débarrasser. Dans le cas contraire, le mouvement syndical se fera toujours berner par le réformisme dans la question fondamentale du pouvoir politique et économique. Renard confirme sa position, concernant le rôle catalyseur du syndicat, par un exemple historique, le combat pour le suffrage universel, alors que cet exemple prouve exactement le contraire. Dans le combat pour le suffrage universel (grève générale de 1894, 1902 et 1913), le syndicat a fourni le gros des troupes, mais la lutte a été dirigée politiquement par le parti réformiste, pour qui le suffrage universel n’était pas seulement un droit politique démocratique, mais aussi un moyen d’éviter la révolution sociale. Grâce au suffrage universel, le POB a entraîné le mouvement ouvrier dans la voie de l’intégration au système. C’est précisément parce que le mouvement ouvrier et, en particulier, le syndicat, n’ont pas été dirigés par une politique révolutionnaire qu’on en est resté à ce stade ; seul un parti révolutionnaire comme celui qui existait en Russie — aurait pu diriger la lutte démocratique pour le suffrage universel dans la voie de la lutte pour la destruction du pouvoir d’État capitaliste.

5o Étant donné que le syndicat est l’organisation dirigeante, il ne peut dépendre d’aucune autre organisation — a fortiori d’un parti politique. Il doit suivre sa propre voie syndicale en toute indépendance et préserver le syndicat de la politique.

André Renard : « Au syndicat, on fera du syndicalisme et, dans le parti, de la politique, mais on ne viendra pas imposer cette politique à l’organisation… Vouloir faire jouer un rôle politique au syndicat, c’est asservir la classe ouvrière. » (P. 74.)

Tout d’abord, cette position isole le mouvement syndical de toute influence politique du parti ou des partis qui défendent le socialisme révolutionnaire. C’est la meilleure façon de maintenir éternellement les ouvriers sous le joug capitaliste. Ce n’est pas un hasard si le mot d’ordre « d’autonomie syndicale » est utilisé de temps à autre par la bourgeoisie quand le mouvement syndical subit l’influence du parti communiste ou s’il risque de la subir. Ce slogan a été utilisé par les patrons américains pour « libérer » la fédération syndicale CIO — à l’époque encore combative — de ses cadres et délégués de base communistes, à l’époque du maccarthysme. (Chasse aux sorcières contre les communistes, qui a bouleversé toute la société américaine dans les années 50.) Après la Seconde Guerre mondiale, les communistes, grâce à l’énorme contribution de l’Union soviétique à la victoire sur le nazisme et grâce au rôle dirigeant des communistes dans la résistance, avaient acquis un énorme prestige, ce qui se refléta surtout au sein des syndicats. Pour éviter que tout le mouvement syndical d’Europe de l’Ouest ne se retrouve sous la direction politique des communistes, la CIA lança son mot d’ordre de « syndicalisme libre et autonome ». En France et en Italie, cela divisa les syndicats unitaires procommunistes et on assista à la création de syndicats « indépendants », c’est-à-dire procapitalistes. Pour briser l’influence du communisme sur le mouvement syndical et les ouvriers polonais, le capital, l’Église et la CIA se sont entraidés pour créer Solidarność, syndicat « libre et autonome ». Mais sous le couvert de l’indépendance, se cachaient toutes les forces politiques qui voulaient restaurer le capitalisme : libéraux, catholiques, sociaux-démocrates et fascistes. Aujourd’hui, on assiste en Pologne à la restauration du capitalisme dans ses formes les plus exacerbées et la véritable couleur politique du syndicat indépendant apparaît au grand jour. « L’indépendance syndicale » (indépendante du communisme) s’est avérée être la courroie de transmission pour passer dans le camp capitaliste, au grand dam et à la grande honte de tous ceux qui avaient honnêtement cru qu’un syndicalisme politiquement neutre pouvait exister.

Cette tendance part de l’illusion que le mouvement syndical — en l’absence de liens avec un parti révolutionnaire — pourrait fermer ses portes à l’influence de la politique bourgeoise (réformiste). Pourquoi est-ce une illusion ? Tout d’abord l’élan spontané du syndicalisme se porte vers des partis qui promettent la lune sans que la révolution soit indispensable. Ensuite, la classe au pouvoir dispose d’un appareil idéologique (médias) et politique (partis), développé et bien entraîné, qui matraque quotidiennement les ouvriers et autres travailleurs de conceptions politiques qui reflètent les intérêts de la bourgeoisie. Enfin, le capital puise dans son pouvoir économique les moyens de mettre de son côté les dirigeants du mouvement syndical.

6o La politique divise le mouvement syndical. L’autonomie syndicale est une condition indispensable pour préserver l’unité du mouvement syndical.

André Renard : « Nous sommes apolitiques (sans politique) parce que nous considérons que c’est le seul moyen d’unir tous les producteurs en un seul bloc. » Et « Seule l’indépendance syndicale peut garantir l’unité. C’est donc à l’indépendance qu’il faut s’attacher d’abord ; l’unité se fera d’elle-même par la suite. » (P. 74 et 179.)

Dans quel but désire-t-on unir les ouvriers ? Uniquement pour défendre leurs intérêts directs ou aussi pour la lutte politique ? Le syndicaliste révolutionnaire, qui veut éduquer les ouvriers dans un esprit réellement socialiste, introduira le débat politique dans le syndicat (sans que cela nuise à l’unité de la lutte économique). Pourquoi ? Parce que c’est la seule façon de faire passer, parmi les affiliés, un point de vue révolutionnaire sur les questions politiques — qui les concernent directement — face à toutes les idées bourgeoises qui leur sont débitées tous les jours par les médias et les partis bourgeois. Ce n’est que par un tel débat qu’on arrivera à une unité sur des positions socialistes. Celui qui ne veut pas entamer ce débat de peur de briser l’unité permet en réalité que l’unité se fasse sur des positions qui sont à l’avantage de la bourgeoisie. La guerre du Golfe en fournit un bon exemple. Celui qui élude ce débat dans les syndicats « au nom de l’unité » permet en fait que l’unité se fasse en faveur de l’impérialisme, contre les peuples arabes. Ce n’est que par un débat — et en donnant la parole à tous les points de vue révolutionnaires — que l’on parviendra à l’unité sur des positions résolument anti-impérialistes, contre l’agression américaine et ouest-européenne. De plus, il est faux de vouloir construire une grande muraille entre les idées politiques et la lutte syndicale. Tout d’abord, le développement du capitalisme monopoliste d’État a donné à la politique un impact de plus en plus important sur les matières sociales et économiques. Ensuite, les idées politiques influencent directement les positions que l’on adoptera lors de la lutte purement syndicale. Lénine : « Le degré actuel d’évolution des contradictions de classe introduit infailliblement et inévitablement des “dissensions politiques”, y compris dans la gestion de la manière d’obtenir cette amélioration dans les limites de la société contemporaine. À la différence de la théorie démontrant la nécessité de liens étroits entre les syndicats et la sociale-démocratie révolutionnaire, la théorie de la neutralité ne peut manquer d’aboutir à un tel choix des moyens d’obtenir cette amélioration que cela impliquerait un affaiblissement de la lutte de classe du prolétariat20. »

Voilà ce que Lénine écrivait en 1907, et qui est valable aujourd’hui plus que jamais. Parce qu’ils rejettent la logique capitaliste et qu’ils ont une alternative cohérente, les syndicalistes révolutionnaires sont le mieux à même de protéger la lutte de classe contre les arguments patronaux (par exemple la « défense de la compétitivité »). Parce qu’ils veulent préparer les masses à la lutte révolutionnaire contre le capitalisme, ils proposeront précisément des formes de lutte qui offrent le plus de chances d’aboutir à l’acceptation des revendications. Les dirigeants réformistes s’inclineront devant la logique patronale et résoudront exclusivement les problèmes par la « concertation », autrement dit sans développer les forces des ouvriers. Il n’est donc pas surprenant de constater que l’exclusion des syndicalistes révolutionnaires affaiblit le mouvement syndical en tant qu’organisation de combat syndical. C’est d’ailleurs bien souvent pour cette raison que des patrons licencient des délégués révolutionnaires ou font pression sur les dirigeants syndicaux pour qu’ils prennent des mesures contre eux. L’exclusion des communistes des syndicats américains au début des années 50 explique, dans une large mesure, le démantèlement du mouvement syndical américain comme organisation de lutte des travailleurs. Voyons ce que Marie France Toinet en dit, dans un excellent ouvrage sur le maccarthysme : « La classe ouvrière sort traumatisée de l’épreuve [le maccarthysme]. Certains de ses dirigeants syndicaux les plus combatifs — parfois communistes, parfois non communistes, mais accusés de l’être pour les mieux éliminer — ont perdu toute influence. D’autres ont retourné leur veste… et ont ainsi abandonné toute combativité. Le syndicalisme américain n’est plus un syndicalisme revendicatif et n’articule plus les aspirations ouvrières ; il devient un intermédiaire, une courroie de transmission entre le patronat et les ouvriers, cédant plus souvent aux pressions du premier qu’il ne réussit à obtenir satisfaction pour les seconds21. »

Notes
17.
Toutes les citations sont extraites de André Renard écrivait…: Recueil d’articles 1936-1962, Impredi, Liège, 1962 (compilation réalisée par la FAR, Fondation André Renard).
18.
Lénine, Que Faire ? (1902), Œuvres, tome 5, p. 391.
19.
Ibidem.
20.
Lénine, « La neutralité des syndicats » (1908), Œuvres, tome 13.
21.
Marie-France Toinet, La chasse aux sorcières : Le Maccarthyisme, Éditions Complexe, 1988.