Dominique Meeùs

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312.
Le cycle du capital

L’analyse marxiste de l’accumulation du capital prend comme point de départ le cycle du capital. Ce cycle est à la base de toute l’évolution du capitalisme. (Voir l’encadré 312 bis.)

Le cycle social du capital est un instrument utile pour se rendre compte du degré d’internationalisation1. Dès l’apparition du mode de production capitaliste, le cycle du capital a eu une certaine dimension internationale. Mais les différentes composantes du cycle du capital n’ont pas été impliquées d’emblée ni dans la même mesure dans cette internationalisation. De ce point de vue, nous pouvons distinguer trois étapes dans le développement du capitalisme, et trois phases dans la dernière étape.

312 bis. Le cycle du capital

Un capitaliste investit pour 10 millions (A) ; pour cette somme il achète des marchandises M, réparties en 6 millions de machines et de matières premières MP et 4 millions de force de travail FT. Par la production il obtient des marchandises M′, dont la valeur est de 12 millions. Cette valeur A′ est réalisée par la vente des produits.

Marx traduisait les différentes phases parcourues par le capital dans le schéma suivant :

A argent [investissement] MP moyens de production M marchandises FT force de travail [production] M′ marchandises [vente] A′ argent

La caractéristique essentielle de ce cycle, sa signification sociale, c’est que M′ est plus grand que M, et que A′ est plus grand que A. Cela s’explique par le fait que, dans cette phase de la production, une plus-value est produite, qui sera réalisée par la vente des marchandises. Si cette plus-value est réinvestie dans le cycle du capital, il y a accumulation de capital. Le nouveau capital de départ sera de 12 millions au lieu de 10.

Ce cycle du capital a donné naissance à des fractions distinctes du capital : le capital bancaire (A … A′) et le capital commercial (A … M′ … A′). Elles prennent chacune à leur compte une partie du cycle global du capital. Cette spécialisation permet d’augmenter la vitesse de rotation de l’ensemble du capital investi. Les différentes fractions du capital se partagent la plus-value réalisée pendant la production

Première étape : l’accumulation primitive

Les premiers fondements de la production capitaliste se développent au sein du système féodal. Le progrès technologique des 15e et 16e siècles donne naissance à un marché local de biens artisanaux et à une bourgeoisie citadine, ainsi qu’aux conquêtes expansionnistes qui préludent à l’avènement d’un marché mondial. Alors que vers 1500, différentes cultures ont atteint un niveau technique, économique et social pratiquement égal2, le développement capitaliste naissant en Europe occidentale et en Europe centrale annonce de nouveaux rapports mondiaux3. L’accumulation du capital s’opère d’une manière violente, par la conquête de richesses et de marchés coloniaux, par le commerce d’esclaves, par le pillage de l’or et de l’argent, par l’expulsion et l’extermination des populations locales, par l’exploitation du travail des esclaves dans les mines d’or et les plantations de coton. Fin 16e, début 17e siècle, les commerçants espagnols et portugais achètent du coton en Inde, l’échangent en Afrique pour des esclaves qu’ils engagent dans l’exploitation de l’or en Amérique du Sud et en Amérique centrale. En trois siècles, environ 115 millions d’esclaves sont déportés vers les deux Amériques4. La conquête de l’Amérique du Sud cause la mort d’environ 60 millions d’Indiens, massacrés ou morts à la suite de maladies occidentales.

Dans cette étape « d’accumulation primitive », le capital commercial joue le rôle de précurseur historique du capitalisme (A — M — A′). Outre le pillage direct et brutal, le capital commercial profite aussi des différences entre les conditions de production et de marché des différents pays.

Le « commerce international » n’est rien d’autre qu’une expansion outremer des intérêts européens. Successivement, le Portugal, l’Espagne, la France, la Hollande (17e siècle) et l’Angleterre (18e siècle) s’imposent comme nations commerciales dominantes. C’est l’Angleterre qui, la première, effectue la transition vers le capitalisme industriel, grâce, entre autre, aux richesses qu’elle extorque de ses possessions d’outre-mer, en tant que première superpuissance coloniale.

Deuxième étape : le capitalisme libéral (19e siècle)

Le mode de production capitaliste s’est substitué à la production féodale en Europe occidentale. La production proprement dite est pour l’essentiel structurée à l’échelle nationale et dominée par des groupes capitalistes nationaux. Les États capitalistes garantissent l’acquisition de zones d’influence étrangères (colonies), avec lesquelles se développe un commerce intensif.

La production artisanale dans ces colonies est exposée à la concurrence des produits des entreprises capitalistes beaucoup plus performantes. Le capital commercial devient dès lors une partie indépendante, mais subalterne dans l’ensemble du cycle du capital, où le capital industriel joue un rôle prépondérant. Le capital bancaire revendique, lui aussi, un rôle central et se transforme progressivement, de fournisseur de crédits au service de l’industrie, en centre de contrôle financier. C’est, par exemple l’évolution qu’a connue la « Société Générale » : une banque qui s’est transformée en holding5.

Troisième étape : l’impérialisme (20e siècle)

À la fin du 19e siècle, un saut qualitatif se produit dans l’évolution vers une économie capitaliste mondiale : le passage à l’ère impérialiste. La concentration et la centralisation dans les pays capitalistes les plus riches ont provoqué la formation de monopoles nationaux. Le capital bancaire et le capital industriel sont enchevêtrés au sein de groupes financiers, qui contrôlent de grandes parties de l’industrie nationale. (Lénine les désigne sous le terme de « capital financier ».) Le capitalisme national cherche des issues à la crise économique persistante (1873-1896). Les monopoles exportent leurs excédents de capital, investissent massivement à l’étranger. L’exportation de capital s’accompagne d’une chasse acharnée aux colonies.

Au cours des deux dernières décennies du 19e siècle, le partage du monde entre les pays capitalistes les plus riches se complète. « L’impérialisme est le capitalisme arrivé à un stade de développement où s’est affirmée la domination des monopoles et du capital financier, où l’exportation des capitaux a acquis une importance de premier plan, où le partage du monde a commencé entre les trusts internationaux et où s’est achevé le partage de tout le territoire du globe entre les plus grands pays capitalistes. » (Lénine6.) Le partage du monde sera l’enjeu de la Première Guerre mondiale.

Rien n’a fondamentalement changé depuis lors : l’économie mondiale est dominée par quelques centaines de monopoles gigantesques, qui ont leurs racines dans les pays impérialistes les plus riches. Selon l’estimation des Nations Unies, les 600 entreprises les plus importantes produisent de 20 à 25 % de la valeur ajoutée totale dans la production de biens des économies de marché7. Il y a néanmoins une évolution qui nous permet de distinguer plusieurs phases, en fonction du degré et des formes d’internationalisation.

Dans une première phase, l’exportation du capital est liée à la conquête par les pays capitalistes de « leurs propres colonies nationales » et a surtout pour but d’assurer l’afflux de matières premières et de produits de base (A … MP). Ces zones d’influence « nationales » délimitent également au niveau mondial les débouchés (M′ … A′) pour les marchandises produites. Ainsi, la période des années 20 et 30 se caractérise par un énorme essor de l’exploitation coloniale et par la formation entre les grands monopoles de trusts mondiaux qui se partagent les marchés. La crise des années 30 marque un arrêt provisoire à ce courant d’internationalisation. Le protectionnisme dresse de hautes barrières, le nationalisme économique occupe une place centrale aussi bien dans les doctrines fascistes que dans les nouvelles doctrines bourgeoises de Keynes. Le commerce mondial chute d’un tiers. Les investissements directs à l’étranger (exportation de capital), qui, au début du siècle, représentaient 4 à 5 % de la totalité des investissements mondiaux, régressent jusqu’à 1 % à la veille de la Deuxième Guerre mondiale8. C’est le prélude d’une nouvelle bataille en vue d’un repartage.

La fin de la Deuxième Guerre mondiale marque le début d’une deuxième phase. Les grands accords internationaux de libre commerce consacrent l’hégémonie de l’impérialisme américain. De nombreux freins, qui jusqu’alors, entravaient le commerce mondial et la mobilité du capital, sont éliminés sous ces nouveaux rapports mondiaux, parce que la libre circulation des capitaux et des marchandises est une condition essentielle à l’établissement de la suprématie américaine. En général, le libre commerce a toujours été le mot d’ordre des forces dominantes ou montantes, le protectionnisme, celui des forces affaiblies ou déclinantes.

Alors que les « anciennes » puissances impérialistes fonctionnaient encore en majeure partie selon le modèle d’importation des matières premières et d’exportation de produits finis, l’impérialisme américain développe le néocolonialisme sous divers formes. (Cela explique pourquoi le syndicat le plus anticommuniste du monde, l’AFL-CIO, menait une politique anticoloniale dans le tiers monde.) Dorénavant, les unités de production seront réparties à grande échelle dans différents pays et continents. Les première filiales étrangères datent déjà du 19e siècle.

Le phénomène de l’entreprise multinationale américaine domine cette évolution. Un flot d’investissements américains se développe en partie vers les pays en voie de développement, mais essentiellement vers l’Europe. Le but principal est la conquête des marchés locaux. En 1960, le capital investi à l’étranger par les multinationales américaines s’élevait à 32 milliards de dollars, en 1975 à 124 milliards, en 1980 à 220 milliards9.

Les stocks totaux de capitaux étrangers (la somme totale du capital investi) sont passés de 67 milliards de dollars en 1960 à 275 milliards en 1975. 44 % de ce capital est entre les mains des multinationales américaines. À la fin des années 70, 40 % de la production dans l’industrie de transformation belge est effectuée par des filiales d’entreprises multinationales. Par la suite, les groupes européens commencent à suivre le même chemin de l’expansion internationale pour protéger et reconquérir « leurs » marchés.

Bref, le centre de gravité de l’internationalisation se déplace de l’importation de matières premières et de l’exportation de produits finis (A — MP et A — M — A′) vers l’investissement direct et la production à l’étranger (P — M′).

Cela n’empêche que, durant toute cette période, le commerce mondial se développe plus rapidement que le volume de la production : l’accroissement des flux commerciaux est de 8 % par an, en moyenne, dans la période 1961-1975, tandis que la production ne s’accroît que de 6 %. En 1950, environ 9 % du PIB (produit intérieur brut) des pays capitalistes était exporté. En 1980, ce pourcentage est de 17 %.

L’internationalisation de la production et l’accroissement du commerce international vont de pair avec une internationalisation plus poussée du système financier (A … A′). Ce phénomène est gonflé par le flot de dollars qui quittent les États-Unis. (Le marché des « eurodollars ».)

En d’autres termes, le cycle du capital dans sa globalité et dans tous ces stades successifs est caractérisé par une internationalisation croissante (A … M … P … A′ … M′).

Probablement faut-il parler d’une nouvelle phase dans l’internationalisation de l’économie au cours des quinze dernières années. Une nouvelle phase, parce que l’évolution du contexte international a provoqué des changements profonds dans tous les compartiments du cycle du capital et de la production : les finances, la propriété des moyens de production, la production, les services et le commerce. Ces changements sont désignés actuellement sous le terme de « mondialisation » ou de « globalisation » de l’économie. Avant d’examiner ce concept de plus près, penchons-nous d’abord sur les causes de ces nouvelles évolutions.

Notes
1.
L’idée a été élaborée par le marxiste français Christian Palloix. On trouvera un aperçu de son œuvre dans : C. Palloix, Travail & Production, Maspero 208, 1978.
2.
Paul Kennedy, The Rise and Fall of the great Powers, Random House, 1987. Kennedy présente le 16e siècle comme un monde multipolaire où six « empires » ont atteint un degré de développement à peu près égal : la dynastie chinoise des Ming, l’empire perse, l’empire ottoman, l’empire moscovite et l’Europe occidentale.
3.
Walter Rodney a écrit une excellente étude sur l’Afrique : How Europe underdeveloped Africa (Et l’Europe sous-développa l’Afrique), Bogle-L’ouverture Publications 1972. Pour l’Amérique latine : Eduardo Galeano, L’hémorragie d’un continent  Cinq siècles d’exploitation économique de l’Amérique latine, Van Gennep, 1976.
4.
Selon les sources officielles américaines, il s’agit, au maximum, de 15 millions d’esclaves. Le chiffre de 115 millions est cité par Malcolm X et Eduardo Galeano, qui se basent sur D. L Dumond, Anti-Slavery.
5.
Cottenier, Deboosere, Gounet, La Société Générale, EPO, 1989, 1re partie, chapitre 1.
6.
Lénine, Impérialisme, stade suprême du capitalisme (1916), Œuvres, tome 22, p. 287.
7.
United Nations Center on Transnational Corporations, Transnational Corporations in World Development, 1988, p. 16.
8.
OCDE, Ajustement structurel et performance de l’économie, 1987.
9.
Transnational Corporations in World Development, op. cit., p. 24.