Dominique Meeùs
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— au dossier marxisme
Pendant et après la Deuxième Guerre mondiale est apparu, en Belgique, un courant anarcho-syndicaliste prononcé au sein du mouvement socialiste. L’inspirateur et dirigeant de cette tendance fut le dirigeant syndical liégeois André Renard. À côté de la ligne politique du PCB, le renardisme est l’une des tendances les plus élaborées, à laquelle s’est accrochée l’aile gauche du syndicat socialiste. Après la guerre, ces deux lignes ont lutté ensemble contre l’aile droite du syndicat socialiste, représentée par Louis Major et sa collaboration ouverte de classe. Mais la lutte a dégénéré en 1948 (au début de la guerre froide), pour se muer en front commun de Major et Renard contre les communistes. Le renardisme est encore présent de manière organisationnelle en Wallonie, même s’il est sérieusement affaibli. Si nous y consacrons tant d’attention, c’est pour deux raisons. Tout d’abord, les idées anarcho-syndicalistes sont très proches des idées spontanées de nombreux syndicalistes, qui, tant à la CSC qu’à la FGTB, sont largement répandues. Ensuite, cela nous permet de proposer clairement aux syndicalistes le choix entre la doctrine réformiste de gauche et la doctrine révolutionnaire.
Comme ce fut le cas pour le syndicalisme révolutionnaire français, au début du siècle, cette tendance est issue d’une critique de la trahison des leaders réformistes à la tête du Parti ouvrier belge (POB). Avec le mouvement coopératif, les mutualités et un certain nombre d’intellectuels socialistes, le mouvement syndical socialiste avait porté le POB sur les fonts baptismaux. Dès le début, il était donc étroitement lié au parti. La direction de la « Commission syndicale » faisait partie de la direction du parti ; tout membre du syndicat était automatiquement membre du parti si sa centrale adhérait au POB. Au sein de ce conglomérat socialiste, on assista dès le départ à une sorte de répartition des tâches : le parti pour la politique (bientôt limité au strict travail parlementaire), le syndicat pour la défense des intérêts économiques directs. Ceci rejoignait la tendance syndicaliste apolitique, majoritaire au sein du syndicat socialiste. Le mouvement syndical belge ne s’est jamais fort soucié de lutte politique.
Pendant la Première Guerre, le POB adopta définitivement des conceptions procapitalistes. Par la suite, il fit partie de la plupart des gouvernements et aida la bourgeoisie à traverser la crise des années 30. Il fut donc également responsable de l’introduction des diminutions de salaire et autres mesures antisociales. Le lien étroit que le syndicat entretenait avec le parti incita donc les dirigeants syndicaux à tenter d’endiguer l’opposition et l’entraîna à combattre la révolte ouvrière de 1932. Ce qui suscita le sérieux mécontentement de la base. Avec le duo Spaak-De Man, le POB prit de plus en plus un virage à droite et finalement à l’extrême droite. Lors de l’invasion par les troupes allemandes, De Man, président du POB, appela à la collaboration avec les nazis, dissolut le parti et contribua à un nouveau syndicat fasciste (UTMI). Cette dégénérescence extrême créa un climat de rancœur envers les dirigeants politiques (réformistes) et un terrain favorable à l’anarcho-syndicalisme. Le rejet du réformisme se traduisit en rejet de toute politique et de tout parti, y compris du parti communiste. Le syndicat est l’organisation essentielle, le syndicat doit être indépendant de tout parti, la lutte économique est primordiale, la grève générale la forme la plus élaborée de lutte, etc. Ces conceptions ont fortement imprégné la déclaration de principe de la FGTB (rédigée par Renard). Lors du congrès de fusion de 1945, communistes et renardistes menèrent la même lutte pour « l’indépendance » formelle et pour refuser le cumul des mandats dans les statuts du syndicat unitaire.
Mais l’indépendance par rapport au parti réformiste — en soit une bonne chose — resta une indépendance organisationnelle formelle, sans contenu. Le refus de se laisser diriger par une politique révolutionnaire, la sous-estimation, voire l’opposition, à un parti révolutionnaire rendirent le renardisme politiquement impuissant face au réformisme — tout comme l’avaient été ses précurseurs français. L’anarcho-syndicalisme belge d’après-guerre ne dépassa donc jamais, politiquement parlant, le cadre réformiste. En 1954-1955, le programme économique du renardisme se révéla fortement inspiré du Plan De Man : il partait du même souci d’insuffler un sang nouveau au capitalisme, de le rendre plus productif. La stratégie politique était parlementaire et réformiste, même si, dans ses écrits, Renard parle abondamment de son action « révolutionnaire ». Pendant la grève générale de 1960-1961, André Renard se « convertit » au fédéralisme, échappatoire logique dans ce cadre de pensée réformiste. Si l’État national entrave nos réformes de structure « socialistes », exigeons plus d’autonomie pour la Wallonie. Vingt ans plus tard, le Parti socialiste, lui-même fédéralisé, a pu récupérer en grande partie cette tendance, comme ce fut aussi le cas du « syndicalisme révolutionnaire français » au début de la Première Guerre mondiale.