Dominique Meeùs

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431.
La CSC et la « société duale »

De par son inspiration chrétienne, la direction de la CSC s’est toujours préoccupée du sort des « plus déshérités ». Cette même inspiration (entre autres, les encycliques papales) l’a toujours menée à camoufler la responsabilité du système capitaliste et à prôner des solutions « humaines », sans lutte de classes. Cette approche s’inscrit tout à fait dans la ligne du « syndicalisme moral » (voir le paragraphe 131) et les dirigeants syndicaux les plus à droite n’ont jamais manqué l’occasion de mettre en évidence leur souci des plus déshérités. L’optique a toujours été que « les privilégiés » doivent se sacrifier pour améliorer le sort des plus pauvres. Ces plus aisés ne sont pas les capitalistes ou les riches, mais les autres travailleurs et ouvriers. Pour chaque tranche de 100 milliards de restrictions et d’économies, les quatre de Poupehan (Houthuys, Martens, Detremmerie et Verplaetse) avaient bien prévu un milliard d’aumônes pour « les plus déshérités », ce qu’il fallait pour satisfaire la direction de la CSC. Mais il faut bien constater que les forces de gauche se sont elles aussi laissées entraîner à cette « solidarité dans la misère ». Nous évoluons vers une scission de la classe ouvrière, disaient certains, vers un fossé entre « les travailleurs stables et protégés d’un côté, et les travailleurs précaires et les chômeurs de l’autre » ; la seule façon de l’éviter est que les couches privilégiées y aillent de leur poche, volontairement, pour aider les couches inférieures. Pour les travailleurs actifs, les restrictions sont dès lors non seulement une question de solidarité, mais aussi une nécessité stratégique. Elles sont nécessaires pour sauvegarder les rapports de force du futur.

Ce raisonnement déboucha sur la proposition concrète de diminution du temps de travail avec perte salariale et embauche, qui fut appliquée par la suite dans le modèle 5-3-3 du gouvernement. Ce fut également l’orientation de la « réflexion » qui a démarré à la fin 1981 au sein de la CSC wallonne et a abouti finalement au congrès régional de la CSC, « Le syndicalisme des années 1980-1990 ». Un des grands défenseurs du « repli stratégique pour mieux attaquer » fut Robert D’Hondt, vice-président de la CSC.

Son point de vue se résume ainsi :

« La base sociale et les objectifs du syndicat se déplacent. Si notre programme et nos méthodes ne changent pas, nous risquerions d’évoluer vers une société duale. Avec une catégorie de travailleurs favorisés et entièrement intégrés dans le processus de production et une autre catégorie qui serait exclue de tout travail ou ne travaillerait que dans toutes sortes de sous-statuts. Nous devons opter pour une société plus humaine, plus douce. Ce qui veut dire : demander moins, si ce n’est la qualité de la vie. Influencer ce qu’on produit et comment on produit, stimuler l’autoproduction. Nous devons quitter nos terrains d’action classiques, nous rapprocher d’autres mouvements sociaux, organiser le syndicat de façon moins corporatiste, travailler davantage au niveau local. Nous devons atteindre d’autres couches sociales et élaborer de nouvelles formes d’action. »

Adieu donc la lutte de classes « corporatiste », adieu les entreprises, adieu le noyau dur de la classe ouvrière. On veut combattre la division duale en brisant les ailes, en décourageant la fraction la plus puissante de la classe ouvrière. La contradiction principale travail-capital cède la place à la contradiction entre une classe ouvrière « centrale » et une classe « périphérique ». Au nom de la lutte contre le « corporatisme », on abandonne les exigences légitimes d’une grande partie de la classe ouvrière. Au lieu de lutter tous ensemble, on contraint le groupe le plus puissant à la soumission. Le « glissement » de la lutte syndicale vers de nouveaux terrains n’est rien d’autre qu’une fuite. Le terrain de la production est abandonné au profit de l’organisation locale, d’autres terrains et couches sociales, des formes d’actions fantaisistes et l’autogestion de la misère.

Quand, en décembre 1986, André Gorz prend la parole à l’occasion du 100e anniversaire de la CSC, il adopte la même analyse de départ :

« Si les syndicats se fixent comme seul objectif de défendre les intérêts de ceux qui ont un poste de travail stable, ils sont menacés de dégénérescence et risquent de se réduire à des forces corporatistes et conservatrices, comme dans certains pays d’Amérique du Sud18. » Mais il faut signaler que la conclusion qu’il tire — et qui a été oubliée depuis lors — est très différente : il fait un ardent plaidoyer en faveur de la réduction du temps de travail pour tous les ouvriers, avec maintien de salaire. La réduction progressive et massive du temps de travail sans perte salariale est la condition nécessaire à une division du travail rémunéré pour tous ceux qui désirent travailler… […] Ceci suppose que la durée du temps de travail, qui est actuellement de 1 600 heures par an, soit réduite, progressivement et d’une manière planifiée, à environ 1 000 heures, sur une période de quinze à vingt ans, sans baisse du niveau de vie, au contraire. »

La direction de la CSC continue à chercher dans une autre direction, notamment, dans la théorie des « efforts de solidarité » des « travailleurs privilégiés ». En 1988, cette position a été officialisée par une campagne intitulée « non à la société duale », campagne de solidarité avec les chômeurs. Willy Peirens : « Avec cette campagne, nous allons à contre-courant par rapport à l’esprit du temps, mais également par rapport à ce que pensent une partie de nos affiliés. […] Vers la fin des années 70, nous avons beaucoup travaillé à persuader les gens que la population active devait faire un effort au profit des non-actifs, pour l’emploi, pour la sécurité sociale19. » Une position à laquelle des militants CSC combatifs ont réagi en proclamant : « Non à un syndicat dual » !

En effet, il est plus facile de faire casquer une partie des ouvriers que de combattre le capital. Dans ses dossiers, la CSC démontre que la majorité des chômeurs (des cohabitants qui sont plus de deux ans au chômage) ont, entre 1980 et 1987, perdu 50 % de leur salaire. Où était donc la direction de la CSC lors de cet « effort dual » ?

Enfin, le dernier congrès de la CSC reparle du « double marché de l’emploi : un marché de l’emploi offrant des salaires raisonnables, des emplois sûrs et des carrières ascendantes ; un autre offrant des salaires modestes, des emplois précaires et peu de possibilités de carrière » (p. 10). Outre sa philosophie qui prône la réconciliation des préférences individuelles et des intérêts collectifs, ce rapport n’a pas grand-chose à proposer. Les expressions telles que la « réduction du nombre des travailleurs occasionnels » ou le « découragement du travail intérimaire » (p. 24) ne feront pas grande impression sur le patronat. Les chômeurs à long terme y apprennent que la direction de la CSC désire que le « cul-de-sac » que représente le chômage de longue durée se transforme en « trampoline » à une politique de l’emploi dynamique » par l’introduction du devoir de travailler ou de se former ». Et soudain, la direction de la CSC semble beaucoup moins soucieuse de partir en guerre contre l’individualisme que contre le prétendu corporatisme :

— « De nos jours, la réduction générale du temps de travail ne se trouve plus en tête de liste des desiderata des travailleurs. Les travailleurs préfèrent pour la plupart plus de salaire à moins d’heures. » (P. 133)

— « Nous assistons à une demande plus prononcée de formules de réduction de la durée du travail individuelle. »

— « La lutte pour le temps de travail ne se mène plus selon le modèle classique, où les syndicats préconisent la réduction de la durée du travail et rejettent la flexibilité des temps de travail, tandis que les employeurs font l’inverse. »

Et en conclusion : « Une politique syndicale en matière de temps de travail ne peut plus se mener que pour rencontrer ces besoins multiples, et pas pour les combattre. »

Notes
18.
André Gorz, « Les syndicats entre le néocorporatisme et l’élargissement des tâches », Allocution du 11 décembre 1986 à Bruxelles, au colloque international « Le syndicalisme en l’an 2000 ».
19.
De Standaard, 18 janvier 1988.