Dominique Meeùs
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La farce de « l’Europe sociale »

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L’unification de l’Europe (1992) exerce une énorme pression sur les structures syndicales. L’initiative du marché unique aura des répercussions profondes sur le plan des restructurations industrielles, l’intervention de l’État dans l’économie, la législation sociale, l’emploi, etc. Les « bienfaits » de l’économie de concertation ont d’abord été sérieusement écornés par la politique de crise et d’austérité, et leur effritement se poursuivra sous la pression de la concurrence internationale de l’Europe 93.

Les directions syndicales sont complètement dépassées par le développement impétueux du capitalisme. La faiblesse du syndicat européen en témoigne. La Confédération européenne des syndicats (CES) a été créée en 1973 et regroupe les syndicats non membres de la FSM. (Ni la CGT française, ni l’intersyndicale CGT portugaise, ni les Commissions ouvrières d’Espagne n’en font partie.) À l’approche de 1992, on essaie d’insuffler une nouvelle vie à cette confédération syndicale européenne et de passer d’une structure bureaucratique, sans la moindre prise sur les syndicats nationaux, à une structure opérationnelle, orientée sur l’action. Cela se fait non sans peine et sans dissensions20. Au congrès de Stockholm (1988), le premier programme syndical a été approuvé et les premières tentatives modestes « d’action syndicale » à l’échelle européenne se sont rapidement évaporées.

Les structures syndicales sont complètement dépassées par les événements ; cela s’explique avant tout par l’enchevêtrement des organisations syndicales et des structures nationales de l’ « économie de concertation ». Depuis belle lurette, les directions syndicales ont opté pour la collaboration de classe au niveau national et cette pratique du compromis leur a valu leur « participation » à la gestion. Cette imbrication au niveau national a relégué la coopération internationale à l’arrière-plan.

Mais le dépassement des structures syndicales s’explique aussi par les options stratégiques de la CES et des instances syndicales nationales. Les syndicats resteront à la traîne des patrons, s’ils n’adoptent pas une position de classe correcte face à l’Europe (et bientôt la Grande Europe ?) naissante. La CES et la plupart des directions syndicales européennes sont favorables à l’esprit de l’unification européenne. Elles se rangent derrière les objectifs patronaux concernant le marché unique : améliorer la compétitivité européenne face au Japon et aux États-Unis, mieux contrôler « notre propre » marché, afin de renforcer notre position sur les marchés mondiaux. Un exemple extrême de cet esprit de collaboration nous est livré par les écrits de la LBC (centrale flamande des employés de la CSC), secteur maritime et commerce extérieur : « Si l’on veut se maintenir au niveau mondial, il est urgent de construire une Europe vraiment unie. […] Car le but de l’Europe unifiée de 1992 est de former un contrepoids face au Japon et aux États-Unis. Par ailleurs, il s’agit de s’armer pour la conquête d’autres marchés, comme ceux de la Chine, de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande21. »

Certains dirigeants syndicaux (congrès de la CSC 1990) avalent sans broncher les promesses patronales d’une plus grande prospérité et de plus d’emplois, promesses faites notamment par le rapport Cecchini. « Il est logique et responsable que nous adoptions ici l’approche la plus optimiste », poursuit la brochure précitée de la LBC. « … Nous ne pouvons que le répéter : si le capital et le travail sont disposés à coopérer, sur base d’une attitude sociale, un certain optimisme est permis. » D’autres (congrès CMB 1990) accentuent davantage les dangers qui menacent les ouvriers. Mais l’objectif stratégique de tous les dirigeants est de corriger « l’approche libérale trop unilatérale » de l’unification et d’y « ajouter » un volet social, une « Europe sociale » en complément, afin de réduire les « abus » de l’économie de marché.

Dès le moment où l’on admet qu’il faut soutenir le patronat dans son offensive pour conquérir le marché, on s’abstiendra irrémédiablement de lutter d’une manière radicale contre les ravages sociaux provoqués par le marché unique.

Une dernière raison qui explique pourquoi les directions syndicales sont dépassées par les événements, c’est leur approche bureaucratique de l’unification internationale. La direction syndicale oppose un réflexe bureaucratique aux phénomènes des transnationales et de l’internationalisation.

En ce moment, la Commission européenne n’a aucune compétence sur le plan social. La législation sociale est une matière strictement nationale. Or, les directions syndicales espèrent refaire le même chemin que celui déjà parcouru au niveau national : celui de « la démocratie économique ». Cette démocratie économique serait basée sur les mêmes axes qu’au niveau national, c’est-à-dire, d’une part, l’intervention d’un État supranational et d’institutions supranationales, et d’autre part, une présence syndicale dans les organes supranationaux de concertation et de contrôle. Tout cela sera réalisé en exerçant des pressions douces et en s’appuyant sur les partis politiques amis. Face à l’Europe du capital, on veut créer un « contre-pouvoir » bureaucratique. On espère donc refaire, au niveau européen, l’expérience, déjà vécue au niveau national, d’illusions désabusées à propos du « contrôle », de « l’intervention » et de « la protection » de l’État. Ces dirigeants syndicaux supplient les patrons de ne pas oublier leur attitude responsable au niveau national et de leur accorder la même confiance au niveau international.

Ils mettent leur espoir dans la réalisation d’une « concertation européenne », dans l’élaboration d’accords-cadres européens et d’une plate-forme de « droits sociaux minimaux » (la « Charte sociale »).

Au sein de la bourgeoisie, deux courants se dessinent face à « l’Europe sociale ». Le courant libéral veut limiter la protection sociale au strict minimum et laisser libre cours, le plus longtemps possible, à la concurrence et au nivellement vers le bas. La sociale-démocratie, par contre, craint que cela attise la lutte de classe en Europe. Au sein du patronat, ces deux courants sont représentés. La direction syndicale avertit la bourgeoisie qu’on ne pourra jamais « enthousiasmer » les travailleurs pour une Europe qui ne leur apporte qu’inconvénients et recul social. Et qu’ils paieront infiniment plus cher les troubles sociaux que quelques accords minimaux.

De cette manière, la direction syndicale tente à l’heure actuelle de conquérir sa place au sommet comme interlocuteur responsable. Le projet de « charte sociale » convenue entre les « partenaires sociaux » européens est l’exemple modèle d’une déclaration sans contenu précis, qui laisse la porte grande ouverte à presque tous les désastres sociaux. La charte approuvée est une répétition de ce qui avait déjà été approuvé en 1961 par le Conseil de l’Europe et est déjà repris dans de nombreuses autres déclarations de principe très générales (de l’ONU, l’OIT, l’OCDE…) : le droit à la protection sociale, à un revenu « équitable », à des conditions de vie convenables, à l’égalité entre l’homme et la femme, à la participation des travailleurs, etc.

L’une des grandes aspirations syndicales, c’est de pouvoir signer des conventions avec le patronat au niveau européen, de manière à harmoniser le plus possible les conditions de travail et les conditions sociales. Le patronat européen (UNICE), quant à lui, ne se laisse nullement amadouer par ces prières, sachant l’avantage qu’il peut tirer du dumping social.

Enfin, la CES espère qu’on parviendra à un « statut de l’entreprise européenne » assorti d’une certaine forme de participation obligatoire. Le statut de la SA européenne est une aspiration du patronat, qui souhaite ainsi échapper à l’imbroglio des statuts nationaux et faciliter la coopération, les prises de contrôle et les fusions transfrontalières. La Commission veut laisser le choix entre trois formes de participation en vigueur dans la Communauté européenne : cogestion avec un conseil de surveillance (Allemagne), conseil d’entreprise (Belgique, France, Italie) ou participation par une convention d’entreprise (Danemark). La CES insiste en outre pour que la « directive Vredeling » (5e directive) soit adoptée. Cette directive, rejetée pour la dernière fois par la Commission européenne en 1980, voulait obliger les entreprises transnationales à fournir des informations sur des questions cruciales, prévoyait la possibilité de s’adresser directement à la société mère, ainsi que d’autres obligations démocratiques élémentaires pour les entreprises.

Notes
20.
La CES dispose environ des mêmes moyens qu’une régionale moyenne de la CSC en Belgique.
21.
LBC (pendant flamand de la CNE) secteur maritime et commerce extérieur : 1992, De Uitdaging, 1988.
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